Fenêtres sur la littérature yéménite contemporaine
Entrées d’index
Mots-clés :
littérature, poésie, Al-Mutawakkil (Ibtisām), Al-Sharafī (Muḥammad), Al-Shaybanī (Muḥammad), Al-Zubayr (Nabīla), théatre, Al-Ahdal (Wajdī), Al-Rāzihī (‘Abd al-Karīm), Al-‘Umarī (‘Abd Allāh Khādim), Subay‘ (Nabīl)Géographique :
YEMChronologique :
XXe sièclePlan
Haut de pageTexte intégral
Introduction
1Ibtisâm al-Mutawakkil
2Université de Sanaa
3Traduit de l’arabe par F. B. et E. V.
4Le choix des textes traduits en français dans ce dossier résulte de divers travaux de traduction, individuels ou collectifs. Cet ensemble ne peut pas être considéré comme représentatif de la totalité de la littérature yéménite. Il reflète néanmoins ses principales tendances, du maintien de la tradition classique aux recherches des « modernes » et de l’avant-garde.
5Il est intéressant de noter que, dans les deux genres les plus pratiqués, la nouvelle et la poésie, les formes classiques côtoient de nos jours les formes modernes. Certes, le renouvellement des styles et des thèmes traditionnels semble l’emporter. Le fait même que cette sélection ne contienne qu’un seul texte classique versifié1 témoigne bien du développement du vers libre et de la prose qui dominent la production littéraire aujourd’hui. L’opposition entre les « anciens » et les « modernes » s’estompe ici, laissant la place à deux nouveaux rivaux, le vers libre et la prose. Le poème en prose, encore peu apprécié du public yéménite, semble toutefois être la forme préférée de la nouvelle génération poétique.
6Si la poésie reste le genre le plus populaire, le « rajeunissement » littéraire est surtout visible dans la nouvelle, si l’on considère le développement que connaît actuellement cette dernière forme littéraire. Les figures mythiques et la tradition populaire sont alors souvent mises au service d’une inspiration renouvelée. En revanche, le théâtre, représenté ici par Muhammad al-Sharafî, l’un des pionniers du genre, souffre de la rareté des auteurs et de l’étroitesse du public. La culture du théâtre est encore balbutiante au Yémen.
7En simplifiant quelque peu la réalité, on pourrait dire que trois générations sont présentes dans cet ensemble de textes traduits : la plus ancienne, celle, notamment de ‘Abd al-‘Azîz al-Maqâlih, s’est fait connaître dès les années 1960 et 1970, suivie par celle de Fâtima al-‘Ashabî ou de Muhammad al-Shaybânî, apparue dans les années 1980 ; quant au jeune poète Nabîl Subay‘, il appartient à la dernière génération, celle de la fin des années 1990. La séparation entre écrivains « classiques » et « modernes » ne correspond pas à celle des générations. Le changement est déjà perceptible dans la génération la plus ancienne alors que certains jeunes auteurs demeurent attachés au mètre classique.
8Fait notable, la dernière décennie a vu l’affirmation d’une littérature « féminine ». Alors que celle-ci se limitait, dans les années 1970 et 1980, à quelques noms (Ramzya al-Iryânî, Nabîla al-Zubayr), elle s’est considérablement développée, tant en quantité qu’en qualité dans les années 1990. La forte présence féminine dans cet échantillon ne relève pas d’un choix ou d’un parti-pris du regard étranger : il faut y voir au contraire un signe de la force et de la centralité de cette production. Il devient donc difficile aujourd’hui d’ignorer cette littérature ou de l’enfermer dans le registre de la condescendance : elle existe pleinement.
Les auteurs
9‘Azîza ‘Abd Allâh : Premières publications à la fin des années 1980. Auteur de nouvelles et romans, dont :
10Tayif Wilâya, « Le souvenir de Wilâya », s. l., s. e., s. d.
11Ahlâm… Nabîla, Le Caire, Maktabat al-Khânjî, 1997.
12Wajdî al-Ahdal : Licence en géographie (Sanaa). Premières publications dans les années 1990. Récompensé pour ses nouvelles par la fondation culturelle al-‘Afîf (Sanaa) en 1997 (premier prix ex-aequo). Premier prix (théâtre) du neuvième festival des jeunes arabes à Alexandrie. Premier prix littéraire (nouvelle) du Président de la République du Yémen en 1999.
13Recueils de nouvelles :
14Zahrat al-‘âbir, « Les fleurs de l’errant », Sanaa, Huqûq al-tab‘ mufawaza,1998.
15Sûrat al-batâl, « La photo du voyou », Amman, Dâr Azmina, 1998.
16Harb lam ya‘lam bi wuqû‘iha ahad, « Une guerre dont nul n’a eu connaissance », à paraître en 2001.
17Muhammad al-Gharbî ‘Amrân : Né en 1958. Licence d’histoire (Sanaa). Président de l’Association yéménite de la nouvelle littéraire (al-Mâqa).
18Recueils de nouvelles :
19Al-Sharâshif2, s. l., s. e.,1998.
20Harîm a‘azakum Allâh, « Femmes, je vous prie de m’excuser », s. l., s. e., 2000.
21Fâtima al-‘Ashabî : Premières publications dans les années 1980. Participation à de nombreuses rencontres de poésie au Yémen et à l’étranger. Chercheuse au Centre yéménite de recherches et d’études.
22Recueil poétique : Innahâ Fâtima, « C’est Fâtima », Bagdad, 2000.
23Hudà al-‘Attâs : Licence de sociologie (Sanaa). Enseignante à la Faculté de sciences de l’information à Aden. Premières publications dans les années 1990. Récompensée pour ses nouvelles par la fondation culturelle al-‘Afîf (Sanaa) en 1997 (premier prix ex-aequo). Troisième prix littéraire décerné par le Cercle des femmes de Shâriqa.
24Recueil de nouvelle : Hâjis al-rûh, hâjis al-jasad, « Soucis de l’âme, soucis du corps », Aden, Wazârat al-Thaqâfa wa al-Siyâha, 1995.
25Recueil à paraître : Li annahâ, « Parce qu’elle… ».
26‘Abd al-‘Azîz al-Maqâlih : Né en 1937. Etudes au Caire. Professeur de littérature moderne à l’Université de Sanaa et président de l’Université de Sanaa. Président du Centre d’études de recherches yéménite. A publié de très nombreux recueils poétiques. Considéré comme l’un des plus importants poètes yéménites actuels.
27Oeuvres complètes, Beyrouth, Dâr al-Hawda, 1985.
28Dernier recueil paru : Kitâb San‘â’, « Le livre de Sanaa », Beyrouth, 2000.
29Ibtisâm al-Mutawakkil : Magistère de littérature arabe. Enseignante au département d’arabe de la Faculté des lettres (Sanaa). Premières publications au mileu des années 1990.
30Recueil poétique : Shadhà al-jamr, « Parfum de braise », Sanaa, al-Maktaba al-‘âmma li-kutûb bi-San‘â’, 1998.
31‘Abd al-Karîm al-Râzihî : Né en 1952. Employé au Centre yéménite de recherches et d’études. Chroniqueur dans le journal al-Shûrà. Premières publications dans les années 1980.
32Recueils poétiques : Nisâ’ wa-ghubâr, « Femmes et cendres », 1991.
33Théâtre : Al-Iktisâh, « L’invasion », al-Mustaqbal, Sanaa, 1993.
34Al-Baqara, « La vache », al-Mustaqbal, Sanaa, 1993.
35Satire : Qabîlî yabhath ‘an hizb, « Homme de tribu cherche parti », Sanaa, 1995.
36Recueil poétique à paraître : Tifl al-qawârîr, « L’enfant aux bouteilles ».
37Muhammad al-Sharafî : Né en 1940 à Hajja. Employé à la radio nationale jusqu’en 1965 puis diplomate. Auteur de nombreux ouvrages poétiques et d’une quinzaine de pièces de théâtre dont :
38Harîq fî San‘â’, « Incendie à Sanaa », pièce de théâtre en vers, Damas, Matba‘at al-kâtib al-‘arabî, 1980.
39Wa al-Yaman hikâya ukhrà, « Et le Yémen est une autre histoire », Aden, Dâr al-Humarânî, 1984.
40Masrahiyât min mawâsim al-hijra. Al-junûn wa al-‘ushâq yamûtûn kul yûm, « Pièces de théâtre des saisons de l’émigration. La folie. Les amoureux meurent tous les jours », Damas, Matba‘a ‘ikrima, 1985.
41Masrahiyât nasriya, « Pièces de théâtre en prose », Beyrouth, Dâr al-fikr al-mu‘âsir, 1996.
42Muhammad al-Shaybanî : Critique littéraire. Directeur de la revue culturelle Ma‘în.
43Recueil poétique à paraître : Takîf al-khata’, « Valeur de l’erreur ».
44Nabîl Subay‘ : Etudiant au département d’anglais (Faculté des lettres, Sanaa). Premières publications dans les années 1990. Aucun recueil publié.
45‘Abd Allâh Khâdim al-‘Umarî : Nombreux écrits et recherches sur la littérature populaire, la tradition poétique notamment de la Tihâma. Président de l’Association al-‘Umarî pour la renaissance du patrimoine et de la littérature dans la Tihâma.
46Auteur de recueils de poésie en dialecte et en arabe classique.
47Recueils d’histoires : Layla wa Zakî, Sanaa, Muntadà al-‘Umarî, 1999.
48Nabîla al-Zubayr : Licence de psychologie (Sanaa). Premières publications dans les années 1980.
49Recueils poétiques :
50Mutawâliyat : al-kadhiba al-râ’i‘a, « Suite : les pieux mensonges », Damas, Matba‘at mukrima, 1997.
51Mahâyâ, « Effacement », Sanaa, al-Hay’at al-‘âmma li-l-kitâb, 1999.
52Thammata bahrun yu‘âwidunî, « Une mer qui me reprend », Damas, Dâr al-Fikr, 1997.
53Récit : Innahu jasadî, « C’est mon corps », Le Caire, 1999.
54Recueil poétique à paraître : Tanwîn al-ghâ‘ib, « Déclinaison de l’absent ».
Les traducteurs
55Deux ateliers travaillent en étroite collaboration.
56Atelier de traduction arabe (Ecole normale supérieure, Paris)
57Sous la responsabilité de Houda AYOUB
58La rencontre entre quelques élèves arabisants de l’Ecole normale supérieure et de jeunes auteurs yéménites en 1998 a été à l’origine de cet « atelier » de traduction qui se réunit de façon informelle depuis cette date et travaille sur des textes pour la plupart inédits. Plusieurs poèmes traduits dans le cadre de l’atelier ont déjà été publiés dans les Chroniques Yéménites 1998-1999. Les participants à cet atelier, tous arabisants, viennent d’horizons différents (littérature française ou comparée, linguistique, littérature et langue arabe). Cette complémentarité permet donc un véritable travail collectif qui a pour but, après une étude linguistique et stylistique approfondie, de rendre en français le texte dans toutes sa dimension littéraire.
59Cet atelier est composé de Houda AYOUB, Latifa BAKIRI, Hélène BOISSON, Anne-Sophie BRUNOT, Julien DUFOUR, Frédérique WOERTHER et Vanessa VAN RENTERGHEM.
60Atelier de traduction d’auteurs yéménites (INALCO)
61Sous la responsabilité de Luc DEHEUVELS
62Durant toute l’année 1999-2000, dans le cadre d’un atelier de traduction qui se réunissait une fois par quinzaine, des étudiants de l’INALCO ont lu des œuvres d’auteurs yéménites contemporains, romans, nouvelles, contes et pièces de théâtre. Parmi les ouvrages lus, chaque étudiant a choisi en toute liberté un texte qu’il a traduit. Les traductions qui suivent ont été présentées dans l’atelier ; elles y ont été revues et discutées par l’ensemble des participants.
63Cette expérience a été l’occasion d’une ouverture sur le Yémen. Plusieurs étudiants entendent depuis y consacrer des recherches. Beaucoup s’y sont rendus pour y suivre des stages linguistiques. Elle a été aussi l’occasion d’un travail dynamique qui a regroupé et solidairement uni autour d’un projet commun des étudiants de niveaux très différents : certains n’avaient qu’un peu plus de deux ans d’étude de l’arabe, d’autres étaient déjà en année de maîtrise. L’exercice de traduction sort ainsi du cadre académique usuel et contribue à ouvrir l’INALCO sur le monde arabe.
64« Sanaa » est traduit de l’arabe par Amin Abdulkarim Michel BARBOT (Strasbourg-II).« Bilqîs », « Le ciel meurt-il ? », « Un homme en papier », « Descente », « Mon aventure avec la poésie », « al-Hajara », « La Hadramite », « Say’ûn », « Comme si la rose était une femme », « Le maître d’école », « Camouflage de l’ABC », « Une voix », « Les derniers fruits », « Le chasseur », « Des gens comme moi », « Les meurtrissures d’un mois hérité », « Tisserand des gants du désir », « Meurtrissure » sont traduits de l’arabe par l’Atelier de traduction de l’Ecole normale supérieure, Paris.
65« L’année de l’âne » est traduit de l’arabe par Franck MERMIER (GREMMO-CNRS, Lyon). « Danger. Inflammable » et « La nature féminine » sont traduits de l’arabe par Cinzia TAVERNARI, étudiante en arabe à la Ca’ Foscari (Venise) et à l’INALCO. « Ma mère » est traduit de l’arabe par Yacin TERAB, licencié d’arabe de l’INALCO. « Perle et Corail » est traduit de l’arabe par Céline TRIERWIELER, étudiante en maîtrise d’arabe à l’INALCO. « Le retour d’émigration » est traduit par Riem BEN KHEMIS, étudiante en maîtrise d’arabe à l’INALCO.« Le sac » est traduit par Livia WICK, étudiante en maîtrise d’arabe à l’INALCO. « L’enseignant » est traduit de l’arabe par Mabrouk MEBAREK, licencié d’arabe de l’INALCO.
