1L’économie circulaire (EC), présentée comme un modèle économique pouvant concilier croissance économique et protection de l’environnement (Ademe, 2014), a émergé en réponse aux limites de nos modes actuels de production et de consommation. Reconnu par l’opinion publique, ce nouveau modèle économique, alternatif à l’économie linéaire, est aujourd’hui intégré dans les politiques publiques et les stratégies de transition socio-écologique et énergétique de différents pays (CGDD, 2014). Pourtant, il est très discuté dans le monde scientifique. En particulier, la définition officielle proposée en France par l’ Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) semble s’axer sur les finalités de la mise en place de cette démarche en occultant la dimension territoriale. Or, les principaux questionnements portent justement sur la prise en compte du territoire, qu’il s’agisse de ses périmètres et échelles géographiques d’application en fonction des stratégies mises en place par les différents acteurs et/ou de sa capacité à produire du développement durable à l’échelle locale.
2Récemment, différents travaux ont appréhendé les démarches d’EC comme des approches territoriales innovantes de développement durable (Bahers et al., 2017 ; Maillefert et Robert, 2017 ; Gallaud et Laperche, 2016 ; Maillefert et Screnci, 2016 ; Buclet 2015 ; Du Tertre, 2011 ; Beaurain et Brullot, 2011 ; Geng et al., 2009 ; Ness 2008). Par ailleurs, son articulation régionale et locale commence à être évoquée, s’agissant, notamment, du rôle clé des collectivités territoriales dans la mise en œuvre des politiques publiques en faveur de la transition des territoires vers l’EC (Brotons, 2017). Enfin, l’EC est également déployée à des échelles plus fines encore comme les zones industrielles ou d’activités, ou même au sein de l’entreprise (Ghisellini et al., 2016).
3Un autre enjeu pour les démarches d’EC consiste à saisir les externalités territoriales des trajectoires d’innovations qu’elles portent, à l’image des circuits courts et d’autres approches territoriales de développement durable (Merlin-Brogniart, 2017 ; Maillefert et Robert, 2017 ; Bocken et al., 2014 ; Beaurain et Brullot, 2011). Profondément affectés par les défis globaux du changement climatique et de la mondialisation économique et financière, les territoires, en particulier les espaces ruraux, connaissent en effet d’importants bouleversements en termes de modifications de modèles productifs, de rareté des ressources, de concurrence territoriale et de tension sur les budgets des collectivités (Campagne et Pecqueur, 2014). Dans un objectif de développement, ils cherchent à stimuler l’innovation pour générer de l’attractivité locale, créer des activités et des emplois ancrés afin d’améliorer la richesse et le bien-être des populations tout en réduisant les externalités négatives sur l’environnement (Torre, 2015), et font face aux défis de la gouvernance territoriale en assurant la mobilisation et la coordination des acteurs autour d’enjeux communs de développement et de valorisation des ressources spécifiques (Colletis et Pecqueur, 2005).
4C’est justement dans cette logique que s’inscrivent les enjeux de la territorialité de l’EC, une stratégie de développement permettant un changement et une écologisation des pratiques des parties prenantes. D’autant qu’elle est associée à une forme renouvelée d’opérationnalisation du concept de développement territorial durable (DTD) (Carrière, 2018), pouvant consister en « une construction d’acteurs visant une trajectoire particulière intégrant notamment l’évolution conjointe des systèmes économiques, sociaux et écologiques » (Angeon et al., 2006 : 1). Ces travaux rejoignent les conceptions de l’Ademe et l’Association des régions de France (ARF) (2014 : 10), qui soutiennent que « l’EC est un moyen pour les territoires de travailler à leur résilience et à leur transition […] de mettre en place les conditions de relocalisation d’activités, et se saisir des opportunités de nouvelles activités à haut potentiel d’emplois, notamment dans les secteurs de la construction, de la gestion des écosystèmes et des ressources, des énergies renouvelables, des éco-industries ou encore du recyclage ».
5Face à une grande diversité d’actions et d’espaces de déploiement, la question du lien de l’EC à l’espace et aux dimensions territoriales reste encore mal maîtrisée. Cet article s’interroge sur les notions d’échelles et de périmètres pertinents de sa mise en œuvre, ainsi que sur les liens qui pourraient exister entre les concepts d’EC et de DTD, à partir de l’état de l’art des connaissances mettant en évidence sa dimension territoriale, encore partiellement inexplorée à ce jour. L’échelle d’action à privilégier pour sa territorialisation est questionnée, ainsi que ses intérêts en termes de développement pour le(s) territoire(s) concernés par sa mise en œuvre. Dans un premier temps, nous proposons d’analyser le cadre conceptuel des principes et approches qui caractérisent l’EC et son appropriation, avant d’aborder les enjeux territoriaux auxquels elle est confrontée, puis de discuter la question du DTD et de l’évaluation des effets de l’EC. Tout au long de l’article, nous proposons également des pistes de réflexion pour des recherches futures.
