A droite 'Abd al-Majîd al-Zindânî (membre fondateur d'al-islâh et président de l'université al-Imâm) aux côtés d'Ahmad 'Alî Sâlih (fils de l'actuel Président du Yémen et chef de la garde républicaine). (Affiche)
1Au Yémen, le Rassemblement yéménite pour la réforme (RYR), plus communément appelé al-Islâh, créé le 13 septembre 1990, intègre et représente la branche yéménite des Frères musulmans, dont l'organisation a été fondée en 1928 en Egypte par le réformateur Hasan al-Bannâ. Ce parti, principale formation de l'opposition institutionnelle au pouvoir du président 'Alî 'Abd Allâh Sâlih et de son parti le Congrès populaire général (CPG)1, possède la particularité d'intégrer en son sein des tendances hétéroclites sur les plans religieux, social et politique. Les membres de l'Organisation des Frères musulmans se voient notamment associés à une aile traditionaliste et " tribale ". Ainsi le président du parti al-Islâh et président du Parlement, le cheikh 'Abd Allâh al-Ahmâr, est-il en même temps le chef de la confédération tribale des Hâshid alors que la principale figure politique de ce parti, connue notamment à l'étranger à travers ses publications scientifico-religieuses et ses émissions sur la chaîne télévisée islamique Iqra, est le cheikh 'Abd al-Majîd al-Zindânî, également président de l'université al-Imân2.
2La constitution de ce parti, à la " nature singulière, tribale et islamiste3 " est le fruit des spécificités de l'histoire contemporaine du Yémen ; au cours de la Révolution de 1962 puis de la guerre civile qui s'ensuit, le ralliement des cheikhs de tribus à la République, défendue entre autres par les Frères musulmans, est un facteur essentiel de la défaite de l'imamat4. Ce ralliement, associé au système d'allégeance tribale, a contribué, au moins dans l'ex-République Arabe du Yémen, à la création d'un système politique dont l'électorat, ainsi qu'une partie des cadres, sont largement désidéologisés5. En conséquence, les partis politiques yéménites et notamment al-Islâh, lorsqu'ils ne sont pas rattachés à une idéologie exportée (nassérisme, ba'thisme), ont un noyau idéologique lâche : " The style of politics in which Islâh's leaders took part was that associated with the president's GPC, a style of patronage and connections rather than ideology or of activists as vanguard of the masses6. "
3Les attentats du 11 septembre 2001 à New York et à Washington, puis les bombardements sur l'Afghanistan qui en ont résulté, fournissent un cadre d'étude particulièrement intéressant à qui veut examiner l'hétérogénéité des analyses au sein du mouvement des Frères musulmans. La diversité des réactions exprimées par les membres d'al-Islâh face à ces événements soulève en effet de nombreuses questions, notamment quant à la capacité des courants islamistes réformateurs à s'adapter aux contextes nationaux et à assumer la représentation de tendances très larges. Cette diversité d'opinion malmène l'image monolithique et fortement idéologisée qui est celle du mouvement des Frères musulmans dans les perceptions occidentales. Celui-ci est réputé fonctionner selon un système très hiérarchisé, dont l'idéologie globale serait encore aujourd'hui fortement empreinte des théories de son fondateur. Dans la tradition " frèriste ", le culte du secret amène souvent les membres de l'Organisation à nier l'importance de la structuration transnationale du mouvement et les liens établis entre le murshid 'âmm (guide général), de nationalité égyptienne depuis les origines, et les antennes et partis nationaux.
4Au cours de cette étude, nous chercherons à mettre en lumière une partie des fondements de l'hétérogénéité des réactions au sein du RYR face au 11 septembre et à ses conséquences, particulièrement en ce qui concerne le régime des Talibans afghans. L'hétérogénéité des lectures doit-elle être comprise comme un résultat direct de la diversité idéologique d'al-Islâh ? A l'inverse, l'expression d'opinions multiples n'est-elle pas inhérente à l'idéologie des Frères musulmans ? A travers ces questionnements nous tenterons de replacer certaines logiques internes à al-Islâh dans le système idéologique de l'Organisation des Frères musulmans.
