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2022

Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic, Jean-Louis Tissier (dir.), 2021, Géographes français en Seconde Guerre mondiale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 442 p.

Hugo Cupri

Texte intégral

1Au motif qu’ils ont obtenu de l’administration vichyste la création d’une agrégation et d’une licence autonomes (entre 1941 et 1943), un lieu commun voudrait que les géographes français aient agi de connivence avec le régime pétainiste. Cette idée reçue, tenace et incrustée dans l’imaginaire disciplinaire contemporain, ne résiste cependant pas à l’examen historique déployé dans cet ouvrage.

2La déconstruction de cette « légende noire » (p. 6) aux « idées préconçues » (p. 7) particulièrement « actives dans l’inconscient de la communauté disciplinaire » (ibid.) est l’un des objectifs centraux du livre. Fruit d’une « réflexion collective » (p. 11) mobilisant une équipe d’historiennes et d’historiens de la géographie de l’équipe EHGO (Épistémologie et Histoire de la Géographie, UMR Géographie-cités) (Nicolas Ginsburger, Marie-Vic Ozouf-Marignier, Marie-Claire Robic, Dylan Simon, Jean-Louis Tissier, Denis Wolff), chercheurs et chercheuses formés et/ou sensibles à la géographie français (Pierre Bocquillon, Pierre Cornu, Suzanne Daveau, Emmanuelle Loyer, Efi Markou) comme internationaux (Heliana Angotti-Salgueiro, Gavin Bowd, Federico Ferretti, Josefina Gómez Mendoza), l’ouvrage investit à nouveaux frais ces supposées « années noires » (p. 5) de l’histoire de la géographie. Et le souci de la déconstruction n’est cependant pas synonyme de révision. En cela leur posture se détache, d’entrée de jeu, de toute forme de révisionnisme historique qui viendrait « réhabiliter » – ou au contraire « noircir » – à tort ou à raison, à charge ou à décharge, la mémoire d’une discipline et de ses praticiens dans « ce passé qui ne passe pas » (Rousso et Conan, 1990 ; cité dans l’ouvrage). Le livre aspire, de ce fait, moins à « disculper la discipline » (p. 7) qu’à (r)établir une vérité historique méconnue et trop souvent caricaturée – sans pour autant minorer ses parts d’ombre et, il faut bien l’avouer, sans non plus faire le panégyrique des formes de résistance que certains géographes opposèrent au nazisme ou au vichysme. Toutefois, toute vulgate historique, aussi inexacte soit-elle, a la peau dure. Au prétexte que l’institutionnalisation de la géographie à l’université trouve son dénouement sous les fâcheux auspices d’un régime autoritaire et collaborationniste, peut-on faire l’hypothèse d’une compromission des géographes français avec le Régime de Vichy ?

