Coutumes et traditions des dirigeants du Yémen à l’époque islamique
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Haut de pageNotes de la rédaction
Nous avons pris le parti de conserver à ce texte le style très narratif propre à plusieurs générations d’intellectuels yéménites. Le récit a tout de même été parfois légèrement resserré.
Texte intégral
1Le Yémen connut à l’époque islamique de nombreux Etats qui se distinguaient par leurs doctrines, sectes et croyances et que dirigèrent des rois, des sultans, des princes ou encore des imams et autres religieux. Chacun observait des lois qu’il avait soit instituées à son propre usage, soit empruntées à ses contemporains ou à ses prédécesseurs, pour les transmettre à sa suite. Ainsi furent-elles conservées et utilisées et l’on s’en tint à leurs prescriptions et aux rituels qu’elles imposaient.
2Ces règles et traditions héritées, qui pouvaient varier légèrement d’un Etat à l’autre, ne furent guère consignées avant l’apparition de l’Etat sulaïhite ismâ‘îlite (439-542/1047-1138). Il fut le premier Etat yéménite à mettre en vigueur le protocole royal et à en observer les traditions, les coutumes et les règles. En fait, ses partisans reprirent intégralement les coutumes et traditions des Fatimides (‘Ubaïdites) dont ils partageaient les doctrines et croyances. Certains se référèrent à leur cérémonial et d’autres empruntèrent leurs appellations épistolaires officielles.
3Evoluant dans le même milieu, suivant leurs instructions et obéissant à leurs ordres aveuglément, ils les imitèrent d’autant plus naturellement que leur influence s’étendait au Yémen.
4Plus tard, lorsque le Yémen fut gouverné par les Ayyûbides, de 569 à 626/1173-1228, on se référa au modèle seljoukide pour les traditions, les coutumes et le mode de vie. Cette période commença lorsque les Yéménites les servirent en Syrie et en Egypte et dura jusqu’à ce qu’ils s’en rendirent indépendants, après la mort du roi ‘Âdil ‘Imâd al-Dîn Mahmûd Zankî, en 569/1173.
5En 636/1238 de l’hégire, le roi Mansûr Nûr al-Dîn ‘Umar b. ‘Alî b. Rasûl apprit le décès à La Mecque de son maître et roi, Mas‘ûd Yûsuf, fils du roi Kâmil Muhammad Ayyûb, dernier des Ayyûbides au Yémen. Il se libéra de leur tutelle et fonda en toute indépendance, avec ses fils, sa propre dynastie, de 636 à 858/1238 à 1454. Ils se distinguèrent peu de leurs anciens maîtres, si ce n’est qu’ils substituèrent la doctrine chafiite1 à la doctrine hanafite.
6A la fin du régime rasûlide, en 857, les Tâhirides prirent le pouvoir jusqu’en 933 de l’hégire (1454-1517) mais leurs sultans conservèrent les coutumes des Rasûlides.
7A l’examen de ce qu’ont écrit les historiens yéménites contemporains au sujet de cet Etat, on s’aperçoit qu’il n’existe que peu de références à ses coutumes et traditions. Elles mériteraient pourtant une étude particulière à elles seules, afin de souligner ce qui différenciait un Etat d’un autre dans ce domaine, surtout en ce qui concerne la période rasûlide, splendeur de l’histoire du Yémen2, qui s’étendit sur plus de deux siècles. Ce ne sont pourtant pas les historiens célèbres qui firent défaut à cette époque, mais ils empruntèrent des voies bien éloignées de cette étude. Même si l’historien rasûlide Shams al-Dîn ‘Alî al-Hasan al-Khazrajî, mort en 812/1409, s’attacha partiellement dans son livre, Al-‘uqûd al-lu’lu’iyya fî târîkh al-dawla al-rasûliyya, à décrire la vie des Rasûlides, leurs palais, leur cour de savants et de puissants, cela ne suffit pas à étancher la soif de connaissance du chercheur.
8Aucun des anciens historiens yéménites ne fait allusion à de telles coutumes si ce n’est Ahmad b. ‘Abd Allah al-Râzî (mort en 460/1067) dans son Târîkh Sana‘â’, où il décrit la sortie des gouvernants au cimetière de Sanaa, pour les prières des Petite et Grande Fêtes. Il écrit, sous le titre Le cimetière de Sanaa et sa construction à l’époque du Prophète : "Le Cadi Sulaïmân b. Muhammad al-Naqawî tenait du Cadi de Sanaa, Yahyâ, qui l’avait appris d’Abû Ishâq Ibrâhîm b. Barah à qui Muhammad b. ‘Abd al-Rahîm l’avait rapporté, de son père, que le Prophète avait ordonné à Farwa b. Musaïk al-Murâdî ou à Abân b. Sa‘îd de construire une mosquée à Sanaa dans le jardin de Bâdân, entre Ghumdân et al-Hajar al-Mulamlama, en précisant : "Attention, prévoyez pour la fête un lieu de prière qui sera ouvert sur les champs et dont la sortie sera orientée vers la qibla3". Il monta alors à Ghumdân, aperçu l’emplacement du cimetière, il s’enquit à son sujet. On lui répondit : "C’est le camp habashî". Il dit : "Etablissez-vous là et faites-en un lieu de prière". Comme cet endroit appartenait à Abû Jammâl (al-Mâribî), il lui demanda de le lui vendre. Ce dernier déclara : "J’en ferai un lieu de prière pour les musulmans. Il appartient à Dieu le Très Haut et à son Prophète". Puis al-Râzî ajout : "Des habitants de Sanaa m’ont rapporté de son père les paroles suivantes : Le cimetière de Sanaa n’avait qu’une seule porte. Les maisons s’étendaient vers la droite et vers la gauche, s’élevant dans les airs et formaient des habitations magnifiques, élancées, de la meilleure construction. C’était les plus jolies demeures de Sanaa. Elles appartenaient aux gouverneurs qui venaient d’Irak avec leur cour et qui s’y mêlaient aux commerçants, aux riches et aux gens fortunés et aisés. Le jour de la Petite ou de la Grande fête, ils ordonnaient à leurs esclaves et servantes de nettoyer le pas-de-porte de leur maison et de le lessiver afin qu’il fut propre. Ils étalaient des nattes, des tapis rouges, byzantins, de Tartous, arméniens et d’autres de couleur pourpre. Ils répandaient de la myrte et d’autres fleurs odoriférantes qu’ils arrosaient abondamment de camphre. Ils plaçaient de grands braseros dans les patios, faisaient brûler du ‘ûd4 vert et de l’ambre gris, extrêmement coûteux, qui répandaient leur odeur jusqu’au lieu de prière, à partir de l’aube et jusqu’au départ de l’imam et des fidèles venus pour la prière de la Fête. Devant chaque porte, ils laissaient une cruche d’eau fraîche, à la disposition des passants. Les hautes maisons qui s’étendaient de chaque côté projetaient leur ombre sur le lieu de prière et le cimetière. Tous accomplissaient la prière de la ‘atama, collectivement, dans le cimetière5. ‘Ilm al-Dîn Wardasâr b. Banâmî al-Shâkânî rénova le cimetière, en 603/1206, et nous ne savons pas ce qui advint par la suite. La région se transforma". Ces constructions dont nous parle al-Râzî dans son Târîkh Sana‘â’ disparurent et seul le cimetière demeura jusqu’au XVe siècle de l’hégire où il fut détruit pour que l’on édifie à sa place une nouvelle mosquée6.
9Ibn Fadhl Allah al-‘Umarî consacra à ce sujet7 son Chapitre VII, Du Yémen, et l’articula en deux parties. La première traitant des enfants des Rasûlides et la seconde des Nobles. Il écrit encore: "Le Yémen est un vaste et ancien pays. D’après al-Bakrî, il serait long de vingt étapes, à raison de six parasanges8 par étape. C’est le royaume des Tabâbi‘ites, descendants des Himyarites et celui de Saba’, dont la reine Bilqîs est citée dans le Coran. Ses frontières s’arrêtent, en direction de la qibla, au lieu appelé Talhat al-Mulk, à l’ouest, à Mikhlâf Hakam, à l’est au Hadramawt et au sud à Aden. Le Yémen comprend plusieurs régions, des citadelles et des forteresses imprenables, dont dépendent ses villes. Le relief varie de la montagne à la plaine côtière. Dans le premier cas, le climat est frais et sain, alors qu’il est étouffant, dans le second cas9. Le Yémen, c’est, avant tout, Taëz et Zabîd. Leurs maîtres sont ceux du Yémen. Tout ce que j’en sais m’a été rapporté d’abord par Abû Ja‘far Ahmad Muhammad al-Maqdisî, nommé par Ibn Ghânim (mort à Damas en 737/1336) l’un de ces chanceliers d’Egypte et de Damas. Il partit au Yémen et servit comme chancelier particulier du maître de l’époque, le roi al-Mu’ayyad Dâwûd b. Yûsuf10. Je me suis aussi référé à l’écrivain Abû Muhammad ‘Abd al-Bâqî b. ‘Abd al-Majîd al-Yamânî (mort en 744/1343)". Notre auteur cite également le médecin ‘Alâ’ al-Dîn Abû ‘Abd Allah Muhammad al-Burhân, que le roi al-Mu’ayyad avait fait venir d’Egypte et couvert de bienfaits. Il s’était installé au Yémen un certain temps parcourant avec son hôte les sommets du royaume11.
10Ibn Fadhl Allah al-‘Umarî écrit, tout en nous entretenant de la vie du roi al-Mujâhid ‘Alî, le fils d’al-Mu’ayyad Dâwûd, fils du roi al-Muzaffar Yûsuf, fils de Mansûr ‘Umar b. ‘Alî b. Rasûl : "Les gouvernants du Yémen passent l’été à Taëz et l’hiver à Zabîd". Puis : "Taëz est une ville où l’eau est abondante et l’air frais. On y trouve beaucoup de raisins, de grenades, de coings, de pommes, de prunes, de mûres, de bananes et de melons. Il y existe une grande variété de fruits, même si parfois la production en est modeste. En tous cas, les bananes, le citron et les cédrats y abondent. Il y a également beaucoup de fleurs odoriférantes, à l’exception de la violette et du nénuphar. A certaines époques de l’année, la population doit porter des vêtements fourrés". Ibn Fadhl Allah précise qu’il a interrogé Hakîm al-Burhân au sujet des fruits que l’on trouvait au Yémen. Il lui cita la plupart de ceux qui existent en Egypte mais exagéra en ce qui concerne les coings. Il précisa encore : "On trouve du blé mais il est cher ; la viande est bon marché. On y fabrique du sucre et du savon bien qu’ils diffèrent de ceux d’Egypte et du Shâm12"13.
