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Systèmes coutumiers, centralisme juridique de l'Etat et usages du droit

Baudouin Dupret

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Mots-clés :

droit
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Texte intégral

1Il est de notoriété qu'au Yémen la justice coutumière est encore active, prépondérante, voire exclusive dans certaines régions. Pourtant, il existe peu de travaux la prenant pour objet et tâchant de mesurer l'impact de la construction étatique ­ et de son corollaire, l'instauration d'une justice civile centralisée ­ sur cette justice. Ce n'est pas tant que la recherche anthropologique se soit désintéressée du Yémen, loin s'en faut. Il suffit, à cet égard, de citer les travaux de Serjeant, Dresch, Messick, Mundy ou Würth pour attester du contraire1. Ces études n'ont toutefois pas traité systématiquement du phénomène judiciaire coutumier et encore moins des transformations que l'instauration d'un pouvoir judiciaire étatique, calqué sur le modèle égyptien, a pu initier. On trouve naturellement davantage de références dans la littérature en langue arabe, bien que celle-ci ne s'avère au total qu'à peine plus riche2. Dans ce contexte, les ouvrages de Rashâd al-`Alîmî présentent un certain intérêt et c'est pour cette raison que la traduction du chapitre de l'un d'eux, consacré aux procédures de justice tribale dans la société yéménite, est proposée ci-dessous.

2D'un point de vue théorique, il est sans aucun doute intéressant d'approfondir l'étude des différents modes de règlement des conflits, à l'entrecroisement des institutions judiciaires de l'Etat ­ avec leurs professionnels, leurs textes de loi et leurs stratégies ­ et des instances « coutumières » de justice ­ avec leurs propres acteurs, leurs références et leurs stratégies. Pour ce faire, la théorie du pluralisme juridique peut être d'une certaine utilité3. Sa prétention à voir du droit partout, indépendamment de l'Etat ou de l'autorité politique, indépendamment de l'usage même des mots et des institutions par les acteurs sociaux, n'est pas toutefois sans poser de problèmes. Aujourd'hui plus que jamais, il est en effet devenu difficile de considérer que le droit puisse exister en « apesanteur » étatique. De plus, on peut profondément douter de ce que le droit soit synonyme de contrôle social. Enfin, il est acrobatique d'attribuer la qualité de droit à tout système de production de normes, alors que les gens se réfèrent clairement à des objets différents dans leur langage usuel4. Cela n'empêche pas, toutefois, d'étudier trois questions distinctes : l'existence de systèmes de normes orales et écrites servant de base à des procédures de règlement des conflits ; le fait que le droit étatique est l'objet de pratiques quotidiennes d'interprétation et d'utilisation ; la tension qui résulte nécessairement de la pluralité des normes et pratiques et de la vocation centralisatrice et hégémonique de tout système juridique.

3On le voit, la théorie du pluralisme juridique s'élève d'abord contre toute idée de centralisation étatique du droit. A l'Etat présenté comme seul producteur de droit, il s'agirait d'opposer la multitude des champs sociaux partiellement autonomes et auto-régulés, eux aussi producteurs de règles juridiques. Dans cette perspective, l'Etat lui-même ne constitue plus qu'un agrégat de champs sociaux. Si la constitution du droit et de l'Etat en objets de l'analyse sociologique se justifie parfaitement, il nous semble que l'extension illimitée de la notion de droit à toute forme d'expression normative est, pour sa part, indue. Au lieu d'une analyse dichotomique du fait juridique opposant le monisme du droit de l'Etat au pluralisme des instances non étatiques, il serait sans doute possible de proposer un double déplacement du point de vue. D'une part, il s'agirait de procéder à l'analyse des systèmes normatifs s'apparentant au droit étatique, c'est-à-dire fondés sur des règles écrites ou orales qu'un groupe de personnes est censé connaître et interpréter, dotés d'instances chargées de les faire respecter et utilisés par les gens comme un système juridique alternatif du droit étatique. D'autre part, il s'agirait de considérer les voies par lesquelles les acteurs appréhendent leur environnement juridique, le comprennent et agissent dans ce contexte, confrontant en permanence la pluralité des normes sociales de référence à l'unicité du droit en vigueur.

4Le contexte yéménite constitue un objet d'analyse particulièrement pertinent dans cette perspective. Le Yémen est d'habitude présenté comme l'archétype d'un système étatique faible, obligé de coexister avec des instances judiciaires coutumières autonomes, tandis que les normes applicables ne seraient mises par écrit que pour une partie et ne revêtiraient en aucune manière l'aspect d'un appareil cohérent. Ceci ne tient évidemment pas compte de multiples paradoxes, en premier lieu, l'idée selon laquelle les systèmes coutumiers ne peuvent pas fonctionner en dehors de toute interférence avec le droit de l'Etat.

5Face à des systèmes coutumiers multiples, confrontés à des pratiques du droit fluctuantes et à la force de pénétration d'un droit étatique hégémonique, les acteurs sociaux procèdent à des agencements et des hiérarchisations qu'il serait intéressant d'étudier. Ces pratiques ne sont ni nécessairement institutionnalisées ni forcément stables. Les contextes d'interaction amènent les acteurs à établir des hiérarchies circonstancielles, à donner des priorités, à procéder à ce qu'il est maintenant convenu d'appeler du forum shopping. Mais ces mêmes contextes peuvent aussi les contraindre à fonctionner dans un système plutôt qu'un autre, à ne pas avoir le choix de l'instance compétente, ce qui ne les empêche toutefois pas d'avoir des pratiques d'utilisation de ces instances.

