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Les procédures de justice tribale dans la société yéménite

Extrait de Rashâd al-‘Âlîmî, La justice tribale dans la société yéménite1.
Rashâd al-‘Âlîmî

Entrées d’index

Mots-clés :

droit

Géographique :

YEM
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Texte intégral

1Traduit de l’arabe par Baudouin Dupret

Préambule

2Je vais faire l’exposé, dans cette partie, de la nature de la justice tribale dans la société yéménite. Je vais en éclaircir les étapes et procédures en partant de l’introduction de la requête et en terminant par la promulgation des jugements coutumiers. Je vais également montrer dans quelle mesure ces procédures renvoient à l’héritage culturel de la société et sont liées aux procédures suivies dans la justice officielle. Il s’agit en effet d’examiner ici les rapports entre justice tribale et justice officielle, afin de pouvoir prendre la mesure des conflits qui les opposent et de leur capacité à coopérer, sans oublier de faire la sociologie des membres de ces deux structures judiciaires.

3Différentes sources sont utilisées dans cet exposé :

4- les documents écrits, historiques et contemporains ;

5- les entretiens menés de manière informelle avec les magistrats et les membres des parquets de première instance ;

6- les interviews non directives menées avec les acteurs coutumiers et les chefs de tribu, en plus des notes prises au cours de l’étude de terrain ;

7- les informations du chercheur en sa qualité de membre de la communauté de recherche (…).

1. Emergence de la justice tribale

8(…) Il faut, dans la réalité, distinguer la justice « officielle », à laquelle l’Etat pourvoit par le biais de l’institution judiciaire et de fonctionnaires spécialisés, et la justice coutumière ou, comme l’appellent les juristes, la justice populaire, à laquelle les gens du peuple pourvoient et qui est l’objet de notre recherche2.

9Pour en revenir brièvement à la justice chez les Arabes avant l’islam, nous constatons qu’elle n’était fondée ni sur des bases unifiées ni sur des règles stables. Ces fondements et ces règles, ces sunan comme les appelaient les Arabes, variaient d’une tribu à l’autre, en fonction des usages et de l’environnement propres à ces tribus. Elles n’en étaient pas moins généralement désignées comme le moyen de résoudre les conflits dans la péninsule Arabique, y compris au Yémen, qui se distinguait toutefois des autres régions. Des instances judiciaires liées à l’Etat s’y développèrent et perdurèrent longtemps. Les gouvernements yéménites anciens avaient organisé les droits et devoirs des individus au moyen de lois codifiées dans des documents officiels et portées à la connaissance des gens3.

10La justice tribale dans la société yéménite contemporaine constitue-t-elle le prolongement de la justice yéménite d’avant l’islam ? Cette hypothèse est difficile à soutenir, mais il est intéressant d’observer la concordance entre certaines des procédures actuelles et celles qui prévalaient avant l’islam, dont quelques inscriptions, peu nombreuses malheureusement, témoignent.

2. Les hommes de la justice tribale dans la société yéménite

11Quatre personnages interviennent principalement dans la justice tribale yéménite : le cheikh, le ‘âqil, le marâgha et le hijra, sans compter le dawshân4.

1) Le cheikh

12Le cheikh  dispose du pouvoir de trancher les litiges de nature civile, par exemple ceux qui portent sur la terre ; les litiges de nature pénale, comme le meurtre et les coups et blessures ; ou encore les conflits portant sur les limites territoriales séparant les tribus, les troupeaux, etc. De la même façon, le cheikh traite des différends entre membres de tribus sur les marchés publics. Chaque marché dispose de son cheikh, qui est tenu d’organiser et de régler les problèmes qui s’y posent. Le cheikh est donc le gouverneur du marché qui se tient sur le territoire qui est de son ressort. Les marchés n’en restent pas moins une zone neutre, dont la protection incombe au cheikh de la tribu et à ses membres. Son jugement n’est toutefois pas contraignant et il est toujours fait appel contre celui-ci auprès du marâgha.

2) Le ‘âqil

13Le ‘âqil, chef du clan (badna, ‘ashîra), exerce la même fonction judiciaire que le cheikh, mais au niveau du clan. Il dispose généralement du pouvoir de trancher les affaires de nature simple, comme par exemple les litiges entre familles, les litiges portant sur l’exercice de certains droits ou ceux qui n’exigent pas qu’on les défère au cheikh, en raison de la faible valeur financière sur laquelle ils portent. Dans une telle situation, le ‘âqil doit informer le cheikh des résultats de la procédure. Si l’une des deux parties, ensemble ou séparément, est spoliée par le jugement, elle peut faire appel du jugement devant le cheikh de la tribu et lui demander de juger l’affaire. Le cheikh commence par prendre le conseil du ‘âqil. Il cherche ensuite à convaincre les parties du jugement prononcé par le ‘âqil ou il en prononce un nouveau, lorsque le premier jugement apparaît en contradiction avec les faits et les preuves.

3) Le marâgha

14En sa qualité de spécialiste des règles de la coutume, le marâgha, dispose du pouvoir d’examiner et de juger en appel toutes les requêtes examinées auparavant par le ‘âqil ou le cheikh. Il est appelé également munhî ou fâriq al-shar‘ ; en fait, le mot marâgha désigne précisément la personne qui examine l’appel des jugements coutumiers, tandis que munhî désigne l’appel lui-même ou encore la cassation. Ses jugements sont en effet généralement définitifs. Chaque tribu dispose d’un marâgha, mais toutes les tribus n’ont pas forcément de personnes spécialistes de cette fonction en leur sein. A chaque fois qu’une tribu est particulièrement attachée à ses coutumes, il existe nécessairement un marâgha qui lui est propre. Outre la position sociale dont elle jouit dans le cadre du système tribal, cette fonction est fortement rétributrice. De ce fait, il n’est pas étonnant que les enfants du marâgha en héritent le plus souvent. Toutefois, il n’est pas possible à l’individu de l’acquérir sans que soient réunies certaines conditions. Capacité à appliquer les règles coutumières à l’affaire considérée ou à mémoriser les antécédents tribaux, perspicacité, ou encore souvent connaissance de la généalogie de la tribu et de ses ramifications sont des qualités nécessaires à l’exercice de cette fonction5.

15Il existe des marâgha de plusieurs degrés : inférieur, intermédiaire, supérieur. Le marâgha ordinaire (inférieur) est celui auquel ne s’adresse qu’une seule tribu, alors que toutes les tribus du voisinage s’adressent au marâgha intermédiaire quand un différend les oppose au sujet d’un jugement ou d’une affaire litigieuse. Quant au marâgha supérieur, on pourrait lui donner la qualification moderne, en matière procédurale, d’instance de cassation, en ce sens qu’il tranche entre des jugements coutumiers contradictoires dans n’importe quelle zone tribale. Le marâgha supérieur réside dans la tribu de Daham, entre Ma’rib et Sa‘da, à l’est de Sanaa. Il s’y trouve des familles spécialisées dans la fonction6.