Sanaa3
66‘Abd al-‘Azîz al-Maqâlih
67Sanaa…
ville de l’âme.
Ses portes sont au nombre de sept
comme les portes de l’Eden.
Et chacune d’entre elles exauce
un vœu de l’étranger.
Entre par l’une ou l’autre
et la paix soit sur toi.
Et la paix sur une ville
dont douce est l’eau – si douce
et si purs au cœur les hivers
et si légères les ardeurs de l’été.
Baignée par la lumière
de l’éveil,
c’est à l’heure de l’ombre
une Dame parée dans sa plénitude de femme.
Tombée qui sait des pages des légendes,
ou peut-être née du chant des violettes,
ou bien portée par les refrains
de la source sans âge des songes …?
- - -
Makka, ville du Livre
Paris, ville des arts
Londres, ville des échanges
Washington, ville du pouvoir
Le Caire, ville du temps
et Bagdad, de la poésie
Damas, ville des roses
et ville de l’âme … Sanaa.
Elle cache dans ses entrailles
le trésor
d’un rêve à ciel ouvert.
On y fête de toutes parts
des noces de splendeur.
Et les pierres donnent le jour
à des formes, à des mélodies.
Les poèmes de la blancheur
s’y gravent dans la profusion.
Et la nuit inscrit ses légendes
lourdes des grappes du chagrin
et des brasiers d’effluves
au dos de la muraille lisse,
passée la Porte du Yémen.
C’est un poète yéménite qui un jour écrivit :
Voici Sanaa, taverne de lumière.
Entre la paix au cœur
et dix fois embrasse le sol.
Puise à sa beauté vierge,
à ses enchantements,
un élixir qui te fait don
d’une seconde vie.
Bilqîs4
68'Abd al-'Azîz al-Maqalih
69Au village de Sahr et à ses bons habitants, en souvenir d’une courte visite durant l’été 1995
70Elle est de cette terre
71Pétrie de ses mythes
72Et de ses tristesses
73Elle a quelque chose de la beauté des plaines
74Et de l’orgueil des montagnes
75Elle ne descend pas du ciel des légendes
76Empruntant un beau matin le chemin des nuages
77A sa fenêtre éclosent encore les bourgeons
78des conversations et des furtives apparitions.
79Les échos de son rire, tels des chaînons d’or
80Jaillissent comme la lumière
81A travers le temps,
82Ils vibrent,
83Et dissipent le voile de poussière qui enferme l’âme.
84Et le langage usé.
85Qui m’a revêtue de cette voix
86Et m’a nourrie de ce rythme
87qui a fait de mes lèvres un refuge
88pour les mots
89Qui a abreuvé d’eau ma mémoire,
90Rendu le soleil à son cycle
91Et le fleuve à son cours ?
92Ainsi parlait Bilqîs...
93Elle a dissimulé son étonnement
94Sous un vêtement baigné de lumière
95Et de parfum
96Et ses paupières sont retournées au sommeil
97Et mon cœur au silence brisé.
98Dans les nuages suspendus aux montagnes qui entourent la terre
99Les femmes ont caché leur enfance
100Bilqîs était là
101Envoûtante
102Majestueuse
103Le lendemain du départ, elle a pleuré
104L’eau des yeux a coulé
105Perles d’argent
106Les montagnes et la lumière
107L’ont vue
108Cacher dans un nuage
109Son secret
110Et son enfance
111Elles l’ont vue
112Manier la couronne avec nonchalance
113Et de sa main de velours la rejeter au loin.
114Le cœur est toujours près
115D’elle
116Anéanti par l’amour qu’il lui porte
117Il explore les couloirs de la mémoire
118S’endort à la fenêtre où elle est apparue un jour
119Derrière ses rideaux
120Combien de clés le cœur ne lui a-t-il apportées
121Mais la main aveugle est invisible
122Elle a égaré les foudres de l’éclair
123A fermé la porte de l’univers
124Et s’est mise à chanter
125Et à pleurer le nom des ancêtres
126C'est une femme qui a les sages en affection
127Et le bruit des armes en horreur
128Elle trompe l'attention de ses gardes et s'absente du palais
129Pour rencontrer les bergers
130Et les gens simples
131Que vois-je ?
132La lumière d'une belle apparition qui s'immisce
133Dans notre rêve
134Et devance le vin ardent de nos désirs
135C'est son ombre,
136L'ombre de Bilqîs.
137Elle s'échappe des livres des temps anciens.
138D'un halo de sensualité diffuse,
139Elle nous enveloppe
140Fait revivre nos moments par ses récits
141Et étend ses feuillages dans les dédales de l'imagination.
142Salomon a dit : Brise-toi
143Désir de mes rêves
144Cette femme est envoûtante
145Sa féminité vient de sa sagesse
146Le vin n'a pas divulgué ses secrets
147Ses jambes non plus
148L'amour n'est que bavardage
149La poésie n'est que bavardage
150La sagesse est la porte d'entrée vers le ciel d'orient
151L'écrin de tous les rubis du monde
152Chasse par la sagesse tous les spectres
153De l'illusion
154Et la tempête de désirs
155Retire-toi dans la solitude du désert
156Tu y apprendras comment le plaisir s'évanouit
157La jouissance t'accordera son exil !
158Libre à Salomon d'espérer
159Et de se languir.
160Libre au cœur de Mârib de remâcher
161Son amertume.
162Et libre à Bilqîs, du haut de son trône chatoyant, éperdue,
163De choisir parmi ses rubis
164Et ses rendez-vous comme elle l'entend,
165Pour alléger la terre du fardeau
166Des guerres.
167C'est à elle qu'il appartient d'enfouir ses désirs
168Et ses souffrances sous les cendres de la défaite,
169De craindre la trahison
170Ou de voir la tristesse et la poussière lécher ses yeux.
171Et maintenant que Dieu a lavé la terre
172De toute tristesse
173Et que ton visage a resplendi au-delà de la mort
174Au-delà de la tombe
175Voilà le parfum de tes voiles qui emplit la vallée
176Voilà que les roses s'en inspirent
177Et que les oiseaux du village chantent
178Prenez ce qu'il vous plaira...
179Les paupières ne tremblent pas
180Face à la lumière
181Ni les paroles face au silence.
182Un trait de lumière jaillit de Bilqîs
183Etincelle comme l'éclair
184Dans la pénombre du sable
185Elle sort de Sahr vêtue des habits de l'enfance
186Baignés de soleil,
187Le matin prend naissance en elle, laissant éclater ses couleurs
188Son sein danse dans le vaste espace
189Et sous ses pieds naissent des roses gravées dans la terre.
190Elancée
191Ô gazelles de l’Heureuse, est-ce une créature de rêve
192Ou les murs de Ghaymân5
193S'ouvrent-ils sur une autre patrie
194Vouée aux étoiles
195Et à l'amour,
196Sur une patrie vouée à la beauté ??
197Est-ce un jardin ou est-ce la main de Dieu qui s'est étendue
198Pour l'homme ?
199Il l'a éveillé à la fertilité
200Et a ravivé les couleurs
201Le vert retrouve son éclat
202De pluie
203Le blanc écrit
204Un soleil
205Le jaune dessine
206De l'or
207Et là, Sahr enivrée
208Des parfums du passé
209Se dénude dans la plénitude de l'été
210Et dévoile sa jambe
211Au rythme envoûtant.
212Le corps vacille,
213En lui l'envie de prier
214Et d'implorer
215Les chiens de la tribu sont comme lui
216Festin offert aux hôtes
217Et aux étrangers.
218Mais lui, dans les profondeurs du temps s'est consumé
219Il s'est fait trait de lumière,
220Poèmes éclos par les parfums
221Et la lumière
222Il a confié son intention à Dieu
223Et s'est levé.
224Dans le Coran,
225Dans l'Evangile,
226Dans la Torah
227L'œil de la terre s'est fardé pour prendre son apparence
228Elle s'est répandue entre les pages
229Il n'est de femme plus belle...
230A la conscience si pure ...
231De corps aux senteurs de musc
232De nuage diaphane
233Comme ils t'ont traînée dans la boue
234Dans les bas-fonds de la jouissance
235Comme ils ont abandonné pour la laideur le Cantique des Cantiques ?!
236A Sahr, il n'est jamais rien qui soutienne
237l'âme
238Rien dans les salles du palais
239Aucun feu à allumer
240Sahr a vieilli
241Comme les pierres,
242Comme le palais
243Les rochers des montagnes environnantes sont vieux désormais
244Le sable s'est alourdi du poids de la peur
245Dans les collines, la monotonie s'est enflammée
246Mais elle, suivant le dessin que lui a tracé la jeunesse
247Bilqîs,
248Maîtresse de la beauté
249Mystère pour les époques à venir.
250C'est une mer sans eau.
251Il va et aborde la terre étrange,
252Solitaire
253Il cherche à distinguer la trace de sa face
254Dedans ses yeux
255Le soleil y prend de l'âge
256La teinte de son onguent perd de son blanc
257Sur l’asphalte
258Elle gagne en couleur feu,
259En touches de noir
260En moments sacrifiés
261Est-ce la mer qui s'éveille
262Rescapée de la soif des jours ?
263Est-ce le soleil qui se rapproche peu à peu du moment de la première tempête ?!
264Juillet 1995
Le ciel meurt-il6 ?
265Fâtima al-‘Ashabî
266Pardonnez-moi je souffre du tremblement de la proie
267entre les crocs du seigneur des forêts
268Je saigne comme le crépuscule, pourrais-je commencer
269une aube nouvelle pour que s'achève mon drame
270Cet exil qui m'a encerclé
271dans un océan aux flots de ténèbres
272Chaque fois que j'ai franchi une vallée ténébreuse
273des caravanes de malheurs me surprennent
274Depuis des centaines de siècles je porte sur mon dos
275le poids de ma servitude et je traîne derrière moi les années
276Je me vide par des centaines de blessures
277que me reste-t-il de mes qualités ?
278De mes centaines de blessures s'écoule
279tout ce qui me reste de qualités
280Où est mon beau visage ? où est ma jeunesse ?
281le ciel meurt-il dans les regrets ?
282Où sont ces rêves ? où ont-ils disparu ?
283où est ma vérité ? où est mon âme ?
284Ma douleur atteint l'âge de mille siècles
285derrière les murs de ces plaintes
286Mille remparts et pour un rempart qui s'écroule
287un autre apparaît qui limite mes forces
288Dans mon isolement, ma solitude et mes chaînes
289je n'ai personne de présent ni à venir
290Ils m'ont dépouillée de mes qualités et ils ont dit
291les femmes ont été créées pour la décoration
292Ils ont oublié que celle qu'ils traitent en faible
293est l'auteur de tous ces miracles
294Ceux petits en toutes choses
295qui ne sont grands que dans l'ironie
296Les hommes, les hommes qui atteignent les limites de la vanité
297lorsqu'à belles dents ils déchirent les femmes dans leurs assemblées
298Pardonnez-moi mais mon oraison est éloquente
299et des pleurs gémissent dans les battements de mon cœur
300Pardonnez-moi mais je suis amère
301face à ces yeux qui plongent dans les failles de l'intimité
302Ma voix se disperse dans ma poitrine
303et ma bouche se ferme sur des malédictions
304Ah si seulement vous pouviez savoir de quel pays
305J'étais la reine des reines
306Entre un sanglot et son écho me voici
307devenue presque une tombe remplie de morts
308Ah si vous saviez ce qu'endure
309cette âme dans le pays des tyrans
Un homme en papier7
310Fâtima al-‘Ashabî
311Ah si seulement il était resté un rêve
312qui me tienne compagnie les nuits d'angoisse
313Ah si seulement je n'avais pas senti sa présence
314lorsqu'il est venu à la porte de mon cœur et a frappé
315Ah si seulement je m'étais méfiée de lui
316Ah si seulement dans ses mensonges...
317il n'avait pas dit vrai
318J'aurais mieux répondu à son propos
319oh prince du châtiment
320me voilà comme une poignée de souffrance
321et celui qui était...
322mon aimé se sera effacé
323se sera effacé et il aura disparu
324Ah si seulement il était resté un rêve
325et si seulement le temps ne l'avait pas proféré
326Il paraissait beau
327glorifié soit celui qui n'a créé que lui
328Il est arrivé sur le cheval de l'amour
329dans son halo de lumière
330j'ai dit voilà mon aimé
331et mon cœur plein d'espérances s'est élancé
332lorsque je l'ai enlacé
333que cette cendre
334dont je suis le vêtement
335est mon aimé qui n'a été ... ah si seulement
336qu'un homme de papier
Descente8
337Fâtima al-‘Ashabî
338J'avais
339autrefois un ami
340en qui je trouvais refuge
341quand la peur m’emplissait le cœur
342quand les embûches du chemin
343m'épuisaient
344Il m'ouvrait les bras
345pour que je me réchauffe contre son cœur
346que je m'endorme jusqu'au matin
347Un jour
348que je cherchais asile auprès de lui
349qu'en moi régnait la terreur d'un
350ennemi
351je n'ai pas trouvé son cœur
352sa bouche était ouverte plus grand
353que la porte de sa miséricorde
354je me suis tenue au bord de ses canines
355et je me suis laissée descendre
356vers...