3En nous donnant les clefs d’une « histoire renouvelée et contextualisée de la géographie » (p. 6), cette hypothèse, aussi séduisante soit-elle, s’écroule d’elle-même. La thématisation de l’ouvrage – 1ère Partie « Géographier sous contrainte en zone libre et occupée » ; 2ème partie : « Près de Vichy ? » ; 3ème partie : « Hors des frontières : géographes à l’étranger et en exil » ; 4ème partie : « Figures de résistants et de victimes » – construit la conviction que la période 1939-1945 ne se réduit ni à la création d’un concours et d’un cursus autonomes – entreprise au long cours d’ailleurs entamée dès les années 1930 et combien importante puisqu’elle libère la discipline de sa sujétion à l’Histoire – ni à une adhésion massive des géographes français au pouvoir en place. En somme, il ne peut exister – et, par-là, s’écrire – un seul récit, sinon une histoire linéaire et homogène de cette « discipline sous Occupation » (p. 5). Pour la période traitée, autant de trajectoires biographiques et professionnelles affleurent qu’il existe de géographes différents – souvent éloignées, du reste, de la « Révolution nationale » et de son idéologie. Les auteurs insistent, tout au long des dix-huit chapitres qui composent le livre, sur les « effets de lieux » (p. 367) et les « effets de temps » (p. 372) qui pèsent, diversement, sur les géographes français suivant le déroulement chronologique et l’extension spatiale du conflit. Nous sont proposées, au fil des chapitres, quelque chose comme des « micro-histoires » qui, chacune centrée sur une ou plusieurs figures disciplinaires, retracent le parcours tant biographique que scientifique – parfois idéologique – de ces géographes en Seconde Guerre mondiale. Avec comme horizon de toujours reconstruire les conditions sociohistoriques dans lesquelles ils évoluent, produisent de nouveaux savoirs, enquêtent, et s’évertuent, vaille que vaille, à faire vivre leur discipline en ces « années de tourmente » (quatrième de couverture). Si un sort tout particulier est fait aux « mandarins » au faîte de leur carrière (Albert Demangeon, Maximilien Sorre, Jules Blache), aux géographes restés « célèbres » après coup (Pierre Gourou, Jean Gottmann, Pierre George, Jean Dresch ; même s’ils ne sont alors, pêle-mêle, qu’assistants, professeurs du second degré et/ou (bientôt) docteurs ès lettres), les auteurs s’intéressent à des figures plus périphériques du champ universitaire français. On pense à ceux qui interviennent en dehors des Instituts de géographie (tels que Jacques Ancel ou l’administrateur Henri Boucau) ; ceux dont la carrière se fait hors du cadre hexagonal (Orlando Ribeiro, Pierre Monbeig, Pierre Deffontaines). En parcourant ces différents portraits – à la manière de « portraits de famille » puisque les auteurs prennent soin de replacer, dans leur contexte, le rôle, la position et les relations que le géographe étudié entretient avec sa communauté scientifique – on s’aperçoit que la guerre n’a, en rien, interrompu le travail (universitaire) géographique. La création d’une licence et d’une agrégation de géographie n’est-il pas le reflet même de son affermissement ? Mais si, avant le déclenchement des hostilités, ce travail s’effectuait le plus souvent en collectif, au détour des couloirs, salles de classe et laboratoires des différents instituts et des facultés de lettres, il est, durant ces années-là, parfois contraint à se faire sur un mode (plus) individuel, ou à œuvrer en silence (s’exiler en Zone libre, loin, chez de la famille à l’instar de Pierre Gourou un temps installé en Savoie) – et, pour certains, à l’écart des universités françaises, Outre-Atlantique ou vers l’Europe du Sud. Car c’est bien la guerre – et les scansions historiques qu’elle impose – qui rythme et guide la trajectoire biographique et professionnelle des géographes au gré des impératifs du moment (familiaux, réquisitions, mobilisation militaire), des choix, obligations ou hésitations de carrière, des opportunités parascientifiques, administratives voire pédagogiques qui leur sont offertes par le personnel politique du moment, sans oublier les portes qui leur sont parfois fermées. Voilà pour le tableau géographique général de la période 1939-1945 – même si les auteurs s’autorisent parfois à remonter plus loin dans le temps.

4Au vu de la richesse de l’ouvrage, il serait impossible d’en rendre compte en intégralité. À défaut d’être fidèle à tout ce qui est dit – d’autant plus que les apports sont nombreux sur les plans évènementiel, historique et prosopographique – je ferai quelques remarques formelles avant de présenter deux des idées-forces qui, à mon sens, traversent, quoiqu’en filigrane, l’entièreté du livre.