6La notion d’EC s’est développée depuis les années 1970, suite aux travaux précurseurs de Boulding (1966) sur le constat des limites physiques et thermodynamiques qui s’imposent aux sociétés humaines. Tout a commencé en 1972 par la publication du rapport du Club de Rome, posant les bases d’un débat sur la prise en compte de l’environnement dans le modèle linéaire de croissance économique. Suite au « schéma en boucle » de Stahel et Reday (1976) élaboré à la faveur d’une réflexion conduite sur la problématique de la raréfaction des ressources pour le compte de l’Union européenne, Stahel est le premier à proposer le concept d’« économie en boucle », fondée sur la réutilisation, la réparation et le recyclage des déchets afin d’épargner les ressources. En 1986, il introduit, en collaboration avec Giarini, la notion de « nouvelle économie de service », posant les bases de la recherche sur l’économie de fonctionnalité et l’importance des activités de services dans les processus de production et de consommation.
7D’autres recherches ont contribué à alimenter les origines historiques du concept d’économie circulaire, comme le mécanisme du « cradle to cradle » relatif à la fabrication de produits circulaires par le biais de l’écoconception, et l’« écologie industrielle » (Frosch et Gallopoulos, 1989). Cette dernière considère la mise en place de synergies industrielles, comme les écosystèmes naturels, de sorte que les déchets d’un des procédés industriels puissent servir de ressources dans un autre procédé, afin de réduire les externalités négatives de la production industrielle sur l’environnement. Finalement, le terme d’EC sera employé pour la première fois dans l’article de Pearce et Turner (1990), appelant à mettre en place un système circulaire en boucle de l’économie pour remplacer le système linéaire actuel.
8S’il n’existe toujours pas de définition académique consensuelle et formalisée de l’EC, différents organismes publics et privés à travers le monde et des personnalités issues de la société civile, du monde scientifique ou politique se sont emparés de cette notion et œuvrent pour la promotion de l’EC au niveau du grand public et pour son intégration dans les politiques publiques (entre autres : Ademe, fondation Ellen MacArthur, Institut de l’environnement, du développement durable et de l’économie circulaire Québec(Eddec)). Ils ont produit des documents qui servent de références pour les praticiens.
9La définition proposée par l’Ademe (2014 : 4), axée sur les finalités de la mise en place de l’EC, l’associe à un « système économique d’échange et de production qui, à tous les stades du cycle de vie des produits (biens et services), vise à augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources et à diminuer l’impact sur l’environnement tout en développant le bien-être des individus ». De ce point de vue, l’EC a pour objectif de répondre aux enjeux écologiques et socioéconomiques actuels, sans pour autant faire mention de la dimension territoriale. L’Ademe a, en effet, conçu un cadre opérationnel de déploiement, identifiant trois domaines d’action : l’offre et les acteurs économiques, la demande et le comportement des consommateurs et la gestion des déchets, associés à sept approches de mise en œuvre : l’approvisionnement durable, l’écoconception, l’écologie industrielle et territoriale (EIT), l’économie de fonctionnalité, l’allongement de la durée d’usage (le réemploi, la réparation, la réutilisation) et le recyclage (Ademe, 2014).
10Ces différents travaux ont fortement contribué à l’appropriation des principes d’EC dans les politiques environnementales des États et à son intégration comme politique économique et environnementale majeure. Dans l’Union européenne, le « paquet européen » de l’EC est composé de quatre directives que les États membres doivent adopter dans leur législation respective (Commission européenne, 2017). Par exemple, en Allemagne, à la faveur de la transposition des directives sur la prévention et la gestion des déchets, a été promulguée une loi sur l’EC, faisant suite aux lois de 1991 et de 1994 relatives à la réduction des déchets, mettant l’accent sur la responsabilité élargie du producteur (Nelles et al., 2016) qui doit collecter, valoriser et/ou recycler les déchets qu’il produit.
