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Regards disciplinaires et perspectives critiques sur la durabilité forte en SHS

Portées théoriques et incarnations des valeurs épistémiques et ontologiques de la durabilité forte dans les politiques environnementales

Theoretical Scopes and Epistemic and Ontological Values’ Embeddedness of Strong Sustainability in Environmental Policies
Caroline Lejeune

Résumés

La notion de durabilité forte s’est construite dans les domaines de l’économie écologique et de l’éthique environnementale. Les courants pragmatistes de l’éthique environnementale et de l’économie écologique ont approfondi, dans le cadre d’un processus de production de connaissances, ce que pourrait être une conception de la durabilité, prenant acte de seuils d’irréversibilité et de la finitude des ressources. L’expression de « durabilité forte » a été formalisée dans ces deux champs de recherche en créant des ponts entre la théorie et les pratiques des politiques environnementales. Elle n’a cependant jamais été transposée dans les discours des politiques publiques environnementales. L’objectif de cet article est d’analyser les postulats ontologiques et épistémiques du concept de durabilité forte et ses modes d’incarnation dans les politiques environnementales. Nous nous intéresserons pour cela aux conséquences des logiques scientifiques et aux effets politiques de la durabilité forte.

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Texte intégral

« La démocratie est une vie en commun qui n’est pas donnée a priori. Ce commun est une chose à laquelle on travaille continuellement.
À mesure qu’ils cheminent ensemble, les individus doivent s’imaginer eux-mêmes vers l’avant [] Il nous faut aller de l’avant pour trouver ensemble ce qu’aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer au commencement. »
(Ingold, 2017 : 165)

  • 1 L’auteure tient à adresser ses remerciements aux relecteurs, à Olivier Petit et Rémy Petitimbert ai (...)

1L’idée de durabilité forte1 est née avec la diffusion du concept de développement durable dans le domaine des sciences humaines et sociales (SHS ci-après) à l’échelle internationale. Elle coïncide avec l’émergence de différents types de pragmatismes en SHS pour produire des connaissances sur les enjeux environnementaux. Ces pragmatismes font appel aux connaissances des sciences de la vie et de la terre et aux méthodes issues des SHS dans une perspective interdisciplinaire (Chateauraynaud et Debaz, 2017). Dans le cas du courant « du pragmatisme environnemental » en éthique environnementale, la référence au pragmatisme est associée à la philosophie pragmatique américaine de Peirce et de Dewey, ce qui n’est pas le cas du « nouveau pragmatisme de l’environnement » en économie écologique, qui s’entend dans son sens premier. Bien qu’issus d’univers scientifiques distincts, ces deux courants se caractérisent aussi par la volonté d’articuler les valeurs économiques et les valeurs plus sensibles ou morales au sein d’une pensée scientifique (Hache, 2011). Ils poursuivent pour cela le projet d’apporter des outils dans la conduite du changement et modifient pour y parvenir leurs pratiques scientifiques. Les différents pragmatismes amorcent alors une réflexion sur la nature des outils, à la fois conceptuels et pratiques, qui permettraient de concilier des objectifs théoriques et appliqués pour guider l’agir politique environnemental.

  • 2 Voir aussi le dossier coordonné par Clémence Guimont, Rémy Petitimbert et Bruno Villalba, « La cris (...)

2Ces outils ont émergé dans un contexte de modernisation écologique. Les processus d’évaluation et de gestion, tout comme les dispositifs de participation, ont contribué à intégrer l’écologie au sein des politiques environnementales (Buttel, 2000). Ils offrent des solutions adaptées à certains problèmes environnementaux plutôt qu’à d’autres, procèdent par un travail de sélection des enjeux (Zaccaï, 2010, 2011) et permettent à l’action publique de gérer les politiques par des instruments de marché (Pirard, 2012 )2. Ce travail de sélection contribue à façonner le sens de la durabilité à l’aide de processus de transaction : « Il ne s’agit pas uniquement d’être écologiquement performant, mais également d’être économiquement performant » (Genard et Neuwels, 2016). Ces processus, présents chez les nouveaux pragmatistes de l’environnement au sein de l’économie écologique tout comme chez les pragmatistes environnementaux issus de l’éthique environnementale, se retrouvent comme outils de l’action publique environnementale.

3L’idée de durabilité forte émerge de ces contextes institutionnels et scientifiques. Les chercheurs instaurent des débats théoriques internes à l’économie écologique et à l’éthique environnementale en formulant des alternatives aux approches classiques. Leurs trajectoires scientifiques présentent deux similitudes : d’une part, il s’agit pour les chercheurs de porter un regard critique sur les outils traditionnels que leurs disciplines respectives mobilisent pour produire des connaissances sur l’environnement et le développement des sociétés. D’autre part, ces approches jettent aussi des ponts vers d’autres champs disciplinaires, comme l’étude du politique. L’élaboration de cette notion, du point de vue éthique et économique, a finalement le souci de développer des modes d’opérationnalisation dans la décision politique en prolongeant le dialogue entre les disciplines vers la transdisciplinarité. Ce recours à d’autres disciplines permet a priori de développer des modèles novateurs adaptés aux procédures institutionnelles et aux modes de délibération politique.