5Sur la forme, la force de cet ouvrage est de convoquer des matériaux historiques inédits : sources archivistiques (fonds nationaux et départementaux, correspondances privées telles que celles d’Albert Demangeon, Jean Gottmann, ou encore celles d’Orlando Ribeiro), documents (extraits de conférences toujours circonstanciées et souvent méconnues : à l’image de celle du géographe toulousain Daniel Faucher, pourfendant la notion « d’espace vital » pp. 83-87), illustrations (ainsi d’un Jules Blache en habits officiels de préfet aux côtés du général de Gaulle en 1944 p. 365). Par le recours quasi systématique à l’archive, c’est même le parti-pris rare d’une histoire intime et sur le vif qui s’écrit et s’égrène page après page. On lit les angoisses des géographes, leurs doutes et leurs peurs face à la « Drôle de Guerre » et plus tard l’Occupation. À l’image d’une lettre de Pierre Gourou adressée à Jean Gottmann en date d’août 1942 qui décrit l’état des campagnes savoyardes où il vit reclus : « les prairies sont desséchées, les paysans n’ont pas de réserves de fourrage pour cet hiver et vendent à vil prix un bétail qu’ils ne pourront pas nourrir » (p. 68). On prend connaissance avec eux des mauvaises nouvelles : celles du front d’abord où sont mobilisés certains d’entre eux ; celles ensuite plus privées et douloureuses : le décès d’Albert Demangeon, en juillet 1940, tel qu’il nous est raconté dans une lettre de Jean Gottmann, est autrement plus retentissant : « Demangeon est mort, seul, loin de tous ses enfants, en territoire occupé et les gens n’apprendront son décès que plus tard et par hasard » (p. 30). Pour toutes ces raisons, le lecteur entre dans un récit riche, documenté et vivant.

6Deux idées-forces traversent l’ouvrage – c’est, à tout le moins, celles qui ressortent de la lecture que j’en ai eue. La première serait que les géographes français ont fait montre d’une certaine forme de « résilience » (p. 374) en continuant d’ « enquêter malgré tout » (p. 23). En quoi ils affichent une certaine endurance dans l’épreuve de la guerre. Car c’est bien la poursuite des travaux – enquêtes, études scientifiques, opuscules et thèses continuent de paraître dans une période pourtant marquée par une raréfaction du papier – débutés pendant le conflit voire même avant qui caractérise la géographie de l’époque. Une endurance toutefois inégale puisqu’elle a partie liée aux expériences personnelle et biographique de chacun ; et qu’elle dépend aussi de l’évolution des séquences évènementielles de la guerre, des déportations, des migrations plus ou moins choisies etc. Mais, témoigner, en ces années difficiles, d’une volonté de perpétuer « le travail de recherche » (p. 374) et de « poursui[vre] [sa] carrière » (p. 52) selon des rôles scientifique et pédagogique divers (dans l’enseignement secondaire, à l’université, ou, parfois, à sa marge), sans discontinuer ou presque, est déjà l’expression d’une forme de « résistance » disciplinaire – du moins si l’on envisage ce vocable sans arrière-pensée idéologique ou charge politique. En quoi la guerre n’est pas, comme pourrait le laisser supposer une première intuition, à l’origine de bouleversements majeurs dans les pratiques savantes et scientifiques des géographes – à quelques exceptions près. D. Simon peut, en ce sens, avancer l’idée que la guerre a été une période particulièrement féconde et prolifique pour le géographe Max Sorre – [cf. au chapitre qui lui est consacré « Une reconnaissance paradoxale ? Max Sorre, une identité savante en recomposition (1939-1948) »]. Seulement, les conditions du travail géographique sont autrement plus périlleuses selon que l’on se situe à Paris, en Zone occupée, ou ailleurs, à Montpellier, au Brésil, en Espagne, à New York. Et les lieux et postes occupés par ces géographes avant et durant le conflit préfigurent, pour partie, une « dissymétrie » mémorielle justiciable de l’ancienneté et de la notoriété des instituts de géographie ou des facultés de lettres français où ces géographes officiaient. Il en est ainsi d’une figure méconnue, Théodore Lefebvre, membre d’un réseau résistant à Poitiers où il est le « premier vrai titulaire de la chaire de géographie locale » (p. 312) mais qui, de par son « statut de géographe mineur et périphérique » (p. 313), « fut vite oublié, victime de l’histoire et de la répression nazie » (ibid.) – voir le chapitre de N. Ginsburger « L’ ‘Authentique héros’ de Poitiers ». Les travaux menés par ces géographes trouvent par ailleurs des destinations et applications variées – certains mettent leur expertise « au Service géographique de l’armée » (p. 48) durant les années 1939-1940 ; d’autres s’insèrent « dans le cadre d’une administration vichyssoise […] : la Délégation générale à l’équipement national » (p. 173) à partir de 1942. Certaines enquêtes, celles par exemple lancées par Demangeon en 1936 sous l’égide du Conseil universitaire de la recherche sociale « portant sur l’habitation rurale, la structure agraire de la France et les étrangers dans l’agriculture » (p. 23) sont terminées pendant la guerre. Ailleurs, ce sont des « guides » et « fascicules » élaborés par un personnel enseignant et éducatif divers – parfois acquis à la cause vichyste à l’instar du Pour retrouver la France (1941) « conçu et édité par l’École nationale des cadres d’Uriage, créée fin 1940 (Comte, 1991) […] [afin] de former des cadres du nouveau régime » (p. 120) – qui font leur apparition en dehors du cadre strictement scolaire (voir le chapitre de P. Bocquillon et J.-L. Tissier « ‘Retrouver la France’ par temps maussade »). Et, plus largement, si le conflit ne met pas un coup d’arrêt à la recherche en géographie, les correspondances, échanges et conversations – professionnelles comme informelles – ne se tarissent pas non plus. Peut-être avancerais-je l’idée, au vu des éléments et preuves historiques apportés par l’ouvrage, que les géographes affichent la volonté de rester soudés, unis et solidaires. C’est même tout un réseau social étroit, d’envergure nationale comme internationale, qui se maintient entre 1939 et 1945. Par-là, ces relations professionnelles ou amicales reconduisent des « solidarités » anciennes, d’autres plus récentes – le vocable est présent dans pratiquement tous les chapitres et fait écho à une lettre d’Henri Baulig adressée à Jean Gottmann au bas de laquelle le premier écrit un certain 8 avril 1941 : « Pour moi, la solidarité géographique n’est pas un vain mot » (p. 270). Et, par le biais de ce vaste réseau d’échanges et de discussions se profile une « réflexivité » (p. 377) sans commune mesure pour la géographie française qui, de l’expérience de ces « années de tourmente » (quatrième de couverture), tire des leçons précieuses pour son développement (futur).