4) Le hijra

16Le terme hijra désigne la personne qui a immigré dans la tribu à partir d’une autre région. En dérive le mot muhjir, qui désigne la personne qu’on n’agresse pas, qui ne prend pas parti à l’intérieur de la tribu ou des autres tribus, en temps de guerre comme en tant de paix. Il constitue au contraire un arbitre neutre, extérieur à la structure familiale de la tribu, et jouit de ce fait du droit de protection. On l’appelle, dans la justice tribale, le juge du « consentement mutuel ». Cela signifie qu’il n’est pas juge en vertu d’une qualité officielle, mais en vertu du consentement des deux parties. Il occupe une fonction précise de nature religieuse et il dispose du pouvoir de régler les affaires relatives au statut personnel, comme le mariage, la répudiation et la succession, ou de rédiger des contrats de vente et d’achat, de mariage ou des jugements coutumiers. Il joue également un rôle pour convaincre les parties de se soumettre aux tribunaux coutumiers ou d’en accepter le jugement. Cette qualité ne peut être conférée qu’au détenteur de culture et de savoir religieux, au titulaire d’une généalogie aristocratique ou à un homme qui a rendu des services à la tribu et qui exerce une profession considérée du point de vue de la tribu comme subalterne. Les hijra appartiennent, dans la société yéménite, aux sâdâ (membres de la famille du Prophète) et aux qudâ (juges).

17Cette tradition se retrouve dans les tribus irakiennes, où certains individus occupent les plus hauts échelons de la tribu en vertu de leur filiation avec la famille du Prophète et de leur grande culture religieuse. Ceci étant, la plupart des tribus habitant des régions désertiques, en particulier dans la zone s’étendant du nord de l’Arabie saoudite à la Jordanie, ne partagent pas cette tradition et cette hiérarchie judiciaire et statutaire. De plus, ces groupes descendant du Prophète ou à forte culture religieuse n’exercent pas la fonction judiciaire. Celle-ci appartient aux seuls leaders de tribus et à quelques experts capables d’apprécier la validité de certaines preuves au regard de la justice tribale7.

5) Le dawshân

18Le terme dawshân ne se rattache à aucune racine connue. Le professeur Joseph Chelhod pense que le vrai mot est sans doute dhû sha’n8. Le mot aurait évolué pour se transformer en dawshân. Tout d’abord, le dawshân est peut-être le seul à exercer une fonction de manière neutre en temps de guerre comme en temps de paix, bien qu’il soit au service exclusif d’une tribu. Personne ne peut s’en prendre à lui parmi les membres de la tribu auprès de laquelle il s’est rendu, alors même qu’elle est en guerre contre sa propre tribu. Il transmet les propositions et sert d’intermédiaire dans les négociations entre les parties. Il conduit les blessés et les victimes. Généralement, il porte sur son épaule un long bâton sur lequel est fixé un drapeau blanc, surtout quand il se déplace d’une zone à l’autre en période d’escarmouches entre tribus. Ce signe est suffisant pour qu’il ne soit pas agressé et que personne ne s’oppose à lui. D’autre part, il proclame les règles coutumières, sur les marchés et dans les rassemblements tribaux, les règles qui ont été décidées à la suite d’accords tribaux, de même que l’état de paix et de guerre entre les tribus, la conciliation et la trêve.

19Les membres des groupes que nous avons présentés ne disposent pas tous du pouvoir de trancher les différends ou d’exercer la justice tribale. Il existe en fait des caractéristiques qui distinguent les hommes de la justice tribale, parmi lesquelles les plus importantes sont sans doute :

20- l’hérédité : la plupart des hommes de la justice tribale héritent de cette qualité ; certains individus l’acquièrent, mais en de rares occasions seulement ;

21- l’âge : il est indispensable que l’individu ait atteint un certain âge afin qu’il dispose d’une certaine expérience ;

22- des qualités personnelles : la perspicacité, la rapidité de réflexion, la capacité à mémoriser les antécédents tribaux et à appliquer les règles coutumières à toute nouvelle affaire ;

23- l’absence d’antécédents contraires à l’honneur ou à la rectitude morale.

24Il n’est pas nécessaire que les hommes de la justice tribale soient capables de lire ou d’écrire, ou encore qu’ils soient détenteurs d’une vaste culture. En réalité, on trouve aussi bien parmi eux des analphabètes que des gens cultivés.

3. Les tribunaux tribaux

25On utilise pour désigner les tribunaux tribaux dans la société yéménite le terme d’« arbitres » (muhakkimîn). Le plus souvent, il y a plus d’un arbitre et c’est pour cela qu’on parle alors de « comité d’arbitrage » (majlis al-tahkîm). On donne ce nom d’arbitres aux juges tribaux dans la mesure où ils sont généralement choisis par les parties. On continue par ailleurs au Yémen à donner au juge officiel le nom de hâkim, comme dans la plupart des pays arabes et particulièrement en Irak9.

26Ces tribunaux ne siègent pas à un moment particulier, mais les arbitres définissent généralement le lieu et les dates de la session. La session close des arbitres au cours de laquelle ils examinent la requête est appelée mubriz10. On dit le plus souvent barazû, c’est-à-dire « ils se sont réunis » en séance close, pour examiner la qualité de la requête, évaluer les preuves et délibérer de la sentence. Il n’existe pas non plus de lieu spécifique. Cela peut être la maison d’un des arbitres comme celle d’un des cheikhs de la tribu. Les arbitres se mettent préalablement d’accord en fonction des circonstances propres à l’affaire en litige (…).

1) Les degrés de juridiction tribale

27Il existe une échelle de juridictions tribales en fonction de la nature des affaires et du statut des arbitres. La société yéménite connaît des tribunaux coutumiers de première instance, d’appel et de cassation.

28- Les tribunaux de première instance traitent des différends concernant la famille ou le clan. Ces problèmes et ces litiges portent donc sur des enjeux matériels simples et leurs effets moraux sont limités. Ce sont les chefs de clan (‘âqil) qui disposent du pouvoir de juger ces affaires. Si l’affaire prend de l’ampleur et qu’elle ne peut être tranchée, soit parce que les deux parties ne peuvent être convaincues, soit parce que l’une d’elles la fait monter au niveau d’un cheikh après la promulgation du jugement, elle devient alors du ressort de ce dernier. Les tribunaux de statut personnel, où siègent des hommes de religion qui ont le pouvoir d’examiner les affaires portant sur le mariage, la répudiation et la succession d’après les dispositions de la sharî‘a islamique, appartiennent à ces juridictions.

29- Les tribunaux d’appel examinent les affaires importantes, telles les affaires de meurtre et d’agression ou les affaires portant sur les troupeaux et les frontières, c’est-à-dire les questions de droit civil et de droit pénal. Les jugements sont définitifs, à moins que l’affaire ne soit portée devant le marâgha. Ce sont les leaders (zu‘amâ’) et les cheikhs de tribu qui siègent dans ces tribunaux d’appel, sauf dans certaines affaires de mariage, de répudiation ou de succession que les cheikhs transmettent pour examen aux tribunaux de statut personnel. Ils exercent cependant, après cet examen, le pouvoir de faire exécuter le jugement prononcé par ces tribunaux.

