De l'agriculture au paradis
Texte intégral
1Que faire de l'agriculture traditionnelle ? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Il semblerait même parfois plus prudent de laisser ce problème de côté, tant la réponse pourrait paraître brutale à certaines sociétés ou à certaines autorités. Si l'on s'en tient à une approche financière de la question, on pourrait conclure, par exemple, que l'agriculture traditionnelle des îles Baléares, en passe de disparaître, ne mérite pas d'être sauvée : elle n'est pas rentable et il ne serait donc pas utile de lui consacrer de subventions. Il en irait de même pour l'agriculture andalouse traditionnelle à ciel ouvert, celle qui n'est pas recouverte par du plastique. Rien ne semble pouvoir enrayer le déclin d'agricultures que la logique économique a d'ores et déjà condamnées. Mais tout cela ne peut se dire trop franchement.
2Ces agricultures continuent donc plus ou moins d'exister. Néanmoins, les ambiguïtés ne manquent pas. Parmi les arguments utilisés pour justifier ce maintien apparaît, en premier lieu, celui de la conservation de savoirs paysans, mais aussi d'un certain ordre spatial daté historiquement et identifié à un ordre humain aujourd'hui disparu. Pour autant, si cette conservation implique l'utilisation de ces savoir-faire, ce n'est désormais qu'à échelle réduite. Tout cela semble assez artificiel et pourrait bien finir comme une sorte de parc à thèmes. Quantau reclassement spatial et social de ces paysans « dépaysannés » et à leur sort ultime, ils sont discrètement écartés du débat. Or nous savons bien que la condition indispensable à la mise en place du système capitaliste fut la destruction des ordres paysans traditionnels. Plus celle-ci fut soudaine, irréversible et de grande ampleur, plus le nouvel ordre social fut efficace. Les esclaves africains en Amérique en sont un bon exemple : paysans sommés tout à coup de se spécialiser, en rupture avec leur histoire, ils ne possédaient pas même les droits liés à la servitude des paysans européens du Moyen Age. La réussite des Etats-Unis d'Amérique est l'illustration des avantages obtenus par des « migrants tueurs », libres comme le vent pour nêtre liés à aucun système de rente féodale. En Europe, il n'a pas été facile d'en finir avec les paysans mais on y est finalement parvenu : la « tradition » s'est maintenue en état de survie, les paysages sont devenus des musées, mais les paysans ont bel et bien disparu.
3Ces questions n'ont pas été absentes à Sanaa du premier colloque sur la place de l'agriculture traditionnelle dans le Yémen contemporain Elles ont même donné au colloque une dimension qui dépassait largement l'étude du strict cadre régional. Le cas du Yémen s'est en effet révélé exemplaire à bien des égards. En témoignent les débats suscités et parfois l'âpreté de certaines communications qui ont transformé la conférence en un forumbien éloigné des routines académiques habituelles. Deux questions se sont trouvées au cœur des discussions :
4- Quelles pratiques traditionnelles peuvent être compatibles avec une agriculture moderne ? Au cours des différentes interventions, il est apparu clairement que le savoir traditionnel était soit inutilisable, soit dans le meilleur des cas, utilisable de manière seulement partielle au sein d'une séquence productive radicalement transformée : semences renouvelées, mécanisation, abandon des espaces traditionnels, orientation vers les marchés…
5- L'ancestral système d'irrigation est-il suffisant pour s'adapter à une sélection plus poussée des espèces végétales et à des cycles plus intenses de production ? La réponse à cette seconde interrogation a été, sans aucun doute, négative. Il n'existe pas en effet de cycles d'eau suffisamment stables au Yémen pour développer une agriculture efficace, capable de nourrir la population toujours croissante des campagnes ou celle des fortes concentrations métropolitaines. On estime que la production actuelle est incapable de satisfaire les besoins de près de la moitié de la population.
6Certes, il faut noter que, pour la première fois, tout cela était clairement dit dans une rencontre académique. Mais cette agriculture traditionnelle, ce savoir paysan et cette technologie locale, décrits comme inadaptés à la situation actuelle, étaient jusqu'à présent tenus en très haute estime. Le colloque de Sanaa s'est donc heurté une fois de plus à ce paradoxe. Et la question fut posée : les savoirs indigènes, constitués par la codification sélective de pratiques bien expérimentées, ne furent-ils pas ceux-là mêmes qui apportèrent une solution locale adaptée aux problèmes de survie et qui parvinrent à entretenir des Etats et des pouvoirs à la voracité, il est vrai, limitée ? Le Yémen n'a-t-il pas été un jour un paradis, un jardin verdoyant, une création agricole hautement élaborée ? Le livre récemment paru de Yahyà al-`Ansî décrit avec beauté et précision cette création artificielle, mais aussi ses limites, les frontières étroites avec la mort et la dévastation que présentent les complexes hydrauliques, petits et grands2. Quoi qu'il en soit, le problème ne se situe pas dans cette fragilité : toutes les agricultures indigènes avaient su trouver un équilibre. Elles étaient des ensembles intégrés efficaces. Cependant, même dans le cas des Etats antiques, il avait fallu que le principe organisateur de tels systèmes fût la survie.
7On a pourtant vite fait d'oublier que le système traditionnel répondait à cet impératif de survie et que les impératifs sont devenus autres aujourd'hui. Si l'on ne tient pas compte de ce fait, il est facile de considérer comme un paradis n'importe quel coin de rue de n'importe quel passé et, partant, de s'interroger : comment tout cela a-t-il pu se terminer si mal ? Quel coup de tonnerre a pu de cette manière infléchir le cours de l'histoire ? Comment le grandiose artifice est-il devenu une si coûteuse malédiction ? Toute sortes de monstruosités sont pourtant tapies derrière ces questions : la nostalgie d'un harmonieux passé paysan, le retour à la « pureté » originelle d'un pays, un conservatisme aux desseins flous, la campagne et le paysan, figures du passé, perçus comme modèles d'avenir. Tout cela se tient là, dans l'ombre. Le paradoxe n'était donc pas difficile à relever : le discours du technicien modernisateur clamant la mort du passé côtoyait, dans ce colloque, la proposition islamiste de restaurer un passé dont l'échec et la disparition étaient imputés à des interventions extérieures, que celles-ci remontent à l'instauration de l'ordre colonial ou qu'elles proviennent, avec encore plus de force, d'un nouvel ordre mondial étranger à l'Islam.
8Il fallait donc s'y attendre. L'annonce raisonnée de cataclysmes, par exemple « il y a trop de monde », pourrait à court terme accroître la masse de ces gens qui font la queue pour entrer dans le paradis où coulent des rivières de lait et de miel. Cette file d'attente ne s'allonge pas qu'au Yémen : la recherche de cet éden, un parmi tant d'autres, est comme une réponse à l'étendue des destructions, non encore chiffrées, que le capitalisme tardif produit de partout. C'est l'attente illusoire des choses perdues, des pays qui n'ont jamais existé ou qui n'existeront jamais plus. Et ces files d'attente sont pleines de gens dubitatifs et renfrognés. Elles sont grosses aussi de souffrance, de stupeur et de menaces. Leur espoir ? Récupérer le passé. Mais cela n'aura au bout du compte qu'une conséquence : assombrir davantage l'avenir.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Miquel Barceló, « De l'agriculture au paradis », Chroniques Yéménites [En ligne], 8 | 2000, mis en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/5 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.5
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