5Pratiques de la diversité : les réactions au sein d'al-Islâh face au 11 septembre et à la guerre en Afghanistan
6Le 11 septembre 2001, en fin d'après midi, nombre de Yéménites voient devant leurs téléviseurs les attentats se dérouler en direct. La nouvelle circule rapidement à travers le pays. Immédiatement, les autorités et les principaux partis politiques condamnent sans ambiguïté les attaques de New York et de Washington. Le communiqué officiel émanant du gouvernement affirme que " le Yémen dénonce vivement ces actes terroristes, quels que soient leurs auteurs ". Dès le lendemain, le président Sâlih rassemble, dans une caserne à l'écart de Sanaa, les hautes personnalités politiques de tous bords. Le contenu exact de cette entrevue d'urgence demeure inconnu, mais on rapporte que les forces d'opposition, principalement les islamistes, ont été appelées à la retenue7. Le mot d'ordre officieux est alors de ne pas répéter les erreurs de la guerre du Golfe : le refus yéménite de soutenir la coalition menée par les Etats-Unis en 1990-1991 avait en effet eu d'importantes et de durables répercussions économiques, sociales et politiques.
7Dans les jours qui suivent les attentats, une part non négligeable de la population exprime spontanément son soutien à Usâma b. Lâdin ; les cassettes audios des différentes interventions de cette nouvelle figure populaire sont très largement diffusées avant d'être interdites par le gouvernement au début du mois de novembre 2001. Toutefois aucun des partis politiques ne se réjouit des attentats. Dans son communiqué officiel publié dans al-Sahwa (" L'éveil ", organe de presse hebdomadaire du parti) daté du 13 septembre 2001, al-Islâh déclare " être choqué et adresser un message de condoléances aux familles des victimes innocentes qui ont perdu la vie dans les attaques agressives ". La mort de civils est explicitement condamnée par l'ensemble des courants et des personnalités du parti. Les divergences apparaissent toutefois au moment de désigner les responsables des attaques. Certains dirigeants, notamment le cheikh al-Zindânî, reprennent et amplifient le sentiment d'une partie de la rue yéménite qui affirme que des musulmans ne peuvent pas être à l'origine de ces attentats et que les responsables ne peuvent être que les services secrets israeliens. Cette analyse des événements se voit d'ailleurs confortée par une rumeur insistante, qui trouve son origine dans un communiqué diffusée par la chaîne du Hizb Allâh libanais Al-manâr et son réseau internet, indiquant que " 4 000 juifs travaillant dans les tours du World Trade Center ne se sont pas rendus au travail le matin du 11 septembre ". Toutefois la majorité, semble-t-il, des cadres du parti reconnaît rapidement l'implication possible des réseaux d'al-Qa'îda, mais condamne l'idée de rétorsion à leur encontre en l'absence de preuves matérielles irréfutables. Il est fréquemment rappelé que les responsables des attentats devront être soumis à une cour de justice équitable et qu'une guerre ne peut faire office de justice.
8Les principales divergences au sein d'al- al-Islâh vont en fait se manifester au moment de la campagne militaire américano-britannique contre l'Afghanistan. Plusieurs questions semblent alors diviser les membres du parti : en quels termes condamner ces frappes ? Faut-il soutenir les Talibans ou l'Alliance du Nord ? Quelles solutions proposer ?
9La position officielle d'al-al-Islâh, pour préserver son unité, est de s'opposer aux frappes militaires en Afghanistan. Toutefois, le parti refuse de se prononcer en faveur des Talibans ou de l'Alliance du Nord. Le flou manifeste entretenu par ces déclarations semble confirmer le caractère relativement lâche du noyau idéologique de ce parti qui laisse cours à une multiplicité d'analyses. En effet, l'ensemble des sensibilités internes au parti ne se serait sans doute pas reconnu dans une position tranchée.
10Dans un contexte interne de liberté d'analyse, qui se voit tout de même limité par la pression croissante du gouvernement à l'égard d'une composante du camp islamiste, plusieurs sensibilités se démarquent dans le RYR, essentiellement sur la question de la formation à soutenir dans cette guerre. Schématiquement, nous en distinguons trois principales : un soutien assumé aux Talibans, un soutien de circonstance à ceux-ci et une neutralité constructive. Il est entendu que ces trois différentes réactions constituent des catégories idéal-typiques et que les positions exprimées sont fréquemment plus complexes que ce classement ne le suppose.