4L’idée de durabilité forte ne semble cependant pas avoir percé dans les discours des politiques environnementales (Theys, 2019). Il apparaît toutefois que les méthodes de la durabilité forte, construites par les pragmatistes issus de l’économie écologique et de l’éthique environnementale, ont fait leur apparition dans la pratique des acteurs des politiques environnementales. L’analyse de cette appropriation nous permet d’examiner l’application des approches éthiques et économiques de la durabilité forte dans les pratiques usuelles des politiques environnementales (Villalba, 2009). Les expertises techniques et scientifiques y auraient contribué en produisant des évaluations environnementales, des indicateurs écologiques et des unités de mesure. Elles formalisent aussi des dispositifs de participation et de nouveaux dispositifs de gouvernance. Ces processus sont conçus dans un contexte d’incertitude environnementale et destinés à répondre aux enjeux d’efficacité de l’action publique. Par ces pratiques, les experts sont de plus en plus souvent sollicités pour analyser des situations, formuler des préconisations et parfois prescrire une expertise scientifique (Borraz, 2008). Dans ce contexte, les expertises légitiment des méthodes d’action effective de la durabilité forte, au sein des politiques environnementales (Janicke, 2008).

5Analyser l’incarnation de la durabilité forte revient alors à observer l’usage des outils cognitifs mobilisés dans les politiques environnementales. Par outils, nous entendons les méthodes, basées sur des savoirs scientifiques, qui facilitent le raisonnement dans l’élaboration des politiques environnementales. L’intérêt de les étudier ne porte pas sur les contenus des savoirs en tant que tels. Il se concentre sur les fondements épistémiques et ontologiques de la durabilité forte, formalisés par des cultures de connaissances distinctes (Knorr-Cetina, 1999) ayant cours au sein de l’économie écologique d’une part et de l’éthique environnementale d’autre part. Les outils cognitifs et les modèles théoriques au sein de ces champs de recherches respectifs sont porteurs de valeurs scientifiques sur le plan épistémique et ontologique (Sagoff, 2009). Ces cadres cognitifs, et notamment la quantification de la nature et l’ontologie individualiste, reproduisent dans les modes de production des connaissances et l’agir environnemental les fondements de la pensée rationaliste des sciences modernes (Plumwood, 2002). Par pensée rationaliste, nous entendons le fait de mettre à distance la nature des modes de production des connaissances. Pour le chercheur, cette opération consiste à appliquer une approche exclusivement anthropocentrée de la nature dans la production scientifique. Une frontière ontologique s’instaure alors entre le sujet connaissant et l’objet à connaître, ce qui conduit à réduire la nature à une valeur exclusivement instrumentale et matérielle. Notre hypothèse est que les outils cognitifs et les valeurs scientifiques de la durabilité forte, issus des formes de pragmatisme de l’éthique environnementale et de l’économie écologique, se seraient diffusés dans les pratiques des politiques environnementales. L’approche par la culture épistémique est en cela pertinente du point de vue politique. Son analyse permet d’observer l’élaboration et la diffusion d’une matrice cognitive, a priori novatrice, qui reproduit les schèmes de pensée standard dans les politiques environnementales. Cette transposition permet de concilier la prise en compte de la réalité biophysique de l’environnement, les logiques économiques et politiques du néolibéralisme au sein des politiques environnementales, sans pourtant modifier en profondeur les modes de production des connaissances et l’agir politique environnemental.

6Nous mobiliserons la théorie politique environnementale et la sociologie des instruments. Dans une première partie, nous proposons d’examiner la manière dont l’idée de durabilité forte a été élaborée à travers des formes de pragmatisme environnemental au sein des courants de l’économie écologique et de l’éthique environnementale. Nous examinons ensuite les effets de la rationalisation de la nature au sein des politiques de gestion de l’environnement. Les conceptions anthropocentrées et utilitaristes de la nature font partie intégrante de la construction des indicateurs écologiques, de la compensation écologique, des services écosystémiques, tout comme des procédures participatives. Il sera alors question d’analyser les dimensions cognitives et les techniques définies dans ces dispositifs envisagés comme opérationnels (Knorr-Cetina, 1999).

1. Examen politique des approches pragmatistes de la durabilité forte : objectifs, outils, et conséquences d’une prise en compte des valeurs de la nature

7Comme l’indique Knorr-Cetina (2007), les cultures de connaissances sont des processus de construction de savoirs situés et de pratiques scientifiques constituées au sein des communautés épistémiques. Pour comprendre cette approche, nous proposons une étude situationnelle de la durabilité forte au sein de l’économie écologique et de l’éthique environnementale. Il s’agit d’observer les éléments de débat constitués autour de l’idée de durabilité forte dans les deux champs disciplinaires : la notion de capital naturel critique qui sert de fondement à l’idée de durabilité forte chez les nouveaux pragmatistes de l’environnement et la valeur intrinsèque critiquée par le courant pragmatiste de l’éthique environnementale. Pour cela, les travaux d’Andrew Dobson et de Gérald Hess sont mobilisés afin d’interroger les conséquences de ces deux conceptions de la durabilité forte sur les valeurs éthiques et politiques de la nature qu’elles sous-tendent.

1.1. La durabilité forte dans le champ de l’économie écologique : un compromis scientifique et politique autour du capital naturel critique

  • 3 L’économie écologique va faire l’objet d’une institutionnalisation dans le milieu académique à trav (...)