11Puis il décrit la ville de Zabîd : "Quant à Zabîd, il y règne une chaleur étouffante que ne parviennent pas à apaiser l’eau et le vent. C’est la plus grande ville et la plus urbanisée aussi. Une rivière y coule". Il ajoute plus loin : "Les résidences que possède le roi à Taëz et Zabîd sont extrêmement fastueuses. Faites de marbre, elles ont en outre des plafonds décorés. Les castrats du roi forment une cour de favoris qui passent leur temps en plaisirs et futilités dans ses palais, en compagnie des servantes et esclaves. Il dispose de notables et de fonctionnaires et agit à la manière des dirigeants d’Egypte. S’enquérant de leurs faits et gestes, il s’efforce d’agir à leur imitation pour les affaires de l’Etat, sans vraiment y parvenir, car aucune bannière ne flotte au sommet de ses palais et ses troupes sont peu nombreuses"14.
12Dans sa description d’Aden, Ibn Burhân déclare : "Je me suis installé un certain temps à Aden, ville où tout vient de l’extérieur, même l’eau. Ses habitants y dépensent beaucoup, du fait des prix élevés de la nourriture et de la boisson. L’eau doit être refroidie plusieurs fois par jour, à cause du climat. Des groupes s’y forment, car c’est un lieu de départ pour les horizons lointains, situé au carrefour de la Chine, de l’Inde, du Sind15, de l’Irak, d’Oman, de Bahreïn, du Soudan et de l’Abyssinie. Il ne se passe pas une semaine sans que commerçants, bateaux et importateurs de différents produits y arrivent. Ses habitants sont donc prospères et oublient les inconvénients de la vie à Aden".
13Plus loin, il ajoute : "Les bateaux font escale à des saisons bien précises. Quand un capitaine veut appareiller, il hisse son pavillon pendant plusieurs jours, en guise d’avertissement pour les commerçants et la population. Lorsque le départ est ainsi à l’ordre du jour, les commerçants se pressent d’apporter leurs colis, escortés d’esclaves armés. Sur la plage, on installe les marchés et les habitants d’Aden viennent se baguenauder". Hakîm Ibn al-Burhân continue : "Le Zufâr appartient aux enfants du roi al-Wâthiq16, le neveu du maître du Yémen. Bien qu’on les appelle " rois ", ils ne sont en fait que ses lieutenants. Le Zufâr est plus proche de l’Inde qu’Aden. Il s’ouvre sur une baie, retirée de la mer, depuis laquelle on transborde les marchandises sur les navires à l’aide de petites embarcations".
14Al-Hakîm ‘Alâ’ al-Dîn Muhammad b. Al-Burhân précise : "Le Yémen est très vaste et ne compte pas au nombre des pays riches. La majorité de ses revenus proviennent des activités terrestres et maritimes17 des commerçants et des marchands d’esclaves". Il ajoute : "On peut y gagner de l’argent parce que le coût de la vie est bas et que des bateaux et des marchandises provenant d’Inde y transitent"18.
15Quant à Ibn Fadhl Allah al-‘Umarî, il nous apprend que : "Le cadi des cadis, Abû al-Rabî‘ Sulaïmân b. Muhammad, le fils du cadi des cadis al-Sadr Sulaïmân al-Hanafî, étant allé au Yémen pour y servir dans les contrôles de l’armée, m’a rapporté que les effectifs de l’armée yéménite s’élevaient à deux mille cavaliers auxquels s’ajoutaient autant d’Arabes de l’intérieur. Il m’a montré son registre d’effectifs que j’ai consulté partiellement, faute de temps, mais qui témoignait bien de ce qu’il avançait19.
16Le maître de ce royaume recherche sans arrêt la compagnie des étrangers et se montre bienfaisant envers eux, lorsqu’il les rencontre. Il utilise leurs compétences, s’inquiétant en permanence de leur bien-être, et les prenant tant en affection qu’il les installe chez lui. La plupart de ses soldats sont des étrangers. Lorsque l’un d’eux, un page ou toute personne à son service en ressent la moindre nécessité, il écrit à son maître pour lui exposer ses doléances. Ce dernier appose alors sa signature sur la lettre et donne éventuellement satisfaction à la requête, en tout ou partie20.
17Il ne cherche guère le contact direct avec ses subordonnés. Si quelqu’un a besoin de le consulter, il le fait par écrit et reçoit une réponse par la même voie. Il en est de même lorsqu’il s’agit de plaintes : c’est le maître qui répond de sa main pour rendre la justice.
18Il n’aime guère les réunions avec ses sujets. On peut lire ainsi : "J’ai vu le sceau du père de ce sultan (le roi Mujâhid), qui régnait à l’époque. Il reprend la devise égyptienne (al-skâkir li-llah ‘alâ na‘mâ’ih), sur une ligne sous laquelle on peut lire : Dâwûd"21.
19Plus loin : "Le maître de ce royaume possède de beaux jardins et des parcs dans lesquels il se promène parfois. Pendant ses voyages, ce roi ne descend que dans ses propres palais construits à des endroits précis"22.
20Ailleurs, il rapporte : "Au Yémen, on trouve des chevaux arabes très rapides et deux genres de mulets : les mulets de selle pour la monte et les mulets abyssins, pour la charge. On y élève également des dromadaires, des ânes, des vaches et des moutons et aussi des volatiles comme les oies, les poules, les pigeons, etc."23.
21Puis il décrit : "C’est un pays aisé, riche en céréales. Les moins courantes sont le blé et l’orge et les plus abondantes, le riz, le maïs et le sésame. On y trouve du miel et toutes sortes de balsamine. L’huile de sésame y est utilisée comme combustible24, car il n’en existe pas d’autre, de même pour les citrons, si ce n’est ce que l’on amène de Syrie.
22Des nuages, de provenance lointaine, viennent abondamment arroser le Yémen. Il pleut, le plus souvent, entre la fin de l’après-midi et le crépuscule25. La saison des pluies commence au début de l’été et se prolonge jusqu’en son milieu, dans les régions montagneuses surtout. Des rivières coulent au milieu de vastes prés et de bois à certains endroits touffus. Les terres procurent de bons revenus, mais les gains proviennent surtout des marchandises que les vagues de commerçants venant d’Inde, d’Egypte et d’Abyssinie apportent avec elles".
23Puis, il aborde la question de la hiérarchie princière : "Le titre d’émir est porté par qui ne l’est pas forcément. Quant aux véritables émirs, les personnages importants à qui l’on concède ce titre et pour qui l’on joue des cymbales26, ils sont peu nombreux, une dizaine, tout au plus27
24Au Yémen les fonctionnaires sont les nâ’ib, les ministres, les chambellans, les secrétaires particuliers, les chanceliers militaires, le trésorier et les intendants28.
25La ville d’Aden est le plus grand port et vient certainement en importance directement après Taëz et Zabîd. Le fort de Samadân29 est réputé pour son invincibilité. Il en existe un autre30 où sont déposés les biens des rois de ce peuple".
26Ibn Fadhl Allah al-‘Umarî ne manque pas de décrire les habits des rois de Banû Rasûl : "Quant aux atours de leurs rois et des soldats, ce sont des tuniques musulmanes aux manches étroites, resserrées par endroits, qui recouvrent les mains. Ils portent sur la tête des takhâfîf31 et aux pieds des dilâkasa, faits d’une étoffe plus légère que la soie de l’Atlas ou le ‘attâbî32, etc.". Plus loin, il reprend : "Une dispute éclata entre le roi al-Mujâhid et l’un de ses émirs, ‘Alî b. Yûsuf al-Shihâbî qui partit s’installer en Egypte ainsi vêtu, sauf les dilâkasa qu’il ôta pour les remplacer par les bottines que l’on porte là-bas. Jusqu’à présent il assiste à la procession du Sultan dans cette tenue".
27Puis, parlant d’al-Hakîm ‘Alâ’ al-Dîn Abû ‘Abd Allah Muhammad b. Al-Burhân : "L’emblème de ce sultan est une rose rouge, sortant d’une terre blanche". Ibn Fadhl Allah al-‘Umarî poursuit à son tour : "J’ai vu l’étendard yéménite qui avait été dressé sur le mont ‘Arasât en l’an 738/1337 : il est blanc, orné de nombreuses roses rouges".
28Par la suite, il rapporte : "La société est organisée en classes distinctes. Les grands vivent dans le luxe et goûtent des plats raffinés : on cuisine chez ces hommes là de nombreux plats différents. Chez eux, les vases sont remplis de parfums et d’encens. Ils disposent d’une cour, de domestiques, d’esclaves abyssins et d’un nombre de servantes correspondant à leurs besoins. Devant leur porte, se tiennent des esclaves, des serveurs, des eunuques d’Inde et d’Abyssinie. Ils possèdent des domaines splendides et d’élégantes maisons faites de marbre, décorées à l’or fin avec des incrustations de lapis-lazuli. C’est le privilège des sultans qu’ils ne partagent avec quiconque, notables ou vassaux"33.
29Puis Ibn Burhân écrit : "Quant aux chanceliers, personne ne les dirige ou les commande. Les plis destinés au sultan qui leur parviennent ne sont pas contrôlés. Ils ne reçoivent aucune prescription à appliquer. Le sultan, lorsqu’il doit rédiger une correspondance, dit à chacun ce qu’il doit écrire. Dès que c’est fait, chaque chancelier envoie un eunuque porter au sultan la lettre qui lui incombe. Ce dernier la marque de son sceau et la transmet.".
30Citant Ibn Burhân, al-‘Umarî ajoute : "Les rois du Yémen gaspillent leur temps en divertissements, partagés entre leurs maîtresses et leur cour de compagnons et de musiciens. Personne ne peut voyager au Yémen sans que ses habitants ou le sultan en soient avertis, tant ils contrôlent avec vigilance les accès, terrestres et maritimes, de leur pays. Il est impossible de s’y introduire ou d’en sortir impunément. Cependant, les commerçants y jouissent d’un statut privilégié car ils représentent la principale source de revenus".
31Il poursuit : "Le roi al-Muzaffar puis son fils al-Mu’ayyad, que Dieu les garde, étaient toujours en quête des meilleurs artisans et n’avaient de cesse qu’ils réalisent quelque chose pour l’un d’eux en son nom. Ils rendaient alors leur séjour agréable et aisé. Si l'artisan décidait de rester dans leur demeure, il y était honoré et respecté. S’il voulait partir, il s’en allait comblé de présents. Tous deux ressentaient un grand engouement pour les étrangers et faisaient preuve d’une grande générosité qui les amenait à partager ce dont Dieu les avait comblés. Beaucoup de gens vinrent donc les trouver et furent reçus avec largesse et courtoisie. Ils avaient pour habitude, que Dieu les garde, de ne pas autoriser un étranger à revenir une seconde fois et ne toléraient pratiquement aucune exception, sauf pour ceux qui n’étaient que de passage et n’avaient pas l’intention de résider chez eux durablement. Dans ce cas, ils facilitaient son voyage aller et retour.
32Celui qui avait l’intention de s’installer définitivement pouvait le faire à condition de se tenir tranquille. Il était alors comblé, couvert de fleurs, porté aux nues et on lui donnait une maison.