30- Les tribunaux de cassation examinent les jugements prononcés par les tribunaux d’appel. Leurs jugements sont définitifs. Ils disposent également du pouvoir d’examiner les différends de nature tribale. Ils peuvent, par exemple lors d’une guerre intertribale, définir les fautes respectives et les fautes à l’origine du conflit, ainsi que la responsabilité revenant à chaque tribu dans le paiement du prix du sang des victimes. Ils examinent aussi les affaires exceptionnelles qui ne connaissent pas de précédent ou pour lesquelles il n’existe pas de règles applicables. Ce sont les seuls marâgha qui siègent dans ces tribunaux. Leurs jugements sont définitifs : on ne peut ni les contester ni se soustraire à leur exécution.

2) La compétence des tribunaux tribaux

31Leur compétence s’exerce exclusivement sur les hommes de tribu. Toutefois, en cas de conflit entre un membre d’une tribu et une personne extérieure à la structure tribale, cette dernière se soumet nécessairement aux tribunaux coutumiers. La compétence de ces tribunaux s’étend également aux personnes rattachées à la tribu sans avoir avec elle de lien de parenté, en vertu du fait que la tribu a accepté de les protéger et de les installer sur son territoire en échange de certains services. Ces personnes se soumettent en conséquence aux tribunaux coutumiers dans leurs différends internes comme dans leurs différends avec les membres de la tribu. Dans certains cas assez rares, cependant, les hommes de religion, en raison de leur culture religieuse étendue, ne se tournent pas vers ces tribunaux pour résoudre leurs propres différends, mais en réfèrent plutôt aux dispositions de la sharî‘a islamique.

32Toutefois, ce sont généralement les juridictions tribales neutres qui prédominent. Ces tribunaux siègent notamment de manière immédiate et permanente pendant les jours et nuits de marché. On trouve à leur tête les cheikhs de tribu sous l’autorité desquels le marché se tient. Le droit coutumier les appelle « garants du marché » (dumanâ’ al-sûq). Le cheikh et ses conseillers veillent à régler les litiges simples qui éclatent sur le marché et à protéger les individus qui s’y trouvent. Les tribunaux tribaux assument donc une double fonction exécutive et judiciaire. D’une part, ils veillent à empêcher toute agression ou menace à l’ordre public sur le marché. D’autre part, ils sont compétents pour régler les affaires et les différends qui surviennent dans la société yéménite et ils exercent à ce titre une fonction de contrôle social (…).

33Les études montrent ainsi que les tribunaux coutumiers interviennent encore dans la majeure partie des affaires civiles ou pénales. Le règlement des différends de nature tribale, comme les questions de frontières tribales, de troupeaux ou de brigandage, appartient exclusivement aux tribunaux tribaux. Les affaires de meurtre sont réglées en quelques jours seulement devant les tribunaux tribaux, alors que cela peut prendre plusieurs années devant les tribunaux officiels. Ceci peut être considéré comme un facteur essentiel du succès de la juridiction tribale. De même, les conflits familiaux continuent d’être du ressort des tribunaux coutumiers (…).

3) Pourquoi les tribunaux tribaux ont-ils perduré ?

34Des facteurs historiques peuvent expliquer la place des tribunaux tribaux et leur permanence dans un contexte économique et politique changeant.

a) Les déficiences de la justice officielle

35De nombreux facteurs historiques et structurels ont ébranlé la confiance des citoyens dans la justice officielle. En dépit du caractère rude des dispositions coutumières, de la sévérité des peines, et des charges importantes qu’assument les parties pendant le procès, la vitesse et la simplicité qui caractérisent les procédures suivies par les tribunaux tribaux poussent beaucoup d’individus à les préférer. Ils échappent aux tribunaux officiels qui sont connus pour leur lenteur11. Certains poètes ont décrit cette lenteur dans des vers célèbres. (…) Même dans les villes, où les citoyens doivent en principe recourir à la justice officielle, on observe cette lenteur et cette incapacité à trancher rapidement les litiges. Les tribunaux coutumiers se sont par conséquent répandus dans les villes principales et dans les régions rurales qui ne sont pourtant pas organisées sur la base d’un système tribal, même si les dépens encourus devant les tribunaux officiels restent nettement inférieurs à ceux des tribunaux tribaux. Cela reflète une crise profonde de la justice officielle.

36Pendant la période ottomane, l’institution d’une justice officielle fut l’une des causes principales de l’opposition constante à la présence turque, avec sa corruption rampante et ses administrateurs indignes. On achetait alors la fonction de magistrat et les juges étaient connus pour préférer l’argent à la justice12. Dans les régions tribales du nord et de l’est du Yémen, sur lesquelles les Ottomans ne mirent pas la main, les cheikhs de tribu jouirent d’une influence véritable, tandis que le rôle des imams opposés à la présence ottomane resta superficiel, même dans le domaine de la justice13.

37Après le retrait des Turcs et l’instauration du royaume du Yémen, le système judiciaire ne se développa pas davantage. Les hommes de justice furent accusés, à cette époque, d’inciter à la haine, de fomenter les conflits, d’en allonger la durée et d’exploiter les parties. On ne dispose pas de description de la situation dans laquelle se trouvait la justice yéménite entre 1322-1375 H./1904-1955, à l’exception du livre rédigé par un de ses membres, le juge Ahmad ‘Abd al-Rahmân al-Mu‘allimî, qui nous livre des données tirées de son travail. Il nous indique ainsi que l’imam Yahyà (1904-1948) œuvra à nommer des juges yéménites dans toutes les régions du pays, qui furent toutefois rejetés et provoquèrent même la rébellion parmi les tribus. Après bien des conflits, certaines se soumirent à l’autorité des tribunaux officiels. Mais, même après cette soumission temporaire, tout membre de tribu devait obtenir l’autorisation du cheikh pour pouvoir comparaître devant un juge officiel. L’imam Yahyà fut contraint à reconnaître la dualité du régime judiciaire, coutumier d’une part et officiel de l’autre14.

38Même dans les villes et dans les régions sous contrôle du gouvernant, la justice officielle resta faible. L’imam s’engagea à augmenter le salaire des juges dont la modicité poussait nombre d’entre eux à la corruption15. Toutefois, il ne put mettre fin à cette pratique qui rendait impossible toutes les tentatives de généralisation des tribunaux officiels, renforçait le manque de confiance et entraînait la multiplication des recours aux tribunaux tribaux, considérés comme la meilleure solution en l’absence de prince juste16. Il devint notoire dans toutes les régions et les villes du Yémen que le juge usait de mesures dilatoires, particulièrement dans les affaires d’indivision et d’irrigation, ce qui contraignait les parties à rester longtemps en ville dans l’attente du verdict ou à recourir à la corruption pour l’accélérer17.