11Il est reproché à l’UE de ne soutenir que des actions de recyclage de déchets (Carrière, 2018), et d’occulter la dimension territoriale de l’EC des directives-cadres, au profit d’une recherche d’efficacité économique (Bahers et al., 2017). Dans la même logique, le Japon – connu pour la mise en place du principe des 3R (réduction, réutilisation et recyclage des déchets) – a promulgué en 2000 une loi-cadre sur l’EC. Les objectifs sont de limiter les impacts environnementaux par la réduction de la consommation des ressources naturelles (Ren, 2007). Riche de son expérience des éco-villes et éco-parcs industriels et des projets pilotes d’EC (MacDowall et al., 2017), la Chine a elle aussi adopté, en 2008, une loi-cadre plus systémique, considérant l’EC comme un levier de croissance économique et de promotion d’une société sobre en énergie et en ressources et respectueuse de l’environnement (CGDD, 2014).
12En France, bien que la démarche d’EC soit plus récente, de plus en plus d’acteurs publics et privés s’y intéressent depuis la popularisation du concept par la fondation Ellen Mac Arthur. Les pouvoirs publics se sont d’abord dotés d’une stratégie nationale d’EIT (EIT – l’un des sept piliers de l’EC), puis ont fait adopter en 2015 les lois sur la Nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) et de la Transition énergétique pour la croissance verte (TECV) inscrivant clairement l’EC dans la stratégie nationale de transition écologique et énergétique. La loi TECV vise notamment à décloisonner les différentes dimensions de l’EC et à faire le lien avec la politique de gestion des déchets (loi de 1992). En outre, l’engagement dans la transition vers une EC s’est traduit par la création, en 2013, de l’Institut de l’économie circulaire, qui, avec l’Ademe, s’implique très fortement dans la recherche et la mise en œuvre d’actions publiques territoriales de développement de l’EC.
13S’il est vrai qu’existe une volonté réelle d’institutionnalisation et d’inscription de l’EC dans des dispositions réglementaires et des stratégies de développement durable, la question de la dimension territoriale et spatiale de ses démarches d’application est encore peu étudiée. Quelques travaux de recherche, traitant cette question, l’appréhendent comme une stratégie territoriale de développement durable (Bahers et al., 2017 ; Maillefert et Robert, 2017 ; Gallaud et Laperche, 2016 ; Su et al. 2013 ; Beaurain et Brullot, 2011 ; Geng et al., 2009 ; Ness, 2008). Dès lors, envisager la territorialité de l’EC amène à s’interroger sur le territoire de référence, ainsi que sur l’échelle et le périmètre de déploiement.
14Souvent posée dans la littérature, la question du territoire de référence de l’EC reste d’actualité. Pour Gallaud et Laperche (2016), l’EC doit s’inscrire dans un projet global à une échelle territoriale pertinente. Mais Dermine-Brullot et al., (2017 : 782) estiment à propos de l’EIT (pouvant être élargie aux autres démarches d’EC) « qu’il n’existe pas de territoire unique et encore moins de territoire idéal » pour sa mise en œuvre. La notion de territoire d’activation de l’EC correspond-elle à une entité géographique administrative ou à celle de type clusters et systèmes productifs locaux, fondés sur des relations économiques localisées d’acteurs productifs (Torre et Tanguy, 2014) ?
15Les travaux menés en géographie économique et en économie territoriale définissent le territoire comme un espace géographique borné, construit social complexe d’acteurs (ménages, entreprises, organisations, etc.) cherchant à mobiliser des ressources pour mettre en œuvre un projet commun (Colletis et Pecqueur, 2005 ; Gumuchian et Pecqueur, 2007 ; Di Méo, 1998). Appliquée à l’EC, cette définition soulève de multiples questions. La première concerne le terme « borné », car les limites géographiques des projets d’EC sont souvent floues, voire se superposent en fonction des acteurs et de leur échelle d’intervention. Se pose donc la question de l’échelle d’action pertinente et de mise en œuvre. La deuxième est relative à la problématique de la mobilisation des ressources. En effet, les démarches d’EC cherchent explicitement à mettre en œuvre le développement durable, impliquant une utilisation raisonnée de ressources territoriales locales. À partir de quel moment considère-t-on que la démarche d’EC ne serait plus locale ? La troisième concerne l’idée de projet commun et partagé par les acteurs d’un territoire. Or, l’EC pose aussi des questions de gouvernance territoriale, liées aux éventuels conflits ou oppositions qui peuvent émerger lors de la mise en œuvre de projets d’EC.