33Quand il voulait partir, on lui en donnait la possibilité, mais il partait aussi démuni qu’il était venu, après que tous les privilèges dont il jouissait chez eux lui soient retirés. C’était, en quelque sorte, pour le punir de vouloir se séparer d’eux et non par avarice.".
34Le maître du Yémen n’a pas d’ennemis car il est protégé par une mer immense et réside dans un territoire enclavé. Il vit ainsi en paix et en toute tranquillité. Sa principale préoccupation est la chasse et rien ne vient déranger sa quiétude.
35Quant à Ibn Battûtah, il mentionne quelques unes des habitudes des rois rasûlides. Dans le célèbre récit de son voyage, il décrit les assemblées du roi al-Mujâhid ‘Alî b. Dâwûd, le fils du roi al-Muzaffar : "Il a une manière étrange de s’asseoir et de monter. J’arrivai dans cette ville, en compagnie du soufi qu’avait envoyé le cheikh Abû al-Hasan al-Zaïla‘î34. Il m’emmena chez le cadi des cadis, l’imam Safî al-Dîn al-Tabarî al-Makkî. Nous lui présentâmes nos salutations et il nous souhaita la bienvenue. Nous profitâmes de son hospitalité pendant trois jours et le quatrième, qui était un jeudi, soit le jour où le sultan accorde des entrevues au peuple. Le cadi m’emmena lui présenter mes respects. Pour le saluer, les gens touchent le sol de leurs doigts puis les portent à la tête en disant : Que Dieu fasse durer ta puissance. Je procédai donc de la même manière que le cadi. Celui-ci s’assit à la droite du sultan qui m’ordonna de m’asseoir en face de lui. Il m’interrogea au sujet de notre maître, le prince des musulmans, Le Parfait Abû Sa‘îd, des rois d’Egypte, d’Irak et de Lûr35. Je répondis à ses questions, et il ordonna à son ministre de me procurer un logement et de veiller à mon bien-être. Ce sultan était assis sur une estrade rembourrée et tapissée de soie. A sa droite comme à sa gauche, se tenaient des gens d’armes et derrière eux des soldats portant des sabres et des boucliers, puis des archers. Devant eux se trouvaient le chambellan, les grands responsables de l’Etat, le secrétaire particulier. Le chef des gardes du corps se tenait immédiatement à ses côtés, ses hommes en retrait. Si le sultan s’asseyait ou se levait, ils criaient d’une seule voix : bismi-llâh, et ainsi tous les membres du mashwar36 étaient avertis de ses mouvements. Les habitués entraient pour le saluer, se plaçaient à l’endroit qui leur était désigné et n’en bougeaient plus. Seuls ceux qui en recevaient l’ordre pouvaient s’asseoir. Le sultan intimait au chef des gardes du corps : Dis à untel de s’asseoir, et l’intéressé s’avançait pour prendre place sur un tapis, au milieu de ceux qui se tenaient debout à droite et à gauche. Soudain, on amenait les mets suivant deux catégories : le repas de la cour et celui du commun. Le premier était destiné au sultan, au cadi des cadis, aux plus éminents des nobles, des fuqahâ’ et aux hôtes. Le repas du commun concernait les autres nobles et fuqahâ’, les cadis, les cheikhs, les émirs et les chefs militaires. A chaque catégorie correspondait une nourriture particulière et personne ne dérogeait à cette règle qui est aussi celle du roi de l’Inde. Mais je ne sais pas si les sultans l'ont empruntée aux rois de l’Inde ou l’inverse"37.
36Ibn Battûtah décrivit ainsi Taëz, résidence des rois du Yémen : "C’est l’une des plus belles et des plus grandes villes du Yémen. Ses habitants sont prétentieux, hautains et vulgaires comme la plupart des gens du pays qu’habitent ces rois. Il y a trois quartiers (à Taëz). Le premier est habité par le sultan, ses esclaves, sa cour et les hommes d’Etat. Je ne me souviens plus de son nom38. Le second, réservé aux émirs et aux soldats, porte le nom de ‘Udaïnah39. Quant au troisième, celui du peuple, il possède un grand souk et est appelé al-Muhârîb40."
37Puis il nous parle de Zabîd : "C’est l’une des grandes villes du Yémen, certainement la plus grande après Sanaa, dont elle est distante de quarante parasanges. Il n’y en a pas de plus riche. Ses jardins sont spacieux, l’eau y est abondante ainsi que les fruits tels que les bananes, etc. Elle est située à l’intérieur des terres et non en bordure de mer. C’est l’une des capitales du Yémen, une belle ville, très urbanisée, avec des palmiers, des jardins, de l’eau. C’est la plus douce région du Yémen et aussi la plus belle. Ses habitants sont d’un caractère agréable et de bonnes moeurs. Ils sont beaux et leurs femmes extrêmement séduisantes.
38Hormis ce que nous avons dit de leur grande beauté et de leur nature vertueuse, il faut préciser que les femmes de Zabîd ont une inclination pour les étrangers, qu’elles ne dédaignent pas épouser, comme les femmes de nos pays. Quand ils décident de partir, elles sortent avec eux pour leur dire au revoir et se chargent des enfants, s’ils en ont, jusqu’à leur retour, sans demander ni argent ni vêtements, etc. S’ils s’installent ailleurs, elles se satisfont d’une petite pension. Mais jamais elles ne quittent leur pays, à aucun prix.
39Les ulémas et les fuqahâ’ de ce pays sont des gens qui aiment la paix, la religion, cultivent l’honnêteté, la vertu et le bien".
40Parmi les ministres rasûlides à qui l’on confia, à la fois, les charges gouvernementales et judiciaires, on compte le cadi Bahâ’ al-Dîn Muhammad b. As‘ad b. Muhammad b. Mûsâ al-‘Imrânî (mort en 695/1295-6), à qui le roi al-Muzaffar confia de telles charges41. Al-Khazrajî indique dans sa biographie du roi al-Mu’ayyad Dâwûd, fils du roi al-Muzaffar, qu’il avait nommé ministre Muwaffaq al-Dîn ‘Alî b. Muhammad b. ‘Umar al-Yahyawî au mois de Jumâdâ al-Ûlâ de l’an 696/1296. Il lui fit confectionner l’encrier des ministres et le couvrit du Taïlasân42. Il lui confia la magistrature des provinces dans laquelle il se révéla très ferme, agissant sans légèreté ni précipitation. Epaulé par le sultan, il se faisait respecter dans le pays, ordonnant le bien et réprimant le mal. Il devint très proche du sultan, comme personne ne l’avait jamais été. Il fut surnommé al-Sâhib43 dans tout le Yémen et finit même par porter ce nom de plein droit comme al-Sâhib Ibn ‘Abbâd, en Irak. Ses enfants et ses frères faillirent bien oublier que c’est le roi qui l’avait ainsi nommé44.
41Les rois rasûlides étaient appelés al-Mansûr, al-Muzaffar, al-Ashraf, al-Mu’ayyad, al-Mujâhid, al-Afdal, al-Nâsir, al-Tâhir, al-Mufaddal, al-Fâ’iz.
42Depuis leur plus jeune âge, leurs enfants portaient l’un de ces noms auquel on ajoutait le titre de malik45, même s’ils ne l’étaient pas en réalité. Et s’ils étaient rois, on ajoutait encore sultân pour dire, par exemple : Le sultan Malik al-Muzaffar Yûsuf b. ‘Umar b. ‘Alî b. Rasûl.
43Les femmes rasûlides prenaient les noms de leurs maîtres et on les appelait rarement par leur véritable patronyme. Les noms les plus répandus étaient : Jihat al-Dâr, Jihat Dâr al-Dumluwa, Jihat Dâr al-Shamsî, Jihat al-Dâr al-Sa‘îd, Jihat Hâfiz, Jihat al-Karîma, Jihat al-Tawâshî.
44Lorsque le sultan mourait, on se lamentait dans son palais en priant Dieu de lui accorder Sa miséricorde. Puis au petit matin, on acclamait son successeur46. Les Rasûlides avaient pour habitude, lorsqu’ils pleuraient la mort de l’un d’eux, de tuer un cheval sur sa tombe. Pendant sept jours, voire plus, suivant le statut du défunt, on récitait le Coran.
45Les palais des rois Banû Rasûl étaient les plus nombreux et les plus somptueux. L’historien al-Khazrajî nous a laissé une description de l’un d’eux, le palais d’al-Ma‘qilî à Tha‘abât qui fut bâti par le roi al-Mu’ayyad Dâwûd, fils du roi al-Muzaffar : "En l’an 708/1308, il décida de construire le palais des sultans connu sous le nom de Ma‘qilî, à Tha‘abât. Il frisait la perfection par sa noblesse et surpassait tout autre dans la région. Ceux qui avaient voyagé s’accordaient à dire qu’il n’en avait pas vu d’égal en Syrie, en Irak ou ailleurs. La pièce principale mesurait vingt-cinq coudées de long sur vingt de large. Deux plafonds dorés, sans pilier, l’abritaient. Il y avait quatre salons, éclairés par autant de lucarnes. Tout n’était que marbre et or. Devant le palais, un bassin de cent coudées sur cinquante était bordé de statues de cuivre jaune, représentant des oiseaux et des animaux sauvages, qui crachaient des jets d’eau. Au centre du bassin, une fontaine jaillissait très haut vers le ciel. En face, une pompe projetait de l’eau en son centre qui ressemblait à un miroir de cristal.
46Dans la pièce principale, des fenêtres donnaient sur un spectacle merveilleux. Les artisans s’étaient consacrés sept années à la construction de ce palais."
47Al-Khazrajî continue : "Lorsque la construction du palais Ma‘qilî fut achevée, le sultan ordonna qu’on en construisît un second dans le jardin de Sâlah"47. Il ajoute : "Cette année-là, c’est-à-dire en 712/1312, le sultan al-Mu’ayyad ordonna de construire un palais à Zabîd à l’extérieur de la porte al-Shabâriq48, dans le jardin (appelé Hâ’it Labîq). Le palais devait prendre la forme d’un îwân49, de quarante-cinq coudées de long, au coeur duquel se trouvait une sorte d’estrade de six coudées. Au-dessus d’un large rez-de-chaussée se trouvait le palais composé de quatre îwân donnant sur le jardin dont nous avons parlé50.
* * *
48Pour leur part, les imams du Yémen n’observaient pas, dans leur vie privée ou publique, des traditions ou un protocole particuliers comme les rois et les sultans. Leur mode de vie était en fait plus proche de celui des notables que des rois. Ils avaient néanmoins conservé quelques unes de ces coutumes et traditions et veillaient à les appliquer dans certaines de leurs affaires.