39(…) Aussi les tribunaux tribaux, qui étaient répandus sur l’ensemble du territoire yéménite continuent-ils à dominer les régions du nord et de l’est que l’Etat a rarement ou n’a jamais soumises pour longtemps. L’absence des tribunaux officiels explique le recours aux tribunaux tribaux dans la recherche d’une solution aux litiges dans ces régions aux caractéristiques particulières. Ailleurs, la lenteur et la corruption des tribunaux officiels peuvent largement expliquer la désaffection à leur égard. Ainsi, nombreuses sont les personnes que nous avons interrogées qui considéraient que les conditions d’accession à la magistrature n’étaient pas satisfaites pour la plupart des juges officiels.

b) La force de l’héritage culturel

40L’attachement des individus à leur héritage culturel constitue une autre donnée importante. En ce sens, les tribunaux coutumiers font partie des valeurs culturelles majeures de la tribu yéménite, ce qui conduit ses membres à refuser l’intrusion de tout élément allogène dans l’établissement de ses lois et l’administration de la justice. Ceci explique, par exemple, que le concept de crime contre l’Etat soit totalement ignoré des coutumes et règles coutumières. Certains avancent aussi que les tribunaux coutumiers respecteraient mieux que les tribunaux officiels la sharî‘a islamique comme source fondamentale des jugements. Il est sûr, en tout cas, que le fait que les hommes de la justice coutumière soient proches des citoyens constitue un des facteurs fondamentaux du recours aux tribunaux tribaux.

41(…) Tout cela contribue à renforcer et perpétuer les tribunaux tribaux, qui peuvent alors résister au changement. L’interprétation fonctionnaliste proposée par Merton pourrait sans doute servir à expliquer le phénomène : les tribunaux tribaux exercent un rôle fonctionnel qui les substitue aux tribunaux officiels dénués d’experience et de qualification. La capacité des premiers à répondre au besoin de contrôle social les a conduits à évincer les seconds18.

4) Les relations entre tribunaux officiels et tribaux

42Les relations entre tribunaux officiels et tribunaux tribaux oscillent entre la confrontation et la coopération, en fonction de la force ou de la faiblesse de l’Etat central. Quand l’Etat central est fort, les instances officielles tendent naturellement à limiter le champ d’action des tribunaux tribaux. Chaque fois que les autorités de l’Etat ont cherché à asseoir leur domination politique, administrative et judiciaire, la tension entre le système de justice officiel et le système tribal a augmenté.

43Mais les tribunaux officiels adoptent généralement une position conciliante, tantôt en renvoyant certaines affaires aux juridictions tribales, tantôt en autorisant juges et autres fonctionnaires à appliquer la coutume dans le règlement des conflits, alors même qu’il existait des textes de la sharî‘a ou des dispositions légales applicables aux affaires en cause. En cas de renvoi de certaines affaires au cheikh coutumier, le rôle des tribunaux officiels est d’entériner formellement les décisions rendues par le tribunal tribal, y compris pour les questions de frontières réglées par voie coutumière. Quand le Parquet ou le juge ne dispose pas de texte permettant de traiter l’affaire en cause, il la renvoie d’abord devant les tribunaux tribaux, qui recourent à la règle coutumière pour juger et, ensuite, il mène l’enquête et la soumet à l’instance judiciaire compétente. En réalité, la fonction des tribunaux officiels se réduit à régler des questions liées à l’héritage et au statut personnel ou à entériner les jugements rendus par les seuls tribunaux tribaux. Tant et si bien que, dans les régions reculées, les fonctionnaires officiels et l’administration locale participent effectivement à ces tribunaux. Ils en sont membres et procèdent au règlement des problèmes d’une manière toute différente de celle qu’impliquerait normalement l’exercice de leur fonction (…).

44Nos recherches montrent qu’une majorité de personnes estiment que les instances officielles et tribales coopèrent. Cela signifie qu’ils ne considèrent pas que ces deux systèmes judiciaires soient en contradiction, mais qu’ils coexistent au contraire et tendent vers la réalisation d’un objectif unique. Une minorité de personnes envisagent ces relations en termes conflictuels, ce point de vue traduisant généralement une opposition aux tribunaux tribaux (…).

45La plupart des gens sont également convaincus que ce système va perdurer. Quant à ceux qui prévoient sa disparition, ils ne tiennent évidemment pas compte des conditions structurelles et historiques spécifiques qui concourent à la pérennité des tribunaux coutumiers. Si jamais la justice tribale vient à disparaître, ce sera de manière progressive, parallèlement au déclin des facteurs qui avaient contribué à son essor.

5) L’appartenance sociale des juges officiels et tribaux

46Juges tribaux et juges officiels ne sont évidemment pas issus des mêmes groupes sociaux. Les juges des tribunaux officiels font partie de l’élite religieuse (safwa dîniyya), tandis que les juges tribaux, appartenant aux tribus et aux clans qu’ils dirigent, forment une partie de l’élite tribale dominante (safwa qabaliyya). Cette différence est un des facteurs du conflit opposant les deux systèmes judiciaires. Alors que l’élite religieuse considère les tribunaux tribaux comme Satan (tâghût), contraires à la sharî`a islamique et étrangers à l’islam, les juges des tribunaux tribaux pensent que les juridictions officielles et leurs juges n’œuvrent pas à l’application de la sharî`a, mais l’utilisent seulement comme un moyen d’acquérir de l’argent illicite19. En outre, selon le point de vue tribal, les juges officiels, qui vivent généralement en ville, sont, comme les autres fonctionnaires, une composante de l’Etat qui en accapare les ressources, si bien que ces tribus considèrent la ville comme une forteresse du despotisme qu’il convient de réduire20. Ce point de vue s’est constitué progressivement, à chaque étape de l’histoire politique du Yémen. L’amélioration des voies de communication et l’oppression qu’exercèrent les gouvernants qui se succédèrent au Yémen dans le passé ont concouru à l’émergence de ce sentiment hostile à l’égard de la ville, renforcé par le contraste entre l’état d’aisance des populations urbaines et le dénuement des populations rurales21.

47L’opposition a aussi un fondement culturel. Les tribus yéménites ont une culture particulière qui leur a permis de résister à de nombreux changements et de refuser la soumission. Elles accordent la plus grande valeur à la liberté de l’individu et à son indépendance. C’est là un élément fondamental de la psychologie individuelle dans le contexte tribal yéménite22. Les juges tribaux sont dotés de ce même esprit et ils travaillent à renforcer cette attitude chez les habitants des villes et les tribus les entourant, ce qui accentue le sentiment d’hostilité à l’égard des représentants du pouvoir central et des agents de l’Etat d’une manière générale (…).