8L’idée de durabilité forte constitue une posture théorique qui vient en contrepoint de l’idée de durabilité faible (Vivien, 2005). Cette dernière exprime l’idée qu’il est possible de recourir de manière systématique au principe de substitution des capitaux naturels par des capitaux manufacturés. L’important dans cette conception est d’assurer dans le temps le maintien d’un stock de capital. Elle constitue la vision du développement durable pour l’économie standard. L’idée de durabilité forte telle qu’elle est introduite dans le domaine de l’économie par le rapport Blueprint for a Green Economy (Pearce et al., 1989) va avoir des conséquences théoriques. Elle fait naître des débats sur l’usage exclusif des outils standard pour appréhender la nature en économie orthodoxe (Costanza et al., 1997). Elle participe à distinguer le domaine de l’économie écologique3 de celui couvert par l’économie de l’environnement (Boisvert, 2017 ; Froger et al., 2016). L’économie écologique a la spécificité de prendre acte des limites environnementales de la croissance économique et de l’importance de transmettre aux générations futures un capital stable de ressources naturelles et un environnement sain sur le temps long. La pensée économique de la durabilité forte se décline alors comme une méthode d’évaluation, à visée planificatrice. Son objectif est d’optimiser la gestion des ressources sous contraintes des caractéristiques biophysiques, telles que l’irréversibilité et la renouvelabilité (Boisvert et Foyer, 2015).

9Les économistes écologiques ont délimité la notion de durabilité forte en définissant quelques principes normatifs permettant de faire entrer la réalité biophysique en économie. D’une part, la finitude des ressources naturelles non renouvelables et les entités naturelles sont considérées comme ayant une influence sur le fonctionnement de l’économie (Georgescu-Roegen, 2004). D’autre part, la prise en compte de seuils critiques de capitaux naturels permet de fixer des limites d’usage à ne pas dépasser pour les générations présentes, afin de les transmettre aux générations futures. Enfin, les chercheurs privilégient la complémentarité entre capitaux naturels et manufacturés, plutôt que leur substituabilité. De ces cadres normatifs, trois courants se distinguent au sein de l’économie écologique : les nouveaux économistes des ressources, les nouveaux pragmatistes de l’environnement et les économistes socioécologiques (Spash, 2013). Ils se différencient par les outils cognitifs mobilisés par les chercheurs (Özkaynak et al., 2004) et leurs justifications scientifiques (Petit, 2018). Les nouveaux économistes des ressources privilégient les outils standard de l’économie orthodoxe, à savoir le recours aux instruments de marché et à la monétarisation de la nature. Les nouveaux pragmatistes de l’environnement et les économistes socioécologiques sont d’accord sur le fait que les instruments de marché sont inefficaces pour concilier la protection de l’environnement et le développement économique des sociétés. Les seconds portent un discours sur les normes et les instruments de gouvernance de la nature à partir d’outils d’évaluation de la nature alternatifs aux outils exclusivement monétaires. Quant aux premiers, ils ont aussi le souci d’outiller les politiques environnementales. Cependant, ils choisissent de faire usage d’outils cognitifs standard reposant notamment sur la monétarisation et les indicateurs biophysiques, pour apporter à l’action publique environnementale des dispositifs d’aide à la décision. En procédant ainsi, les nouveaux pragmatistes de l’environnement formulent un compromis théorique entre les courants de l’économie écologique. Leur objectif est de concilier des impératifs théoriques avec les enjeux politiques de durabilité suscités par les réalités biophysiques, entendues comme des obstacles aux développements économique et politique des sociétés. Leur finalité est d’élaborer des outils adaptés à la réalité des pratiques institutionnelles. Cette démarche n’est pas dénuée de conséquences épistémiques et ontologiques sur la conceptualisation théorique de la durabilité forte et de ses outils opérationnels.

10En effet, les nouveaux pragmatistes de l’environnement considèrent qu’en l’état actuel des connaissances, la notion de « services rendus par la nature » peut être un outil méthodologique permettant de rendre visibles les enjeux de préservation pour les politiques environnementales (Carnoye, 2018). Dans ce schéma, la conservation du capital naturel critique est prioritaire. Le capital naturel critique est calculé et converti en valeurs monétaires pour convaincre les politiques environnementales de l’intérêt d’investir dans la préservation de l’environnement (Petit, 2018). En cas d’irréversibilité environnementale avérée, la perte d’actifs naturels peut faire l’objet d’une substitution de manière que le capital naturel critique se maintienne à un niveau stable. Ces pratiques de substitution ont recours aux sciences de l’ingénierie écologique pour substituer le capital naturel perdu à du capital artificiel. Ce dernier reproduit a priori les mêmes services ou, dit autrement, les mêmes fonctions que le capital naturel initial. La nature est construite en unités d’équivalence écologique. Autrement dit, « X » unités d’actifs naturels perdues pourront être remplacées par « Y », qui correspond par équivalence aux unités écologiques « X » reproduites par des techniques issues de l’ingénierie écologique. Ces stratégies sont une manière d’opérationnaliser le concept de durabilité forte dans des outils destinés à guider les politiques environnementales.