49Ibn Fadhl Allah al-‘Umarî y fait allusion : "Le cheikh Tâj al-Dîn Abû Muhammad ‘Abd al-Bâqî b. ‘Abd al-Majîd al-Yamânî a écrit au sujet de l’autorité de cet Imam. Il était obéi à la lettre et personne ne partageait ses privilèges. Il disposait de forces équivalentes à celles du maître du Yémen et ne le craignait pas. Il ne lui référait pas de ce qu’il faisait et ne tenait aucun compte de lui, ne répondant pas à ses invitations et ne lui en adressant pas, bien qu’il fût le maître du Yémen. Il protégeait sa situation. Tous deux signaient des accords, des trêves, authentifiaient des documents et posaient des conditions".
50Un homme, prétendant être un envoyé de cet Imam vint chez le sultan et me parla, en détail, de l’intransigeance religieuse de ces gens-là, de l’instauration et du respect de la vérité et du travail. Les Imams sont des gens chez qui la science et le pouvoir se transmettent de père en fils. Voici, schématiquement, ce que nous pouvons en dire.
51Nombreuses sont les biographies des imams, mais leurs auteurs ne décrivirent cependant pas leur vie en détail. Nous ne savons pas comment ils vivaient vraiment et de quelle manière ils gouvernaient. Ils se contentèrent de parler de leur naissance, de leur jeunesse, de leur attrait pour l’islam, des guerres qu’ils menèrent contre leurs rivaux et d’autres choses bien éloignées de notre sujet de préoccupation. Cependant, l’orientaliste français Jean de La Roque consigna, dans son livre Voyage en Arabie Heureuse51, les récits de Monsieur de La Grelaudière, le chef de l’expédition commerciale française qui se rendit au Yémen à l’époque de l’Imam al-Mahdî Muhammad b. Ahmad al-Hasan, gouverneur d’al-Mawâhib (1047-1130/1637-1718).
52Monsieur de La Roque écrit ainsi : "L’escadre des Français arriva à al-Makhâ’52 où le gouverneur, qui les connaissait donc, leur réserva le meilleur accueil. C’est, en effet, lui qui gouvernait Aden lorsqu’ils y avaient fait escale lors de leur première expédition. Puis, il alla remplacer à al-Makhâ’ son frère, le cheikh Sâleh (al-Huraïbî), élevé au rang de ministre de l’imam. Peu de temps après leur arrivée à al-Makhâ’, l’imam fut atteint d’une maladie et ce fameux ministre lui parla des médecins français et de leur habileté, ne tarissant pas d’éloges à leur égard. Il lui conseilla de faire venir l’un des médecins qui étaient à bord des bateaux français, mouillant au large d’al-Makhâ’. L’imam accepta et écrivit une aimable lettre au commandant de l’escadre. Il la confia à son secrétaire privé qui, porteur de la marque du sultanat, une petite hache au manche d’argent attachée à sa ceinture ou à la selle de son cheval, prit la tête d’une délégation. Quand les commandants de l’escadre prirent connaissance de la missive, ils informèrent l’envoyé de l’imam qu’il n’y avait pas de médecin à bord (au sens propre du terme) mais des hommes qui savaient vous amputer d’un bras ou d’une jambe, qui s’y entendaient à soigner les blessures, traitaient les malades et les guérissaient parfois. L’envoyé de l’imam dit alors : "c’est ce qu’il lui faut, car l’imam souffre d’un abcès à l’oreille". Les marins français répondirent donc favorablement à la requête de l’imam et envoyèrent avec son émissaire une mission menée par La Grelaudière, accompagné du chirurgien Barbier. Ils emportèrent pour l’imam de précieux présents, dont un magnifique miroir de cinq à six pieds de long. Ils quittèrent al-Makhâ’ le 14 février 1712, firent halte à Mawza‘, puis continuèrent sur Taëz où le gouverneur et fils de l’imam les accueillit. Ils poursuivirent en direction de Jibla, Yarîm, Dhamâr et enfin al-Mawâhib où résidait l’imam. Al-Mawâhib est une bourgade située à une quarantaine de kilomètres au nord-est de Dhamâr. C’est cet imam lui-même qui avait donné l’ordre de la bâtir sur l’une des deux collines, et d’édifier son palais tout au sommet53. Il ordonna également de construire un fort sur une montagne54 pas très éloignée d'al-Mawâhib, où était cantonné un certain nombre de ses meilleurs soldats avec leurs armes et leurs munitions. En cas d’urgence, l’imam se réfugiait dans ce fort, à l’abri de ses ennemis.
53L’émissaire demanda à la mission française d’attendre, à l’extérieur de la bourgade, tandis qu’il informait l’imam de leur arrivée. De cette manière, il pourrait accueillir dignement ses hôtes. Mais les Français, sentant le soleil décroître, se dirigèrent vers al-Mawâhib contraignant alors le cheikh Sâleh à sortir en grande pompe pour accueillir ses hôtes à l’extérieur de la ville. Il leur souhaita la bienvenue et les mena chez l’imam.
54C’était un homme âgé de quatre-vingt-sept an55, en bonne condition physique, au maintient ferme et au teint clair. Il était assis sur un lit couvert d’un tapis et appuyé sur un coussin. Deux de ses fils se tenaient à ses côtés, entourés de personnalités. Devant le lit, les hommes d’Etat étaient assis de part et d’autre.
55Le chef de la mission s’avança et s’inclina devant l’imam. Il voulut prononcer un discours préparé pour l’occasion, mais l’imam, malade, coupa court tant il souffrait et demanda à voir immédiatement le médecin. Il lui fut désigné. L’imam quitta son lit, avec l’aide de ses notables, se plaça devant une grande fenêtre, enleva son turban, découvrant sa tête afin que le chirurgien puisse examiner l’abcès dont il se plaignait. Après l’avoir ausculté, le chirurgien comprit de quoi il s’agissait et expliqua que le remède prescrit à l’imam non seulement ne convenait pas mais aggravait l’infection, le faisant souffrir au point qu’il en perdait le sommeil. Il le soigna sur le champ et lui garantit qu’il guérirait. L’imam découvrit alors son bras et lui montra un second abcès qu’il soigna également, en lui assurant que le mal disparaîtrait. Puis l’imam regagna son lit. Il discuta avec les membres de la mission et les questionna au sujet de leur expédition au Yémen. Ils lui offrirent les présents qu’ils avaient apportés et le miroir provoqua son admiration. Il s’y contemplait souvent et ses compagnons suivaient son exemple.
56La délégation jouit de l’hospitalité de l’imam dans trois des maisons de son palais. L’une d’elles était une cuisine. Elles étaient dépourvues d’ameublement à l’exception de tapis, de coussins et de quelques couches, comme c’est le cas dans la plupart des pays orientaux.
57La raison principale de cette visite étant l’affection de l’imam, il va de soi que le médecin Barbier lui rendait fréquemment visite pour le soigner et lui donner des potions jusqu’à ce qu’il recouvre la santé et un sommeil naturel.
58Quant au chef de la mission, Monsieur de La Grelaudière, il en profita pour passer de longs moments en compagnie de l’imam, à discuter de la France, des palais du roi et de ses qualités et prérogatives. Ces causeries réjouissaient l’imam, qui ne cachait pas son admiration à ces nouvelles.
59La vie privée de l’imam était parfaitement réglée. Il se levait avec le soleil56, prenait son petit déjeuner à neuf heures, puis se reposait, au milieu de la journée, de onze heures et demi à deux heures précises. A ce moment-là, on battait le tambour et les clairons sonnaient. Le tambour-major jouissait d’un privilège particulier : il avait le droit d’entrer dans la chambre de l’imam, qu’il fut éveillé ou non. C’était un Turc57 qui portait de magnifiques vêtements et qui nouait à sa taille une ceinture de forme étrange. Elle était composée de plusieurs pièces et bandes en argent. Une feuille de palmier colorée ornait son turban, lui-même entouré d’une chaîne d’argent comme un collier.
60Lorsque le tambour-major annonçait que l’imam était entré dans sa salle d’audience, les princes et les dignitaires pouvaient y pénétrer à leur tour. L’étiquette voulait que, lorsque l’un d’eux désirait s’approcher, il devait, auparavant, saisir la main droite de l’imam, la poser sur son genou et l’embrasser avec respect.
61La seule véritable manifestation de faste royal et de protocole traditionnel avait lieu à l’occasion de la prière du vendredi. Un millier de soldats se déplaçaient en ordre parfait, après avoir tiré des coups de feu quand l’imam sortait de son palais. On distinguait au beau milieu de ces hommes deux rangs portant des étendards rectangulaires, frappés aux noms de Muhammad et ‘Alî. Ces fantassins étaient suivis de deux cents cavaliers appartenant à la garde royale, montés sur de magnifiques chevaux, entièrement équipés. Outre les armes traditionnelles, composées d’un sabre et d’un fusil, ils portaient une courte lance dont la lame était ornée d’une étoffe transparente. Enfin venaient les familles royales et la cour de l’imam. Celui-ci les suivait à courte distance, sur son cheval blanc, un des plus beaux chevaux arabes, que nul autre que lui ne montait. A ses côtés, deux de ses fils chevauchaient d’impétueux étalons. A sa suite, un officier, haut monté, portait une ombrelle pour le protéger des ardeurs du soleil. Elle était faite de soie verte de Damas, ornée d’une frange rouge large de huit pouces et colorée de fils d’or. Une boule d’argent surmontait l’ombrelle, sur laquelle était placé un cône d’or.
62Un cavalier, porteur du Coran dans un sac en étoffe rouge, précédait l’imam. Un second cavalier se tenait aux côtés du premier et brandissait le drapeau de l’imam. Rectangulaire, en soie verte de Damas, il ne portait d’autre marque que des inscriptions arabes brodées à la main. Sa frange était ornée de fils d’or. Derrière l’imam, un cavalier tenait son sabre dont la poignée était faite d’argent et le fourreau incrusté de pierres précieuses et couvert d’une étoffe rouge.
63L’imam allait prier dans une plaine, distante d’environ un quart de mille du palais, où l’on avait dressé une grande tente. Pendant le déplacement du cortège, la musique jouait au rythme du tambour. On pouvait admirer cinquante des plus magnifiques chevaux, aux selles et brides brodées d’or et d’argent. D’un côté pendait un sabre, et de l’autre une hache. Ils étaient montés par de jeunes hommes, venus de Dhamâr, ville qui abritait les plus grandes écuries de l’imam. Un nombre équivalent de dromadaires harnachés les suivaient, montés par des métis qui portaient une plume d’autruche noire sur leur tête.
64Quand la prière était terminée, l’imam passait en revue le cortège de cavaliers et de méharistes qui défilaient plusieurs fois autour de la tente. Ensuite, ils tiraient des coups de feu quand l’imam sortait et montait à cheval. Les tambours battaient et les flûtes sifflaient. Le convoi retournait à al-Mawâhib, accompagné des clameurs des spectateurs. Certains cavaliers entraient dans la cour du palais alors que les autres restaient à l’extérieur et galopaient, feignant l’attaque et le repli, comme à la bataille.