48Historiquement, l’union du pouvoir religieux et temporel dans la personne de l’imam conduisit les tribus, dont le niveau de culture et d’éducation était limité, à ne pas distinguer les fautes commises par limam ou ses fonctionnaires de l’essence même de la religion ou de la sharî‘a islamique. Il s’ensuivit un sentiment de désarroi, une attitude de repli sur soi et une tendance à se cramponner aux us et coutumes hérités du passé. De même, les citadins qui, du point de vue des tribus, étaient extérieurs à ces coutumes et n’étaient pas non plus tenus à la règle islamique, étaient profondément méprisés23.

4. Procédures de jugement dans la justice tribale

1) Nature de l’arbitrage

49Les juristes définissent l’arbitrage comme « l’accord consistant à soumettre le litige à une ou des personnes déterminées pour qu’il soit réglé sans intervention d’un tribunal quelconque qui serait compétent en la matière ; cela signifie que les parties renoncent à recourir à une instance du pouvoir judiciaire dont la décision serait contraignante24. » L’arbitrage et les conséquences de la sentence prononcée par voie d’arbitrage sont-ils donc de nature contractuelle ou judiciaire ? La majorité des opinions savantes tend à considérer l’arbitrage comme un substitut du pouvoir judiciaire obligatoire de l’Etat et à lui attribuer une nature judiciaire25. En effet, les sociétés traditionnelles ne connaissaient pas le système des tribunaux dans sa forme moderne. Il n’existait dès lors en leur sein que le système de l’arbitrage, c’est-à-dire un système de médiation entre deux parties26. Ce système demeure prédominant dans la société yéménite.

50On peut distinguer deux types d’arbitrage tribal, l’arbitrage du khasam (la victime) et l’arbitrage par des parties neutres.

51- Le khasam est à la fois un type de conflit et un type de jugement propre à la justice tribale yéménite. Lorsqu'un individu ou un groupe a commis un acte contraire aux règles coutumières établies, qu’il s’agisse d’un fait banal ou d’un acte bien plus grave comme un homicide, l’offenseur ou son clan se soumet à l’arbitrage de la victime, après avoir marqué préalablement son accord à la sentence qui sera prononcée. Cette espèce d’arbitrage fait l’objet d’une procédure bien définie : l’offenseur envoie une marque honorifique par laquelle il se soumet à cet engagement. Dans les affaires de nature pénale particulièrement, il doit remettre une quantité d’armes à feu (banâdiq al-sawâ27) plus ou moins importante selon la gravité de l’affaire soumise à jugement (khasam), jusqu’au prononcé de la sentence. Ces banâdiq, qui garantissent symboliquement la soumission à l’arbitrage et l’exécution de la sentence, sont restitués après l’application du jugement. Cet arbitrage entraîne l’abandon d’un tiers du montant de la peine. En échange, l’offenseur se soumet à la sentence de la victime et accepte que cette dernière soit à la fois juge et partie.

52- Dans le cas d’un arbitrage neutre, les arbitres sont généralement choisis par les deux parties. Cet accord et ce choix peuvent être verbaux ou écrits. C’est la solution qui domine dans les affaires importantes. Les deux parties, en la personne des protagonistes directs ou du chef de famille ou de clan, marquent leur accord à cet arbitrage. Quand l’affaire est d’intérêt général et concerne toute la tribu, l’ensemble des chefs de famille doivent marquer leur accord individuel et nominatif.

2) Les garanties de l’arbitrage neutre

53Cet arbitrage fait l’objet de multiples garanties matérielles et morales qui sont annexées à l’arbitrage écrit avant l’établissement de la requête :

a) La contrepartie (‘idâl28)

54La contrepartie correspond au dépôt par les deux parties d’un certain nombre d’armes : une ou plusieurs janbiyya, un ou plusieurs fusils, selon l’importance de l’affaire. Aujourd’hui, la contrepartie est généralement constituée d’armes à feu. Par le biais de ce dépôt symbolique, les deux parties acceptent une période de répit qui sera l’occasion de présenter la requête, d’examiner les preuves et d’exécuter la sentence après son prononcé. La restitution des armes est liée à l’exécution de la sentence prononcée par les arbitres. Le fait qu’elles restent aux mains des arbitres est considéré comme une honte (`îb) et une infamie tribale (masabba) qui pèse sur les parties. Quand un conflit éclate ou quand une bagarre oppose deux ou plusieurs clans et qu’une tierce partie intervient pour résoudre le problème en tant qu’arbitre, il faut nécessairement qu’une certaine quantité d’armes à feu soit remise à la partie adverse. On les appelle les banâdiq al-furû`. Par ce geste, chaque partie reconnaît sa faute, accepte l’arbitrage et interrompt la guerre ou la vengeance. Après cette procédure, les deux parties présentent les armes de contrepartie (banâdiq al-‘idâl) qui sont liées à la poursuite d’un arbitrage équitable. L’instance d’arbitrage les conserve jusqu’au prononcé du jugement et à son exécution ; les banâdiq al-‘idâl sont restitués à l’autre partie du simple fait qu’elle a accepté l’arbitrage, ses procédures et sa sentence29.

55Les armes à feu sont importantes, non pas tant en raison de leur valeur matérielle qu’en raison de leur valeur morale. L’arme personnelle qu’on livre comme contrepartie ou pour une autre raison est le symbole de l’honneur de la tribu ou de l’individu qui l’offre. Le non-remboursement ou la non-restitution à son propriétaire signifie une grande humiliation pour ce dernier, individu ou groupe, jusqu’à la mort.

b) Les garants (dumanâ’30)

56Ce sont des personnes morales qui jouissent d’une considération au sein de la tribu. Les deux parties en conflit présentent un ou plusieurs garants en nombre équivalent, qui s’engagent devant les arbitres à faire exécuter les jugements qui seront prononcés après examen de la requête, à garantir la quiétude et la bonne réalisation du procès et à n’entreprendre aucune opération qui pourrait être jugée hostile à l’égard de la partie adverse durant l’arbitrage. Le législateur yéménite a d’ailleurs donné un statut juridique aux garants. L’article 24 de la loi sur l’arbitrage de 1981 stipule en effet : « Le règlement d’arbitrage est susceptible d’être exécuté par les garants, à condition qu’ils aient été proposés conformément aux dispositions du Livre II du Code de procédure pénale relatif à l’exécution31. »

57L’échange de garants n’est pas spécifique à la justice tribale yéménite. Cette procédure est également suivie chez les Berbères de Marrakech. Ainsi que l’a montré Edouard Westermarck dans ses travaux, les parties présentent des personnes faisant fonction de garants qui doivent exécuter l’accord ou les jugements prononcés par les arbitres32.

3) Les modalités d’introduction de la requête

58L’assemblée arbitrale se réunit après que les parties se sont mises d’accord sur le lieu et la date d’examen de la requête. Les parties en conflit ou leurs représentants présentent toutes les déclarations, généralement écrites, les preuves et les témoignages. Les arbitres les consignent souvent par écrit, surtout dans les affaires d’importance, comme les cas d’homicide, de brigandage, d’atteinte à la pudeur et à l’honneur, etc. Ils notent tous les témoignages et déclarations dans leurs minutes.