357l'abîme
Mon aventure avec la poésie9
358Fâtima al-‘Ashabî
359Mon aventure avec la poésie remonte à ma plus tendre enfance. Un jour où un poète populaire déclamait ses vers devant mon père, j’écoutai religieusement le rythme régulier des termes employés, dont pas un ne venait briser l’harmonie d’ensemble. Mon attention fut attirée par les vers qui possédaient chacun un sens propre, mais obéissaient à une mélodie commune.
360J’étais si jeune que je suis convaincue d’avoir aimé la poésie dès ma naissance. J’avais un jour entendu ma grand-mère dire que pour devenir poète, il fallait attraper une chauve-souris et boire l’eau dans laquelle on l’avait plongée. Je devais avoir entre cinq et six ans. J’allai donc avec les autres enfants jusqu’à l’une des grottes sombres qu’abritait une montagne située à l’est du village. J’encourageai les plus grands à attraper ce volatile en leur promettant de demander à mon père de leur acheter des Corans et des cahiers pour l’école. Il s’emparèrent de l’oiseau et me le donnèrent. Je le saisis de toutes mes forces, même s’il était effrayant et me mordait avec ses dents pointues. Je me décidai pourtant à le plonger dans un récipient plein d’eau, avant de lui rendre sa liberté et de boire le précieux breuvage. Puis je m’assis et restai à attendre que la poésie agisse en moi, jusqu’à ce que je perde tout espoir et que je me dise que ma grand-mère n’avait plus toute sa tête.
361Mon père se souciait peu de mon éducation car j’étais une fille. Je brûlais pourtant d’apprendre à lire et à écrire, mais n’osais pas en exprimer le désir devant lui. Il était en effet à mes yeux un père terrifiant dont la seule présence me paralysait. Alors, comment lui parler ? Il y avait chez nous un menuisier qui fabriquait les portes et les fenêtres de notre nouvelle maison. Il avait un fils auquel il apprenait la lecture, l’écriture et le saint Coran pendant son travail. Je restais assise à côté du garçon, à boire les paroles de son père et à dévorer tout ce qu’il écrivait sur son ardoise. Il avait en effet une ardoise, tandis que moi, j’écrivais par terre, avec mon doigt. Mon cerveau dévorait chaque lettre, chaque mot, avec une extrême facilité. A la fin de la journée, quand venait, pour le menuisier, le moment d’interroger son fils pour vérifier ce qu’il avait engrangé, il trouvait la moisson pleine chez moi, tandis que son fils n’avait plus que des larmes dans sa besace. Le menuisier n’en revenait pas et le battait à chaque fois.
362Un jour, mon père arriva à l’improviste au moment où, assise à côté du garçon, comme d’habitude, j’écoutais attentivement le menuisier pour glaner tout ce qui sortait de sa bouche. Le menuisier s’adressa à mon père : « Figurez-vous, Cheikh ‘Alî, que votre fille sait déjà lire et écrire et connaît le Coran, sans que personne les lui ait enseignés. Mon fils, lui, ne reconnaît pas le alif du bâ’ alors que je me tue jour et nuit à l'instruire. » Mon père me demanda : « Peux-tu me réciter la sourate une telle, et la sourate une telle ? », et ainsi de suite. Il sourit de fierté. « Ecris-moi un alif et un bâ’. » Je le fis. « Ecris-moi ça. » Je le fis. « Et ton nom. » Je le lui écrivis.
363Je crois que, de joie, mon père ne ferma pas l’œil de la nuit. Le lendemain, il revint à la maison avec un des juges du village qui me fit appeler. « Voici ma fille. Apprends-lui tout ce que tu sais dans les domaines de la science, de la littérature et de la religion. » Le professeur commença par des choses simples, pour voir où j’en étais : il fut tellement stupéfait par mon niveau qu’il en resta bouche bée - je m’en souviens encore. Il passa alors à des choses plus compliquées et découvrit que j’étais prête à apprendre facilement les leçons les plus dures. Je me mis à retenir tout ce que j’entendais à la vitesse de l’éclair. En un an seulement, j’étais devenue l’objet de toutes les conversations. J’avais appris les fondements de la langue arabe, sa morphologie et sa rhétorique. Je savais psalmodier le Coran, connaissais le hadîth, la biographie du prophète et la doctrine. Et aussi la poésie, d’al-Mutanabbî à Ahmad Shawqî.
364Le jour où je me présentai à l’examen, le président du jury, Muhammad al-Zubaydî, l’ex-directeur du journal al-Thawra, « La Révolution », proclama : « Je veux que ce soit cette jeune fille qui m’interroge, car j’en arrive à douter de mes connaissances. »
365La première chose que j’écrivis dans ma vie fut de la poésie. Et mes débuts avec elle ont marqué la fin de ma relation avec mon père ; et aussi la fin de mes espoirs dans le bel avenir dont j’avais tant rêvé.
366Mon père me défendit de continuer mes études et voulut me couper la main. Il considérait que j’avais commis une faute impardonnable en écrivant un poème populaire sur l’amour. Pour être plus juste, une femme ne devait pas faire de la poésie, ce genre étant un attribut masculin réservé aux panégyristes. Mon père a continué ensuite à surveiller de très près tout ce que j’écrivais ou lisais. Il m’interdisait de lire des contes et de la poésie courtoise. Il recollait les pages que j’avais déchirées pour savoir ce que j’avais écrit. Lorsque j’eus douze ans, il me condamna à mort en me mariant à un homme analphabète que je n’aimais pas et qui était trois fois plus âgé que moi. Mon père avait pris cette décision pour ne plus avoir à me surveiller, parce qu’il voyait que je refusais de me soumettre : j’allais jusqu’à refuser de porter les vêtements traditionnels et m’habillais la plupart du temps comme un garçon – ce que je pensais être. Et être un garçon donnait le droit de tout faire, alors qu’on interdisait tout aux filles. Lorsque mon père me maria, j’opposai tous les moyens de résistance possibles et essayai de m’enfuir à plusieurs reprises. La seule chose que mon père sut faire – Dieu le prenne en sa miséricorde – fut de me battre presque jusqu’à la mort et de me creuser une tombe en bas de la maison. Une telle violence qui déferlait sur mon corps d’enfant n’entama pas mon moral, même si j’avais les jambes et les bras cassés, le crâne enfoncé, et souffrais atrocement. Mais je subis un choc profond lorsque je vis ma propre tombe ouverte et que je compris que j’allais inévitablement être enterrée vivante. A cet instant, je perdis conscience. Ce n’est que huit ou neuf mois plus tard que je me réveillai, en Arabie saoudite, sans rien autour de moi, sans forces, avec un mari que je n’aimais pas. Je connus une longue période de détresse et de profonde dépression, avant qu’Allâh ne soulageât mes souffrances par la répudiation.
367Je sortis de cette épreuve le cœur brisé, encline à la mélancolie. Je retrouvai toutefois toute ma vigueur en 1986. Quelles étaient les raisons de ce changement ? L’attitude de mon père. Il se mit à m’encourager à reprendre mes études et à écrire de la poésie. Il chercha à racheter ses fautes en débordant d’attentions et de tendresse à mon égard. Mes connaissances et ma vivacité intellectuelle s’étaient cependant beaucoup amoindries, tout comme mon désir de parvenir à un idéal. Seul mon amour pour la poésie était intact ; le lien qui m’unissait à elle était resté très étroit. Je commençai d’abord par des poèmes légers. Puis ma poésie a pris forme, peu à peu, et j’espère qu’à l’avenir, si Dieu veut, elle atteindra le niveau désiré.
368Je n’ai pas découvert quelles forces se mettent en travers de mon chemin, mais je sens que la déconvenue ne va pas tarder à poindre à l’horizon, étant donné l’ignorance de la société, la bassesse de conscience des responsables politiques et le niveau d’information et de culture de notre pays. La femme n’y reçoit pas le moindre encouragement et, à mon plus grand regret, ces derniers temps, la bassesse n’a fait que s’amplifier, tournant de plus en plus à l’abjection. Les complots sordides dont la femme est victime, et les combats que lui livrent sournoisement ceux qui détiennent le pouvoir en sont la preuve. Si seulement ils pouvaient reconnaître la part de maladie maligne et complexe qu’ils portent en eux ! Nous pourrions au moins la combattre ou l’éviter. Mais le danger en la matière est qu’ils dissimulent leur malfaisance sous une attitude trompeuse.
Al-Hajara10
369Nabîla al-Zubayr
370Hajara n’a pas pleuré
371Je n’ai pas renoncé à ses larmes, ni pour un an,
372ni même l’espace d’une nostalgie
373Quand pars-tu…
374La voilà partie
375Quand reviens-tu
376La voilà revenue
377Quand deviendras-tu demain
378Je ne suis devenue personne en moi-même
379Et Hajara n’a pas pleuré
380As-tu vu… La marche de l’effritement
381Elle m’a emmenée loin « écrasons ces pleurs »
382(nous écrasons… nous effritons… nous…) quand
383Changerons-nous le roc des paroles
384Mon rocher s’est mis en colère
385Le roc de mes confidences s’est mis en colère
386Je l’ai cajolé et j’ai pleuré
387Et Hajara n’a pas pleuré
388C’est ici… dans l’azur de ta tendresse
389Que j’ai imaginé la forme des mots
390Cajole-moi… et rends-moi ma fraîcheur
391Au loin
392Elle s’est lavé la tête
393Source dirigée vers le soleil
394Elle a répandu dans les airs l’incendie de ses souffles
395Tu en es à pleurer parce qu’un aimé…?!
396Elle a tendu le vent
397Elle a tendu le feu
398Elle a donné forme aux nuages et à la danse
399Danse !… a dit Hajara
400Je n’ai pas pénétré les subtilités de cette folie
401Elle ne m’a pas regardé…
402Et Hajara n’a pas pleuré
403O Hajara… O Hajara…
404O rocher de l’âme
405Apprends-moi à saluer de la main
406Car j’ai un homme et un pays
407Qui se sont laissés prendre au bâton de la
408bergère
409Elle a ri…
410O ironie du rocher
411Elle a posé sa tête sur la poitrine des cieux
412Elle a fait pencher ma tête
413« De quel soleil parlent
414Ces flammes sur la tête de mon saule »
415Elle a porté son regard au loin
416Et s’est glissée dans son soleil
417Ah… que la vertu se fait flamboyante en présence de
418l’amour
419J’ai regardé vers ses larmes
420Pour les ressentir
421Son amoureux flamboie chaque fois qu’elle le baigne
422Immerge-moi avec
423Immerge-moi
424Elle m’a fait jaillir
425Et Hajara
426N’a pas
427Pleuré
La Hadramite11
428Ibtisâm al-Mutawakkil
429D’où vient la Hadramite ...
430d’un frisson qui
431– à Hadramawt –
432s’est introduit dans sa mort
433a répandu le battement de son pouls
434ou bien alors
435est-elle venue malgré la mort
436elle est revenue
437du sang du trépas
438Seule la Hadramite
439a commis publiquement la prière de l’amour
440a pratiqué la séduction
441a enduré le mépris des montagnes
442comme si
443elle était experte dans la douleur de
444l’effritement
445tout comme elle avait expérimenté les formes de
446l’égarement
447dans
448toutes
449les directions
450La Hadramite appartient à l’océan
451elle est profondément liée aux impossibles merveilles
452de la mer
453sa mort survient alors
454afin que la Hadramite disparaisse dans un dân12
455et lui offre
456son amertume
457La Hadramite est comme le palmier
458elle fuit la sécheresse
459et se réfugie dans les profondeurs des nuages
460elle fait tomber
461les poèmes
462et de ses tresses
463chutent
464les légendes fraîches
465puis ...
466l’eau y met le feu !
Say’ûn13
467Ibtisâm al-Mutawakkil
468Say’ûn est une amante, les nuages perpétreront sa chute
469et il y aura un amour
470et la fertilité sera
471et poindra
472la période des femmes
473Say’ûn son parfum suggère la tentation
474et voilà que la tristesse de Dieu
475devient
476senteurs
477et
478eau
479Say’ûn inaugure toutes les saisons
480sur ses places
481pétillent les danses sautillantes
482et sa passion livre
483les secrets des jeunes filles :
484elle viendront
485le ciel tremble
486elles révèlent alors des braises
487elles improvisent des mahâjil14
488nuages qui se sont fait musique
489elles s’enflamment comme le fait la rosée
490et disent les tristesses du grondement des flots
491elles sont jaillissement de lumière
492Say’ûn advient dans le frémissement des braises
493elle en enflamme l’eau
494elle organise le rythme
495artère
496après artère
497elle passe
498elle fait passer les forêts
499à chaque palmier elle commet le poème
500et lui offre la sève
501Say’ûn
502Say’ûn
503ô la plus belle du sud de Dieu
504la plus splendide de ses douleurs
505ô...
506ferveur de l’appel
Comme si la rose était une femme15
507Ibtisâm al-Mutawakkil
508Les battements de son cœur se sont enduits de parfum
509Sa fragrance a retenti
510Elle s’est levée
511Le cil de sa larme s’est appuyé
512Sur des bords ruinés par l’oubli
513La mer est passée
514Le silence du roc
515L’amer est passé
516L’été est passé, adossé
517A une guerre que l’été brandissait pour effaroucher des oiseaux
518Colorés par des gouttes de lumière,
519Nus,
520Il est passé par eux
521Dispersant la nudité de leur mélodie
522Et il les chasse des chants
523La tristesse a fui, affligée,
524Triste au-delà de ce qui nous est familier
525La larme des branches a fui
526La mort a rebondi
527Tremblante
528Elle est sur le point de mourir
529Il ne reste
530Qu’une
531Femme
532Les battements de son cœur se sont compromis dans le
533parfum
534Sa fragrance a résonné
535Elle a rêvé
536Et la terreur est survenue
537A enclos son parfum
538Et la résonance de sa rose
539Comme si le parfum
540Comme si la rose était
541Une femme
542Et, seule, n’ayant que le délire à enflammer
543Une femme a illuminé sa passion
544Une femme dont les battements de cœur
545Et le parfum
546Se sont rebellés
547Sa fragrance a tinté
548Elle a explosé.