11Le soutien assumé aux Talibans
12Nous qualifions de soutien assumé aux Talibans la position de ceux qui se montrent favorables à ce régime politique dont ils cautionnent et légitiment le système d'application de la loi musulmane. Dans un tel cadre d'analyse, le projet politique des Talibans est soutenu en tant que tel et non en fonction de la situation politique depuis le 11 septembre 2001. Cette dernière ne constitue qu'un élément supplémentaire, conduisant à une exacerbation de ce soutien et, par réaction, à un accroissement du sentiment anti-américain.
13Il est impossible de déterminer le poids réel d'une telle position au sein d'al-Islâh car ses partisans sont difficiles à identifier. En effet, le contexte politique et institutionnel yéménite de l'après-11 septembre ne leur offre guère l'occasion de se manifester publiquement, tant l'Etat yéménite est peu enclin à laisser s'exprimer cette frange de la société. Le cheikh al-Zindânî, qui affirme sa sympathie à l'égard des Talibans depuis leur accession au pouvoir en 1996, est officieusement interdit de presse sur des sujets politiques depuis les événements du 11 septembre. Ainsi n'a-t-il pas publié de réaction officielle ni d'interview au sujet des attentats de New York et de Washington et des bombardements sur l'Afghanistan. Toutefois, les cours et les prêches qu'il continue de professer au sein de l'université al-Imân lui offrent un espace relativement libre d'expression et permettent donc d'identifier ses positions à travers les paroles que rapportent certains de ses étudiants.
14Le soutien de circonstance aux Talibans
15Cette attitude, contrairement à la précédente, ne procède pas d'une adhésion au projet politique des Talibans ; elle est davantage le résultat du contexte international du moment et de la volonté d'exprimer sa solidarité à l'égard du peuple afghan. Les tenants d'une telle position s'appuient sur l'absence de preuves indiquant l'implication des Talibans dans les attentats de New York et Washington. Sans se prononcer sur la légitimité du régime taliban, ils se concentrent sur l'" agression " dont il leur paraît être la victime.
16Par ailleurs, ce point de vue met en avant une solidarité comprise comme " naturelle " entre musulmans. Le cheikh al-Ahmâr déclare ainsi dans une entrevue d'al-Sahwa datée du 18 octobre 2001 : " Je pense que les musulmans ou les Arabes ne doivent pas participer aux bombardements contre l'Afghanistan et que, si certains gouvernements le font, cela ne représente pas l'opinion musulmane et arabe. " Cette posture se voit confortée par un principe d'ordre religieux qui veut qu'un pays musulman soit soutenu s'il est attaqué par des forces non-musulmanes. Ainsi l'Alliance du Nord est-elle fortement critiquée en tant que force musulmane coalisée avec des armées non-musulmanes pour attaquer d'autres musulmans. Au cours du mois de novembre 2001, la publication dans la presse de photos montrant les violences commises sur les prisonniers Talibans par les combattants de l'Alliance du Nord renforce cette dénonciation : ces derniers ne peuvent être de véritables croyants musulmans et sont donc à considérer comme des traîtres.
17La neutralité constructive
18La troisième sensibilité exprimée au sein d'al-Islâh, tout en condamnant fermement les bombardements américano-britanniques, refuse de prendre parti entre les Talibans et l'Alliance du Nord. Cette neutralité est qualifiée de constructive dans la mesure où elle tente de proposer une sortie de crise à la guerre civile afghane, en s'appuyant sur des arguments à la fois religieux et politiques.
19Ainsi, Muhammad Qah?ân, président du bureau politique d'Islâh affirme : " Le système des Talibans était dès l'origine voué à l'échec car il ne reposait pas sur le choix du peuple. Malgré cela, des musulmans ne peuvent s'allier à des non-musulmans pour s'attaquer à des musulmans. La solution aurait dû être que les dignitaires musulmans, afghans ou non, conformément aux principes islamiques tentent un sulh (réconciliation selon les principes religieux)8. " Dans sa déclaration officielle, l'Islâh préconise " la tenue d'élections démocratiques qui seules permettront de faire émerger un gouvernement légitime ".