59Un ensemble de règles établies doit être appliqué dans la conduite du procès :

60- Chaque partie doit laisser à son adversaire la possibilité d’expliquer sa requête sans l’interrompre. Les arbitres entendent et interrogent chaque partie. Des peines déterminées sont prévues pour ceux qui essayent de perturber ces séances.

61- Manifester de l’hostilité après avoir accepté l’arbitrage et avoir formulé la requête fait partie des fautes (‘îb) majeures. Dans ce cas, des mesures sont prises et des peines sont décidées avant même l’examen du fond de la requête. La peine finale est doublée, ce qui donne à l’instance arbitrale une position de force et empêche que ne se reproduise pareille perturbation du procès (…).

4) Les preuves

62Elles sont de trois types :

63- Il existe, dans les jugements tribaux, deux types de témoignages : le témoignage oculaire, qui a valeur de preuve, et le témoignage informatif, qui ne sert qu’à titre de présomption.

64- La prestation de serment occupe une place importante dans la production des preuves et la décision finale. Elle continue d’être le dénominateur commun de toutes les affaires présentant des preuves contradictoires. Le serment peut être de nature différente en fonction du compromis passé entre les parties et de l’importance de l’affaire : on peut demander qu’il soit prêté sur le Coran.

65- Les tribunaux tribaux recourent à certains documents écrits, accords et contrats, comme les contrats de trêve, de voisinage ou d’alliance. Ceux-ci sont généralement consignés par des hijra. Tout le monde respecte en effet la rédaction qu’ils en ont faite.

5) Les frais de la requête

66Les frais de la requête comprennent l’obligation pour les deux parties de nourrir les arbitres et ceux qui les accompagnent tout au long de l’examen de la requête33. En outre, elles sont tenues d’offrir à part égale des compensations en espèces aux arbitres pour l’examen de la requête. Il n’y a pas de somme déterminée pour chaque affaire, mais l’évaluation de cette rémunération est fonction de la situation économique des parties. Quand ces dernières sont plus aisées, les frais augmentent, et ils deviennent très importants quand il s’agit de clans ou de tribus, et non plus d’individus. Dans ces affaires, les membres du conseil arbitral sont plus nombreux et les frais augmentent proportionnellement.

67Les frais sont supportés par une des deux parties lorsque celle-ci a fait appel ou s’est pourvue contre la sentence arbitrale et que la décision a été confirmée par l’instance arbitrale du deuxième degré. Toutefois, en cas de renversement de la décision, ce sont les deux parties qui supportent les frais à part égale.

6) La sentence

68Les sentences tribales sont prononcées après consultation entre les arbitres. Ils sollicitent parfois les avis de certaines personnes faisant autorité ou ceux des chefs de tribus qui sont présents. Ils annoncent ensuite la sentence qui est mise par écrit. Deux copies sont rédigées, une pour chaque partie, avec la signature des membres du conseil arbitral. Elles reprennent les attendus et les propos ayant fondé la décision des arbitres, ainsi que le règlement de l’affaire selon les coutumes en vigueur.

7) L’appel (munhî)

69Chaque partie dispose, devant les tribunaux tribaux, du droit de s’opposer au jugement prononcé par les arbitres et de faire appel (munhî)34. La ou les parties qui font appel doivent dans ce cas respecter certaines procédures spécifiques :

70- La partie qui fait appel a le droit de choisir le marâgha, c’est-à-dire l’expert auprès de qui elle veut faire appel.

71- Elle doit remettre des armes supplémentaires, jusqu’à quarante fusils, à l’instance arbitrale précédente. On appelle ces fusils les banâdiq al-jarr35.

72- Si les deux parties au conflit font appel de la sentence, toutes deux sont tenues de remettre ces armes à feu à part égale.

73- En cas de maintien de la première sentence arbitrale après appel, les frais de l’appel reposent sur la partie qui a fait appel, ou sur les deux, le cas échéant. En outre, la ou les parties doivent verser des amendes en espèces ou en nature qui visent à rendre toute sa considération à la première instance arbitrale lors d’un sacrifice public (hajar).

74- Aucune des parties n’a le droit de présenter une nouvelle preuve ou un nouvel élément de présomption devant l’instance d’appel. Seules sont acceptées les pièces présentées devant les arbitres du premier degré.

75- Si la sentence tribale est réformée par l’instance coutumière d’appel, on applique le dernier jugement. Celui qui a intenté l’appel ne supporte aucune charge supplémentaire et ses armes à feu lui sont rendues.

8) L’accord sur le jugement (tashrîf al-hukm)

76L’une des procédures les plus importantes dans l’exécution des jugements rendus par les conseils arbitraux est le tashrîf al-hukm, qui signifie l’accord des parties à propos de l’exécution du jugement. Le tashrîf est un accord soit tacite, dans le cas d’affaires mineures, soit écrit, dans les affaires de meurtre ou autres questions majeures. Dans ce cas, les parties au conflit comparaissent devant un des secrétaires ou un des chefs de tribu et elles enregistrent par écrit leur accord à propos de l’exécution de la sentence (…).

5. Les conséquences du jugement tribal

1) La force exécutoire du jugement tribal

77La force exécutoire du jugement tribal est d’ordre général, en ce sens qu’elle ne relève pas d’une instance spécialisée chargée de l’exécution des jugements tribaux. Nous pouvons toutefois distinguer deux types de force contraignante du jugement tribal : les garants et la société tribale elle-même (…).

78Comme nous l’avons déjà vu, les garants disposent d’un statut tribal leur permettant d’user de la coercition, tant que la partie marque son accord à l’arbitrage. Le garant appartient généralement à la tribu ou au clan de la personne dont il s’est porté garant, de sorte que l’obligation d’exécution du jugement est supportée collectivement par tous les membres du groupe familial (…).

79La responsabilité de l’exécution ou de l’expulsion de l’offenseur condamné s’étend à tous les membres de la tribu ou du clan. L’exclusion qu’impose, dans la société tribale, l’infraction aux règles établies constitue de fait la source la plus importante de contrainte. Une fois exclu, l’individu n’est plus membre du groupe. Il n’a qu’une seule alternative : ou bien accepter l’exécution du jugement tribal ou bien faire face aux conséquences de son exclusion, à savoir la disparition de tout lien avec l’univers social, depuis la simple conversation jusqu’à la participation à la vie sociale, collective et privée.

2) La force du jugement tribal devant les tribunaux officiels

80Les tribunaux officiels distinguent deux types de jugement tribal, les jugements en matière de statut personnel et les jugements dans les autres matières.

81En ce qui concerne le statut personnel, les tribunaux officiels se fondent sur la conformité du jugement tribal avec les règles de la sharî‘a islamique ou avec les lois positives promulguées en la matière. De ce fait, ils coopèrent souvent à leur exécution. En cas de divergence, cependant, ils réforment les jugements tribaux et en empêchent l’exécution, dans la mesure où leur pouvoir en la matière le permet.