Le maître d’école16
549Nabîl Subay‘
550Sur le tableau noir,
551Nous avons appris nos douleurs
552A, B, C…
553Plus tard,
554Les yeux noyés,
555Nous nous sommes souvenus du maître d’école
556Et nous avons exhaussé nos vies
557Par le regret.
Camouflage de l’ABC17
558Ibtisâm al-Mutawakkil
559Sur le tableau noir
560Tous des enfants
561Ils m’apprenaient, moi – tristesse camouflée
562Sous une sorte de sourire – :
563A, B, C
564Plus tard
565La moitié de mon nom s’est effacée
566Depuis qu’ils ont découvert leurs tristesses
567Ils ont écrit en lettres personnelles
568Des larmes – tachées d’oublis épais –
569Sur des tableaux consacrés à
570Une douleur privée
571Et ils ne se sont pas souvenus de moi…
572Ils ont inscrit leurs douleurs
573Dans un autre alphabet.
Une voix18
574Nabîl Subay‘
575Un certain jour
576Du passé
577Alors que j’étais très matinal
578J’ai roulé une plume
579Entre mes doigts
580C’est depuis ce temps-là
581Que la voix d’un oiseau
582S’échappe de ma main
583Chaque fois que je l’agite
584Dans les airs
Les derniers fruits19
585Nabîl Subay‘
586Des derniers fruits nous avons appris comment il leur
587est possible d’être parmi les derniers fruits
588Peut-être avons-nous fait cela de nos mains vides
589Ou de temps à autre nous avons secoué le seul arbre de
590notre esprit
591Et nous avons aussi appris comment nos mains vides
592pouvaient être nos derniers fruits.
Le chasseur20
593Nabîl Subay‘
594Même le plumage de l’oiseau
595A poussé
596Dans ta main
597Car la vie elle-même
598La vie que personne n’habite
599C’est ta vie
600O chasseur
Des gens comme moi21
601Nabîl Subay‘
602Il aurait fallu
603faire l’expérience
604d’autres manières de vivre
605pour traduire la passion
606du collectionneur de timbres
607Il aurait fallu
608expérimenter
609d’autres manières de vivre
610pour traduire la passion
611du philatéliste
612Cette idée
613appartient aussi aux gens qui comme moi
614ont la maladie d’ouvrir violemment les portes
615de se précipiter dans la rue
616juste parce qu’ils désirent
617prendre de l’oxygène
618un peu partout
619Des gens comme moi
620qui s’épient eux-mêmes
621à travers les trous de serrures
622de portes qui se font face
623et qui parlent de leurs visages
624qui n’existent pas en soi
625et qui les précèdent toujours
626comme un nuage
627Situation
628qui les rend sensibles à l’embarras
629dans les endroits encombrés
630et peut-être
631se transforment-ils suite à cela
632en icônes
633et en cartes à jouer
634comme une expression symbolique
635de mécontentement
636de soi
637Des gens comme moi
638qui ont suffisamment grandi
639pour remplir les trous profonds
640dans les vies d’autres gens morts
641qui portent le nom de rues
642qu’ils n’ont, à l’origine, pas foulées
643Pardon !
644ceux-ci qui
645sont précisément au même niveau que leurs âmes
646ne serait-ce que pour une fois
647Ils ont fixé des fissures
648dans leurs rêves
649et ils ont fait signe
650vers un côté du monde
651dépourvu de billets.
Les meurtrissures d’un mois hérité22
652Muhammad al-Shaybânî
653Tu élèves un homme
654En un seul rêve
655Et tes voisins entendent
656Le rythme du souffle d’un homme
657Qu’égrène le bout d’un fil
658Que tu tresses
659Je poursuis de ma main
660L’espoir de te retrouver
661Entre les vertèbres
662De mon dos ramené
663De nombreuses haltes d’évasion
664Ton visage
665Etait dans la vitre
666Il y a un instant
667Sans raison aucune
668Comme n’importe quel coup de feu
669Je n’ai nul
670Autre besoin
671J’attends les effets d’un
672Espoir qu’on distribue comme un bakchich
673Et je peigne les plumes d’un oiseau mort
674C’est une longue vie
675Ton sourire est une idée familière
676Qui me traverse soudain l'esprit
677Et apporte des pluies
678Vers la fenêtre
679Aujourd'hui est le trentième bleu d'un mois hérité
Tisserand des gants du désir23
680Muhammad al-Shaybânî
681A Nabîl al-Surûrî
682Un tombeau
683Au bas de ses marches
684S’est niché
685Le râle de l’étranger
686Les feuilles grandissent sur
687les feuilles vertes des mûriers
688du corps
689Et pourtant nous nous
690gardons bien de savoir que la
691mort
692Est l'inégalable tisserand des
693gants du désir
694Dans des mains vides qu'y-a-t-il
695à cacher
696Elles qui ne savent capturer
697que l'incertitude?
698Des mains lourdes de misère
699Des mains couvertes des
700épines de la soumission.
Danger. Inflammable
701Wajdî al-Ahdal24
702Il marchait dans la rue al-Qamar, hâtant le pas comme à son habitude, quand, tout à coup, une femme sortit d’une parfumerie. Il la heurta violemment et, embarrassé, lui dit :
703– Je n’ai pas fait attention...
704La femme se toucha le sein gauche, sans doute sous le coup de la douleur, et lui répondit :
705– Ça ne sert à rien de s’excuser... Dis-moi plutôt où tu habites.
La nature féminine
706Wajdî al-Ahdal
707Le jeune homme ouvrit sa fenêtre et vit que sa voisine, une jeune fille très jolie, était en train de regarder par la fenêtre d’à côté. Il se mit à la dévisager avec plaisir.
708La fille s’en aperçut et se sentit gênée. Elle ferma
709la fenêtre en lui criant :
710– Malappris !
711Le jour suivant, il ouvrit à nouveau pour aérer sa chambre et revit sa belle voisine qui était à sa fenêtre et l’observait d’un air contrarié.
712Le jeune homme prit alors sur lui de fermer sa fenêtre pour ne pas la priver du plaisir de regarder par la sienne, comme une araignée dans sa toile. Et, cette fois, elle lui cria :
713– Insensible !
Meurtrissure25
714Hudà al-‘Attâs
715La nuit est calme. ‘Â’isha cherche la paix du sommeil. Il l’appelle : sa voix vient l’arracher à son monde intérieur, où elle s’est réfugiée. Son ton insistant la submerge... Elle cherche à se dérober... Aucune issue... Alors, elle lui ouvre un chemin vers son corps. Il prend place sur son tapis et s’imagine qu’elle l’emmène loin, très loin. A son retour, il lui demande ce qu’elle a pensé du voyage. Elle ne sait que répondre... Son visage s’assombrit. Elle l’entend jurer et crier un peu. Il lui apporte des bâtons de coriandre : « Prépare-toi pour les prochains voyages. »
716Devant le miroir, chaque jour, elle mâchonne les bâtonnets. Elle scrute dans le miroir ses yeux fanés qui lui renvoient l’image de sa mémoire. On lui a raconté : petite, elle était un petit bout de chair. Oum Sabir s’approche et écarte ses jambes maigres qui gardent le secret des secrets - c’est ce qu’on lui a expliqué -, porte du paradis et de l’enfer. Le cri précède la lame... Le sang gargouille et ce tout petit morceau de chair lui est arraché. Le miroir lui renvoie l’image de ses yeux fanés ; les bâtonnets de coriandre sont la preuve du flétrissement de sa rose et poussent son secret à se dévoiler.
717Il s’approche, le lit s’embrase, ‘Â’isha tisse sa jouissance rebelle. Elle lance son tapis dans l’espoir qu’il s’envole et murmure : « Que la nuit est dure. »
718Lorsqu’il a voulu se mettre en chemin, elle l’a emmené, comme d’habitude. A son retour, il l’a questionnée. Comme d’habitude. Elle a fouillé sa douleur... a bredouillé, appelé à l’aide sa grand-mère, imploré Shéhérazade. La conteuse s’est incarnée en elle... Elle a imploré Dieu de lui pardonner son mensonge. L’âme brisée, elle s’est répandue en un flot de paroles. Scrutant les traits de son visage marqués par le plaisir, elle a raconté, décrit, expliqué. Elle a parlé, parlé, parlé, jusqu’au moment où elle s’est rendu compte que le sommeil lui avait fermé les yeux. Laissée à son désarroi, elle se mit alors à faire jouer ses doigts sur le coin déchiré du tapis volant.
Ma mère
719Muhammad al-Gharbî ‘Amrân26
720Le chant strident des grillons montait de tous côtés, rejoignait les étoiles au scintillement éternel. Tout le reste était figé, le long des ruelles caillouteuses qu’elle empruntait d’une démarche haletante et irrégulière, en direction du cimetière tout proche.
721Une langue de roche suspendue dans un espace désolé, que seuls occupaient un village abandonné et un long cimetière ! Par les nuits les plus sombres, ma mère savait retrouver sa tombe récemment creusée ; elle en connaissait le chemin, pavé de pierres.
722En cette nuit d’hiver qui suivit le jour de la fête, il manquait à ma mère. Elle avait envie de lui parler et se souciait peu des bourrasques. Le seul arbre du cimetière, violemment agité, volait au vent. Ma mère s’arrêta. Les plaques funéraires blanches étaient éparpillées dans les airs.
723Les tombes laissaient sortir leurs habitants, ils marchaient en silence pour regagner leurs demeures, avançant en direction de leur village déserté. Leurs têtes, souriantes, pendaient derrière leur dos.
724Elle ne le vit pas parmi eux. Il devait l’attendre. Elle alla où il se trouvait et s’agenouilla sur sa tombe pour en caresser la poussière froide, tout en lui parlant de petits riens qui les concernaient, le visage tourné vers le ciel. Elle lui parla de la fête, sans attendre aucune réponse de sa part, comme lorsqu’ils vivaient ensemble.
725Elle prolongea son chuchotement :
726– Ça y est, nous voilà seuls. Je me sens protégée près de toi. Et toi ? Je pense tout le temps à toi. Penses-tu encore à moi ? A qui dis-tu tes mots doux, tes mots qui dansent ? Tu me manques beaucoup : ton rire, ta manière de t’asseoir, ton ombre qui te précède lorsque tu rentres à la maison…
727Elle lui parla longuement de sa solitude, de la dureté de ce qu’elle avait ressenti après qu’il eut décidé de rester loin du village. Le silence s’installait à peine qu’elle tendit les mains en murmurant :
728– Tiens, j’ai mis du henné sur mes doigts, comme tu aimais. Ainsi que sur mes jambes. Aimes-tu toujours le henné ?
729Sans attendre sa réponse, elle défit sa longue tresse et approcha sa poitrine pour effleurer la poussière de la tombe et poursuivre son discours :
730– Ce parfum te plaît-il ? C’est celui que tu m’as offert avant de partir. Je le garde précieusement et je n’en mets que pour te rendre visite… Je t’ai attendu ce matin : aujourd’hui, c’est la fête ! As-tu célébré la fête loin de moi ? Je t’ai attendu jusqu’au coucher du soleil et tu n’es pas venu. Mais je n’ai pas pleuré, je t’avais préparé le gâteau que tu aimes… Pourquoi n’es-tu pas venu ? Tous les habitants du cimetière sont sortis cette nuit, sauf toi ! Quand viendras-tu ? Je te veux, toi seul… J’ai décoré la porte et les fenêtres de la maison. J’ai même déplacé les nids des oiseaux et posé des pots de fleurs sur la fenêtre où le soleil se lève !
731Elle lui parlait doucement, tandis qu’enflait dans les rues du village le chœur des habitants des tombes. Leurs voix mélodieuses de squelettes dansant, allant d’une maison abandonnée à une autre, répétaient d’un ton triste les chants des nuits de fête…
Perle et Corail : Lu’lu’ et la princesse Marjâna
732‘Abd Allâh Khâdim al-‘Umarî27
733Raghûd dit :
734Il était une fois, dans un pays lointain, un grand roi dont la sagesse, le discernement et l’ingéniosité étaient sans pareils. Il gouvernait son royaume sans jamais rencontrer d’opposition ni de contestation grâce à la justice et l’équité dont il faisait preuve envers ses sujets et les différentes régions du pays. Aussi bénéficiait-il de l’affection de tous. Mais il n’avait pas la chance d’avoir des enfants. Il s’était marié avec beaucoup de femmes et de servantes en plus de sa première épouse bien aimée, Mayâsa, mais, chaque fois qu’il avait un enfant d’une autre femme qu’elle, celui-ci mourait fatalement. Mayâsa, elle, n’avait jamais été enceinte malgré l’amour profond que lui portait le roi et qui augmentait de jour en jour du fait de sa beauté envoûtante, de sa douceur, de son beau langage et de sa belle voix qui le touchait par ses chansons, dès qu’il le souhaitait.