16Alors qu’elle mise sur la proximité et la coordination des acteurs pour sa territorialisation (Lambert et Georgeault, 2014), nous sommes tentés de croire que le territoire de référence de l’EC correspond à celui que Di Méo (1998) associe à un construit social, rassemblant autour d’enjeux communs un ensemble d’acteurs publics et privés avec des perceptions le plus souvent divergentes, voire parfois contradictoires. Dans ce cas, le territoire est fondé sur les relations de proximité (géographique et/ou organisée) des acteurs et de leurs réseaux qui en fixent les contours, au sein desquels ils se rassemblent, se concertent, échangent des flux, des informations, des compétences et travaillent ensemble autour de défis communs. Il est également perçu comme un espace révélé de ressources potentielles, qui déterminent sa spécificité (Colletis et Pecqueur, 2005). Des ressources territoriales spécifiques, matérielles et immatérielles, qui sont, entre autres, des éléments de différenciation territoriale, créent une forme d’avantage d’un territoire par rapport à un autre et contribuent à les différencier.
17L’EC cherche justement à optimiser de manière circulaire les échanges de flux de matières et d’énergie pour rendre plus efficace l’usage des ressources matérielles. Elle s’appuie pour cela, notamment, sur les ressources immatérielles territoriales, comme un savoir-faire économique, une relation de confiance entre les acteurs, pour mieux maîtriser les flux. Cette pertinence fait référence à l’étendue des réseaux de coordination d’acteurs qui facilitent le partage de flux, de connaissances et l’apprentissage collectif, et aux externalités socio-économiques et environnementales négatives au-delà desquelles il n’est plus souhaitable de mettre en œuvre un projet d’EC. Il en va de même pour les dimensions environnementales de l’action publique, dont l’échelle territoriale dépend des types de ressources, et prend en compte l’ensemble des réseaux d’acteurs concernés (Rey-Valette et Roussel, 2006).
18Au sens de l’EC, le territoire pertinent ne correspond pas forcément à une entité administrative grande ou petite comme la région, le département, la commune ou le quartier. Il peut être considéré comme un espace pouvant couvrir ou non plusieurs de ces unités administratives, au sein duquel les acteurs locaux se mobilisent, activent les ressources territoriales, et se coordonnent autour d’enjeux et contraintes communs.
19Les démarches d’EC sont déployées à des échelles très variées, qu’il s’agisse de l’entreprise, d’une zone industrielle ou d’activités, ou d’un territoire administratif municipal, intercommunal voir régional (Brotons, 2017 ; Ghisellini et al., 2016 ; Su et al., 2013). En France, certaines démarches sont initiées grâce à l’appui des politiques publiques à l’échelle de territoires administratifs ou intercommunaux. C’est le cas de la démarche d’EIT déployée dans le Tarn-et-Garonne et portée par la chambre d’agriculture et d’industrie avec l’appui de l’Ademe. Impliquant, à l’échelle du département, des entreprises de tous les secteurs d’activités, elle quantifie et géolocalise les flux de matières et d’énergies, mutualise le transport des flux et valorise les déchets par échange interentreprises. De nombreuses démarches d’écologie industrielle initiées par des acteurs locaux sont également menées au sein de zones d’activités ou industrielles, des échelles territoriales plus restreintes que les territoires administratifs (voir les exemples donnés par Jambou, 2018).
20Alors que les directives européennes en matière de prévention et de gestion des déchets ne font aucune mention de l’échelle territoriale sur laquelle les flux devraient être maîtrisés, en France la législation oblige à traiter les déchets à l’échelle des départements et des régions, afin de rapprocher les territoires de production et de traitement (Bahers et al., 2017). Les lois NOTRe et TECV définissent la Région comme le territoire privilégié de planification des actions d’EC (Brotons, 2017). Toutefois, certains auteurs, comme Esparon (2017) dans le cadre des problèmes de gestion des ressources de la filière forêt-bois dans le massif forestier des Landes, préfèrent le périmètre de la communauté de communes comme territoire le plus approprié à sa mise en œuvre. Cette approche permet d’inclure tous les acteurs de la filière au niveau local, de la production forestière à la gestion des déchets issus de la transformation du bois, ainsi que l’ensemble des ressources spécifiques territoriales que génère cette activité. Au Japon, en raison des contraintes technologiques et des importants investissements nécessités par le traitement de certains déchets (gisements de terres rares par exemple), c’est l’échelle nationale qui est considérée par la loi-cadre sur l’EC (Geng et al., 2010). Les lois sur l’EC élaborées en Chine et au Japon obligent les collectivités territoriales à décliner leurs stratégies de développement dans les territoires dans le cadre de planifications régionales (MacDowall et al., 2017 ; Geng et al., 2010).