82Dans les autres affaires, les tribunaux officiels entérinent les jugements tribaux, même en cas d’infraction aux règles législatives, et coopèrent avec eux pour contraindre les parties à s’exécuter.

3) La position des appareils non judiciaires à l’égard du jugement tribal

83Les autorités exécutives et les administrations locales adoptent une position qui est fonction de la force et de l’influence des tribunaux tribaux. Trois tendances semblent se dessiner :

84- Dans les régions éloignées des villes principales et dans les zones de forte influence tribale, les autorités font partie de l’instance arbitrale à titre officiel, sans aucun renvoi à l’appareil judiciaire compétent.

85- Certains fonctionnaires du pouvoir exécutif et des pouvoirs locaux n’hésitent pas à appliquer les procédures de la coutume et à prononcer des jugements tribaux écrits avec le sceau de l’officialité, sans pour autant respecter les lois et règlements organisant le résolution de ce type de conflits.

86- Dans des cas plus rares, les autorités refusent les conséquences du jugement tribal et renvoient les parties devant les tribunaux compétents pour que le jugement se fasse en vertu des lois et règlements officiels (…).

87On peut distinguer trois positions typiques sur la question de l’exécution des jugements prononcés par les tribunaux coutumiers :

88(a) La majorité des gens se montre en faveur de l’application et de l’exécution des jugements tribaux. Ceci révèle l’étendue de l’influence des instances tribales.

89(b) Une minorité de gens s’oppose à l’application des jugements tribaux. On en a déjà parlé quand il était question des relations entre justice tribale et justice officielle.

90(c) Certaines personnes refusent enfin de se prononcer. On peut penser qu’elles mettent en

91œuvre les dispositions coutumières, mais préfèrent ne pas apparaître au rang de ceux qui enfreignent les législations étatiques.

4) Le rôle du jugement tribal dans la cohésion sociale

92La sécurité n’est pas assurée à l’intérieur de la tribu yéménite par l’intermédiaire de l’Etat ou de son appareil, mais par le biais des jugements tribaux. L’exécution du jugement tribal s’accompagne généralement de la réception des arbitres et de l’offenseur au domicile de l’offensé. Après le sacrifice et le repas, offenseur et offensé échangent pardon et rémission. Cette procédure est l’un des aspects psychologiques et sociaux les plus importants du jugement tribal, dans la mesure où il en résulte la paix et le contentement de chacun. Cela exerce ensuite une influence sur la région et contribue à éliminer les tensions et à briser la logique de la vengeance. Cela empêche dès lors le crime de se propager et assure la sécurité à toute la société. De même, Mustafà Hasanayn fait de la satisfaction des parties opposées l’un des facteurs principaux de la prévention du crime dans les clans irakiens36.

93Nous ne disposons pas de statistiques nous permettant d’apprécier le rôle véritable de ce système dans la sécurité et la limitation du crime, mais si l’on examine les statistiques des affaires présentées au Parquet de première instance en République arabe du Yémen, on observe ce qui suit :

94- Il existe douze gouvernorats en vertu du découpage administratif en vigueur actuellement42. Jusqu’en janvier 1984, le Parquet et le ministère de la Justice n’étaient pas représentés dans cinq d’entre eux (Ma’rib, al-Jawf, Sa‘da, al-Mahwît, al-Bîdâ’), alors que leur population s’élevait à 1 144 760 habitants43.

95- Jusqu’à présent, le pouvoir judiciaire officiel ne considère pas qu’il soit indispensable d’ouvrir des bureaux pour ses services dans ces gouvernorats, en raison du peu d’affaires présentées au pouvoir exécutif ou local et de la tendance des citoyens à déférer leurs affaires aux tribunaux tribaux.

96- Outre les cinq gouvernorats, dans lesquels les tribunaux coutumiers exercent un contrôle quasi-complet, on retrouve ces tribunaux également dans les autres régions. Ceci donne une idée du rôle joué par la coutume et les tribunaux tribaux dans la limitation du crime, la sécurité et la stabilité.

97(…) La peine, dans le contexte tribal, n’est rien d’autre qu’une contribution à la préservation des règles, coutumes et pratiques héritées par la société. Elle permet de renforcer la solidarité tribale : tous les individus de la tribu ou du groupe assument une responsabilité collective en vertu de la nécessité de l’unité et de la protection de l’entité tribale. Cette entité répond en même temps aux besoins économiques, politiques et sociaux de l’individu.

98Ainsi, le système tribal a, par excellence, assuré sa cohésion au moyen de cet instrument qu’est le droit. La culture et les valeurs tribales ont également joué un rôle dans le maintien de cette harmonie. L’individu considère la justice, dans la société tribale, à travers ce système judiciaire, au point d’échapper constamment aux lois importées du dehors de la tribu. Il n’y ressent pas non plus de contradiction entre la peine et la justice, dans la mesure où la peine ne lui est jamais imposée de l’extérieur, que ce soit par un individu ou par un groupe. Il l’accepte ainsi d’autant plus facilement44. Le système tribal réalise donc à la fois la justice et la solidarité sociale.