65Les membres de la délégation française remarquèrent que les femmes d’al-Mawâhib, comme celles d’al-Makhâ’ ne se rendaient visite que le soir, tant leurs maris étaient jaloux. Celles d’al-Mawâhib étaient si farouches qu’elles n’osaient pas monter sur le toit de leurs maisons pour prendre l’air. Aucun homme de la délégation ne put jamais en apercevoir une seule, hormis le médecin, Monsieur Barbier, au titre de ses activités. Cependant, il affirma qu’il lui fut impossible d’entrevoir le visage de l’une d’elles, et cela en dépit de la confiance que lui accordaient les maris.
66Voilà ce que nous apprend le Voyage dans l’Arabie heureuse de Monsieur de La Roque, qui nous rapporte de la délégation française qui rendit visite à al-Mahdî, maître d’al-Mawâhib, ces informations sur la vie de l’imam. Mais il y a bien des aspects que l’auteur n’a pas abordés et auxquels aucun historien n’a fait allusion, en dépit de leur importance et de leur intérêt. Il s’agit de traits caractéristiques de l’époque des imams que nous avons connus, comme les traditions observées du vivant de l’imam Yahyâ Muhammad Hamîd al-Dîn (mort en 1367/1948) et de son fils l’imam Ahmad (mort en 1382/1962) que l’on a bien failli oublier mais que le lecteur se doit de connaître. Elles décrivent bien le mode de vie des imams, leur style de gouvernement et leurs traditions. Les imams, qui suivaient toujours un mode de vie identique, gouvernaient suivant des méthodes similaires. L’époque de l’imam Yahyâ ne différait guère de celle de ses prédécesseurs, si ce n’est qu’il emprunta, pour l’armée ou les finances, à l’administration ottomane sous laquelle le Yémen avait été placé jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Il fut le premier imam qui s’inspira des traditions ottomanes, en instaurant la parade militaire après la prière du vendredi et celle des deux Fêtes. C’était une coutume des gouverneurs ottomans qui remontait aux sultans des califats musulmans et qui avait, par la suite, été abolie par Ata Turk en 1923.
67La vie quotidienne commençait à l’aube par le réveil de la garde de l’imam, qui était connue sous le nom de ‘ukfa. Les hommes logeaient dans des pièces situées au rez-de-chaussée, attenantes aux murailles extérieures du palais de l’imam. Le muezzin58 appelait à la prière du fajr59, accompagné en cela par des gardes qui répétaient ses paroles à haute voix. Ensuite, tous entonnaient une sorte de rengaine appelée subhî :
68Qu’il soit fait selon la grâce d’Allah, Qu’il soit fait selon la grâce d’Allah
69Et qu’Allah nous gratifie de Sa grâce, Qu’il soit fait selon la grâce d’Allah
70Ils répétaient cela trois fois, puis déclamaient un autre couplet qu’ils répétaient également trois fois, comme le premier :
71Nous implorons le Tout-Puissant
72Le Généreux qui ouvre les portes de la félicité
73Chaque jour, sauf le vendredi et les jours de fête, à deux heures et demie, soit huit heures et demie à l’heure solaire, ou parfois à neuf heures, l’imam sortait de sa demeure, nommée maqâm60, pour se rendre sur la place où il accordait les audiences. Dès qu’il apparaissait à l’entrée, le trompette (bawrazân61) entonnait un air qui lui était réservé (dawlat) et qui annonçait sa sortie. Ensuite, l’imam allait s’asseoir et les clercs et hommes d’Etat s’avançaient pour embrasser ses genoux. On déroulait alors des tapis à sa droite et à sa gauche tandis que sa garde particulière l’entourait en demi-cercle. L’été, une ombrelle le protégeait des ardeurs du soleil. Le chambellan (âdhin) proclamait à haute voix le nom de qui désirait obtenir une entrevue avec lui : "Un tel fils d’un tel veut présenter ses salutations". Pour signifier son accord, l’imam baissait légèrement la tête, et le chambellan annonçait alors : "Un tel fils d’un tel entre ". La garde s’écartait devant lui pour qu’il embrasse les genoux de l’imam et expose le but de sa visite. Quand l’imam ne désirait pas accorder d’entrevue, il feignait tout simplement de l’ignorer.
74Quant aux nécessiteux qui interpellaient l’imam à haute voix, derrière la garde, et qui l’imploraient de réparer les injustices dont les affligeait l’un de ses gouverneurs ou de ses agents, on consignait leurs plaintes par écrit, les unes après les autres, une fois que l’imam les eut écoutées. Le chambellan les remettait aux clercs qui étaient chargés de rédiger une réponse, soumise à l’imam pour signature62. Auparavant, ce dernier la datait de sa main pour être sûr qu’elle lui avait bien été présentée et qu’elle était conforme à ses vues. Les ajouts de l’imam se différenciaient ainsi de ce qu’avaient écrit ses clercs. Si l’un des plaignants demandait à l’imam une aide, le clerc écrivait à l’agent du district ou de la région pour qu’il lui accorde une somme "X", espace vide où l’imam inscrivait lui-même le montant convenu ou la quantité de grain à donner, ou encore les deux. Généralement cela ne dépassait pas deux ou trois riyals et une mesure de nourriture qui variait en fonction de l’estime que l’imam éprouvait pour l’individu qui implorait son aide et des relations qu’il entretenait avec sa famille. Dans tous les cas, on octroyait tout au plus dix riyals, s’il s’agissait d’un uléma qui ne résidait pas à Sanaa. Un homme ordinaire ne pouvait comparaître facilement et rapidement devant l’imam que dans un seul cas : lorsqu’il venait lui apporter une offrande, en monnaie, en miel ou en beurre salé. Il lui était alors possible de contacter le chambellan pour qu’il informe l’imam de sa venue. On annonçait à haute voix : "Don". L’imam ordonnait qu’on le fasse venir et acceptait ce qu’il lui offrait, en lui remettant un reçu écrit de sa main sous cette forme : "Pour faire valoir à un tel fils d’un tel". Il mentionnait le genre de don et concluait par une formule de remerciement qui lui était propre : "Que Dieu lui accorde santé et prospérité". Puis il notait de sa plume la date et apposait son sceau. Parfois, il lui permettait d’embrasser ses genoux pour qu’il s’attire ses bonnes grâces. Le porteur du présent en profitait généralement pour exposer son problème et solliciter de l’imam une intervention auprès de celui qui devait en juger. L’imam écrivait alors rapidement quelque chose en haut de la plainte pour régler la question.
75Il en allait de même si quelqu’un se plaignait de l’un de ses agents, fonctionnaires d’Etat comme les trésoriers ou les préposés aux magasins à grain. L’imam ne confiait ces fonctions qu’à des gens fortunés. Ainsi, si l’un d’eux touchait au trésor public ou commettait des indélicatesses, l’imam pouvait aussitôt récupérer ses biens sur sa propre fortune. Si les soupçons se confirmaient, malheur à lui! Sa punition était la prison, le châtiment corporel et la confiscation de ses biens jusqu’à ce que l’imam fut dédommagé. Par la suite, il lui était totalement impossible d’accéder à d’autres fonctions.
76Lorsqu’une tribu traversait une épreuve, ou qu’un différend l’opposait à une autre tribu, elle déléguait un groupe d’hommes pour exposer sa situation à l’imam. Le poète de la tribu déclamait deux strophes, en style populaire, qui reprenaient l’objet de la plainte. Il les répétait plusieurs fois, le plus près possible de la demeure de l’imam pour que le sens de sa démarche ne lui échappe pas. Avec un peu de chance et si l’imam était bien disposé à leur égard, il autorisait le groupe ou ses représentants à comparaître devant lui. Ils lui demandaient l’autorisation d’embrasser ses genoux en déclarant : "Nous voulons présenter nos salutations". Il répondait : "La paix vous regarde". C’est-à-dire qu’il leur suffisait de le voir pour régler le problème qui les inquiétait.
77Il restait ainsi assis deux à trois heures par jour, à accorder des entrevues, puis il se levait et allait à pied dans l’un des faubourgs de Sanaa, précédé par un détachement de sa garde, chargé de faire écran entre lui et les nécessiteux qui se pressaient vers lui pour embrasser ses genoux et lui présenter leurs doléances. L’un de ses serviteurs tenait un cheval63 ou un mulet qu’il pouvait monter au retour. En revenant, il s’arrêtait dans une mosquée et accomplissait la prière du zhuhr. Ensuite il montait son cheval, les gardes formant un rang devant lui et chantant, précédés des tambours64, jusqu’à ce qu’ils arrivent au palais.
78En vieillissant, il ne marchait plus, mais se déplaçait dans un carrosse tiré par deux chevaux de race ou bien utilisait encore l’une de ses voitures65. Dans ce cas, seul un fonctionnaire d’Etat, comme le gouverneur de Sanaa, ou l’un de ses enfants lui tenait compagnie, outre un garde qui s’asseyait à côté du conducteur et un second qui se tenait sur le marchepied du véhicule.
79A son arrivée, le repas était servi. Après s’être restauré, l'Imam accomplissait la prière du ‘asr, un peu à l’avance66 et il se rendait dans son salon. Il s’asseyait au centre sur de confortables tapis, encadré à droite et à gauche par des personnalités de l’Etat et mâchait du qât pendant deux heures. Après cela, il traitait les affaires courantes, prenant connaissance des questions que lui soumettait le Cadi ‘Abd Allah Husaïn al-‘Amrî67. Ensuite, il lisait les messages et les lettres qui lui étaient adressées par ses collaborateurs et gouverneurs et répondait de sa propre plume aux plus importants. Pour le reste, il chargeait l’un de ses clercs de s’en occuper. Ainsi chacun était responsable d’un certain nombre de districts et de provinces et veillait à répondre aux correspondances rédigées au nom de l’imam. Elles lui étaient présentées pour qu’il prit connaissance de la réponse donnée et y ajoutât éventuellement une phrase avant de dater le pli de sa main. Il était alors remis à un petit fonctionnaire qui cachetait la lettre et sa réponse du sceau de l’imam après les avoir séchées au sable rouge68. Le clerc veillait à remettre chaque plainte dans l’enveloppe qui lui était jointe et à l’envoyer à son destinataire, une fois notée l’adresse du destinataire initial, c’est-à-dire de l’imam, ainsi que le mot " réponse " au-dessus de l’adresse du plaignant.
80Cela durait jusqu’au coucher du soleil, quand la cour et les clercs rentraient chez eux. Si une question urgente se posait, l’imam ordonnait qu’on envoie l’un de ses garde69 chercher le Cadi ‘Abd Allah al-‘Amrî ou le gouverneur de Sanaa Husaïn b. ‘Alî ‘Abd al-Qâdir ou ‘Abd Allah b. Ahmad, le ministre, ou bien les convoquait tous ensemble. La plupart du temps, certains de ses enfants, comme les princes ‘Abd Allah ou Husaïn, voire les deux, venaient également.