11D’autres approches consistent à faire appel aux sciences sociales. Les modèles discursifs sont, dans ce contexte, envisagés comme une méthode pour arbitrer dans l’évaluation des services rendus par les écosystèmes. L’objectif est de mettre en discussion les différentes valeurs des écosystèmes (monétaires, écologiques, spirituelles, patrimoniales, etc.) construites par les représentations sociales et les préférences individuelles. Ces processus participatifs permettraient de concilier, à travers le débat et la pratique du consensus, le bien-être écologique avec ce dont les sociétés humaines ont besoin pour se développer (Pelenc et Ballet, 2015). Le concept de durabilité forte se présente ainsi comme une méthode de gestion des fonctionnalités écologiques (Vaissière et al., 2015 : 261) et des liens d’interdépendance entre les sociétés humaines et la nature. Cette méthode optimise selon nous la mise en corrélation de l’utilité de la nature et des usages pour poursuivre le projet développementaliste des sociétés humaines.

12En effet, comme l’explique Dobson, politiste anglo-saxon issu de la théorie politique verte (Dobson et al., 2014), cette construction scientifique de la durabilité forte n’accorde de valeur à la nature qu’à travers le bénéfice qu’elle apporte au maintien du développement des sociétés humaines dans une perspective utilitariste. Cette approche pose des questions d’ordre épistémique et ontologique (Dobson, 2003). Premièrement, si nous reprenons la typologie des courants de l’économie écologique, les nouveaux pragmatistes de l’environnement utilisent les logiques économiques standard. Ces dernières reproduisent les fondements dualistes des sciences modernes et sélectionnent les représentations de la nature. L’approche mécaniste de la nature a tout d’abord pour conséquence de réduire la nature à une simple donnée matérielle et inerte. Ce schéma de pensée offre la possibilité de quantifier et de mesurer la nature à partir des logiques mathématiques. Il s’agit d’optimiser les ressources, de développer des ratios entre les usages et les destructions de la nature afin de maintenir, comme il se peut ou tant qu’il sera possible, le capital naturel critique à un niveau viable pour les sociétés humaines. Du point de vue des outils cognitifs utilisés, il n’y a donc qu’une différence de degrés entre les nouveaux pragmatistes de l’environnement et les nouveaux économistes des ressources dans la manière d’appréhender le capital naturel. Les premiers préconisent l’intervention humaine lorsque les seuils critiques sont dépassés, alors que pour les seconds, ces seuils revêtent une importance moindre. Ces outils cognitifs construisent une culture de connaissance de la nature, dans le champ de l’économie écologique, à partir des fondements rationalistes des sciences modernes. Ils opèrent ainsi un processus de sélection quant à la manière de considérer l’utilité de la « nature » et sa fonctionnalité pour le développement des sociétés humaines.

1.2. La durabilité forte dans le champ de l’éthique environnementale : un compromis scientifique et politique à partir de la valeur intrinsèque

  • 4 Ce projet scientifique dans le domaine de l’éthique s’est institutionnalisé à travers la création d (...)

13Venons-en maintenant au pragmatisme environnemental né au sein du courant de l’éthique environnementale. L’idée de durabilité forte a émergé des débats théoriques internes à l’éthique environnementale. L’éthique environnementale souhaite d’abord se distinguer des théories morales anthropocentrées et utilitaristes4. Son objectif consiste à formuler des modes d’évaluation éthique de la nature. Pour y parvenir, les éthiciens de l’environnement examinent ce que pourrait impliquer pour la responsabilité humaine le fait d’accorder, entre autres, une valeur morale à la nature.

  • 5 Pour en savoir plus sur les éthiques environnementales écocentrées et holistes, voir Hess (2013 : 3 (...)

14Des désaccords théoriques ont alors émergé à partir des débats sur la valeur intrinsèque attribuée à la nature, et notamment vis-à-vis des implications quant au pluralisme ou au monisme des théories morales. Pour certains éthiciens, l’éthique environnementale holiste et écocentrée accorde une considération morale aux écosystèmes5. Cela signifie que la valeur morale envers la nature guide en premier lieu le sens de la responsabilité politique (Callicott, 1994). Pour d’autres, la valeur morale envers les hommes doit primer et d’autres systèmes de valeurs tels que l’éthique animale ou l’éthique écocentrée peuvent s’y greffer (Stone, 1998). Pour les pragmatistes environnementaux, les éthiques environnementales ont pour principal objectif d’apporter des réponses politiques aux enjeux écologiques contemporains. Les débats sur la valeur intrinsèque de la nature seraient, dans ce cadre, insuffisants pour conduire une action publique environnementale à la hauteur des enjeux (Katz, 1996). Ils ne tiennent pas compte des valeurs plurielles de la nature nées des expériences humaines (Weston, 1997  ; Norton, 2005). Les pragmatistes environnementaux souhaitent dès lors sortir du débat sur la valeur intrinsèque de la nature et introduire d’autres méthodes scientifiques. Ils ont recours à la philosophie pragmatique de John Dewey et de Charles Sanders Peirce (Weston, 1997) et à la philosophie politique de Jürgen Habermas (Norton, 2005). Cette association entre une pensée éthique de la nature et des philosophies plus orthodoxes a pour objectif de concilier les faits et les valeurs de la nature.