20Les fondements de la divergence, entre conjoncture yéménite et héritage idéologique
21Les trois principales positions à l'égard de l'Afghanistan que nous avons distinguées précédemment démontrent la capacité d'Islâh d'intégrer des analyses divergentes sans que cela ne provoque de crise interne au parti. Comment expliquer cette diversité ? Deux facteurs apparaissent essentiels : le système politique au Yémen et l'idéologie même des Frères musulmans. Les observateurs ont souvent mis l'hétérogénéité politique d'Islâh sur le compte des particularités yéménites de l'histoire de ce mouvement. Toutefois, il ne s'agit pas seulement de comprendre d'où viennent ces divergences ; il convient aussi de saisir comment l'existence d'une telle pluralité est légitimée à l'intérieur du parti et aux yeux des membres yéménites des Frères musulmans. Cette hétérogénéité d'opinions sur le 11 septembre et plus particulièrement sur la guerre en Afghanistan pourrait ainsi ne pas être uniquement le fait de la spécificité du RYR mais également le produit de l'idéologie frériste.
22Al-Islâh dans le système politique yéménite
23Depuis sa création, le RYR a fait l'objet de multiples études9. Nombres d'entre elles concluent que la spécificité de ce parti pourrait se résumer à deux caractéristiques principales : d'une part, une forte intégration dans le système politique (" Ce n'est pas sur le terrain du vocabulaire, des " valeurs " ou de l'" éthique " et encore moins de la " religion " que s'exprime le clivage entre pouvoir et opposition10. ") et, d'autre part, un noyau idéologique lâche (" Cette contestation religieuse est, d'une certaine façon, pondérée par le pragmatisme tribal, et reste par conséquent relativement peu idéologisée11. "). La prégnance du vocabulaire religieux dans le système politique yéménite s'étend bien au-delà des seuls partis dits islamistes. Cette " hégémonie idéologique " du référent islamique, selon l'expression de François Burgat, amène un questionnement sur la nature du parti al-Islâh et notamment sur la cohérence de son projet et sur sa position de parti d'opposition.
24Comme le démontre Ludwig Stiftl, la constitution de programmes électoraux proposant une alternative institutionnalisée au pouvoir et des passages successifs de l'opposition au gouvernement ont ancré al-Islâh dans un système d'alternance et contribué à la formation d'une pratique politique d'opposition légale12. Dans le même temps, sur le plan institutionnel, sa participation au gouvernement de 1993 à 1997, l'élection de son président, le cheikh al-Ahmâr, à la tête du Parlement depuis 1993 grâce à l'appui des voix du CPG et sa non-présentation comme candidat à l'élection présidentielle de 1999 indiqueraient au contraire que le RYR tend à ne devenir pour le pouvoir qu'un alibi attestant de la réalité du multipartisme. De même, la faiblesse de son corpus idéologique, la diversité d'origine de ses membres pourraient en faire un parti " attrape-tout ", sans réelle cohérence. Les spécificités de l'histoire contemporaine du Yémen et particulièrement l'implication des Frères musulmans dans le régime républicain aurait permis d'agréger des tendances très différentes au sein d'un même parti. La diversité d'analyse au sujet du 11 septembre et de la guerre en Afghanistan pourrait alors être interprétée comme le résultat de l'hétérogénéité des tendances du parti. Ainsi, la position exprimée serait largement déterminée par le groupe d'origine politique dont elle émane. De l'appartenance à la tendance tribale d'al-Islâh, par exemple, procéderait une position particulière différente de la posture commune des membres des Frères musulmans.
25Toutefois, comme le remarque Jillian Schwedler, cette diversité d'origine des acteurs politiques ne semble pas présager de leurs positionnements politiques : " Islah is often said to consist of a religious wing, a tribal wing, and an ad hoc group of business leaders and intellectuals. While this picture is generally accurate, such broad strokes are often interpreted to suggest a level of cohesiveness among the different "branches" or trends" that does not reflect the group's internal dynamics13. ". En conséquence, les divergences d'analyse nous apparaissent non seulement comme le fait des spécificités du RYR, défini comme parti fortement intégré et au noyau idéologique lâche, mais s'appuient, bien plus que ne le pense le regard extérieur, sur un certain individualisme dans les positionnements politiques. Sans pour autant sur-idéologiser les pratiques au sein de ce parti, une analyse des fondements idéologiques des Frères musulmans et plus particulièrement de la pensée de Hasan al-Bannâ laisse entrevoir une certaine souplesse qui légitime la multiplicité des analyses et permet de comprendre finalement pourquoi les membres yéménites de l'Organisation des Frères musulmans restent affiliés à un parti si flou idéologiquement.