81Lorsqu’il s’agissait d’un message urgent70, envoyé par l’un de ses gouverneurs ou de ses fonctionnaires, exigeant d’être lu immédiatement, le directeur des postes attaché au palais de l’imam transmettait le message au duwaïdar71 du palais qui, à son tour, le remettait à l’imam et attendait la réponse pour la retourner au directeur des postes. Si le duwaïdar dormait, l’imam descendait et ouvrait lui-même la porte pour réceptionner le message, muni d’un stylo pour répondre immédiatement, sachant bien qu’on ne l’aurait pas dérangé si la question n’avait pas été d’importance.
82Chaque soir, on présentait à l’imam le registre des prisonniers de Sanaa qui était rempli par les geôliers de chacune des prisons. On y trouvait mentionnés la date d’incarcération, le motif et le nom de la personne ayant ordonné l’emprisonnement. Il en était de même dans tous les districts et provinces. Ces registres étaient présentés aux gouverneurs afin qu’ils procèdent le plus rapidement possible à la libération des innocents. Ce qui est surprenant c’est que si ceux qui pouvaient, à Sanaa, ordonner l’emprisonnement étaient nombreux, la libération ne pouvait être prononcée que par l’imam lui-même. Le directeur de la prison, demandait l’autorisation de libérer " un tel fils d’un tel ", en fin de peine et l’imam écrivait en haut de la note : "lâ ba’s".
83C’est ainsi que se déroulait la journée et que se réglaient les affaires dépendant de l’imam. Il en était de même chez ses gouverneurs dans les districts et provinces. La journée se terminait par la fermeture des portes de Sanaa, à deux heures du soir, soit huit heures (à l’heure solaire), quand la musique72 avait joué quelques airs appelés marches, mot qui vient du turc et signifie " hymne national ". Après cela, il était impossible d’entrer ou de sortir de Sanaa dont les portes étaient toutes fermées, à l’exception de Bâb al-Yaman (la plus célèbre porte de Sanaa) qui restait ouverte une heure de plus. Une garde, composée d’une catégorie particulière de soldats, appelée rutba, veillait sur chaque porte, aux ordres d’un officier appelé shâwîsh. Sa mission consistait à fermer les portes à la tombée de la nuit et à les ouvrir à l’aube. Elle contrôlait les soldats qui entraient dans la ville et refusait l’entrée aux gens armés, tant qu’ils n’avaient pas laissé leurs armes en dépôt à la rutba. On leur donnait un certificat de dépôt sur lequel était précisé le genre d’arme, son type, son numéro et l’identité de son propriétaire. Ainsi, lorsque ce dernier sortait, il la récupérait. Quelques cheikhs, détenteurs d’une autorisation spéciale de l’imam, faisaient exception à la règle. C’était le cas du cheikh Nâser Mabkhût al-Ahmar, cheikh des cheikhs de la confédération Hâshid, de son successeur et de ses enfants, du cheikh ‘Alî al-Miqdâd d’Ânis, et d’autres cheikhs. A deux heures précises du soir (par rapport au coucher du soleil), on battait du tambour (la tamsiya) devant la demeure de l’imam qui s’y trouvait alors. Il en était de même devant les édifices gouvernementaux dans toutes les villes du Yémen. Sur ce rythme particulier, on signalait donc l’arrêt des activités en ville et l’on fermait les boutiques. Et les gens regagnaient leurs maisons, sauf s’il y avait un mariage ou un enterrement.
84Le vendredi, l’imam ne sortait que pour la prière, après son déjeuner. Il partait avec son cortège, au rythme des tambours, précédé des cavaliers (al-sawâriyya) et des méharistes, alors qu’on avait aspergé d’eau les rues qu’il empruntait pour éviter les nuages de poussière.
85Il allait à pied de sa maison à la mosquée, portant son sabre sur l’épaule droite. A ses côtés, un homme fort tenait une grande ombrelle, en soie brodée d’or et d’argent. Elle le protégeait en permanence du soleil. Ses enfants marchaient derrière lui avec les hauts responsables de l’Etat.
86Puis, il entrait dans la mosquée et s’asseyait au milieu du premier rang, derrière l’imam de la prière. Deux soldats de sa garde se plaçaient devant lui, de part et d’autre du mihrâb. L’un d’eux gardait le sabre de l’imam, entouré des grands ulémas. Ses enfants s’asseyaient derrière lui ainsi qu’une certaine catégorie de sa garde. L’imam (de la prière) montait sur le minbar et prononçait successivement deux prônes. Au cours du second, dédié aux imams73 du Yémen qu’il citait -pour les plus célèbres d’entre eux- il se lançait dans l’éloge de l’imam et formulait des voeux à son égard. Ensuite on accomplissait la prière, et l’imam sortait. Il s’arrêtait d’abord sur le perron de la mosquée pour saluer, en levant la main droite, la foule venue le voir en masse. Puis, il montait son étalon. Ses enfants faisaient de même, à sa suite. En vieillissant, il utilisait, à l’aller comme au retour, une voiture tractée par des chevaux de race. Sa garde ouvrait le chemin, en reprenant son refrain, précédée des étendards74 et des tambours75. Lorsqu’il arrivait au palais, il descendait de sa voiture et entrait dans une salle appelée hujrat al-‘irâda76, située au-dessus de la porte principale pour accomplir, avec ceux qui l’accompagnaient, la prière du ‘asr. Il attendait alors que le détachement qui défilerait devant lui, comme chaque semaine, fut complet. Il tenait probablement cette habitude des Ottomans qui se pliaient à cette pratique dans tous leurs vilayets, en vertu d’une coutume que leur avaient transmise les sultans de la lignée d’Othman. A ce moment là, il s’asseyait à sa fenêtre, accoudé à un coussin et annonçait le début de la parade. La clique se plaçait devant lui77 ; les cadets d’abord, puis les pupilles et enfin les soldats. Le général montait un cheval ou une mule et s’arrêtait sous la fenêtre de l’imam pour assister à la revue. Il levait sa main droite à hauteur du front, à la manière turque, au passage des officiers commandants de compagnies, qui rendaient le salut à l’imam. Pendant les parades militaires, la plupart des soldats marchaient pieds nus. L’armement des compagnies était hétéroclite : certains portaient des fusils Peschli, le plus grand nombre des Mausers et d’une manière générale les armes qui étaient utilisées par l’armée ottomane au Yémen. La garde de l’imam était dotée d’un nouveau genre de fusil appelé au Yémen le jarmal, déformation du mot germain. Les commandants de bulûq78 marchaient en tête de leur unité. Il en allait de même pour les tâbûr et les détachements.
87A l’occasion de ces parades militaires, certains officiers, à la tête de leurs unités, revêtaient d’amples manteaux qu’ils avaient achetés d’occasion aux marchands d’Aden et sur lesquels on pouvait encore lire en grandes lettres d’or ou d’argent le nom de l’hôtel où ils avaient été portés : Carlton ou Royal79.
88A la suite de l’armée régulière venait la réserve qui avait son propre chef et ses unités organiques. Après les troupes s’avançaient les armes légères, mitrailleuses portées à dos de mulet, puis l’artillerie lourde tractée également par des mulets.
89Toutes ces armes étaient héritées de l’Empire ottoman. Elles avaient été remises à l’imam Yahyâ, appelé à Sanaa pour diriger le Yémen après la défaite des Ottomans pendant la Première Guerre mondiale. Quant au butin d’armes amassé par l’imam lorsqu’il combattait les Turcs, il l’avait laissé à Sûda, Shahâra, etc. La parade se terminait par le défilé de la musique devant l’imam qui se levait et allait dans sa chambre faire la sieste. Etaient présents dans sa chambre quelques grands ulémas qui se levaient pour l’accueillir. Il leur serrait la main comme à des égaux, à la manière du cheikh ‘Alî b. ‘Alî al-Yadûmî. Aux autres ulémas, il tendait la main pour qu’ils la baisent. Quant au reste, ils embrassaient ses genoux. L’imam soulevait alors quelques questions de fiqh, de théologie et d’exégèse coranique ou relatives au hadîth. La conversation tournait autour de ces sujets et celui qui avait quelque connaissance de ces questions pouvait s’exprimer. Lorsqu’il y avait divergence sur un point, l’imam demandait à consulter sa bibliothèque remplie de précieux manuscrits, et de livres magnifiques pour s’y référer et trancher.
90L’imam avait pour tradition d’accueillir les délégations de visiteurs et d’hôtes étrangers au Yémen. Il leur tendait la main alors qu’il était assis. Ceci provoqua l’étonnement du voyageur libanais Amîn al-Rîhânî quand il visita le Yémen en 1340/1922 et l’imam en vint à modifier cette coutume, probablement après avoir lu ce qu’en avait écrit al-Rîhânî. Quand une délégation officielle arrivait, ses membres allaient dans une salle pour y rencontrer l’imam. Après un court instant, il entrait et leur serrait la main. Il s’asseyait alors par terre à sa place jusqu’à la fin de l’entretien. Puis il se levait, leur serrait de nouveau la main et quittait la pièce avant eux, tout ceci afin de n’être pas présent aux moments où ils entraient et sortaient.
91Son conseiller libanais, Najîb Abû ‘Izz al-Dîn lui avait suggéré de se faire confectionner un trône sur lequel il s’assiérait à l’occasion des visites des délégations. L’imam refusa qu’on l’appelât kursî al-‘arsh80, expression normalement réservée à Dieu, aussi Najîb proposa-t-il qu’on le nomme kursî al-imâm81. L’imam approuva cette proposition et ordonna au prince Simsâm de fabriquer un trône. Celui-ci répondit au conseiller qu’il y avait dans les réserves de l’imam un siège qui pourrait servir à cet usage. Ils y allèrent tous deux et le conseiller, voyant qu’il s’agissait d’un fauteuil de dentiste, s’en désintéressa82.
92L’imam Ahmad, le fils de Yahyâ, résidait pendant son règne dans la ville de Hajja et y convoquait les tribus voisines chaque vendredi ainsi qu’à l’occasion des deux Fêtes. Elles venaient donc de régions éloignées d’une, deux voire trois heures de marche pour la prière du vendredi. Sur place, elles formaient les rangs et, après la revue, elles défilaient devant l’héritier du trône. Les hommes portaient leurs bâtons ou leurs lances et tout cela leur pesait beaucoup. Ceux qui ne venaient pas étaient punis.
93Il reprit les mêmes habitudes quand il se déplaça à Taëz en 1357/1938. Il convoquait la population des environs chaque vendredi et pour les deux Fêtes pour leur imposer une peine équivalente afin que Dieu se réjouisse à la vue de leur attachement à la prière et de leur soumission.