15Bryan Norton est un des philosophes les plus influents du pragmatisme environnemental (Afeissa, 2009 : 30). La valeur intrinsèque de la nature n’a que peu d’importance pour lui ; elle serait même contre-productive, parce qu’elle associerait aux débats politiques des considérations ontologiques subjectives dont les délibérations ne sauraient que faire (Afeissa, 2009 : 31). Dans son ouvrage, Sustainability, A philosophy of Adaptative Ecosystem Management, il formule « l’éthique de la durabilité forte » qu’il envisage comme une méthode de gestion adaptative de l’environnement. Cette méthode entend concilier les éthiques anthropocentrées et non anthropocentrées (Callicott, 2010 : 113) à partir d’un anthropocentrisme faible (Norton, 1999). Norton considère que la nature peut avoir une influence sur les expériences vécues par les individus avec le monde naturel, et estime qu’elles seraient porteuses d’une pluralité de valeurs. Cela n’est cependant pas suffisant pour lui attribuer une valeur en soi à partir de laquelle les intérêts humains seraient définis.

16Comme l’explique Gérald Hess (2013), éthicien de l’environnement écocentré, le pragmatisme environnemental de Bryan Norton ne poursuit pas l’objectif de s’entendre sur une ontologie ou une métaphysique. Il vise à formaliser un consensus sur les raisons qui poussent les individus à agir. L’éthique de la durabilité forte est, pour ce dernier, une communauté de discussion à laquelle il associe les enjeux écologiques et politiques du long terme. Deux postulats y contribuent : le premier est l’importance d’associer à l’activité participative, d’essence individuelle, une réalité territoriale et évolutionniste et un mode de vie collectif. Le deuxième est de constituer un modèle de décision sensible qui concilie le pluralisme des valeurs à un impératif de préservation de l’environnement. Les sciences de l’écologie auraient dans ce contexte un rôle informationnel, parce qu’elles permettraient d’actualiser les données scientifiques nécessaires à la discussion. Norton insiste sur l’importance de développer un modèle de décision qui prendrait en compte les ressorts sensibles des expériences humaines et les contextes territoriaux et écologiques. Ce modèle se baserait ainsi sur des faits scientifiques objectifs et l’évaluation des valeurs plurielles de la nature, comme les valeurs économiques, culturelles, patrimoniales, spirituelles, géomorphologiques, etc. (Norton, 2005 : 357-360). Ce modèle discursif favoriserait enfin l’émergence d’un consensus entre des valeurs écologiques, des considérations sociales, territoriales et les enjeux économiques, jusqu’ici sectorisées, à travers la négociation des préférences des individus sur un sujet donné.

17Le modèle discursif de l’éthique de la durabilité forte présente l’intérêt d’articuler la question des valeurs de la nature et l’approche participative, qui peut potentiellement avoir une influence sur l’agir politique. Il témoigne aussi d’un compromis théorique au sein de l’éthique environnementale. À travers l’anthropocentrisme faible et le pluralisme des valeurs, Norton reproduit cependant les clivages dualistes dont il a souhaité s’éloigner. L’objectif est tout à fait légitime dans les sociétés démocratiques libérales de promouvoir le pluralisme des valeurs. Toutefois, le pluralisme moral peut conduire à des situations conflictuelles qui opposent des considérations morales et des systèmes de valeurs à d’autres (Stone, 1998). Ces derniers sont évalués, au sein d’espaces de participation, dans des registres de discours semblables alors qu’ils se distinguent nettement dans la manière d’appréhender la réalité du monde (Hess, 2015). Ainsi les procédures de participation pourraient minimiser et relativiser le poids de certaines justifications morales, culturelles et politiques sur la nature par rapport à d’autres. Cette euphémisation des systèmes de valeurs conduit les procédures de participation à privilégier les valeurs usuelles et dominantes véhiculées par la société de consommation (Afeissa, 2009 : 31). Dans ce modèle de pensée, les valeurs usuelles reproduisent les logiques économiques libérales ; ces dernières étant garantes des valeurs de progrès et d’extension des droits et des libertés humaines dans les sociétés modernes. Le pluralisme défini dans l’éthique de la durabilité forte reproduirait ainsi les valeurs diffusées par le libéralisme économique en minimisant les enjeux éthiques et politiques de la préservation de la nature (Westra, 1997). Ces perspectives critiques ont conduit Gérald Hess (2015) à modifier l’ancrage ontologique de l’éthique de Norton pour l’inscrire dans une considération morale écocentrée. Selon lui, la théorie des valeurs implique d’accorder à l’environnement des valeurs inhérentes. Ces valeurs apporteraient un cadre moral élargi à la nature au sein des procédures de participation. D’un point de vue théorique, sa proposition propose de sortir d’un anthropocentrisme faible. Elle n’est cependant pas dotée d’outils méthodologiques permettant d’envisager sur le plan pratique des formes de communication au sein des processus participatifs dans les institutions politiques.

2. Logiques scientifiques et effets politiques de la durabilité forte

18Comme nous l’avons souligné dans la partie précédente, les conceptions économiques et éthiques de la durabilité forte sont issues de compromis théoriques dans les champs disciplinaires respectifs. Pour parvenir à réaliser ce compromis, elles ont procédé à une forme de réductionnisme des valeurs associées à la nature. Les chercheurs ont élaboré des outils en essayant de trouver un juste milieu entre les indicateurs chiffrés, la défense des intérêts humains et la réalité biogéophysique de l’environnement. Ces procédés ont sélectionné les outils et hiérarchisé les valeurs économiques, sociales et écologiques de la nature de façon qu’ils soient plus adaptés aux pratiques scientifiques et politiques relatives à l’environnement. Aussi, dans tout processus de sélection s’opère un processus d’exclusion : cette opération s’est traduite à travers le souhait de concilier des politiques de préservation de la nature tout comme les politiques d’aménagement du territoire avec le projet développementaliste des sociétés. Ce processus de sélection a eu pour conséquence d’exclure d’autres visions du monde et d’autres types de relations avec la nature.