26L'idéologie " frériste " : la diversité idéologiquement assumée
27Au regard des différentes réactions exprimées par les Frères musulmans dans leur ensemble face au 11 septembre, et plus encore face à la réponse militaire américaines et à ses conséquences politiques en Afghanistan, la variété constatée au Yémen est loin d'être une originalité. Ainsi, les caractéristique du RYR au sein du système politique yéménite ne peuvent être considérées comme les matrices explicatives uniques de l'hétérogénéité des réactions au sein de ce parti. Il est remarquable que ce mouvement politique, tout comme l'Organisation des Frères musulmans toute entière, supportent les divergences de fond à répétition sans que cela ne conduise à leur éclatement. Fâris Saqâf précisait ainsi le 8 juillet 1992 dans une entrevue au journal anglophone Yemen Times : " [In Islah] there is agreement on a minimum base, and beyond that there may be differences among the various members of the party. These differences lead to complementarity rather than contradictions14. "
28A l'échelle internationale, au moment de la deuxième guerre du Golfe, des désaccords importants s'étaient exprimées, les Frères jordaniens soutenant l'Iraq alors que l'organisation égyptienne se cantonnait dans une position de neutralité15. Plus de dix années après, si les attentats du 11 septembre sont unanimement condamnés par les mouvements fréristes, les dissensions apparaissent au moment de déterminer les réponses à apporter. Ainsi, cheikh Yusûf Qaradâwî, chef spirituel de l'Organisation, émet dès le 16 septembre 2001 une fatwâ déclarant illicite l'alliance avec Washington contre l'Afghanistan ou tout autre pays musulman. Lors de son émission hebdomadaire sur la chaîne al-Jazîra, il affirme : " Nous n'appelons pas au jihâd contre les Etats-Unis mais nous appelons à une résistance multiforme contre l'intervention américaine dans ce pays musulman [l'Afghanistan]16. " Dans une conférence de presse, le 11 octobre 2001, il accuse l'Alliance du Nord, soutenue militairement par les Etats-Unis, d'être une " hypocrisie majeure " (nifâq akbâr)17. En mars 2001, Qaradâwî effectue un séjour en Afghanistan afin de proposer sa médiation et d'empêcher la destruction des bouddhas de Bam Yan. Célèbre auparavant pour ses critiques acerbes à l'encontre du régime taliban, le cheikh Qaradâwî revient, à l'occasion de ce voyage, sur nombre de ses jugements : s'il continue de contester la validité des lectures théologiques des Talibans qu'il qualifie de " références dépassées de l'école juridique hanafite ", il juge que leur bilan n'est pas aussi " désastreux que ce que veulent faire entendre les médias en général18 ".
29A l'opposé, Kamâl al-Halbâwî, ancien porte-parole du murshid 'âmm en l'Europe, considère qu'il faut soutenir l'Alliance du Nord. Il déclare alors que " les Talibans ne possèdent pas la culture politique suffisante pour diriger un Etat ; ils possèdent seulement une culture religieuse et ont donc eu besoin de l'appui extérieur pour accéder au pouvoir ". Il considère par ailleurs que " les vrais leaders de la politique afghane sont les mujâhidîn de l'Alliance du Nord car ce sont eux qui ont combattu l'envahisseur soviétique19 ". Son analyse affirme finalement que les Talibans sont les vrais responsables des attentats du 11 septembre et qu'il est donc légitime de les combattre.
30A travers ces deux positions antagonistes venant de hautes personnalités, apparaît l'étendue du spectre politique balayé par l'Organisation des Frères musulmans. Cette hétérogénéité brouille bien des perceptions à l'égard de ce rassemblement politique. Comment comprendre que de telles divergences et contradictions soient le fait de membres appartenant à une même organisation et se référant à un même fond idéologique ?