735Un jour, le roi Sarjâm, accompagné de quelques conseillers et de sa garde personnelle, partit en promenade dans une forêt située aux confins du royaume. Il trouva là une petite cabane et s’en approcha. Une femme seule et son nourrisson y habitaient. Elle faisait des tapis, des paniers et d’autres objets en jonc tressé pour subvenir à ses besoins et à ceux de son enfant. Le roi l’aborda, la mit en confiance et la questionna sur la vie qu’elle menait et sur les raisons de son isolement au cœur de la forêt, dans cette cabane éloignée des gens et des lieux habités. Elle lui raconta qu’elle était seule car, à la mort de son mari qui était bûcheron dans cette forêt, elle avait préféré rester dans cette cabane, respectant ainsi ses dernières recommandations. Tout près, il y avait un petit village où elle pouvait acheter à la fin de chaque semaine ce dont elle avait besoin. De plus, elle possédait deux brebis qui leur donnaient du lait, à elle et son fils. Le roi fut impressionné par son courage et sa ténacité. Il lui demanda le nom de son enfant. « Lu’lu’28 », lui répondit-elle. Il lui dit alors : « Je n’ai pas d’enfant mais je fais vœu, si j’ai une fille, de la donner en mariage à ton fils. » La mère sourit, sentant qu’il était sincère. « Appelle-la Marjâna29 », lui dit-elle. Le roi Sarjâm lui donna un peu d’argent et s’en alla.
736Deux semaines plus tard, la servante apprit au roi que sa femme Mayâsa était, semblait-il, enceinte. En effet, pour la première fois, Mayâsa attendait un enfant. Le roi Sarjâm informa sa femme chérie du vœu qu’il avait fait. Elle répondit qu’il devait absolument tenir sa promesse, puisque Dieu avait exaucé leur souhait.
737Les neuf mois étaient à peine écoulés que le palais fut envahi de gens venus de toutes parts pour féliciter le roi et sa femme. Les lumières illuminaient le palais, mais l’éclat de la petite Marjâna les surpassait toutes. Elle avait été appelée ainsi bien avant son entrée dans la vie.
738Marjâna bénéficiait de l’attention, de l’intérêt et de l’amour de tous : c’était la plus belle fille du royaume et elle se distinguait par son intelligence extraordinaire, son esprit équilibré et son discernement. Elle n’avait pas quinze ans qu’elle avait déjà acquis un vaste savoir. Son père lui avait réservé les meilleurs professeurs. Dès qu’elle entendait parler d’un livre, elle le demandait et on le faisait rechercher aussitôt dans n’importe quel pays, quel qu’en fût le prix.
739Zayzafûna, la fille du vizir, qui avait un an de plus qu’elle, essayait bien de rivaliser avec Marjâna et de lui disputer sa science, usant de son intelligence, de sa ruse et de sa perfidie. Mais son amour de l’argent était plus fort que tout, et c’est ainsi qu’elle accepta ainsi d’épouser un roi qui avait cinquante ans de plus qu’elle alors qu’elle était encore dans la fleur de la jeunesse.
740Dès que Marjâna eut dix-huit ans, son père l’informa de sa promesse. Elle accepta et s’en réjouit même, alors qu’elle et sa famille avaient refusé plus d’une fois la demande en mariage du fils du vizir. Le père de celui-ci avait dû s’incliner devant ce refus, vu la différence évidente qu’il y avait entre l’intègre Marjâna et son fils dépravé et disgracieux. Il en nourrit une secrète rancune.
741Le roi Sarjâm installa sa fille unique, vêtue de ses habits de noce, dans un palanquin. Il emmena ses domestiques et serviteurs particuliers, et ils partirent pour cette petite cabane située dans la forêt. Ils trouvèrent Lu’lu’, un beau jeune homme, mais corpulent, gros et paresseux, endormi à même le sol, qui ronflait alors que sa mère travaillait les joncs comme à son habitude. Lu’lu’ se réveilla, les yeux gonflés de sommeil. Sa mère se réjouit de la venue du roi Sarjâm et de sa fille. Le roi s’approcha d’elle et dit : « Tu vois, je tiens parole : voici ma fille Marjâna, promise à ton fils. Selon le vœu que j’ai fait, elle deviendra sa femme. » Le jeune homme se leva avec lenteur, salua le roi et souhaita à tous la bienvenue. Il était heureux et ravi de ce qui se passait, sans oser y croire. Et c’est ainsi qu’il épousa cette superbe jeune femme.
742Le roi demanda à sa fille, son mari et sa belle-mère de venir s’installer en ville où il leur donnerait une demeure confortable et leur assurerait un train de vie confortable. Pourtant, sa fille refusa et insista pour qu’ils restent dans cette cabane. Le roi voulut alors lui laisser des gardes, des domestiques et des servantes, mais sa fille refusa de nouveau. Elle accepta juste l’argent nécessaire pour commencer sa nouvelle vie avec sa nouvelle famille. Le roi consentit à la volonté de sa fille, qu’il savait sage et équilibrée. Aussi la laissa-t-il comme elle le voulait, continuant à veiller sur elle de loin et venant lui rendre visite avec sa mère tous les mois ou tous les deux mois.
743Marjâna demanda à son mari Lu’lu’ de construire une cabane seulement pour eux. Comme il était lent et fainéant, elle lui lança un regard noir pour souligner sa demande et il obtempéra immédiatement.
744Ils participèrent tous les trois à la construction, avec la paille qu’on trouvait en abondance. Seuls Marjâna et Lu’lu’ y dormirent, la mère restant dans l’ancienne cabane.
745Marjâna se réveilla à l’aube. Elle prépara un petit déjeuner à base de millet et de lait, puis réveilla son mari non sans peine. Après le repas, elle l’obligea à aller couper du bois pour reprendre le métier de son père, comme sa mère le lui avait appris. Il partit couper du bois dans cette forêt très dense, après que sa mère lui eut donné les outils laissés par son père.
746C’était la première fois et il ne savait pas par où commencer. Mais il travailla, obéissant aux ordres de Marjâna, cette jeune femme envoûtante qui voulait qu’il subvienne à leurs besoins et cesse de vivre, comme auparavant, à la charge de sa mère. Il alla ainsi au marché vendre le bois qu’il avait coupé.
747Le lendemain et tous les jours qui suivirent, Marjâna se leva tôt et conduisit son mari au travail, jusqu’à ce qu’il s’habitue au labeur. Il continua alors de lui-même, perdit sa graisse, devint mince, musclé et de belle prestance. Il accomplissait son travail à la perfection, par dévouement pour sa femme bien aimée, à la beauté envoûtante, qui le poussait à travailler et l’instruisait. Il devint capable d’assumer les responsabilités familiales. Il obligea sa mère à rester à la maison avec sa femme : c’est lui, désormais, qui allait au marché vendre le bois ainsi que les ouvrages de sa mère et qui approvisionnait la famille. Il acheta cinq moutons et trois brebis. Il avait reçu une culture sommaire dans le petit village proche de la cabane et avait tout juste appris à lire et à écrire auprès d’enseignants dont les connaissances étaient limitées. Mais Marjâna lui transmit sa culture, la culture des rois, lui donnant des cours qu’il écoutait avec amour…
Le retour d’émigration
748‘Azîza ‘Abd Allâh30
749Le premier épisode de mes malheurs commença quand mon père revint de son pays d’émigration. Il était accompagné d’un homme du village voisin, un autre émigré. A cette époque, j’avais à peu près douze ans et j’avais entendu dire que mon père s’était mis d’accord avec cet homme pour que je l’épouse lors de leur prochaine visite. La nouvelle avait réjoui ma mère. Après quelques jours, mon père repartit avec cet homme, devenu mon fiancé. Dès lors, il me fut interdit de jouer avec les autres enfants, tandis que ma mère me confiait des tâches qui incombaient d’ordinaire aux jeunes filles plus âgées que moi. A chaque fois que je protestais, elle me répondait que je n’étais plus une enfant : j’étais à présent fiancée et, de ce fait, il fallait qu’elle me prépare à devenir une maîtresse de maison et une épouse digne. Moins de deux ans après, mon père et mon fiancé revinrent, le mariage fut conclu, et je déménageai pour aller vivre dans la demeure de mon mari. C’est à ce moment-là que commencèrent les travaux de forçat auxquels ma mère m’avait préparée de la meilleure façon. En effet, je devins responsable de la plupart des tâches à la maison et aux champs. Mon mari avait une mère sans pitié qui me faisait travailler plus que je ne pouvais supporter. Au début, je croyais que c’était normal et qu’il était de mon devoir d’effectuer tous ces travaux sans l’aide de ma belle-mère. Ma santé commença à se détériorer. Personne de ma famille ne vint me voir, mon époux n’eut pas pitié de moi, et moi, évidemment, je ne l’avais pas informé de ce que je subissais. Je pensais que ma fatigue était due au fait que je n’étais pas habituée à en faire autant dans la maison paternelle. Mon père repartit sans venir me dire au revoir et sans que personne m’avertisse. Un mois après environ, ma mère vint me rendre visite. Elle non plus ne prit pas au sérieux ma maigreur et ma pâleur, pensant que j’étais enceinte. Elle me dit alors qu’elle m’enverrait quelques petites choses avec l’un de mes frères. Un mois passa et personne ne vint me voir. Comme mon époux avait décidé de repartir, je lui demandai de m’emmener voir ma famille avant son départ. Quelle ne fut pas ma joie lorsqu’il accepta !
750Quand je fus dans ma famille, ma mère découvrit que je n’étais pas enceinte. Elle me demanda si je souffrais de quelque chose. Je lui répondis : « Je ne suis pas malade mais le travail m’épuise. » Elle me rassura en me disant : « Tu t’y habitueras. » Je la saluai et repartis avec mon mari. Il me laissa quelques jours plus tard et quitta le pays. C’est alors que commencèrent réellement mes souffrances avec mon impitoyable belle-mère et mon beau-père impotent dont les ordres étaient sans fin. Quant à mon beau-frère, il fallait le servir, lui apporter tous les outils dont il avait besoin et nourrir les bêtes avant qu’il ne se réveille. Sinon, ma belle-mère et lui m’en auraient fait subir les conséquences. Mon travail quotidien consistait à apporter le fourrage aux animaux, à préparer ensuite les outils pour les déposer sur le lieu de travail. Sur le chemin de retour, je devais chercher l’eau à un puits éloigné car les réserves du village s’étaient taries. Je devais faire tout cela avant d’entreprendre mes travaux à la maison, dès le lever du jour. Je revenais à la maison au moment où ma belle-mère était sur le point de se réveiller d’un doux sommeil dans un lit bien chaud. Quant à mon lit « douillet », que pourrais-je en dire ? C’était une sorte de drap déchiré et un vieil oreiller, une loque dont tout le rembourrage formait une boule dans un seul coin. J’étais transie de froid durant les nuits glacées d’hiver. Ma belle-mère m’avait obligée, après le départ de mon époux, à remettre toutes les couvertures à leur place. Elle devait me les rendre à son retour… Je souhaitais ce retour pour ne pas mourir de froid. Une année passa et la deuxième était à moitié écoulée ; mon mari n’était toujours pas revenu. Ma mère et mes frères ne m’avaient rendu que de rares visites.
751Je ne me plaignais plus de mon état à ma mère. A quoi bon, puisque je connaissais son remède : patienter jusqu’au retour de mon père ou de mon mari ? Subitement, ce dernier revint et ma situation s’améliora quelque peu. Ma belle-mère nous rendit les couvertures et le matelas qu’elle avait rangés à son départ. Quant aux travaux que je devais faire seule en l’absence de mon mari, je les partageais désormais avec sa sœur qui avait quitté la maison de son mari, un émigré lui aussi. Sa situation ne différait pas de la mienne. Elle se plaignait, se réfugiait chez nous et, à chaque fois, on la reconduisait dans la maison de son mari, sans que rien soit tenté pour arranger la situation ou sans qu’on fasse quoi que ce soit pour elle. J’en tirai les conclusions et pris dès lors mon mal en patience, en espérant ardemment que tout irait mieux quand j’aurais un peu grandi et que je serais devenue plus résistante.
752Après le retour de mon mari, je me sentis un peu réconfortée, ma santé s’améliora. Je n’avais plus peur de lui comme deux ans auparavant. Je pris mon courage à deux mains et lui demandai d’informer sa mère que j’allais garder dans notre chambre les couvertures dont j’avais besoin pour passer les nuits froides et que je ne voulais plus qu’ils m’obligent à déposer les outils dans les champs trop éloignés. Quand il transmit mes conditions à sa mère et à son frère, j’eus peine à y croire. Deux mois après, il repartit. Je ne nie pas qu’il m’ait manqué comme m’ont manqué les heures que nous passions ensemble. Il m’avait promis que notre situation s’améliorerait, qu’il travaillerait dur, gagnerait plus d’argent pour m’apporter plus de vêtements, ainsi que des bijoux, à sa prochaine visite. J’aurais tant souhaité qu’il ne parte pas, surtout quand je découvris que j’étais enceinte. Quant à ma « tante » – ainsi appelais-je ma belle-mère31 – elle avait effectivement fait ce que mon mari lui avait demandé : elle avait laissé les couvertures et le matelas dans ma chambre et ne me confiait plus les tâches difficiles dans les champs.
753J’accouchai de mon enfant huit mois après le départ de son père. Ma mère vint, mais ne passa qu’une seule semaine avec moi, puis elle dut repartir car elle aussi était sur le point d’accoucher. Je m’occupai de mon fils Ahmad, qui grandit et s’épanouit chaque jour davantage, à côté de mon travail qui était toujours le même : j’étais debout avant le jour et apportais l’eau et le fourrage. Deux fois par semaine, je devais laisser mon fils avant l’aube pour aller chercher du bois loin dans les montagnes, comme le faisaient d’autres femmes du village. Ces jours étaient les pires pour moi car je devais laisser Ahmad, parfois jusqu’au soir.