21Quelle est alors l’échelle de déploiement la plus pertinente de l’EC ? Nationale, régionale, locale, microlocale ? Au regard des échanges de flux, qui s’effectuent parfois très largement au-delà des frontières administratives, et des installations industrielles spécifiques que nécessitent certaines démarches d’EC (Geng et al., 2010 ; Ness 2008), il apparaît que le territoire pertinent de mise en œuvre des synergies ne correspond pas nécessairement aux territoires administratifs. Si de nombreuses démarches sont menées dans ces périmètres, ce n’est pas pour la pertinence de leur échelle (Dermine-Brullot et al., 2017), mais plutôt en raison du rôle clé joué par les collectivités territoriales, en particulier les régions, dans la coordination de l’action publique territoriale en faveur de l’EC (Brotons, 2017). Du point de vue des principes du développement soutenable, l’EC doit être, à notre entendement, mise en œuvre au plus près des acteurs locaux et de leurs réseaux, pour une appropriation totale et une efficacité plus grande de la mise en œuvre. L’objectif consiste alors à accroître les coopérations entre acteurs à l’échelle locale, dans le but d’apporter des réponses techniques, organisationnelles ou économiques à leurs défis communs (Dermine-Brullot et al., 2017), mais également à limiter les opportunités de conflits et d’oppositions.
22Au-delà de ses objectifs d’efficacité de mobilisation et d’utilisation des ressources et de réduction des impacts négatifs environnementaux, l’EC est associée à une forme renouvelée d’opérationnalisation du concept de DTD ou soutenable (Carrière, 2018). Ce dernier renvoie à une déclinaison au niveau local des principes du développement durable, fondés sur l’articulation entre domaines économique, social et environnemental, élargi à la gouvernance locale et à la recherche d’externalités positives (Angeon et al., 2006). Les travaux qui considèrent l’EC comme un processus de DTD l’introduisent selon trois approches.
23Champ scientifique plus ancien que le concept d’EC, l’EIT (Écologie industrielle et territoriale) y est aujourd’hui incorporée comme l’une de ses démarches d’application. Elle promeut un partenariat industriel mis en place par des entreprises et d’autres acteurs locaux, visant à échanger des ressources, à dématérialiser et à relocaliser l’économie pour une gestion efficace des ressources et la valorisation locale des déchets (Buclet, 2015). L’EIT permet la mise en commun des besoins des acteurs qui échangent des flux de matières et d’énergie, les déchets des uns pouvant devenir des ressources pour les autres (Erkmant, 2001). Elle favorise le bouclage des flux dans les interactions entre activités humaines et environnement et cherche, au travers du métabolisme territorial, à saisir la dynamique des flux entrants et sortants au sein d’un périmètre donné (Buclet, 2015), une zone industrielle ou un quartier par exemple.
24À l’origine du concept, l’écologie industrielle est inspirée du fonctionnement des écosystèmes naturels, mis en place dans le but d’optimiser le bouclage des flux de matières et d’énergie afin de limiter les impacts négatifs de la production industrielle sur l’environnement (Frosch et Gallopoulos 1989). L’extension de ce principe à une dimension territoriale (Dermine-Brullot, et al., 2017) accroît son opérationnalité, met un accent particulier sur la coordination des acteurs dans les échanges de flux (Schalchli et Maillefert, 2010), et étend l’intérêt pour les interactions productives à l’échelle d’une zone industrielle vers une pluralité d’acteurs locaux et de périmètres de déploiement (Beaurain et Brullot, 2011). C’est en effet, une forme d’organisation industrielle et territoriale entre entreprises et collectivités territoriales à une échelle relativement locale (Buclet, 2015) ; le territoire étant un espace géographique circonscrit, favorisant la proximité géographique entre acteurs. L’expérience danoise de Kalundborg fait référence dans la littérature (Erkman, 2001).
25L’EIT a pour projet de mettre en commun des enjeux locaux (gestion de ressources, de déchets, production d’énergie), des compétences et des équipements (Beaurain et Brullot, 2011). Elle favorise la valorisation des déchets, la réduction de la consommation des ressources et d’énergie et des pollutions, et contribue à relocaliser les approvisionnements (Maillefert, 2009). Les entreprises, davantage ancrées dans le territoire, réduisent leurs coûts grâce aux économies de mutualisation et de substitution, créent de la valeur ajoutée et maintiennent des emplois locaux. C’est par cette contribution à la création d’une économie locale innovante et durable que l’EIT serait porteuse d’un DTD, d’après Gallaud et Laperche (2016).