Le Ramadan
94La vie est très différente du reste de l’année pendant le mois de Ramadan. Dès que l’apparition du premier quartier de lune a été légalement constatée et que l’on en a informé l’imam, ce dernier ordonne que l’on fasse tonner les canons83 plusieurs fois, dans Sanaa, pour annoncer à tous le début du mois de Ramadan et afin que l’on avertisse les gens des alentours par sémaphore84. Quand les habitants des faubourgs de Sanaa et des autres villes entendaient les canons tonner, ils allumaient des feux85 sur les terrasses des maisons, visibles depuis les villages éloignés qui n’entendaient pas la voix des canons. La première nuit de Ramadan n’atteignait pas la fin de son premier tiers, au pire son milieu, avant que tous ne sachent dans le pays que l’aube verrait se lever le premier jour de ce mois. Alors ils se préparaient à prendre le sahûr86, au moment où tonnaient les canons, battaient les tambours et s’élevaient les premières exaltations87 depuis les minarets, à huit heures, en heures du maghrib (soit deux heures du matin). Ensuite les gens se rendaient à la mosquée pour y accomplir leur culte et lire le Coran jusqu’à l’aube. Les canons tonnaient et l’on entendait l’appel à la prière. Dès que la prière était terminée, ils quittaient la mosquée et retournaient chez eux pour dormir et la vie ne reprenait guère avant midi88. Les gens allaient au souk pour faire leurs courses de viande, de légumes et autres ingrédients culinaires du Ramadan. Après les avoir apportés chez eux, ils allaient à la mosquée pour la prière du zhuhr et y restaient pour étudier le Coran jusqu’après la prière du ‘asr. Ceux qui avaient encore des achats à faire allaient alors au souk. Puis, la plupart des gens sortaient à l’extérieur de la ville en groupe ou seuls, allant à pied ou à dos de mulet, d’âne ou encore à cheval. Ils regagnaient leurs maisons avant le coucher du soleil, à temps pour emporter ce qu’ils pouvaient de pain, de dattes, de shafût etc., et rompre le jeûne (iftâr) à la mosquée. Là, ils s’asseyaient en cercle autour de leurs victuailles du Ramadan, en attendant les coups de canon autorisant l’iftâr et l’appel à la prière pour les engloutir. Ils partageaient ce repas avec ceux qui n’avaient rien à manger puis se levaient pour la prière du maghrib. L’imam récitait la sourate al-fâtiha89 et une autre courte sourate. Une fois accomplie la prière, les fidèles retournaient chez eux pour prendre le repas de l’iftâr qui compte des plats particuliers : les navets (al-qushmî)90, le shafût91 et la soupe92 (al-hisâ’), qui précédaient ceux que l’on mangeait habituellement et dont la qualité dépendait des moyens de chacun. Il pouvait y avoir du muhallabiyya93 ou du khushâf, voire les deux, mais seulement dans les maisons des gens aisés. Après ce repas, ils se reposaient un peu en prenant un café, puis s’en retournaient à la mosquée pour la prière du ‘ishâ’ qui était suivie de la prière du tarâwîh, pour les sunnites. Certaines personnes restaient à la mosquée pour lire le Coran et d’autres participaient aux séances de veille où l’on avait coutume de lire une leçon ou deux d’exégèse ou portant sur la sîra nabawiyya94. Cette veillée se prolongeait jusqu’au milieu de la nuit et se terminait par des exaltations et des actions de grâce. Ensuite les gens quittaient la mosquée à tour de rôle.
95Sanaa se distinguait des autres villes yéménites par son grand nombre de huffâzh95 qui connaissaient par coeur le Coran. Les ‘ulamâ’96, les fuqahâ’97 et même certains commerçants vertueux98, obligeaient leurs enfants à côtoyer les docteurs du Coran pour l’apprendre par coeur suivant la lecture de Nâfi‘99et ceci depuis le plus bas âge. Certains apprenaient même les sept lectures. Le mois de Ramadan constituait une occasion privilégiée pour cette étude et l’on voyait dans la mosquée de Sanaa, par exemple, les huffâzh, deux par deux, se retirer dans un coin et alterner lecture et écoute. Lorsqu’ils étaient fatigués d’être assis, ils se levaient et étudiaient d’une démarche posée, avec calme et dignité. Les gens restaient dans la mosquée, alternant dévotions et lecture du Coran jusqu’à huit heures (deux heures du matin).
96L’imam veillait à accomplir la prière du zhuhr dans la mosquée la plus proche de chez lui. Là, il récitait le Coran jusqu’à la prière du ‘asr. Après cela, il allait sur une place proche pour y rencontrer les indigents et examiner les doléances les plus pressantes, qui ne pouvaient attendre la fin de la fête du fitr100. Puis il allait dans l’un des faubourgs de la capitale et revenait, à dos de mulet ou à cheval, à la mosquée où l’attendait l’un de ses serviteurs avec un peu de raisin et d’amandes pour rompre le jeûne. Il s’asseyait au premier rang devant le mihrâb101 et mangeait seul à l’annonce de la prière sans que personne ne se joigne à son repas102. Après la prière il regagnait sa maison. En vieillissant, il écourtait les entrevues et allait se promener en voiture avant de revenir chez lui. Enfin, après la prière du ‘ishâ’, il rejoignait la salle du conseil et expédiait les affaires de l’Etat, comme nous l’avons indiqué plus haut, puis, au milieu de la nuit, ses scribes et les notables se retiraient.
La fête du fitr
97Le dernier jour du mois de Ramadan, les canons font entendre leur voix après la prière du ‘asr pour en annoncer la fin. S’il est établi que le croissant de lune du mois de Shawwâl est apparu quelques jours avant la fin prévue du Ramadan, les canons tonnent après la prière du ‘ishâ’. Dans les mosquées, après la prière du ‘ishâ103, on procède à une cérémonie au cours de laquelle les imams lisent l’invocation de fin du Ramadan de Zaïn al-‘Âbidîn ‘Alî b. al-Husaïn b. ‘Alî b. Abî Tâlib.
98Le matin, l’armée s’alignait de chaque côté du chemin allant de la maison de l’imam au tombeau des martyrs104. L’imam sortait alors paré de ses plus beaux atours, précédé du commandant de compagnie. Tambours et drapeaux en tête, la musique jouait comme on le faisait à Sanaa à l’époque des Ottomans. L’imam était suivi de ses enfants et des Grands de l’Etat. Les canons tonnaient à sa sortie, lorsqu’il arrivait au tombeau et, enfin, à la fin de la prière de la fête et des deux prônes, alors qu’il s’apprêtait à monter dans sa voiture pour revenir chez lui par un autre chemin. En vieillissant, il ne fit plus les deux trajets qu’en voiture. Ensuite, il s’asseyait à la fenêtre d’une pièce située au-dessus de la porte extérieure et inspectait l’armée comme il le faisait chaque vendredi. Puis, il recevait les ‘ulamâ’, les notables et les officiers qui venaient lui présenter leurs voeux pour la fête. Ils se prosternaient pour embrasser ses genoux après avoir pris soin de les recouvrir d’une quwwâra105 ou d’une autre pièce de tissu de peur qu’ils ne salissent avec leurs mains ou leurs bouches les vêtements brodés d’or qu’il portait. Un serviteur offrait à chacun du ka‘ak106 et des gâteaux et les parfumait à l’eau de rose et au ‘ûd, avant qu’ils ne prennent congé. L’après-midi, il discutait avec quelques personnages importants au sujet de différents hadîth.
99Le second jour de la fête, l’imam sortait avec son cortège habituel, précédé de cavaliers et de tambours qui battaient de temps à autre. Ils se dirigeaient vers l’un des faubourgs de Sanaa, souvent à Jabal Nugum. L’imam était accompagné de ses enfants, ses hommes d’Etat, les notables et le peuple, le plus grand nombre à pied, d’autres portés. Tous revêtaient de nouveaux vêtements, aux belles couleurs et aux coupes variées. Les cavaliers organisaient des courses auxquelles participaient certains fils de l’imam. Quelques notables se mesuraient au tir sur une cible que l’on plaçait à un endroit proéminent afin que l’on puisse voir à la jumelle qui l’avait atteinte.
100En rentrant, les tambours battaient et le commandant de compagnie de l’imam déclamait un poème de circonstance. Les cavaliers encourageaient leurs chevaux à danser au rythme des tambours. Un groupe de chaque catégorie des classes présentes se formait en un cortège qui se déplaçait, d’un mouvement lent et régulier, jusqu’à Bâb al-Yaman, la porte la plus imposante et la plus connue de Sanaa. Là, ils se dispersaient, à part quelques uns qui continuaient à accompagner l’imam jusqu’à la porte de sa demeure. Chaque jour jusqu’à la fin de la fête107, les sorties reprenaient.
La fête de l’adhâ
101Cette fête ne différait guère de la précédente si ce n’est qu’elle durait plus longtemps, soit dix jours d’activités telles que nous les avons décrites. Le huitième jour de dhû al-Hijja, qui est le neuvième jour de fête, l’imam et ses hommes célébraient le ghadîr. C’était l’occasion de prononcer des discours et de déclamer des poèmes ayant pour thème l’héroïsme de l’imam ‘Alî b. Abî Tâlib. Cette pratique n’avait pas cours au Yémen avant qu’al-Mahdî Ahmad b. Hasan ne l’institue en 1073/1662, ainsi que l’a indiqué le grand historien Yahyâ b. al-Husaïn, le fils de l’imam al-Qâsim b. Muhammad, dans son livre Bahjat al-zaman. L’historien ‘Abd Allah b. ‘Alî al-Wazîr (mort en 1147/1734) le confirme dans son livre Tibaq al-halwâ wa sihâf al-mann wa-l-salwâ : "Le premier qui célébra au Yémen, en 1073/1662, le ghadîr, en hissant les drapeaux, fut l’imam al-Mahdî Ahmad b. Hasan (1029-1092/1620-1681). "
102Dans son Al-jâmi‘ al-wajîz, le cadi Ahmad b. ‘Abd Allah al-Jandârî déclare : "C’est l’une des pratiques des chiites d’autrefois, à Bagdad et ailleurs108. Ce jour n’était plus célébré que par les derniers imams et uniquement chez les zaïdites ".
103Le dixième jour de la fête de l’adhâ, appelé jour du nushûr, l’imam sortait de la capitale avec son cortège. La population de Sanaa, hommes et enfants, le suivait pour marquer la fin de la fête.
Les habits de l’imam
104Ils n’étaient guère différents de ceux des notables à cette époque, à l’exception de son turban et de la manière de le nouer. Il était fait de soie naturelle brodée de fils d’argent, d’or ou des deux à la fois. On le nouait autour d’un bonnet du haut vers le bas, pour la partie droite, puis du bas vers le haut, pour la partie gauche. Il avait deux pans109 : le premier, à l’arrière, descendait jusqu’à la hanche et le second, sur la gauche, pendait au niveau de la tempe. Chacun de ces pans était terminé par un gland, effilé à son extrémité, et d’où pendaient des mèches tressées, de la couleur du turban.