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Notes

1 Rashâd al-‘Alîmî, al-Qadâ’ al-qabalî fî’l-mujtama‘ al-yamanî, s. l., Dâr al-Wâdî li-l-nashr wa’l-tawzî‘, s. d.
2 ‘Abd al-Rahmân ‘Azzûz, al-Qadâ’ al-sha (« La justice populaire »), Dâr Nahdat Misr, Le Caire, 1979, p. 13.
3 Jawâd ‘Alî, al-Mufassal fî târîkh al-arab qabl al-islâm (« Encyclopédie de l’histoire des Arabes avant l’islam »), Dâr al-‘ilm li-l-malâyîn, Beyrouth, 1970, p. 476.
4 La justice coutumière est composée de six groupes dans le Sinaï : kubâr al-arab, munshid, qassâs, ziyâdî, darîbî, mubshi‘. Chacun a une fonction déterminée qui est établie dans le système juridique. Quant à la justice dans les clans irakiens, elle se compose de quatre groupes : ashrâf, zuamâ’ al-qabâ’il, ‘arrâfîn, mullâ (hommes de religion).
5 Dans les tribus d’Irak, on utilise le nom de urrâf pour désigner le marâgha. Il exerce la même fonction et il jouit du même statut dans l’environnement tribal. Cf. Mustafà Muhammad Hasanayn, al-Ashâ’ir al-irâqiyya wa nizâm al-mas’ûliyya bihâ (« Les tribus irakiennes et le régime de la responsabilité »), thèse de doctorat non publiée, Faculté des Lettres, Université du Caire, 1963, p. 526.
6 Les règles coutumières codifiées stipulent qu’en cas de différend sur l’interprétation de n’importe quel recueil de règles, il est nécesaire d’en référer à la tribu de Daham et aux marâghas qui la représentent, les Ibn Marhaba et les Ibn Daghsân. Ces deux familles continuent aujourd’hui encore à hériter de cette fonction.
7 Cf. Mustafà Hasanayn, op. cit., p. 526 ; Fawzî Radwân et Fârûq Ahmad Sâlim, Dirâsât anthrûbûlûjiyya li-madînat al-Arîsh (« Etudes anthropologiques de la ville d’al-‘Arîsh »), al-Hay’a al-‘âmma li-l-kitâb, Alexandrie, 1982, p. 187.
8 Cf. Qâ’id al-Sharjabî, al-Sharâ’ih al-ijtimâiyya al-taqlîdiyya fî al-mujtama al-yamanî (« Les couches sociales traditionnelles de la société yéménite »), thèse de magistère non publiée, Université de ‘Ayn Shams, Le Caire, 1983, p. 272.
9 Mustafà Hasanayn, op. cit., p. 729.
10 On donne au moment de la session tel que défini par le juge tribal le nom de mî‘âd ou de mahdar.
11 Ahmad ‘Abd al-Rahmân al-Mu‘allimî, « al-Sharî‘a al-mutawakkila aw al-qadâ’ fî al-Yaman » «La loi de l’imam, ou la justice civile au Yémen», al-Aklîl, no 5, ministère de l’Information, Sanaa, 1981, p. 78.
12 Sayyid Mustafà Sâlim, al-Fath al-uthmânî al-awwal li-l-Yaman (« La première conquête ottomane du Yémen »), Ma‘had al-buhûth wa al-dirâsât al-‘arabiyya, Le Caire, 1978, p. 493.
13 Ahmad ‘Abd al-Rahmân al-Mu‘allimî, op. cit., p. 78.
14 M.W. Wenner, Modern Yemen 1918-1966, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1967, p. 70.
15 Le salaire du juge à l’époque de l’imam Yahyà variait de 30 à 50 riyâls par mois, ce qui équivalait à une somme de 2 à 4 livres sterling. Cette somme ne suffisait même pas à vivre une semaine , selon Ahmad ‘Abd al-Rahmân al-Mu‘allimî, op. cit..
16 Ibid., p. 82.
17 W.R. Brown, « The Yemen Dilemma », dans The Middle East Journal, 1963, vol. 17, no 4, p.  351.
18 ‘Alî Layla, al-Binâ’iyya al-wazîfiyya fî ilm al-ijtimâ wa’l anthrûbûlûjiyya: al-mafâhîm wa al-qadâyâ (« Le fonctionnalisme en sociologie et en anthropologie : concepts et cas d’étude »), Le Caire, Dâr al-Ma‘ârif, 1982, p. 404.
19 ‘Abd Allâh al-Habashî, Dirâsât fî al-turâth al-yamanî (« Etudes sur le patrimoine yéménite »), Beyrouth, Dâr al-‘Awda, 1977, p. 58.
20 Muhammad Mahmûd al-Zubayrî, Jazîrat Wâq al-Wâq (« L’île de Wâqwâq »), Le Caire, s. e., 1961, p. 62.
21 Muhammad Mahmûd al-Zubayrî, al-Muntalaqât al-nazariyya fî fikr al-thawra al-yamaniyya (« Les fondements théoriques de la pensée de la Révolution yéménite »), Beyrouth, Dâr al-‘Awda, 1983, p. 22.
22 Awlingh Sheberson, Wilâda harakat al-muârada fî shimâl al-Yaman (« La naissance de l’opposition au Nord-Yémen »), Sanaa, Markaz al-dirâsât al-yamaniyya / Beyrouth, Dâr al-‘Awda, 1958, p. 310.
23 Helena Jolobovskaia, Thawra 26 sibtimbir fî al-Yaman (« La révolution du 26 septembre au Yémen »), trad. du russe Qâ’id Muhammad Tarbûsh, Beyrouth, Dâr Ibn Khaldûn, 1982, p.  206.
24 Ahmad Abû al-Wafâ, al-Tahkîm al-ikhtiyârî wa al-ijbârî (« L’arbitrage optionnel et obligatoire »), Munshi’at al-ma‘ârif, Alexandrie, 1973, p. 15.
25 Ibid., p. 19.
26 Fawzî Radwân al-‘Arabî, al-Madkhal fî al-anthrûbûlûjiyâ al-tatbîqiyya (« Introduction à l’anthropologie appliquée »), s.e., s.d., p. 304.
27 Toutefois, si cela s’accompagne d’un arbitrage, on utilise l’expression banâdiq al-tahkîm. Cela correspond à un nombre d’armes à feu pouvant s’élever à 40 fusils ou à un nombre déterminé de janbiyya (le poignard caractéristique du Yémen).
28 On lui donne aussi le nom de tarah (dépôt), de nisf (moitié) ou d’autres noms encore.
29 On considère que l’arbitrage est à la fois arbitrage et délégation de pouvoir aux arbitres. En ce cas, les parties en conflit n’ont pas de droit d’appel. Mais s’il s’agit seulement d’arbitrage, sans délégation de pouvoir, chaque partie en conflit peut se pourvoir contre le jugement et en faire appel selon les procédures suivies devant les tribunaux tribaux.
30 Plusieurs autres termes sont utilisés : kafîl (caution), radîm, etc.
31 al-Jarîda al-rasmiyya (« Journal Officiel »), no 12, 31 décembre 1981.
32 Alî Mahmûd Islâm al-Fâr, al-Anthrûbûlûjiyâ al-ijtimâiyya : al-dirâsât al-halqiyya fî al-mujtamaât al-badâ’iyya wa al-qurawiyya wa al-hadariyya (« Anthropologie sociale : études empiriques sur les sociétés pastorales, rurales et urbaines »), Alexandrie, al-Hay’a al-‘âmma li-l-kitâb, 1978, p. 347.
33 Avec également l’obligation de fournir le qât (shajra) que consommeront les arbitres, les parties et les autres personnes présentes.
34 Y compris en cas de délégation de pouvoir. Toutefois, si les parties se sont mises d’accord sur une délégation complète aux arbitres, elles doivent accepter le verdict et elles n’ont pas la possibilité de faire appel.
35 Ils sont aussi appelés banâdiq al-ta‘kîz ou banâdiq al-takîs, dérivés du mot tajîz, ou encore banâdiq al-kasr dans les recueils coutumiers. Kasr, « casser quelque chose », signifie ici le refus du jugement.
36 Mustafà Hasanayn, op. cit., p. 81.
42  L’auteur parle ici du Yémen du nord avant l’unification de 1990.
43 al-Jihâz al-markazî li-l-takhtît (« Office central de la planification »), Kitâb al-ihsâ’ al-sanawî li-âm 1982 (« Annuaire statistique de 1982 »), douxième année, Sanaa, avril 1983.
44 Mustafà Hasanayn, op. cit., p. 806.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Rashâd al-‘Âlîmî, « Les procédures de justice tribale dans la société yéménite »Chroniques Yéménites [En ligne], 8 | 2000, mis en ligne le 06 septembre 2007, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/6 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.6

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Rashâd al-‘Âlîmî

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