26Au-delà des relations interentreprises, d’autres acteurs locaux, notamment les citoyens, bénéficient du système de mutualisation et de substitution. C’est par exemple le cas dunkerquois, où certains ménages sont raccordés aux réseaux de chaleur urbains issus de productions fatales de chaleur par les entreprises (Maillefert et Screnci, 2016), ou d’autres exemples de gestion de la biomasse. Dans un contexte moins urbain, Esparon (2017) estime que ce mode d’organisation pourrait répondre aux besoins d’équilibre de l’économie de la filière forêt-bois dans le territoire du massif landais.
27Visant à optimiser les flux de matières et d’énergie pour rendre efficace l’usage des ressources et diminuer les impacts environnementaux, l’EC introduit une refonte en profondeur des modes dominants de production et de consommation linéaire. Or, toute évolution dans les processus anciens de production et de consommation est une innovation (Torre, 2015 ; Torre, 2018a), quels que soient l’activité, le produit, le territoire ou le contexte. Dans cette optique, certains travaux associent l’EC à une démarche de DTD impliquant des trajectoires d’innovations technologiques et organisationnelles (Merlin-Brogniart, 2017 ; Laperche et Merlin-Brogniart, 2016 ; Maillefert et Robert, 2017 ; Bocken et al., 2014 ; Beaurain et Brullot, 2011).
28Les améliorations technologiques concernent de nouveaux procédés de production, généralement mis en œuvre à l’échelle de l’entreprise, comme l’écoconception, le recyclage et la valorisation des déchets, et de nouveaux produits à forte valeur ajoutée. Dans une logique de recherche d’externalités positives, l’innovation constitue un des moyens de bouclage des flux dans les processus de production et de consommation, dans le but de limiter les gaspillages et les externalités négatives sur l’environnement (Mirabella et al., 2014). En effet, les approches cycle de vie de l’EC, principalement axées sur le produit (écoconception, réparation, réutilisation, réemploi, valorisation et recyclage des déchets…) permettent la réduction des quantités de matières et d’énergie entrant dans les processus et les quantités de déchets qui en sortent. Les interactions productives (entre entreprises et celle-ci avec les consommateurs) facilitent la circulation des flux, permettant de réduire les coûts de transport et d’économiser les coûts de transaction, et la participation d’autres acteurs locaux qui favorise la mobilisation des innovations technologiques, le partage de connaissances et l’apprentissage collectif (Beaurain et Brullot, 2011).
29Le processus de DTD de l’EC s’appuie aussi fortement sur l’innovation organisationnelle. Elle renvoie aux relations de coopération entre acteurs, intégrant non seulement les externalités positives, mais aussi les questions de territoire et de gouvernance dans les processus productifs et de consommation (Maillefert et Robert, 2014 ; Du Tertre, 2011), avec les nouveaux modes d’organisation et de gouvernance de la coopération et de la coordination des acteurs dans les échanges de flux (Torre et Chia, 2017). Cette dimension organisationnelle des trajectoires d’innovation garantit, selon Laperche et Merlin-Brogniart (2016), le bon fonctionnement de la mise en territoire et la soutenabilité des approches d’EC. Elle rend possibles la mutualisation des flux et les interactions, non seulement entre acteurs productifs à l’échelle des entreprises et des zones d’activités, mais également à l’échelle territoriale avec une pluralité d’acteurs (Merlin-Brogniart, 2017).
30Un autre aspect des trajectoires d’innovation qu’incarne l’EC est l’offre aux acteurs productifs et aux consommateurs de nouveaux modèles économiques circulaires (Maillefert et Robert, 2017). Tout comme la consommation collaborative, la vente d’occasion et les démarches de réemploi (pouvant aussi relever de l’économie sociale et solidaire), développées autant par des grandes et petites entreprises que des associations, constituent des nouveaux modèles économiques relevant à la fois des stratégies d’entreprise et de comportements de consommation responsables au service du développement durable (Vuidel et al., 2017). Le passage à ces « business models soutenables » Maillefert et Robert, (2017 : 916-917), à la place de modèles d’entreprises manufacturières, constitue une innovation de rupture (Gaglio et al., 2011).