31Il nous apparaît que la fluidité relative des idées léguées par Hasan al-Bannâ, sur lesquelles les Frères musulmans s'appuient, favorise, bien davantage que ne le considèrent certaines analyses, la pensée autonome, l'interprétation et, en conséquence, laisse place à une multiplicité assumée. Dans l'une de ses recommandations aux " Frères ", al-Bannâ affirme : " Le Frère musulman se doit de posséder une idée générale et suffisante à propos des affaires islamiques. Cela lui permettra ainsi de pouvoir porter un jugement juste et équitable, conforme à sa pensée20. " Ce conseil démontre la place, parfois méconnue, accordée par le premier murshid à l'individu. Dés lors, une bonne part de l'idéologie frériste peut se résumer à l'idée d'autonomie des structures politiques et donc d'un certain pragmatisme : c'est l'expérience personnelle du Frère confrontée aux textes religieux qui aboutit à l'énoncé d'un jugement. Ainsi, dans le cas yéménite, nous comprenons le poids des expériences personnelles des acteurs dans la détermination de leur position au sujet des événements consécutifs au 11 septembre 2001. L'engagement du cheikh al-Zindânî au côté des mujâhidîn en Afghanistan au cours des années 1980, par le biais de l'organisation du recrutement de ceux que l'on nomme aujourd'hui les " Arabes afghans " et des quelques séjours qu'il a effectués dans ce pays, n'est certainement pas pour rien dans son soutien assumé aux Talibans.
32Dans la pensée de Hasan al-Bannâ, c'est également l'environnement culturel, politique et social qui détermine largement la position adoptée par les partis nationaux. " Non seulement l'unité de vue dans les domaines secondaires de la religion est impossible, mais elle est en contradiction avec la nature même de la religion, car Dieu veut pour cette religion qu'elle demeure, qu'elle soit éternelle, qu'elle accompagne les siècles et qu'elle avance avec les époques : c'est pourquoi elle est facile, flexible, simple, douce sans aucune rigidité ni aucune intransigeance21. " De cette analyse découle la nécessité pour les structures nationales et pour les membres de s'adapter aux contextes dans lesquels ils évoluent. Le cheikh Qaradâwî systématise cette pensée à travers sa notion de fiqh al-awwaliyyât (" jurisprudence des priorités ") qui stipule que la loi islamique ne peut s'appliquer que par étapes et sur la base d'une justice sociale qui est aujourd'hui inexistante dans les pays musulmans. Pour entreprendre leur travail de réformisme, les Frères musulmans doivent donc être en prise avec la société. Pour al- Islâh, cette ouverture sur la société se retrouve dans l'alliance, à bien des égards contre-nature, entre islamistes et hommes de tribus traditionalistes, dans laquelle ces derniers semblent, au moins sur le plan institutionnel, avoir le dessus. Concernant plus directement les positions exprimées au sujet des bombardements américano-britanniques sur l'Afghanistan, l'hétérogénéité et la modération formulées officiellement par le parti correspondent aussi à la volonté de se maintenir dans le système institutionnel, c'est-à-dire de s'adapter au contexte politique, ce qui, aux yeux des membres des Frères musulmans, est sans doute prioritaire. Cette diversité d'analyse peut ainsi servir à prendre appui sur les expériences passées des autres partis nationaux pour élaborer une stratégie réformiste qui fait l'économie de la rupture et de la violence.
33Dés lors, la diversité d'analyses ou d'objectifs au sein du mouvement apparaît comme idéologiquement acceptée, voire même valorisée : " Malheur à ceux qui n'observent les choses que sous un seul angle ; malheur à eux et malheur à ceux qui sont des leurs : tu ne trouves pas sur la surface de la terre d'êtres plus injustes qu'eux et d'une compréhension plus défectueuse22. " Plus explicitement encore, al-Bannâ écrit : " Le mal n'est pas dans la divergence, il est dans l'intolérance et le fanatisme23. "
34Ce bref détour par les fondements idéologiques des Frères musulmans, indique que la plasticité dont nous avons tenté de montrer les expressions dans la conjoncture de l'après-11 septembre 2001, pourrait autant être le fruit d'un héritage assumé que le résultat des spécificités politiques du Yémen contemporain. Ainsi, saisir les pratiques politiques d'Islâh implique de dépasser l'étude de ses propres particularités, déjà largement analysées, afin d'inscrire ce parti dans la cohérence idéologique de l'islamisme réformateur prôné par l'Organisation des Frères musulmans qui, seule, permet de comprendre ce qui conduit les membres yéménites des Frères musulmans à rester affiliés à un parti (al- Islâh) dans lequel ils ne sont qu'une tendance parmi d'autres.
Première page d'al-Sahwa (journal d'al-Islâh daté du 13 septembre 2001 : L'Amérique se reveille effrayé par les attaques suicides