7La géographie française, toute résiliente qu’elle est, ne tient que grâce à ces solidarités exercées, exprimées, et maintenues entre ces femmes et ces hommes unis par une communauté scientifique de destins. Cette seconde idée-force de l’ouvrage est analysée par les réseaux de solidarité et de sociabilité particulièrement actifs dès les premières années de la guerre. Un sort tout particulier leur est fait dans le chapitre de D. Wolff « Subir le passé, préparer l’avenir » basé sur les relations épistolaires nouées entre Demangeon et ses disciples et collègues de l’Institut de géographie de Paris. Ces réseaux ne sont cependant pas uniquement parisiens : ils tissent progressivement leur toile sur toute la France, Zone occupée comme libre – 1ère Partie – avant de se poursuivre à l’étranger. De la troisième partie, on retient surtout l’intervention de S. Daveau, de J. Gómez Mendoza et de H. Angotti-Salgueiro qui, toutes trois, montrent combien L’Espagne, le Portugal et le Brésil « continuent (…) [d’] accueillir des géographes français (…) [dans le but de] construire leur(s) propre(s) école(s) de géographie sur le modèle de l’École française, plus précisément des écoles locales centrées sur des villes universitaires » (p. 376). C’est dire, même si aura décline, que la géographie française continue d’être centrale à l’échelle mondiale. Même par temps de guerre, s’expédient, presque dans la routine, les affaires courantes des différents instituts de géographie et facultés de lettres où se donnent à voir soutiens, patronages et hiérarchies disciplinaires des plus banales – avec l’appui parfois de l’administration vichyste. C’est le cas par exemple de De Martonne qui « fait l’éloge de son élève [Jean Dresch] » (p. 55) dans une note adressée au ministre Abel Bonnard, le 9 septembre 1943, en vue de le positionner favorablement sur l’une des deux chaires de géographie coloniale récemment ouvertes dans la capitale. Des avancements de carrière ont aussi lieu : Max Sorre, avisé à la fin de mars 1941 par le Recteur de Paris de sa « mise à disposition de la Sorbonne » (p. 96), devient maître de conférences sans pour autant être titularisé – ce qui « témoign[e] d’une (…) défiance de Vichy à l’égard de savants ‘compromis’ par l’expérience du Front populaire » (ibid.). Des soutiens, pour le moins inattendus, sont même apportés à certains géographes : dans les chapitres de N. Ginsburger – « Géographes communistes et communisants » et « Un représentant de l’État français » – on apprend que Henri Boucau, géographe de formation et Inspecteur général de l’Enseignement supérieur au service de l’administration vichyssoise à partir de 1940, nomme en 1941-42 George et Dresch au « jury du Concours général de géographie, [même si] les deux communistes en sont exclus l’année suivante, à la demande du ministère » (p. 52). Même un Jacques Ancel, pourtant victime des mesures antisémites de l’État vichyste – il est interné au camp de Compiègne-Royallieu à partir de 1941 – bénéficie, semble-t-il, de l’intervention du géopoliticien Karl Haushofer, un proche des cercles nazis, pour en sortir l’année suivante – lors même qu’Ancel ne manque pas de fustiger les travaux allemands de Geopolitik dans nombre de ses ouvrages parus avant-guerre.