754Une autre année passa, et ni mon mari ni mon père qui, lui non plus, n’avait pas encore vu son nouveau fils n’étaient revenus. De temps en temps, j’emmenais mon fils dans ma famille et ma mère l’allaitait avec mon frère, qui est aujourd’hui le père de Nabîla et que j’allaitais aussi. Celui qui les regardait ne pouvait distinguer mon frère et mon fils. Après trois ans, mon père revint, mais pas mon époux. Je remarquai qu’il ne disait plus de bien de mon mari comme il le faisait auparavant.
755Cette année-là, il décida de marier mes deux frères ; l’un était mon aîné de deux ans et le second avait un an et demi de moins que moi. Ma mère ne s’opposa pas au mariage de l’aîné ; bien au contraire, elle s’en réjouit. En le mariant, elle croyait qu’il cesserait de penser à émigrer comme les autres. Elle y tenait d’autant plus qu’elle était parvenue à lever l’hypothèque des terres que mon père avait gagées lors d’un de ses voyages. En revanche, elle n’était pas d’accord pour le mariage de mon jeune frère. Mon père ne tint aucun compte de son avis. Les fiançailles furent célébrées et la date des mariages fixée après la moisson et la récolte du café. Il repartit ensuite et, comme à chaque fois, personne ne m’avertit de son départ. Son absence ne dura pas longtemps puisqu’il fut de retour avant la fin de l’année. Il semblait changé cette fois : il était généreux avec tout le monde, il dépensait sans compter et pourvoyait aux préparatifs des mariages de mes frères avec une largesse inhabituelle. Je ne lui demandai pas de nouvelles de mon mari, mais il m’informa, quelque temps après, que celui-ci allait bientôt arriver. Effectivement, il revint une semaine avant les noces. Je ne fus totalement heureuse de son retour que lorsqu’il vit enfin son fils qui avait grandi quatre ans sans lui.
756Cinq jours après son arrivée, je lui fis part de mon intention d’aller, avant lui, avec Ahmad chez mes parents pour aider ma mère dans les préparatifs des mariages, car j’étais sa fille unique. Il ne me répondit pas ce soir-là ; mais, le lendemain matin, il m’annonça qu’il n’irait pas aux noces et qu’il n’y participerait pas ! J’essayai de connaître les raisons de sa décision, contraire à celle qu’avait prise le reste de sa famille, puisque son père impotent et son frère y allaient, ainsi que sa mère et sa sœur. Il me répondit : « Si tu ouvres encore la bouche, je t’interdirai d’y aller, ça suffit ! »
757Ses paroles me consternèrent. Je ne savais plus quoi faire. Devais-je l’interroger sur ses raisons ou observer le silence ? Je n’allai chez mes parents que le deuxième jour, après que ma belle-mère m’eut critiquée pour mon absence. Je pris mon fils et je partis de la maison sans dire un mot. Chez mes parents, je me mis au travail et m’occupai des noces de mes frères, de l’arrivée des mariées et des invités, parmi lesquels il y avait mon beau-père et mon beau-frère. Si seulement mon mari était resté à l’étranger et n’était revenu qu’après les mariages ! Tout le monde me demandait de ses nouvelles ; mon père était le seul à ne pas être étonné de son absence. Il s’occupait de ses invités, en particulier de ceux venus de Sanaa. Les mariages se passèrent bien. Je fus la première à repartir. Je ne blâmai pas mon mari pour son absence. Je m’attendais à ce qu’il me fasse connaître lui-même ses motifs, mais il garda le silence.
758Quelques jours plus tard, mon père vint soudain pour m’emmener ! Pourquoi ? Je l’ignorais. Pourquoi ne m’en avait-il pas parlé quand j’étais chez lui ? Quelles étaient les raisons qui expliquaient sa décision ? Il entra, sans répondre à mes salutations, et dit : « Appelle Mansûr, je sais qu’il est là. » Avant même que je ne lui réponde, mon mari sortit l’accueillir, le prit par la main et ils montèrent dans notre chambre. J’écoutai derrière la porte, dans l’espoir de comprendre ce qui amenait mon père à agir ainsi. Je sentais déjà que quelque chose de fâcheux s’était passé entre eux lors de leur émigration et avait empêché mon mari de participer aux noces, mais je ne pensais pas que c’était au point de mettre mon père dans une pareille colère. Leur discussion tournait autour d’une importante somme d’argent que mon époux aurait perdue. La faute en serait à mon père qui savait que l’aigrefin, dont l’avidité et la cupidité étaient notoires, n’en était pas à sa première escroquerie. Mon mari en parlait à voix basse et reprochait à mon père de ne pas l’avoir prévenu. La discussion s’envenima entre eux et mon mari haussa le ton.
759– Tu savais que, depuis trois ans, je voulais revenir au pays, et s’il n’y avait pas eu cette vermine qui m’a spolié, que tu connaissais…
760C’est alors que la voix de mon père s’éleva au point que tout le monde dans la maison put l’entendre :
761– Non, c’est toi l’imbécile qui l’as cru et qui lui as confié tes sous ;c’est ta cupidité qui t’a fait croire que tu pourrais partager avec lui la possession de boutiques alors que tu n’es pas du pays…
762Le ton monta entre eux, mon beau-frère s’en mêla ; il aurait mieux fait de s’abstenir. Ils en étaient venus aux mains et je vis mon mari et son frère couvrir mon père de coups. Il put leur échapper et sortit sur la place, d’où il m’appela pour que je le rejoigne immédiatement, même sans mon fils ! Il menaçait de me prendre par la force s’on voulait l’en empêcher. Je serrai mon fils de toutes mes forces, désemparée. Qui suivre ? Mon mari qui, de l’intérieur de la maison, me menaçait :
763– Si tu sors, je te répudie trois fois et jamais de ta vie tu ne reverras ton fils.
764Ou mon père qui, de l’extérieur, menaçait de me tuer si je ne le suivais pas ? Tout le village s’était réuni autour de nous aux cris de mon père, dehors, et de mon mari et son frère à l’intérieur. Ma belle-mère s’approcha de moi et me murmura qu’il ne fallait pas croire aux menaces de mon père :
765– Ne sois pas bête, il ne te tuera pas. Tout ce que tu as à faire, c’est de rester avec ton fils.
766Une autre femme s’approcha de moi pour me dire :
767– Non, tu devrais plutôt suivre ton père et lui obéir. Ton mari viendra te chercher quand ils seront réconciliés…
768Je la crus, je me mis près de la fenêtre et lui fis savoir que je viendrais plus tard.
769– Non, je t’ordonne de venir avec moi maintenant.
770A l’extérieur, quelques hommes entourèrent mon père, essayant de le faire revenir sur sa décision. Malheureusement, sa réaction fut rapide et surprenante. En un clin d’œil, il prit le fusil d’un homme qui était à ses côtés et tira deux coups en l’air. Instantanément, ma belle-mère et d’autres femmes me poussèrent hors de la maison. Je sortis, tétanisée. Les pleurs de mon fils dans les bras de sa grand-mère me déchiraient le cœur. Au même moment, toute la maison retentit de la voix de mon mari :
771– Tu es répudiée, répudiée, répudiée.
Le sac
772‘Abd al-Karîm al-Râzihî32
773J’étais tout jeune, j’allais sur mes dix ans la première fois que je vis cette belle lune noire à la fenêtre d’une maison, dans notre village accroché au versant de la montagne. Son nom était Zaynab. Elle était la fille cadette de Hâjj Murshid, revenu du pays des Abyssins appauvri, sans argent… et sans dents. Hâjj Murshid avait quitté son village pour Aden et de là, il avait gagné l’Éthiopie, fuyant les sauterelles et les soldats de l’imam. Là-bas, il avait travaillé, s’était marié et sa femme lui avait donné sept petites lunes noires, toutes plus belles les unes que les autres. Zaynab, à douze ans, se distinguait de ses sœurs par sa taille élancée et ses cheveux soyeux qui flamboyaient à chaque caresse du vent.
774Au premier regard, j’en fus amoureux. Et mon amour pour elle grandit tant et tant que mon jeune cœur avait peine à le contenir. Il s’étendait à tout ce qui touchait Zaynab. J’aimais sa maison, avec ses portes et ses escaliers obscurs, le chemin ronceux qui y menait, la vache de sa famille et son petit veau. J’aimais aussi tout ce qui était de la couleur de Zaynab : la nuit, le café et les raisins secs, toutes les bêtes et les créatures noires.
775Zaynab ignorait ce qui en moi brûlait pour elle… J’étais timide, porté à dissimuler mes vrais sentiments. Ou plutôt… j’en étais malade, si troublé devant celle que j’aimais que mon amour pour elle s’exprimait d’une façon abrupte et agressive. A notre première rencontre au moulin du village, une vague de douceur et de tendresse me submergea. Je tentais de me ressaisir quand Zaynab m’adressa un sourire qui, telle une violente secousse, provoqua en moi la plus grande confusion : j’écartai son sac de blé et avançai le mien, prétendant être arrivé avant elle et avoir la priorité. Lorsque Zaynab protesta, je la repoussai si violemment qu’elle faillit tomber à la renverse sur des sacs de maïs et d’avoine empilés au fond du moulin. Le meunier et d’autres personnes intervinrent, sinon je l’aurais rouée de coups. Ils s’interposèrent entre elle et moi, alors je l’insultai et me moquai de sa peau noire. Elle éclata en sanglots, et ses larmes me brûlaient, enflammant de plus belle mon jeune cœur amoureux. Comme j’aurais souhaité en cet instant l’entourer de mes bras débordants de tendresse et boire ces larmes qui tombaient comme des cristaux de sucre. Pleurer la rendait dix fois plus belle encore... Je l’en aimai davantage et renonçai à contrôler les battements désordonnés de mon cœur follement épris. A cet instant, je me rappelai ce djinn qui avait enlevé Maryam, la fille du cheikh Sa’îd près du puits, et tous ces djinns qui s’emparaient des belles filles de notre village pour les emmener dans leurs cités invisibles, et je regrettai de ne point être comme eux. Si Dieu m’avait créé ainsi… j’aurais facilement enlevé Zaynab, et je serais parti loin de notre village gémissant sous le joug des sauterelles et des soldats de l’imam.
776Deux semaines plus tard, je rencontrai Zaynab près du mausolée de Râzihî. Elle remontait de la source. Moi, monté sur mon âne, je revenais du marché du village. Je m’apprêtais à 1ui présenter mes excuses et préparais de belles paroles douces pour effacer son ressentiment envers moi après ce qui s’était passé au moulin, mais quand je la vis à deux pas de moi, je restai interdit et tremblant sur mon âne... Mes belles paroles s’envolèrent, ne laissant qu’un champ d’épines. Je me renfrognai et l’interpellai d’un ton provocateur et autoritaire :
777– Eh, l’Ethiopienne ! donne-moi à boire, j’ai soif !
778Je m’attendais à ce qu’elle refuse après ce qui s’était passé et qu’elle s’offusque de mes paroles inconvenantes et malpolies, mais ce fut le contraire. Elle m’apporta à boire sur mon âne et me gratifia d’un large sourire, plus doux que l’eau de source bue à sa jarre. Pourtant, loin de la remercier pour ces deux cadeaux, je frappai le récipient avec mon bâton. La jarre vacilla, l’eau se renversa sur ses habits qui, trempés, collèrent à son corps, enflammant mon cœur comme du papier.
779Le lendemain matin, je ne me levai pas comme d’habitude... Je n’étais pas endormi, j’étais emporté par le flot de mon amour pour cette belle lune noire. Ma mère, revenant le matin de la source, s’étonna de me trouver enroulé dans mon sac taché par le sang des punaises et des poux. Elle me questionna :
780– Qu’as-tu, mon enfant ? Il est tard, tous les bergers sont déjà partis. Tu es malade ?
781Je craignis de la voir s’approcher de mon lit comme à son habitude et découvrir qu’il était mouillé.
782– Non, répondis-je. Je ne me lèverai pas et dorénavant je ne garderai plus les moutons.
783Étonnée, ma mère s’exclama :
784– Mais pourquoi ? Que t’arrive-t-il ?
785Je dis d’une voix brisée par l’insomnie :
786– Je ne me lèverai pas et je ne ferai rien tant que vous ne me marierez pas.
787Ma mère rit de bon cœur, ce qui me blessa... Pour la première fois, je me pris à détester celle qui m’aimait tant. Elle reprit en me taquinant :
788– Mais qui est cette belle qui t’a ravi la raison ?
789Je serrai mon sac de l’intérieur.
790– C’est Zaynab, la fille de Hâjj Murshid.
791Les rires de ma mère me poignardèrent. Elle s’approcha de mon lit et dit d’un ton doucement moqueur :
792– Elle est belle et bien élevée. Nous te marierons avec elle lorsque tu auras grandi et que tu ne mouilleras plus ton lit.
793Et elle toucha ce sac mouillé qui me trahissait. Cette fois, ma mère m’avait blessé au plus profond. J’éclatai en sanglots. Je ressentis une rancune féroce contre elle et contre ces saints qui ne m’avaient pas guéri de ma tare honteuse, malgré les vœux qu’elle leur faisait continuellement. J’avais presque dix ans et je sentais que j’étais plus mûr que d’autres qui, au même âge, étaient mariés. Mais j’avais un point faible : j’étais le seul à mouiller mon lit en dormant. Et ce défaut me faisait honte. De peur d’être découvert, je devais souvent rester au lit en prétendant que j’étais malade... Mais mes diables de frères, la première chose qu’ils faisaient le matin, c’était de toucher mon sac... et, s’ils le sentaient mouillé, ils se précipitaient pour informer tous les membres de la famille de leur grande découverte, en particulier ma mère qui ne cessait de les reprendre. Elle faisait de son mieux, mais en vain, pour empêcher que la nouvelle ne se propage à l’extérieur, si bien que, malgré ses précautions pour garder le secret au sein de la famille, tout le monde était au courant. J’étais devenu la risée de tous les enfants du village, qui m’injuriaient parce que je mouillais mon lit et m’appelaient « le pisseur ». Chaque fois que je me disputais avec l’un de mes camarades, il me lançait cette flèche empoisonnée. Pour cette raison je m’isolais, j’avais peur de jouer avec les enfants de mon âge... de voir cette scène se répéter… de me heurter à 1’un d’eux qui, pour se venger, rapporterait le secret à Zaynab.