2.1. Délimiter les valeurs de la nature : un processus de sélection et de mise aux normes

19Comme l’indiquent Genard et Neuwels (2016), dans le contexte de la modernisation écologique, les outils des politiques environnementales sont élaborés de manière à réaliser un processus de transaction entre les enjeux écologiques et les enjeux économiques. Les processus d’évaluation, de gestion et de participation inhérents aux politiques environnementales opèrent en effet une sélection des valeurs de la nature plus à même de garantir une conciliation des intérêts économiques et écologiques. La préservation de l’environnement est dans ce contexte un enjeu parmi d’autres jugés davantage prioritaires, comme le bien-être économique des sociétés. L’évaluation des enjeux environnementaux par l’expertise est une manière de délimiter les valeurs de la nature. Ces pratiques sont efficaces pour opérer des transactions entre les enjeux, elles le sont cependant moins en matière de préservation de l’environnement (Pepper, 1998).

20En effet, si nous observons les indices d’évaluation écologique des politiques environnementales, ces modes d’évaluation de la nature procèdent par un processus de sélection-exclusion du monde naturel. Ils représentent par des modèles mathématiques la réalité biophysique. Ils dénombrent le nombre d’individus et d’espèces disparus, décrivent en unités écologiques des écosystèmes détruits afin de les réparer par des artefacts (Gadrey et Lalucq, 2015). Ils peuvent aussi caractériser les limites planétaires, comprises en termes de seuils à ne pas dépasser (Steffen et al., 2015). Tous ces outils constituent des instruments d’aide à la décision dans le cadre des politiques environnementales. Ils donnent une représentation du capital naturel critique à l’aide de la quantification en isolant les entités naturelles et en les dépossédant de valeurs téléologiques. Ils ont pour objectif d’apporter aux décideurs les mesures nécessaires pour le suivi, la conduite et la performance des politiques publiques de gestion de l’environnement.

21Comme l’ont démontré Gabrielle Bouleau et Philippe Deuffic (2016), les indicateurs écologiques représentent une vision partielle et fragmentée des problèmes qu’ils sont censés décrire, correspondant en même temps aux critères de la commande publique. Ils influencent les politiques territoriales de biodiversité en figeant le vivant dans une représentation individuelle, chiffrée et matérielle. Cette culture du chiffre devient un mode de cadrage, préalablement défini, sur le rôle que les acteurs accordent aux êtres vivants dans l’écosystème (Guimont et Petitimbert, 2017). Elle facilite également les usages de la nature dont les acteurs ont besoin pour le développement des sociétés. Cette culture du chiffre traduit finalement le monde naturel dans un langage mathématique et rationnel, qui correspond aux besoins d’évaluation des modes de gestion de l’environnement par le New Public Management. Comme l’expliquent Rémy Petitimbert et Clémence Guimont (2018), un instrument façonné par les acteurs des politiques publiques, comme celui de la compensation, est à la fois un outil conceptuel et une pratique professionnelle tout à fait adaptés aux impératifs des politiques de gestion de l’environnement, et notamment de la séquence « éviter-réduire-compenser ». Les pratiques de quantification et de substitution de la nature via des artefacts naturels constituent un consensus, plus ou moins établi au sein des acteurs de la compensation qui disposent d’une culture de connaissances partagées sur les modes de construction scientifiques et techniques des mesures de compensation. Cependant, cette institutionnalisation de la gestion de la nature a pour conséquence de rendre les acteurs des politiques publiques plus dépendants de la culture du chiffre et de la structuration des logiques de marché qui s’instituent autour de pratiques, considérées comme innovantes.

22Par ailleurs, comme le souligne Leslie Carnoye (2018), d’autres mesures d’aide à la décision, telles que les valeurs monétaires des services rendus par la nature, n’ont que peu d’effets sur les acteurs décisionnels. Au sein d’un territoire labellisé Parc naturel régional, la mise en visibilité du pluralisme des valeurs (sociales, économiques, écologiques) contribue à domestiquer l’état écologique des milieux naturels. Ce dernier correspond aux représentations souhaitées de la nature et aux intérêts sociaux et économiques des acteurs situés dans l’espace géographique du parc. Les acteurs se rejoignent ainsi sur des critères attendus d’un territoire labellisé Parc naturel régional et institutionnalisés dans les chartes de parcs. Ces valeurs construisent une image consensuelle de la nature et utile à la communication et à la promotion des politiques de préservation. La domestication de la nature par les valeurs sociales, économiques, culturelles, patrimoniales permet ainsi la convergence entre la préservation de la nature et la promotion du bien-être des territoires telle que l’envisageaient les nouveaux pragmatistes de l’environnement. C’est à partir d’une stratégie politique et territoriale que semble par conséquent s’opérer une sélection des normes, sur ce que doit être une « bonne nature » et des usages attendus par la nature dans des contextes institutionnels bien particuliers.