8Une troisième idée, plus discrète cette fois, voudrait que la violence du conflit dessine des « spatialités » et des « identités » savantes – et civiles – complexes qui ne peuvent être saisies au travers de catégorisations rigides et homogénéisantes. La binarité de certaines grilles de lecture – telles que « résistant / collaborationniste » ou, si l’on peut dire, « géographe actif / géographe passif » par ailleurs ni mentionnées ni proposées dans le livre – ne saurait rendre compte de la réalité historique, plus nuancée qu’il n’y paraît. Ainsi, Pierre George, communiste de la première heure, mais peu ou pas actif « dans le sens de la Résistance » (p. 61) sous l’Occupation, intègre, en 1943, la Délégation générale à l’équipement nationale (DGEN), appareil de l’État pétainiste pour le compte duquel il devient « chargé de missions » (p. 177). À cet effet, il réalise des études en vue de « dégager les règles d’application de la décentralisation industrielle » (p. 182) – voir les chapitres de N. Ginsburger « Géographes communistes et communisants » et E. Markou « Quand des géographes préparaient la décentralisation industrielle (1942-1945) ». De plus, certains chapitres nous conduisent à penser que la guerre est une période forte d’engagement(s) aux colorations militante et idéologique diverses. En tout cas, certains géographes universitaires, ou de formation, embrassent des carrières administrative, politique ou institutionnelle au gré des opportunités que leur offre le personnel politique du moment – voir le chapitre de N. Ginsburger sur l’inspecteur général de l’Instruction publique Henri Boucau ; celui encore de M.-C. Robic sur Jules Blache, « membre (…) du Comité départemental de libération de Meurthe-et-Moselle » (p. 336) puis éphémère préfet de la Résistance entre 1944 et 1946. Des écrits et travaux géographiques, au ton nettement plus combatif et engagé, affleurent çà et là mais ils n’empruntent pas toujours les canaux de communication officiels – la parution des Annales de Géographie est d’ailleurs interrompue à partir de 1942Ils paraissent, pour partie, dans la clandestinité de la Résistance, d’autres aussi à l’ombre de Vichy. À l’image du parcours et des travaux de Lucien Gachon et de Jean-François Gravier (voir les chapitres de N. Ginsburger, de P. Cornu et M.-V. Ozouf-Marignier dans la partie 2 de l’ouvrage « Près de Vichy ? ») au ton nettement plus agressif et qui partagent, à certains égards, « l’idéologie de la Révolution nationale » (pp. 141 et 196) – l’agrarisme au premier chef. Quelques géographes trouvent dans cette écriture nettement plus personnelle – voire pamphlétaire – « le moyen d’exercer [leur] liberté » (p. 341) et d’afficher leur résistance à l’oppression. À l’instar du livre de Jules Blache Le Grand refus écrit entre « juin 1942 » et « Pâques 1944 » (p. 340) mais publié après la Libération qui nous est décrit, commenté et contextualisé avec force par M.-C. Robic. Blache utilise, selon l’auteure, le « savoir encyclopédique [géographique] enrichi par les avancées de la géographie humaine et [la] géographique économique » (p. 350) comme autant d’armes pour « fonder sa critique des thèses nazies » (ibid.). Mais, bien avant le commencement du conflit – et pendant ; ce sont les chapitres de N. Ginsburger sur Jacques Ancel et Daniel Faucher ainsi que celui de F. Ferretti sur Paul Dupuy qui en parlent le plus – c’est toute une tradition française critique des travaux de la Geopolitik allemande qui se réactive.