31La territorialisation de l’EC nécessite, selon Lambert et Georgeault, (2014), une proximité entre les acteurs, qui constitue un axe majeur de la gouvernance des flux et du DTD (Gallaud et Laperche, 2016). Il est devenu commun de distinguer deux types de proximité (Torre et Zuindeau, 2009 ; Rallet et Torre, 2004). Une proximité géographique exprimée en coût monétaire ou temporel, qui permet de mesurer l’étendue spatiale entre les acteurs d’une entité et dépend des infrastructures et des services de transports. Et une proximité dite organisée résultant des liens sociaux qui se créent entre acteurs d’une même organisation ou réseau social, et qui s’exprime par les interactions ou les liens de confiance entre ces acteurs.
32Si certaines démarches d’EC se développent parfois sur des espaces territoriaux très larges, la plupart, notamment en matière d’EIT, sont déployées à des échelles locales par des entreprises générant et consommant des flux de matières et d’énergie (Beaurain et Brullot, 2011 ; Schalchli et Maillefert, 2010). Les approches d’économie de fonctionnalité sont clairement initiées dans des espaces territoriaux réduits (Bahers et al., 2017). Compte tenu des échanges de flux entre acteurs, parfois à des échelles territoriales très larges, de la nécessité des réseaux de partenariat et de la complexité de certaines opérations qui contraint les acteurs à se localiser à des endroits différents, la question de la dimension spatiale des démarches d’EC est ainsi directement posée (Beaurain et Brullot, 2011). À cet effet, Bahers et al., (2017) soutiennent que des considérations économiques sont à prendre en compte dans la localisation des sites de traitement et de recyclage des déchets, mais que ce choix obéit également à des logiques techniques et de gouvernance. La recherche de la proximité géographique des acteurs semble donc dominante : elle n’est pas indispensable, mais les partenariats entre ces acteurs s’appuient aussi fortement sur la proximité organisée dans l’un ou l’autre cas de figure.
33La proximité géographique est recherchée pour ses avantages associés à la facilité de circulation des flux (qui permet de réduire les coûts de transport), mais également aux partenariats productifs pertinents entre entreprises (qui économisent les coûts de transaction) et à la participation d’autres acteurs territoriaux (qui facilite la mobilisation d’innovations technologiques, le partage de connaissances et l’apprentissage collectif) (Beaurain et Brullot, 2011). La « proximité géographique des marchés » est privilégiée dans les activités de collecte et de démantèlement des déchets, qui nécessitent une importante main-d’œuvre peu qualifiée, mais réputée à faibles économies d’échelle (Bazin et al., 2009). Dans le même temps, la proximité géographique est subie par les riverains, qui peuvent s’opposer à certaines initiatives d’EC comme la méthanisation (Bourdin et Raulin, 2017) ou le traitement des boues usagées (Torre, 2018b).
34L’autre dimension de la proximité, i.e. la proximité organisée, assure la coordination des acteurs proches, mais également à distance dans le déploiement de l’EC. Elle met l’accent sur les réseaux de partenariat locaux (Rallet et Torre, 2004) et permet, malgré les difficultés et les coûts liés à la circulation des flux sur de longues distances, de pallier l’absence d’une proximité géographique (Beaurain et Brullot, 2011). Bazin et al., (2009) ont montré que les activités de recyclage, localisées à des endroits différents, parfois éloignées les unes des autres, aidées par les activités logistiques développées grâce aux investissements en termes d’infrastructures, s’appuient avant tout sur la proximité organisée. Ils soutiennent que « l’importance des coûts de transport et de stockage des produits une fois déconstruits nécessite de regrouper les matières à recycler sur des lieux capables de massifier l’activité de recyclage, permettant ainsi de réaliser des économies d’échelle dans l’activité de transformation » (Bazin et al., 2009 : 12).
35Au total, le bilan est mitigé. La proximité géographique est facteur d’avantages en matière de déploiement, mais peut contribuer à des oppositions locales. La proximité organisée constitue un élément commun entre les démarches d’EC et permet leur application décloisonnée. Elle peut favoriser les synergies locales, mais également contribuer à éloigner les flux et les échanges, et donc à diminuer le caractère durable des processus.
36Conçue comme une démarche opérationnelle de gestion en boucle des ressources d’un territoire, l’EC repose sur la connaissance et la prise en compte des enjeux spécifiques associés à son fonctionnement, voire à son développement. Le présent article contribue à la réflexion sur ce concept et propose quelques pistes de recherche sur les enjeux de la territorialisation de l’EC, à partir de la lecture des textes sur la question et des politiques mises en œuvre à différentes échelles spatiales.