2.2. Relativiser les valeurs politiques de la nature : le « comment ? » au détriment du « pour quoi ? »

23Si nous souhaitons observer l’effectivité de l’éthique de la durabilité forte, nous pouvons nous pencher sur les dynamiques participatives instaurées dans le cadre des politiques de développement durable. Pour rappel, ces dynamiques ont été institutionnalisées avec le développement des travaux sur la démocratie participative, que ce soit en France (Blatrix, 2012) ou dans d’autres pays (Van den Hove, 2001). Elles ont eu pour effet de créer une dynamique d’« entrepreneuriat de la participation » contribuant à la démocratisation de la décision politique. Ce processus de professionnalisation de la participation aurait aussi eu pour conséquence de réduire les formes de participation au « comment » au détriment du « pour quoi » (Mazeaud et Nonjon, 2018). Ainsi, les professionnels de la participation ont restreint les méthodes participatives à des aspects purement organisationnels ; délaissant par là même la spécificité des enjeux à discuter, tels que ceux relatifs à l’irréversibilité et à la finitude de la nature.

  • 6 « Programme concertation décision environnement : apports de 20 projets de recherche (2008-2013) »,(...)

24Appuyons-nous sur un exemple (Lejeune et Villalba, 2015). Les politiques d’aménagement du territoire font, comme la plupart des politiques durables, l’objet de procédures participatives (Goxe, 2009). Celle de l’écoquartier de l’Union, pilotée par la Métropole européenne de Lille, située dans le nord de la France et labellisée Écoquartier par le ministère français de la Transition écologique et solidaire, témoigne du phénomène que décrivent Mazeaud et Nonjon (2018) au sujet de la réalité biogéophysique. Pour parvenir, à « faire converger les objectifs et les valeurs communes entre les acteurs, expliquait un professionnel de la participation, il fallait bien mettre en place des espaces de participation institutionnels ». Sur le plan de l’analyse strictement procédurale, ce processus participatif est considéré comme la plus aboutie des politiques d’aménagement durable à l’échelle nationale6. Il favorise l’inclusion des personnes les plus éloignées du système de démocratie représentative ; il contribue à la coproduction de l’aménagement en matière d’architecture, de fonctions urbaines, et d’espaces verts en les croisant avec des enjeux de justice environnementale. Pourtant, si notre attention se porte sur le pour quoi plutôt que sur le comment de la participation, les espaces de participation observés dans le cadre de cette politique d’aménagement durable ne permettent pas d’élaborer des débats sur les implications politiques et sociales de la finitude et des irréversibilités environnementales dans la planification urbaine.

25De manière plus générale, si nous analysons ces espaces de participation à partir des justifications sociales et écologiques et en reconnaissant l’influence de la réalité biophysique de l’environnement sur les modes de vie, il est possible de rendre visible le pluralisme des valeurs à l’échelle territoriale ainsi que l’envisageait Norton. Cependant, le consensus politique, tel qu’il le préconisait, ne se vérifie pas. Les justifications politiques animent les conflits de valeurs presque indépassables, conduisent à la confrontation d’utopies écologiques – entre des perspectives politiques de modernisation écologique, et des projets de planifications territoriales de sobriétés énergétiques ; entre la gestion technique de la finitude de la nature et une réflexion politique sur la réduction des pratiques de consommation, entre la maîtrise technique de la nature et les relations sociales, voire spirituelles, à la nature (de Geus, 1999). Ces confrontations des représentations et des différents futurs possibles ont l’avantage de situer les acteurs d’un territoire sur une cartographie des représentations de la durabilité (Boissonnade, 2015). Les propositions s’inscrivent dans des registres à la fois technique, économique et social, ce qui en soi n’est pas problématique. Cependant, elles sont décontextualisées des contraintes environnementales, caractérisées par l’irréversibilité et la finitude. Et en cela, elles relativisent les conséquences sociales et territoriales de la réalité biogéophysique de l’environnement. De plus, elles ne permettent pas d’accorder une visibilité aux affects. Les considérer dans l’analyse politique permettrait pourtant de regarder différemment les conséquences des basculements environnementaux (Schlosberg et al., 2019). Les procédures de participation institutionnelles restent finalement garantes du consensus établi autour du projet politique développementaliste (Renouard, 2015). Elles empêcheraient aussi de penser d’autres horizons possibles, autres que ceux promus par le néolibéralisme (Berdoulay et Soubeyran, 2015 : 109) à différentes échelles territoriales et dans différents contextes politiques, écologiques et culturels.

Conclusion : que nous apprend la durabilité forte ?

26Cet article avait pour objectif d’analyser les effets des propositions théoriques et pratiques de la durabilité forte sur la manière de considérer la réalité biogéophysique dans l’élaboration des connaissances et l’agir politique environnemental. Les outils cognitifs élaborés par les nouveaux pragmatistes de l’environnement et ceux de l’éthique environnementale se caractérisent par des visions anthropocentrées et utilitaristes de la nature. Les pratiques de recherches procèdent par un double dualisme (Gilliand, 2019), un dualisme épistémologique qui consiste à extérioriser l’objet de connaissance du sujet qui connaît, et un dualisme ontologique qui éloigne les sphères non humaines du domaine strict des humains. Cette entrée de la nature en SHS permet d’associer une construction matérielle de la nature aux représentations sociales et à la défense des intérêts humains. Elle a pour avantage d’associer aux discours et aux idées politiques une vision rationnelle des enjeux environnementaux, plus adaptée aux pratiques dominantes de gestion de la nature. Ce rationalisme permet aux acteurs de maîtriser la nature, de s’inscrire vis-à-vis d’elle dans un rapport de domination et de subordination. Ces modes de pensée font aussi partie intégrante des structures argumentatives des discours et des idées politiques, hérités de la modernité (Warren, 2005).