105L’imam portait une chemise de coton aux manches étroites, un gilet, puis une chemise ou deux à longues et amples manches faites de soie. Il endossait au-dessus de tout cela sa jallâya110 qui était confectionnée en soie naturelle brodée d’or ou d’argent. Ses manches ouvertes étaient plus courtes que celles des chemises puisqu’elles ne dépassaient pas le bout des doigts. Elle se différencie de la chemise par le fait qu’elle est ouverte sur les épaules et la poitrine et qu’elle est ornée d’une lisière, du côté gauche, appelée kamar, et de boutons en soie de la couleur de la jallâya, du côté droit. Parfois, il se vêtait d’une pièce de drap, assez semblable, et se ceignait de la tûza111, sorte de ceinture joliment tissée de fils d’argent ou brodée de soie et d’or. Elle était composée d’une sangle de cuir renforcé au milieu, à l’endroit où l’on place le khanjar112, sorte de poignard fait d’une lame d’argent incrustée d’or et de lapis-lazuli. La ceinture était ornée, à droite et à gauche, de trois boutons et portait des anneaux, à droite, et des agrafes, à gauche, l’ensemble étant confectionné d’une matière brodée d’or et de lapis-lazuli.
106Quant à la janbiyya113, sa poignée est faite de la corne d’animaux comme le rhinocéros. Elle est d’une égale largeur à ses deux extrémités mais va en s’amincissant au milieu. Deux pièces d’or y étaient enchâssées, en haut et en bas. Les meilleures lames étaient forgées en acier de l’Hadramawt, effilées et à double tranchant. A la garde, on fixe une ceinture d’argent incrustée d’or appelée mibsam. Il existe différentes formes, sortes et qualités de janbiyya. Aujourd’hui on vend les plus précieuses pour un million de rials, soit cent mille dollars. L’imam Yahyâ et son fils l’imam Ahmad possédaient des dizaines de poignards de cette qualité.
107L’imam portait également un masnaf114 dont le premier tiers pendait sur l’épaule gauche, près du visage, le second tiers couvrait le dos puis, la dernière partie, passait sous l’aisselle droite et se plaçait sous la janbiyya, à côté de l’extrémité pendante.
108Les derniers imams se permettaient de porter ces vêtements afin de susciter une vénération craintive dans le coeur de leurs contemporains, tout en sachant qu’ils étaient en totale contradiction avec la religion. C’est pour cette raison que le chef musulman indien Shawkat ‘Alî critiqua l’imam Yahyâ b. Muhammad Hamîd al-Dîn lorsqu’il transita au Yémen, en 1350/1931, en revenant de Jérusalem où il avait assisté à la conférence islamique. Ahmad b. Muhammad me rapporta que lorsqu’il vit l’imam se pavaner dans ces vêtements, il lui dit sur un ton de reproche : "Ce sont des vêtements de femme ". Depuis, l’imam abandonna progressivement cette tenue et se contenta du jûkh au détriment de la jallâya et préféra le châle de cachemire au masnaf. En ce qui concerne le turban, il remplaça la couleur blanche par d’autres, plus couramment utilisées pour les turbans.
109L’imam jouissait de privilèges uniques. Ainsi, il était le seul, à l’exception de ses enfants, à porter le jûkh de couleur blanche115 et à monter un cheval blanc, comme nous l’avons déjà signalé. De la même manière, avons-nous dit, seules ses maisons possédaient des mafraj qui se situaient à l’étage le plus élevé.
110Certains ulémas portaient une ceinture sous le jûkh. D’autres portaient une tunique transparente au-dessus. Les grands commerçants adoptaient le jûkh sans ceinture.
L’Etat et ses maîtres
111L’imam Yahyâ Hamîd al-Dîn décidait des affaires de l’Etat, si toutefois il nous est permis de parler d’Etat. Elles devaient toutes lui être soumises. Il désignait les fonctionnaires de son royaume, du plus petit au plus grand. Il fixait les salaires mensuels et prenait, lui-même, la décision de suspendre ou de supprimer la solde, de distribuer le carburant des véhicules gouvernementaux voire même de les utiliser. Il fallait également le consulter pour savoir qui était autorisé à monter dans ces voitures. Il fixait le montant du salaire journalier des soldats qui n’appartenaient pas à l’armée régulière, les émoluments à verser aux chefs de tribus lorsqu’il les mobilisait. Quant au foin des chevaux, des mulets, des chameaux et des vaches qui, à Sanaa, appartenaient à l’Etat, il tenait à être au courant de sa distribution chaque jour, quand il ne l’ordonnait pas personnellement. Il gérait l’utilisation du seul groupe électrogène qui existait au Yémen et se trouvait d’ailleurs dans son palais. On collectait à son profit la zakât116, dans tout le pays. Il n’en laissait, dans les provinces, que ce qui correspondait à la solde des fonctionnaires. Cet argent était déposé dans des pièces bien verrouillées, au sous-sol de ses deux palais, dâr al-sa‘âda et dâr al-shukr mais aussi dans des grottes fortifiées de Jabal Nugum. Il détenait toutes les clefs dans un endroit protégé.
112La libération des détenus et prisonniers de Sanaa était suspendue aux ordres de juges et d’agents qui devaient auparavant lui en demander l’autorisation par note sur laquelle il écrivait les mots lâ ba’s.
113L’imam Yahyâ n’avait pas, à proprement parler, de ministres. L’homme le plus important de l’Etat était le cadi ‘Abd Allah b. Husaïn al-‘Amrî qui tenait lieu de premier ministre, comme nous l’avons dit. Malgré tout, il nomma son fils al-Hasan ministre des Télécommunications en 1349/1930 quand le Yémen fut admis comme membre de l’Alliance Internationale de la Poste, conclue le 28 août 1934. Puis il le désigna inspecteur de l’armée et affecta son frère al-Qâsim aux Télécommunications et à la Santé. Il nomma ses fils ‘Alî et ‘Abd Allah respectivement ministre des Finances et de l’Education. Cependant, ils ne pouvaient donner ou annuler aucun ordre sans l’autorisation de l’imam Yahyâ.
114En 1378/1958, il désigna à la tête du ministère des Affaires Etrangères le cadi Muhammad Râghib b. Rafîq Beïk qui avait servi sous les Turcs avant la Première Guerre mondiale, mais en réalité il n’était qu’un fonctionnaire qui vivait chez lui et qu’il convoquait en cas d’urgence. Ainsi quand une délégation ou un visiteur venait au Yémen, l’imam ordonnait qu’on l’installât à la maison des hôtes117 ou dans l’une de ses demeures de Bîr al-‘azab. Le cadi Muhammad Râghib allait alors s’entretenir avec la délégation ou le visiteur au lieu même où il résidait car il ne disposait d’aucun bureau, puis il l’accompagnait pour qu’il fût reçu par l’imam. Il maîtrisait les langues française et russe, outre le turc.
115La collecte de la zakât intéressait beaucoup l’imam et retenait toute son attention. Il la prélevait rudement, sans aucun égard et sans pitié, et doublait les montants légaux.
116Le Trésor, qui dépendait du ministère des Finances, supervisait le travail des circonscriptions financières dans les régions et les cantons, chargées de calculer le montant de la zakât pesant sur les paysans. On la récoltait dans les postes gouvernementaux en deniers et grains. Ensuite, on plaçait cet argent dans les soutes privées de l’imam, sur lesquelles personne n’avait droit de regard. Il ne restait dans les régions et cantons que ce qui correspondait aux soldes des fonctionnaires et permettait éventuellement de répondre aux nécessités absolues. Le Trésor se chargeait de vérifier les comptes de chaque région et regroupait donc un grand nombre de fonctionnaires. Chacun vérifiait ce qui lui venait des régions dont il avait la responsabilité. A la tête de ce bureau, un homme en qui l’imam avait toute confiance lui rendait compte des recettes annuelles de la zakât, des dépenses et du solde.
117A l’époque de l’imam, les services financiers fonctionnaient suivant le régime ottoman des muhâsaba. Ici encore, tout remontait à l’imam.
Notes
Ces paroles se fondent sur la crédulité des hommes et n’ont aucun fondement. ‘Umar b. ‘Alî b. Rasûl, fondateur de l’Etat rasûlide voulait amadouer les Yéménites, en embrassant leur rite, et établir un lien entre sa généalogie et la leur, en argumentant du fait qu’il appartenait à la dynastie des Ghassânides, rois du Shâm, qui faisaient remonter les origines de leurs ancêtres aux tribus yéménites. Quelque fut la validité de l’argument, il en tira profit pour que la population yéménite l’accepte comme souverain, et ceci bien que l’on sache que les origines des Ghassânides sont kurdes, comme celles des Banû Ayyûb, et que les Banû Rasûl descendent des Turkmènes.
Quoi qu’il en soit, ils s’intégrèrent au peuple yéménite et s’y fondirent, à tel point que rien ne les en distingue, que ce soit du point de vue ethnique ou linguistique. Par ailleurs, les Yéménites ne ressentent aucun sentiment de mépris à leur égard, l’Islam les rendant tous égaux, comme le dit le verset : "Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux " (Coran, Al-Hujurâ 13).
L’historien al-Khazrajî cite, à ce sujet, dans Al-‘uqûd al-lu’lu’iyya fî târîkh al-dawla al-rasûliyya (t. 1 ; p. 5), un poème d’al-Hârit al-Râ’ish, dont voici quelques vers :
L’étendard de Mansûr apparaît parmi eux
Ceux qui parlent la langue du hâ’ et du lâm
Dans le même livre (t. 1 ; p. 275) à la fin de la biographie du roi al-Muzaffar Yûsuf b. ‘Umar b. ‘Alî b. Rasûl, al-Khazrajî pense que c’est de lui qu’aurait parlé le Prince des Croyants, ‘Alî b. Abî Tâlib, dans une épopée consacrée aux Yéménites : " Puis al-Muzaffar prendra le pouvoir et le conservera pendant quarante-sept ans ".
Ce ne sont là que mensonges, utilisés par certains historiens pour flatter leurs maîtres et travestir la vérité à des fins personnelles.
De nos jours des gens ont formé une secte
Des ennemis des sunnites qui outragent les ancêtres
Et regroupent les prières
Par coïncidence, le cadi ‘Abd Allah b. Muhammad al-‘Aïzarî (mort en 1364/1944) et le cadi ‘Alî b. Husaïn al-Shâmî (mort en 1372/1952) étaient au palais de l’imam Yahyâ lorsqu’ils entendirent l’appel à la prière du ‘asr. Ils se levèrent et allèrent prier dans un coin dirigé vers la mosquée de l’imam. L’imam, lui, priait avant l’heure du ‘asr, aussi dit-il, en les voyant : "Où sont ceux qui n’acceptent pas la permission du Prophète de regrouper les deux prières ?" Le cadi ‘Abd Allah répondit après avoir prié et entendu : "Quand vous effectuez la prière du ‘asr en son temps, ne serait ce qu’une seule fois, c’est une bonne action car les gens savent qu’il est possible de le faire".
Pour citer cet article
Référence électronique
Cadi Ismâ‘îl b. ‘Alî al-Akwa‘, « Coutumes et traditions des dirigeants du Yémen à l’époque islamique », Chroniques Yéménites [En ligne], 6-7 | 1999, mis en ligne le 31 août 2007, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/43 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.43
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