6La situation au Yémen est fortement marquée par l'existence du tahkîm (arbitrage), du qadâ' qabalî (justice tribale) ou du `urf (coutume). L'existence d'un pouvoir judiciaire centralisé et d'une production législative étatique y constitue, à l'échelle du pays, une expérience récente et contrastée d'une région à l'autre. L'histoire propre du pays est en effet marquée aussi bien par l'opposition du pouvoir zaydite à celui des tribus que par un processus colonial différent ayant débouché sur une structuration judiciaire distincte. L'abolition de l'imamat, l'indépendance, la création de deux républiques et, par la suite, l'unification du pays n'ont pas totalement gommé les spécificités locales dans l'administration de la justice. Les interactions des droits étatique et coutumier sont donc contrastées, mais il faut en même temps les relever. En matière pénale, par exemple, le règlement de situations d'homicide peut fréquemment passer par les étapes suivantes : le commissariat, l'engagement d'un arbitrage coutumier, l'initiation d'une procédure pénale par le Parquet, une conciliation déterminant le prix du sang et l'abandon des poursuites officielles. Inversement, la procédure pénale peut aboutir au prononcé d'une peine de prison purgée par la personne coupable d'homicide sans qu'aucune conciliation ait été acceptée par la famille de la victime, ce qui n'éteint dès lors pas le mécanisme du tha'r et expose l'individu à l'exercice de la vengeance coutumière alors même qu'il n'est plus l'objet de poursuites pénales officielles.

7L'ouvrage de Rashâd al-`Alîmî, dont un extrait est traduit ci-dessous, constitue une des rares tentatives de présentation de la justice tribale au Yémen. A ce titre, il ne peut être ignoré. Il souffre malheureusement de plusieurs défauts, dont celui de rester à un niveau de grande généralité. Il offre, par exemple, peu d'illustrations concrètes d'affaires traitées par des instances tribales de conciliation. Les principes généraux sont présentés, en matière de procédure comme dans les différents domaines du droit, mais uniquement dans les grandes lignes. Un autre problème tient au fait que cette étude de la justice tribale est menée systématiquement à l'aune du droit positif des manuels. Il est ainsi question de « première instance », d'« appel », de « cassation » ou encore de « droit pénal », de « droit du statut personnel », de « droit commercial ». Ceci a certainement pour effet de gommer une bonne partie de la spécificité du fonctionnement de la justice coutumière au Yémen. Il reste que, pour celui qui n'est pas familier de ces questions, ce livre offre une introduction relativement aisée à un phénomène peu et mal étudié. En soi, ce n'est déjà pas rien.

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Notes

1 P. Dresch, « Episodes in a Dispute between Yemeni Tribes : Text and Translation of a Colloquial Arabic Document », Der Islam, 64/1 (1987), p. 68 et sq.

P. Dresch, Tribes, Government and History in Yemen, Oxford, New York, Oxford U.P, 1989.

B. Messick, The Calligraphic State. Textual Domination and History in a Muslim Society, Berkeley, University of California Press, 1993.

M. Mundy, Domestic Government. Kinship, Community and Polity in North Yemen, Londres, New-York, Tauris, 1995.

A. Würth, « A San`a Court : The Family and the Ability to Negotiate », Islamic Law and Society, 2/3 (1995), p. 320-340.

R. B. Serjeant, Customary and Shari`a Law in Arabian Society, Gower House, Variorum, 1991.

2 N. A. `Abd Allâh, L'Arbitrage en droit yéménite (en arabe), s. l., s. d.

`A. `Abd al-Wahhâb, La Justice au Yémen à travers l'histoire (en arabe), Sanaa, Maktabat al-jîl al-jadîd, 1976.

Rashâd al-`Alîmî, La Justice tribale dans la société yéménite (en arabe), s. l., s. d.

Rashâd al-`Alîmî, Traditionalisme et modernité dans le régime juridique yéménite, étude comparée (en arabe), Matâbi` al-shurûq, s. d.

F. Abû Ghânim, La Tribu et l'Etat au Yémen (en arabe), Dâr al-Manâr, 1990.

M. al-Samadî, Théorie de la peine dans la sharî`a et les coutumes tribales au Yémen ; concept de la pureté et de la honte (en arabe), s. l., 1993.

3 Pour une revue de cette littérature, voir J. Griffiths, « What is Legal Pluralism ? », Journal of Legal Pluralism, 24 (1986), p. 1-55.

Voir aussi S. E. Merry, « Legal Pluralism », Law & Society Review, 22/5 (1988), p. 869.

4 Sur la critique du pluralisme juridique radical, voir B. Dupret, « Legal Pluralism, Normative Plurality, and the Arab World », Legal Pluralism in the Arab World, B. Dupret, M. Berger, L. al-Zwaini (éd.), La Hague-Londres-Boston, Kluwer Law International, 1999.

Voir aussi B. Z. Tamanaha, « The Folly of the “Social Scientific” Concept of Legal Pluralism », Journal of Law and Society, 20/2 (1993), p. 192-236.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Baudouin Dupret, « Systèmes coutumiers, centralisme juridique de l'Etat et usages du droit »Chroniques Yéménites [En ligne], 8 | 2000, mis en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/9 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.9

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Baudouin Dupret

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