9La conclusion de l’ouvrage, enfin, est riche d’enseignements sur les recompositions, tant thématiques que scientifiques (à venir) pour la discipline qui sort, comme tant d’autres, d’une épreuve longue de presque six ans : « un tropisme spatial anime les géographes les plus réflexifs et se répand alors, au détriment d’un fondement mésologique » (p. 379). Apparaît alors, sous la plume de quelques-uns, un nouveau vocable géographique : « organisation [de l’espace] » sous « l’angle de l’action planificatrice et spatiale » (p. 380). La guerre aurait-elle dessillé les yeux des géographes quant à l’épuisement de leur programme de recherche initial ? Certains, exilés ou en quête d’une actualisation de leur discipline, échafaudent de nouvelles pistes programmatiques au contact d’autres traditions géographiques nationales (à l’image de Jean Gottmann, contraint d’émigrer aux États-Unis pendant le conflit) et posent quelques jalons en faveur d’un aggiornamento. Et les géographes de réaffirmer, au vu de la mondialité du conflit, le « ‘principe de l’unité terrestre’ sur lequel Vidal de la Blache (…) a fondé la légitimité de la géographie générale et physique » (p. 379 et 383). Une discipline qui, au sortir du conflit, reconduit finalement l’héritage de la géographie dite « classique » bien que l’irruption de certaines « nouveautés » – tel le syntagme « organisation de l’espace » - annoncent déjà, en germes, quelques recompositions scientifiques.

10Au final, le lecteur retrouve la mémoire encore vive d’une discipline qui continue de se développer, bon an mal an, dans une époque troublée. Ainsi, la période 1939-1945 – qui ne fut pas une « parenthèse » (p. 5) en géographie – s’ouvre enfin à l’examen historique. Dans ce cadre, des géographes morts pour des idées ou au combat sont sauvés de l’oubli ; des participations ou adhésions idéologiques à Vichy nous sont rappelées ; des formes de résistances à l’oppression et des engagements militants sont exhumés ; des exils forcés ou des émigrations volontaires à l’étranger sont portés à notre connaissance. À l’évidence, l’ouvrage, de par les nouveaux éléments tant prosopographiques qu’historiques qu’il apporte, brise un cliché. Cette idée qui voudrait que les géographes français se soient, finalement, « agrégés » docilement au Régime de Vichy pour en tirer quelques faveurs. Car, on ne peut, à l’aune des évènements qui nous sont relatés et des parcours biographiques et scientifiques qui nous sont présentés ici, parler de « collaboration ». Ou, si l’on veut garder le mot, caractérise-t-il, au total, des préoccupations avant tout géographiques et scientifiques.

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Bibliographie

Comte B., 1991, Une utopie combattante, l’école des cadres d’Uriage, Paris, Fayard, 639p.

Rousso H., Conan. E., 1996, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard/Gallimard, 327p.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hugo Cupri, « Nicolas Ginsburger, Marie-Claire Robic, Jean-Louis Tissier (dir.), 2021, Géographes français en Seconde Guerre mondiale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 442 p. », Cybergeo: European Journal of Geography [En ligne], Revue de livres, mis en ligne le 06 janvier 2022, consulté le 14 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cybergeo/37992 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cybergeo.37992

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Auteur

Hugo Cupri

Doctorant
Université Panthéon-Sorbonne, Paris, France
hugo.cupri@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-4.0

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