27Aussi, comme nous l’avons vu, le choix des outils cognitifs de la durabilité forte n’est pas neutre. Les cultures de connaissance, dans lesquelles sont conçus les outils éthiques et économiques de la durabilité forte, sont porteuses d’une trajectoire scientifique et de valeurs ontologiques et épistémiques (Sagoff, 2009). Sur le plan de l’éthique scientifique, tout mode de production des connaissances impose une responsabilité aux chercheurs lorsqu’ils diffusent et transmettent les savoirs dans des sphères académiques et non académiques (Weber et Kalinovski, 2005). Cette responsabilité implique de bien situer, dans les activités scientifiques, pédagogiques, tout comme auprès des acteurs, les soubassements de tel ou tel savoir.

28Par ailleurs, l’adoption d’une approche interdisciplinaire est encouragée sur le plan scientifique. Cependant, chaque savoir et pratique disciplinaire résulte de contextes théoriques de production bien spécifiques dont il s’agit de connaître la portée et les soubassements ontologiques et épistémologiques. L’éthique environnementale pragmatique comme les nouveaux pragmatistes de l’environnement s’emploient à mobiliser les outils issus de l’étude du politique. Par cette pratique, ils tentent de faire preuve d’innovation dans leurs champs de recherche respectifs. Or, ils mobilisent des outils qui ne sont pas – eux non plus – dénués de trajectoire scientifique et de toute neutralité épistémique et ontologique (Favre, 2005, 2012). Il est donc fondamental de réaliser un travail de contextualisation des modes de production scientifique dans les courants disciplinaires.

29Enfin, cet article met en évidence la difficulté d’envisager les outils qui ne se réduisent pas aux approches mécanistes et constructivistes, mais aussi des ontologies moins anthropocentrées et individualistes. Ces outils et méthodes sont à construire pour comprendre dans quelle mesure les transformations biogéophysiques impliquent de nouveaux discours, pratiques, et rendent visibles les affects et autres registres émotionnels. Des pratiques de recherche sont aussi à inventer ; certaines apparaissent dans le domaine de la géographie (Bailey et al., 2016), d’autres explorent des pistes méthodologiques (Antoine et Smith, 2017) pour accorder une place à l’étude des relations que les hommes entretiennent avec la nature, en dehors de rapports dualistes.

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Notes

1 L’auteure tient à adresser ses remerciements aux relecteurs, à Olivier Petit et Rémy Petitimbert ainsi qu’au groupe des humanités environnementales de l’institut de géographie et de durabilité de la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne pour nos nombreux échanges.

2 Voir aussi le dossier coordonné par Clémence Guimont, Rémy Petitimbert et Bruno Villalba, « La crise de biodiversité à l’épreuve de l’action publique néolibérale », Développement durable & territoires, vol. 9, n° 3, novembre 2018, https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/developpementdurable/12512, consulté le 20 janvier 2019.

3 L’économie écologique va faire l’objet d’une institutionnalisation dans le milieu académique à travers la naissance d’une revue (Ecological Economics) et la création de sociétés savantes à l’échelle internationale (http://www.isecoeco.org/) et régionale (notamment à l’échelle européenne, http://www.euroecolecon.org/).

4 Ce projet scientifique dans le domaine de l’éthique s’est institutionnalisé à travers la création d’une revue (Environmental Ethics, https://0-www-pdcnet-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/enviroethics/Environmental-Ethics) et d’une association : l’International Society for Environmental Ethics (https://enviroethics.org/journals-of-interest/).

5 Pour en savoir plus sur les éthiques environnementales écocentrées et holistes, voir Hess (2013 : 301-363).

6 « Programme concertation décision environnement : apports de 20 projets de recherche (2008-2013) », 2014, Commissariat général au développement durable, juillet 2014 ; « Le colloque CDE Action environnementale – Que peut-on encore attendre de la concertation ? », novembre 2013, Environnement Magazine, https://www.actu-environnement.com/media/pdf/news-22550-concertation-dd.pdf, (consulté le 10 février 2019).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Caroline Lejeune, « Portées théoriques et incarnations des valeurs épistémiques et ontologiques de la durabilité forte dans les politiques environnementales »Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 10, n°1 | Avril 2019, mis en ligne le 04 avril 2019, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/developpementdurable/13741 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/developpementdurable.13741

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Auteur

Caroline Lejeune

Caroline Lejeune est post-doctorante au sein de l’équipe des humanités environnementales de l’Institut de géographie et de durabilité de la faculté des géosciences et de l’environnement de l’université de Lausanne (Suisse). Elle est membre associée au Centre d’études et de recherches administratives politiques et sociales (CNRS-UMR 8026). Ses recherches portent sur la justice environnementale à partir de la sociologie politique et de la théorie politique environnementale, IGD/UNIL.
lejeune.ca@gmail.com

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