794Je ne quittai pas mon lit mouillé. Ma mère échoua dans toutes ses tentatives pour m’en faire sortir. Elle eut beau à la fin avoir pitié de moi et promettre de me faire épouser Zaynab, je restai au fond de mon sac, plein de rancune mais aussi d’appréhension face au monde extérieur.
795Dans mon sac bien solidement fermé, je commandai ma révolte contre ma mère, mes frères, les enfants du village, et puis aussi contre les chefs et les saints, et tous ces soldats qui avaient envahi notre maison un matin et sorti mon père par les pieds... Au moment où ma colère se déchaînait au plus fort contre ce monde détestable, le monde d’au-delà du sac, j’eus l’impression que mon lit se mettait à bouger et à avancer. La sensation se fit plus forte et j’acquis bientôt la certitude que mon sac allait s’envoler. J’espérai alors qu’un miracle se produirait, que Zaynab se retrouverait à l’intérieur de mon sac et qu’ensemble nous irions voler et planer haut et loin dans le ciel. Je vais ordonner au lit de nous transporter en Éthiopie, me dis-je en mon for intérieur. Zaynab refusera peut-être au début, mais quand elle saura que notre destination est l’Éthiopie... elle n’hésitera plus : elle aime Addis-Abeba avec passion et se languit de ses oncles restés là-bas. On dit que l’Éthiopie est le plus beau pays du monde. Toutes ses montagnes sont vertes et il y pleut été comme hiver. A notre arrivée, nous vendrons le sac pour acheter des moutons que nous mènerons aux pâturages les plus fertiles. Les moutons et les troupeaux ne coûtent pas cher là-bas, pas plus que des cailloux ou de la terre. Et puis ils s’y multiplient car il n’y a pas d’imam pour piller les troupeaux. Les pâturages sont toujours verts car il n’y a pas de sauterelles, et il paraît qu’on y trouve les meilleures variétés de miel. Je me rappelle avoir entendu ma grand-mère dire que le miel est bon pour ceux qui font pipi au lit. J’en mangerai des quantités pour en finir avec cette tare embarrassante et je rencontrerai mon oncle qui a émigré là-bas l’année de la famine. Je lui raconterai mon père traîné par les pieds à la prison de l’imam, et ma mère, qui a pleuré à faire reverdir le bois de son lit. Je lui parlerai de tout et... le sac avança jusqu’à la fenêtre, il s’emplit d’air et s’envola. Il m’emmena jusqu’à une hauteur prodigieuse. Et plus il s’élevait, plus il s’élargissait et plus augmentait le nombre des gens qui s’y retrouvaient avec moi. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je découvris à cette altitude que je n’étais pas le seul à mouiller le sac... En fait, tout le village y faisait pipi en dormant. Ce qui dépasse l’imagination, c’est que les grands ne se rendaient pas compte qu’ils se pissaient dessus comme des moutons. Lorsque je découvris cette réalité effarante, ma révolte et ma colère contre tout ce qui se trouvait à l’extérieur du sac s’accrut... et le sac grossit encore plus. Il gonfla, se dilata, puis, sous la pression, éclata. La violente déflagration me réveilla épouvanté ; ma mère m’appelait d’une voix ravie :
796– Allez, lève-toi, ton père est sorti de prison et ton oncle est revenu de là-bas, derrière la mer.
L’année de l’âne
797‘Abd al-Karîm al-Râzihî33
798Chaque mardi à neuf heures du matin, Zuhra, la marchande de poules, arrivait au village, accompagnée de son âne tout maigre portant deux grands paniers remplis de volailles. A sa vue, les villageois savaient immédiatement le jour et l’heure mais pour nous, les enfants, sa venue était un événement extraordinaire. Dans notre village, isolé comme la mort, régnait un calme sauvage et effrayant et nous n’entendions, tout au long de la semaine, que le son de nos toussotements. S’il n’y avait pas eu la douce attente de Zuhra, la marchande de poules, nous nous serions étouffés d’ennui. En vérité, la pensée que la semaine se fût passée sans le mardi était tout simplement angoissante, mais le plus terrifiant aurait été que Zuhra ne vînt pas ce jour-là. Elle était cependant fidèle au rendez-vous. Chaque fois que le son de sa voix nous parvenait alors que nous étions en classe, criant « les belles poules, les belles poules », le chahut éclatait, les cris et les sifflements montaient à l’intérieur de l’école aussi sombre qu’une cave. Sous la pression d’un désir violent pour Zuhra harnachée de ses volatiles, la porte de notre école, enclose comme une étable, s’ouvrait et nous nous précipitions au-dehors, indifférents aux cris, aux menaces du faqîh et à son bâton furieux.
799Zuhra était âgée d’une trentaine d’années, borgne, le visage couvert de petite vérole. Elle était aussi grande qu’un palmier. Ses pieds toujours nus étaient durs comme la pierre. Elle portait un pantalon vert sous une blouse indigo aux manches évasées. Ses cheveux, noirs comme le charbon et enduits d’huile de sésame, débordaient de son foulard rouge en entourant son cou comme un voile de fumée. Son âne était maigre et souffrait d’une blessure cuisante à l’arrière-train autour duquel tourbillonnait un essaim de mouches. Il était toujours triste, les yeux larmoyants, affligé d’un vif chagrin. Zuhra se comportait avec son âne avec beaucoup de cruauté, bien qu’elle fût connue pour sa tolérance et sa bonté. Elle était guidée par la volonté de préserver sa santé car son vif penchant pour les femelles était incompatible avec son état de grande faiblesse. Dès qu’il montait une ânesse, ses forces s’évanouissaient et il manquait de trépasser. Souvent, il restait couché sur le poitrail là où il était entré en rut, incapable de bouger ou de se lever. La pauvre bête profitait de ce que Zuhra était occupée à vendre ses poules pour s’éclipser afin de rassasier son désir. Il avait l’habitude, durant l’accouplement, de pousser un grand cri de plaisir qui le trahissait et poussait Zuhra à se précipiter sur lui avec son bâton épineux pour l’empêcher d’atteindre son but. Il arrivait qu’une ânesse en chaleur s’approchât de lui et lui offrît son postérieur... Mais Zuhra guettait sa monture du coin de l’œil et lui faisait passer son envie en le frappant de son bâton plein d’aspérités jusqu’à ce que le sang jaillisse de son arrière-train. Au lieu d’éclater de plaisir, il s’agenouillait sous l’empire de la douleur avec des braiments déchirants qui transperçaient le cœur. Zuhra justifiait habituellement sa cruauté par l’amour qu’elle portait à son âne. Elle répondait à ses contempteurs que l’animal lui appartenait et qu’elle savait mieux que personne comment le traiter. « Si je le laissais faire, sa maudite verge le conduirait à la mort et, s’il disparaissait, j’en serais quitte pour mourir de faim. Quelle valeur aurait-il pour moi s’il mourait ? » On pensait malgré tout dans notre village que Zuhra était cruelle. Les femmes surtout parlaient d’elle comme d’une personne rude et tyrannique dont le cœur était sans pitié ni miséricorde. Elles murmuraient sur le lien obscur et défendu qui unissait Zuhra à son âne. Nous, les enfants, nous ne comprenions pas au début de tels sous-entendus. Mais une femme à la langue de vipère se disputa un mardi à propos d’une poule qu’elle lui avait achetée et, dans le feu de la colère, lui jeta à la figure, en public, ce que toutes les femmes du village répandaient secrètement. Nous sûmes alors que Zuhra faisait avec son âne ce qu’une femme honnête réservait à son mari.
800Comme il était d’usage, les habitants du village se transmettaient les rumeurs en y ajoutant des détails capiteux pour qu’elles deviennent des vérités irréfutables. La rumeur, qui était la seule industrie florissante du village, palliait une vie tronquée, engourdie par l’isolement et l’absence d’événements dignes d’être relatés. C’en était à un point que tous, même les plus petits, participaient à la fabrication de ce produit et à sa diffusion, ce qui suscitait le plaisir le plus intense. Auparavant, d’autres infamies touchant Zuhra étaient nées mais elles s’estompèrent et disparurent devant ce qu’avait proféré la femme à la langue de vipère. Rien d’aussi grave n’avait jamais pénétré dans notre village, qui en tremblait sur ses fondations. Les gens avaient grossi cette rumeur en puisant dans leur imagination malsaine. Certains dirent avoir vu l’âne renifler Zuhra avec passion et s’apprêter à la monter. D’autres déclarèrent l’avoir aperçue entre d’épais tamaris prenant la gueule de l’âne et l’embrassant avec une tendresse excessive. Une parente de la femme à la langue de vipère prétendit avoir observé Zuhra proférer les mains levées en un geste d’imploration : « Ô Dieu, donne de la force à mon âne, allonge sa vie et ne m’en prive jamais. » D’autres femmes donnèrent libre cours à leur imagination en inventant toutes sortes d’autres histoires sur Zuhra et son âne. L’une d’elles racontait que Zuhra, la vendeuse de poules, était trop laide pour avoir pu trouver époux dans son village. Sa laideur attirait le mauvais sort et empêchait même d’avoir une relation illégitime avec elle. Tous la détestaient et son âne, dont elle dépendait pour satisfaire son désir charnel, était devenu l’objet de la même aversion. Des femmes affirmèrent que Zuhra s’était réellement mariée avec un homme à son image, laid et borgne, mais que celui-ci était incapable de rassasier son puissant appétit sexuel. Certains disaient que Zuhra avait des époux dans de nombreux villages. Ce qui était démenti par d’autres qui affirmaient qu’elle n’avait de relation qu’avec son âne et que, dans son village, elle avait été mainte fois prise sur le fait et souvent emprisonnée. Invoquant le repentir, elle était libérée pour ensuite retomber sans vergogne dans le péché. De fait, la rumeur s’éparpillait dans toutes les directions mais tous s’accordaient sur le fait que Zuhra entretenait des rapports sexuels avec son âne. L’imagination malade des femmes du village transforma le qu’en-dira-t-on en une vérité scandaleuse réprouvée par tous. Certains habitants en vinrent à réclamer le châtiment de Zuhra et de son âne et la lapidation de celle-ci jusqu’à ce que mort s’ensuive.
801Cette idée fut acceptée avec enthousiasme et mit tout le village en ébullition. Les gens se rendirent au domicile du faqîh pour lui demander d’émettre une fatwà sur cette question. Nous, les enfants, marchions en tête du cortège et notre amour pour Zuhra et son âne faisait peu à peu place à de l’hostilité.
802Arrivés devant la maison du faqîh, nous nous mîmes à hurler comme les grands : « Zuhra est une débauchée, ô faqîh ! Zuhra doit mourir ! » Un vieux cria : « Si Zuhra reste en vie, Dieu nous punira en nous envoyant la foudre. » Un autre : « Si nous ne la tuons pas, Dieu nous affligera de nuées de sauterelles qui ravageront nos récoltes. » Une voix s’éleva à l’arrière de la procession : « Dieu nous détruira comme il a détruit le peuple de Loth. » Un homme demanda à un de ses voisins : « Qui est le peuple de Loth ? » Il répondit : « C’était un peuple qui faisait l’amour aux animaux et Dieu les fit périr. » Un autre fit une réponse plus élaborée : « Mais pas du tout, seules leurs femmes avaient des rapports sexuels avec les ânes et les mules. Dieu les extermina et laissa la vie sauve aux hommes. » Et alors que les deux allaient en venir aux mains, chacun défendant le bien-fondé de sa version, le faqîh sortit de sa maison. Alors, le silence se fit et tous furent impatients d’entendre sa réponse.
803Le faqîh, qui était considéré comme un expert dans les affaires du monde invisible et se tenait un peu à l’écart en raison de son statut supérieur, déclara que l’âne de Zuhra était son mari, un djinn qui prenait l’apparence d’un animal le jour, et que leur relation ne contrevenait pas à la loi islamique. Le faqîh ajouta que toute atteinte contre Zuhra ou son âne aurait des conséquences funestes, que cela provoquerait une guerre effroyable entre notre village et celui des djinns, qui nous lanceraient des charbons ardents et nous feraient ainsi périr par le feu. Il leur rappela qu’une guerre s’était déjà déclarée, dans les temps anciens, après qu’un villageois eut tué par erreur un djinn apparu devant sa maison sous la forme d’un lézard. Il conseilla enfin aux villageois de rentrer chez eux et de ne plus jamais donner foi aux paroles des femmes. A ces mots, les visages avaient pâli de stupeur et d’étonnement. Certains regards exprimaient tour à tour le doute et la certitude jusqu’au moment où s’éleva la voix d’un vieil homme, un cheikh respecté du village : « Le faqîh a dit vrai. Que Dieu maudisse les femmes et ceux qui les croient ! » Un autre commenta : « Les femmes sont à l’origine de tous les maux qui s’abattent sur notre village, mais que la honte soit sur nous, les hommes, qui avons prêté foi à leurs histoires. Retournez chez vous et maudissez le Diable. » Un troisième homme s’écria : « Le Diable, c’est les femmes. Que Dieu leur jette la malédiction ! » Un cri collectif se fit entendre : « Que Dieu maudisse les femmes ! » et un torrent d’imprécations se déversa sur elles.
