Mohsin A. ALAINI. 50 Years in Shifting Sands
Texte intégral
1Si les témoignages en langue arabe de grandes figures historiques du Yémen sont nombreux1, rares sont les biographies accessibles au lecteur non-arabophone. La publication et la traduction en anglais des mémoires de Mohsin Alaini, ancien Premier ministre, ministre des Affaires étrangères et ambassadeur de la République Arabe du Yémen, constitue, au moins pour cette raison, un événement.
2L’investissement du personnage dans le processus de modernisation politique du Yémen et son expérience font de cette autobiographie un document passionnant pour qui s’intéresse à l’histoire contemporaine du Moyen-Orient. En effet, Mohsin Alaini, ne nous parle pas que de lui-même ou même seulement du Yémen : à travers sa propre expérience, il permet de tordre le cou au vieux préjugé selon lequel le Yémen ne serait qu’un État dominé et périphérique, exclut de la péninsule Arabique et de la corne de l’Afrique. Grâce à des anecdotes, des documents, à travers des discours et rencontres, l’auteur relate quelques événements majeurs de la Guerre froide. Il fournit également le point de vue original d’un décideur yéménite ayant toujours cherché à maintenir son pays dans une forme de neutralité face aux deux grandes puissances et aux velléités de domination de l’Arabie Saoudite et de l’Égypte.
3Le récit que donne l’auteur de son enfance à Sanaa dans les années 40, la découverte des voitures, des allumettes, du Coca-Cola et de l’altérité religieuse à Hodeïda quand il côtoie pour la première fois des musulmans shaféites et s’interroge sur leur manière de prier, nous permet de mesurer à quel point le pays a connu une modernisation rapide, bien que relative, en l’espace de quelques décennies. Au cours de ses études, au Liban, en Égypte et en France, Mohsin Alaini accompagne les grands figures révolutionnaires yéménites et arabes : Muhammad al-Zubayrî, Ahmad al-Shâmî et Ahmad Nu‘mân mais également Sayyid Qutb (avant sa radicalisation et son emprisonnement) ou George Habash. Ses fonctions au début des années 60, comme ministre des Affaires étrangères notamment, lui permettent de rencontrer les grands leaders du monde arabe et d’ailleurs. À travers les chapitres, le défilé de ces personnalités politiques rend compte au quotidien, d’une époque aujourd’hui révolue : celle du nationalisme arabe triomphant mais également de ses intenses rivalités internes.
4Sur le plan de la politique intérieure yéménite, Mohsin Alaini se montre critique des évolutions de son pays et exprime quelques regrets face aux erreurs qui ont pu être commises alors qu’il était à la tête du gouvernement au début des années 70, en particulier au moment de l’adoption de la constitution. Au lendemain de la Révolution de 1962, cheville ouvrière du processus de reconnaissance internationale de la nouvelle République arabe du Yémen, l’auteur, en tant que Premier ministre, est également chargé, à l’issue du retrait des troupes égyptiennes en 1967, du processus de réconciliation nationale. Cet épisode est sans doute le plus intéressant du livre dans la mesure où il détaille et explicite la formation du compromis entre républicains, royalistes soutenus par l’Arabie Saoudite, tribus (le « prolétariat » du Yémen2), nationalistes, militaires et islamistes. La guerre civile qui dure depuis plus de huit ans, les nombreuses victimes et un certain enlisement sur le terrain forcent en effet les républicains à assouplir leur position et à intégrer les revendications de certains cheikhs de tribus. Ceux-ci, selon Mohsin Alaini, se rassemblent alors autour du credo : « Que Dieu préserve la moitié de la République et la moitié de la Monarchie3 !» La réconciliation nationale donne alors naissance à une formule politique originale, si ce n’est unique dans le monde arabe, laissant une large place au partage du pouvoir entre les différents groupes sociaux et politiques. S’il a assuré l’ancrage du régime républicain, ce compromis, en particulier avec les tribus, a également ralenti le processus de modernisation que l’auteur appelle de ses vœux. Ainsi, dans ce contexte particulier, où « l’autorité du Premier ministre est plutôt limitée et symbolique4 », la politique anti-qat menée par le gouvernement Alaini à partir de 1971 tourne vite court, les réformes économiques ne sont que très partiellement appliquées et les relations avec le Yémen du Sud restent tendues. Le récit de ces difficultés internes laisse apparaître une pointe d’amertume chez Mohsin Alaini qui ne semble s’épanouir pleinement que dans les relations internationales et la diplomatie (c’est d’ailleurs en tant qu’ambassadeur du Yémen réunifié à Washington qu’il termine sa carrière). Alors qu’il est Premier ministre (jusqu’en janvier 1975), les visites officielles en Inde, en République populaire de Chine, en Arabie Saoudite ou aux États-Unis donnent lieu à des compte-rendus passionnés et remplis d’admiration pour les dirigeants de ces pays. L’auteur regrette alors le manque d’ambition de la politique étrangère du Yémen.
5La description des relations avec les États du bloc de l’Est, notamment sur le plan militaire, permet de nuancer le schéma selon lequel l’opposition entre Yémen du Nord et du Sud ne serait qu’une transposition de la Guerre froide. En effet, au cours des années 70, l’auteur montre combien l’ancrage de la République arabe du Yémen à l’Ouest n’apparaît pas comme une évidence. Les tensions entre les deux composantes de l’actuel Yémen unifié ne peuvent se réduire à l’importation en Arabie heureuse de la rivalité entre l’Union Soviétique et les États-Unis. Le récit des événements, leur suivi au quotidien par Mohsin Alaini rendent ainsi justice à la complexité de l’histoire du Yémen au 20ème siècle et à la multiplicité des variables explicatives. L’auteur ne se laisse jamais aller à des « grands récits » simplificateurs ; c’est là sans doute une des qualités principales de cette autobiographie.
6Mohsin Alaini nous livre des mémoires d’une grande richesse. Paradoxalement, c’est leur modestie, qui s’exprime dans la volonté de l’auteur de se focaliser sur le quotidien et les relations inter-personnelles, qui les rendent réellement intéressantes. Simplement en déroulant le fil d’événements qu’il a vécu au plus près, sans scoop ni révélation fracassante, sans jamais régler « ses comptes » avec ses rivaux ou amis, l’auteur réussit pleinement à captiver le lecteur.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Laurent Bonnefoy, « Mohsin A. ALAINI. 50 Years in Shifting Sands », Chroniques Yéménites [En ligne], 12 | 2004, mis en ligne le 10 septembre 2007, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/195 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.195
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