37En termes d’ancrage local et de territorialité, l’enjeu est de concevoir à l’échelle territoriale une stratégie de déploiement systémique et transversale des démarches impliquant l’ensemble des activités du territoire et de ses acteurs, afin d’enclencher un processus de DTD. L’EC doit ainsi s’inscrire dans un projet global de territoire, et faire l’objet de processus et de politiques adaptées (Gallaud et Laperche, 2016). Dans cette optique, elle est aujourd’hui déjà en mesure de contribuer à la relocalisation des approvisionnements, à la consommation de produits locaux, à la mobilisation d’innovations territoriales et à leur appropriation par les différents acteurs de l’économie locale, notamment autour des activités de récupération (Bahers et al., 2017). Ces préoccupations vont au-delà de la création d’activités génératrices d’emplois ancrés dans le territoire, et concernent également la contribution à la réduction des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle locale et globale, la limitation du gaspillage des ressources et la capacité à rendre les territoires plus attractifs, compétitifs et résilients par la mise en œuvre d’innovations de toutes natures.
38En produisant ces externalités positives dans un contexte de transition écologique et de mutations des territoires, l’EC pourrait constituer une réponse aux défis territoriaux de compétitivité, de résilience, de valorisation des ressources spécifiques locales, et de remobilisation des acteurs sur les questions de gouvernance territoriale (Schalchli et Maillefert, 2010). Toutefois, il ne faut pas négliger ses limites, en particulier au niveau des territoires et des possibles oppositions des riverains ou des populations locales à ce type de démarches, du fait qu’elles peuvent générer des externalités négatives.
39Aujourd’hui, plusieurs problématiques largement posées dans cet article subsistent : quel territoire de référence, quelle articulation entre les différents échelons territoriaux, quel espace de déploiement et de gouvernance des démarches, quelles externalités produites et comment les évaluer.
40Ainsi, les outils de l’économétrie spatiale pourraient être exploités pour la définition du périmètre pertinent d’action des projets d’EC et la compréhension des effets territoriaux de proximité dans la localisation géographique des acteurs. De plus, l’évaluation de la « valeur territoriale » (Maillefert et Robert, 2017 : 920-923) créée autour de ces nouvelles activités circulaires ancrées constitue un champ de recherche innovant, tant par la méthodologie à élaborer que par les enjeux locaux de l’EC à explorer. L’évaluation des effets de ces démarches nécessite d’identifier et d’estimer l’ensemble des impacts, pour rendre compte des projets et des politiques publiques territoriales d’EC. Or les impacts négatifs sont rarement évoqués dans la littérature. Pourtant, la mise en place de projets territoriaux d’EC nécessite la connaissance des coûts d’opportunité (destruction d’emplois et de valeur sur d’autres secteurs d’activités), des impacts environnementaux et des conflits de voisinage (Bourdin et Raulin, 2017), également porteurs d’innovations de toutes natures (Torre, 2018a).
41Au regard du large spectre de mise en œuvre systémique de l’EC, le travail d’évaluation consiste à identifier, quantifier et mesurer un ensemble d’indicateurs d’impacts directs et indirects en fonction des projets, bien qu’il soit difficile de disposer d’indicateurs quantitatifs, notamment en ce qui concerne l’évaluation de la gouvernance. Les travaux de mesure d’impacts étant largement tributaires des données (Bourdin et Ragazzi, 2018), on comprend que les études d’impacts de l’EC restent encore peu développées. En effet, il existe une grosse lacune dans la disponibilité de données harmonisées à une échelle fine. Pourtant, leur exploitation permettrait de comprendre en quoi l’EC est génératrice d’emplois, et crée de la valeur par et pour le territoire, justifiant ainsi son déploiement sur les territoires.
42Par ailleurs, l’analyse des proximités géographique et organisée permettrait-elle également de révéler et d’évaluer la dimension territoriale et spatiale de l’EC (Bahers et al., 2017) ? Cette question peut alimenter la réflexion pour des recherches futures sur la gouvernance de l’EC. Nous savons déjà que l’approche territoriale de l’EC mise sur une proximité géographique des acteurs (Carrière, 2018), indispensable à toute mutualisation et substitution de flux et à toute collaboration pérenne des acteurs, gage de la dynamique de mobilisation des ressources endogènes et de la création de « valeur territoriale ». Mais la mobilisation des proximités organisées, qui peuvent s’affranchir de l’espace et des territoires, laisse planer un doute sur la possibilité d’un DTD fondé sur les principes de l’EC.