804Cela s’était passé durant l’après-midi du lundi.
805Zuhra était restée silencieuse lorsque la femme à la langue de vipère avait détruit sa réputation. Elle avait quitté le village, chancelant sous le poids de la douleur. Son visage avait pâli et changé de couleur comme si la jaunisse l’avait frappée. A l’accoutumée, Zuhra s’en retournait, après avoir vendu ses poules, dans son village d’au-delà des monts en faisant éclater sous nos cieux un chant plein de joie et de nostalgie. Cette fois-là, elle quitta notre village en pleurant sans bruit comme si elle faisait ses adieux au monde. Juchés sur le toit de l’école, nous la regardâmes descendre la pente en direction du wâdî. Elle marchait tristement derrière son âne qui la distançait quelque peu. Ses cheveux, dispersés par le vent, s’envolaient en tous sens comme une nuée d’oiseaux effarouchés. A ce moment, nous eûmes le sentiment que Zuhra était la victime d’une affreuse injustice. Nos petits cœurs commencèrent alors à battre violemment et leurs battements s’accéléraient à mesure qu’elle s’éloignait. Lorsque nous vîmes Zuhra et son âne disparaître dans le tournant qui conduisait au wâdî, nos cœurs faillirent jaillir de nos poitrines pour aller les rejoindre. Alors, une profonde tristesse mêlée de peur confuse nous envahit et les larmes nous montèrent aux yeux.
806Le braiment de l’âne parvint à nos oreilles alors que nous nous trouvions à l’école. Nous nous ruâmes au-dehors comme des chevreaux pour accueillir Zuhra. Notre désir de la voir était cette fois encore plus fort, mêlé à de troubles sentiments qu’avaient fait naître en nous les paroles du faqîh. Mais Zuhra, que nous avions plus que jamais besoin de retrouver, était absente. Seul son âne était venu comme tous les mardis. Il se mit à tourner à l’endroit où Zuhra avait l’habitude de s’asseoir pour vendre ses poules. Il courait à la vitesse d’un cheval en faisant entendre une voix larmoyante et déchirante. L’âne resta ainsi trois jours à braire et à tourner en rond. Il refusa de boire et de manger et toutes les tentatives des villageois pour dompter sa folie furent vouées à l’échec.
807De manière étrange, il allait de plus en plus vite à mesure qu’il maigrissait et que son braiment s’affaiblissait pour devenir un gémissement. Soudain, alors que le soleil brûlant disparaissait derrière le sommet des montagnes et que le muezzin lançait l’appel à la prière du Couchant, un chaos indescriptible s’empara du village. Les gens se mirent à courir en tous sens, à tourner la tête de tous côtés, en hurlant d’effroi : « Dieu est grand, l’âne s’est envolé ! Dieu est grand, l’âne s’est envolé ! »
808Ce fut un jour inoubliable et jusqu’à maintenant, les villageois se rappellent l’âne de Zuhra qui s’est envolé et a disparu entre les nuages. Depuis lors, ils datent tout événement à partir de cette année qu’ils ont appelée « l’année de l’âne ».
L’enseignant
809Muhammad al-Sharafî34
810Résumé : ‘Abd al-Qâdir est l’ami de ‘Azîz. Tous deux, avec le consentement d’Arwa, se sont mis d’accord pour qu’elle se marie avec ‘Abd al-Qâdir. Le père, sous la pression de sa famille, a fini par accepter ce mariage, à condition que son futur gendre obtienne un emploi de cadre ou qu’il soit envoyé aux Etats-Unis ou en Europe pour représenter le gouvernement yéménite. Malheureusement, ‘Abd al-Qâdir ne souhaite qu’une chose : devenir instituteur. Le père prend mal cette nouvelle et décide de ne plus lui donner sa fille en mariage. Il préfère la marier au fils du Hâjj Tays, Hammûd. Mais Hâjj Tays pose, lui aussi, ses conditions : il faut que le père épouse la sœur de Hammûd.
811Après la célébration des deux mariages, il apparaît que Hammûd est loin d’être le mari idéal auquel pensait le père. Arwa ne cesse de pleurer son malheur. ‘Azîz exige de Hammûd qu’il divorce. Le père devra lui aussi divorcer de sa toute jeune femme, car c’est la condition posée par Hammûd pour se séparer d’Arwa. A la fin de la pièce, tout est bien qui finit bien.
ACTE 1
SCENE 1
812Une maison en ville, appartenant à une famille de classe moyenne. Elle est meublée à la yéménite, avec quelques touches de ce modernisme apparu après la révolution de septembre 1962. Le rideau se lève. On voit la mère qui balaie et arrange quelques coussins et accoudoirs. ‘Azîz entre, de mauvaise humeur, sans saluer, et soupire, las et perturbé. Il porte des vêtements modernes, comme les intellectuels progressistes. Il retire son manteau et l’accroche à la patère la plus proche. Sa mère se tourne vers lui pour l’interroger.
813La mère
814Alors ‘Azîz ? Pas un bonjour, pas un mot ?
815‘Azîz
816Pardon maman... Bonjour !
817La mère
818Bonjour... Tu rentres tôt de ton travail !
819‘Azîz
820Tôt, tard, c’est du pareil au même dans ce pays.
821La mère
822Ton nouveau travail ne te plaît pas ? Tu t’es disputé avec quelqu’un ? Que s’est-il passé?
823‘Azîz
824Rien, laisse-moi me reposer un peu.
825Il s’allonge sur le matelas, l’air tourmenté.
826La mère
827Mais je suis ta mère. Je ne peux pas savoir ce qui t’arrive ?
828‘Azîz
829Même si tu le savais, que pourrais-tu y faire ?
830La mère
831Se confier à quelqu’un soulage. Je suis ta mère.
832‘Azîz
833Ça ne sert à rien de se plaindre... Chacun a ses soucis et se tait... C’est la seule solution.
834La mère
835Tu as changé d’opinion sur le travail, sur la vie ?
836‘Azîz
837Non, mais...
838La mère
839Qu’est ce qui t’ennuie alors ?
840‘Azîz, se redressant brusquement
841Qu’est ce qui m’ennuie ? Tout.
842La mère
843Tout ? Même ton nouveau travail ?
844‘Azîz, éclatant de rire
845Ha ! ha ! mon nouveau travail ! Le poste d’ingénieur que j’occupais me convenait tout à fait. Il correspondait à ma formation et à mes études.
846La mère
847Ils ont allégé ta tâche et t’ont promu directeur financier.
848‘Azîz, ironique
849Oui, bien sûr, et chef comptable aussi.
850La mère
851Parce que tu es quelqu’un de dévoué, en qui on peut avoir confiance.
852‘Azîz
853Dévoué…confiance…Mais cet homme de confiance dont tu parles doit signer les chèques et les ordres de change, et ne jamais poser de questions.
854La mère
855Cet argent appartient à l’Etat, comme la banque. Le Ciel ne t’a pas nommé responsable de tous les fils d’Adam sur terre.
856‘Azîz
857Je leur ai dit ma façon de penser et ils l’ont mal pris.
858La mère
859Qui ça ?
860‘Azîz
861Ils ont tous dit que je ne connaissais rien à la finance et à la comptabilité, que je n’étais qu’un ingénieur.
862La mère
863Pourtant, ce sont eux qui t’ont nommé à ce poste qui ne correspondait pas à ta formation.
864‘Azîz, se moquant
865Ils ont une devise : « Chacun à la place qui lui convient. »
866La mère
867Prends ta paie et suis les ordres comme tout le monde.
868‘Azîz
869Je leur ai dit : « Confiez-moi de nouveau un emploi d’ingénieur ou envoyez-moi dans une école technique, n’importe laquelle, pour y travailler et y enseigner. »
870La mère
871Qu’ont-ils répondu ?
872‘Azîz
873Compte tenu de la devise : « Chacun à la place qui lui convient », nous allons faire de toi notre avocat !
874La mère
875Mais depuis quand as-tu étudié le droit ?
876‘Azîz
877Jamais. Ni le droit, ni la loi islamique... Peu importe... Ce qui compte, c’est d’être dévoué, un homme de confiance.
878La mère
879Et maintenant ?
880‘Azîz
881Ils m’ont mis à la tête du département juridique de l’établissement.
882La mère
883Ils t’ont éloigné, quoi.
884‘Azîz
885Pour avoir les coudées franches. Mais ce n’est pas un problème. Je sais ce que je vais faire.
886La mère
887Tu veux dire que tu vas passer ta vie à attendre que ça se passe comme les gens dont tu parlais hier ?
888‘Azîz
889Attendre ! Jamais !
890La mère
891Tu ne vas pas te prendre pour le défenseur de l’humanité ?
892‘Azîz
893De l’humanité et de ses biens.
894‘Abd al-Qâdir entre soudain.
895‘Abd al-Qâdir, d’un ton las
896Maudite attente !
897‘Azîz
898Salut ‘Abd al-Qâdir.
899La mère
900Bonjour... Maintenant vous êtes deux à attendre...
901‘Abd al-Qâdir
902Tout le monde attend. Je ne sais pas ce que les gens attendent...
903La mère
904Comme vous, de partir sur la Lune et d’aller sur la planète Mars.
905‘Abd al-Qâdir
906Tu sais, ‘Azîz, ce que dit ta mère est tout à fait vrai. Chaque fois que je participe à une séance de qât35 ou que je rencontre un groupe de personnes, je ne les entends parler que de progrès, de civilisation, d’ardeur au travail et du monde développé ; mais, comme on dit, ce sont beaucoup de paroles en l’air. On ne croit en rien, on parle beaucoup, on travaille peu, et le pire c’est que chacun rejette la responsabilité sur les autres. Chacun est bien là pour critiquer, mais...
907‘Azîz
908Oui, mais moi, qu’est-ce que je peux faire ? En l’espace de deux mois, ils m’ont placé à trois postes différents et finalement désigné comme principal avocat de l’établissement.
909‘Abd al-Qâdir
910D’ingénieur à avocat d’un seul coup ?
911La mère, riant
912Chacun à la place qui lui convient !
913(...)
SCENE 2
914La mère, seule
915Au revoir, ‘Abd al-Qâdir.
916Elle se dirige vers le poste de radio qu’elle allume. Elle écoute un hymne ou une chanson, baisse un peu le volume.
917Ah ! Si mon mari pouvait écouter les communiqués du gouvernement sur l’enseignement et l’importance des instituteurs avant d’apprendre la nouvelle pour ‘Abd al-Qâdir. Dois-je la lui apprendre moi-même ou laisser à ‘Azîz le soin de le faire ? Il vaut mieux que ce soit ‘Azîz. Il pourra discuter avec lui. Alors que moi...
918Elle revient à la radio et augmente un peu le volume. Le père entre alors, se dirige vers la radio et jette un regard courroucé à sa femme
919Le père
920Chaque fois que je rentre à la maison, tout ce que je trouve, c’est la radio allumée ou la télé avec ses histoires d’amour et de corruption.
921La mère
922Mais tu n’as pas entendu les communiqués du gouvernement sur l’importance de la science et de l’enseignement, en ce moment.
923Le père, ironique
924Non, non, j’ai vu hier l’histoire de cette fille émancipée qui s’est suicidée parce qu’elle aimait un autre homme.
925La mère
926Ce sont des histoires instructives !
927Le père
928Et la corrida en Espagne, c’est utile ? Et le catch ? Et la danse ?
929La mère
930Donc, rien ne te plaît ?
931Le père
932Non, rien. Tout cela pervertit les esprits. Dieu m’est témoin que je pourrais vous interdire la radio et la télé.
933La mère
934Oui, et tant qu’à faire, interdis à ta fille et aux autres d’aller voir les films indiens au cinéma !
935Le père
936Moi, ce qui m’intéresse, c’est cette maison.
937La mère
938Et que restera-t-il aux femmes chez elles, si vous leur retirez la radio et la télévision ?
939Le père, moqueur
940Ah ! Nous serions tellement heureux sans la radio et la télévision.
Notes
Ce poème d’Ibtisâm al-Mutawakkil est en réalité une réplique née à la lecture ou à l’écoute du poème précédent de Nabîl Subay‘. Les trois lettres A, B, C traduisent ici les trois premières lettres de l’alphabet arabe, alif, bâ’, tâ’ qui sont aussi les trois premières lettres du prénom de l’auteur, Ibtisâm.
Dans l’introduction, l’auteur précise que, dans la culture populaire, Samharî et Raghûd sont deux oiseaux, qu’il pense être des pigeons. Ces deux amis inséparables passent leur vie à échanger de beaux discours, oubliant même de se nourrir. « Samharî et Raghûd » ont même donné naissance à des proverbes. Dans cette œuvre, les deux oiseaux racontent chaque jour une histoire à tour de rôle.
Le titre est un jeu de mots sur deux termes, ahlâm, « rêves » et nabîla, « noble », qui sont aussi les deux prénoms d’un des personnages du roman. Nabîla, qui s’appellera plus tard Ahlâm, est la nièce de Halîma, l’héroïne de l’histoire. Même si elle n’a pas un rôle très important dans l’intrigue, Nabîla est présente au début et à la fin du roman. Les prénoms reflètent ici deux états à deux moments différents de la vie.
Pour citer cet article
Référence électronique
Atelier de traduction ENS-INALCO, Luc-Willy Deheuvels et Houda Ayoub, « Fenêtres sur la littérature yéménite contemporaine », Chroniques Yéménites [En ligne], 8 | 2000, mis en ligne le 06 septembre 2007, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/26 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.26
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page