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Décrire et analyser les archives du sultanat rasûlide

Le cas de Nûr al-ma‘ârif
Éric Vallet
p. 63-70

Résumés

Achevée en 2005 par Muhammad Jâzim (CEFAS), l’édition de Nûr al-ma‘ârif a marqué un tournant majeur dans notre connaissance de l’histoire du Yémen, plus particulièrement à l’époque des sultans rasûlides (626-858/1229-1454). Cet épais volume de 224 folios, recelant de nombreuses données inédites, se laisse néanmoins difficilement analyser en raison de l’extrême diversité des textes qui le composent, tous issus du dîwân (administration) rasûlide, et à cause de l’absence de tout classement cohérent de part en part qu’il soit chronologique ou thématique. En s’appuyant sur une démarche typologique, la présente contribution tente de comprendre les raisons et la logique qui ont présidé à la réunion de ces documents aussi divers en un même volume. Si la mise par écrit des données primaires s’avère parfois fort ancienne, remontant jusqu’au xiie siècle dans le cas de certains tarifs douaniers, Nûr al-ma‘ârif ne fut constitué comme un véritable volume d’archives qu’à l’extrême fin du xiiie siècle sous le règne du sultan al-Ashraf ‘Umar. Un tableau détaillé de la composition du recueil est donné en annexe.

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Texte intégral

1Achevée en 2005 par Mu/hammad Jâzim, chercheur au Centre français d’archéologie et de sciences sociales de Sanaa, l’édition de Nûr al-ma‘ârif fî nu/zum wa-qawânîn wa-a‘râf al-Yaman fî al-‘ahd al-mu/zaffarî al-wârif ; Lumière de la connaissance des règles, lois et coutumes du Yémen sous le règne glorieux d’al-Mu/zaffar1 marque un tournant majeur dans notre connaissance de l’histoire rasûlide, du nom des Banû Rasûl, cette prestigieuse dynastie qui régna sur une grande partie de l’Arabie du Sud entre 626/1229 et 858/14542. Cet épais manuscrit de 224 folios, mentionnant une masse impressionnante d’objets et de produits, est tout d’abord une véritable mine pour les historiens de la culture matérielle au Yémen. Ses données sur le papier ou l’artisanat du métal ont, parmi d’autres exemples, déjà été exploitées ponctuellement3. Bien d’autres domaines, au premier rang desquels l’artisanat textile, mériteraient à eux seuls de longues recherches terminologiques et techniques. Plus encore, Nûr al-ma‘ârif regorge de notations sur l’administration rasûlide, sur son organisation et ses procédures, en particulier fiscales, et ceci à une date extrêmement précoce. L’éditeur situe en effet la rédaction du manuscrit à la fin du règne du sultan al-Mu/zaffar Yûsuf (1247-1295), soit quelques années avant la rédaction de la première chronique historique narrant les débuts de la dynastie rasûlide, Al-sim/t al-ghâlî al-thaman de l’émir Ibn /Hâtim4. On aurait dans ces conditions vite fait de croire que Nûr al-ma‘ârif nous offre un instantané, une photographie d’une partie des activités de l’État au début des années 690/1290.

2Une première plongée dans l’étude de ce texte ne peut néanmoins que susciter de nombreuses interrogations. La matière de l’ouvrage, extrêmement diverse et rarement datée, est classée selon un ordre difficile à saisir. Le volume commence de façon abrupte au milieu d’une section consacrée à la fabrication de coffres et s’achève sur le texte d’une trêve conclue entre le sultan al-Mu/zaffar Yûsuf et Humâm al-Dîn Sulaymân b. al-Qâsim b. ‘Abd Allâh b. /Hamza en 693/1294. L’ensemble ne comporte pas de titre5. Une indication majeure, mais bien mystérieuse, se trouve au folio 154 : « Ainsi s’achève le livre (kitâb) par la grâce et le don de Dieu. Que la prière et le salut de Dieu soient sur son Prophète, notre seigneur Mu/hammad, sur sa Maison et ses Compagnons, qu’Il les comble d'honneur et de faveurs.6 » Elle est suivie d’une autre mention : « La partie qui le suit est tirée du registre (daftar) califal », qui paraît annoncer la partie du manuscrit allant du folio 155 à la fin du volume au folio 2237. Le manuscrit actuel se composerait-il de deux ensembles initialement disjoints ? À vrai dire, l’hétérogénéité des documents au sein même de ces deux ensembles est frappante, aussi bien sur le plan thématique que formel. Le volume entier traite tout autant des taxes imposées sur les produits du commerce dans le port d’Aden, que des productions artisanales de Zabîd et d’autres villes du Yémen, de l’approvisionnement des cuisines sultaniennes que des palmeraies d’al-Malik al-Ashraf ‘Umar dans le Wâdî Zabîd, les documents s’enchaînant d’une façon souvent déroutante.

3Avant tout usage plus approfondi de Nûr al-ma‘ârif, il nous a donc paru nécessaire de mener une étude préliminaire afin de préciser sa nature8. S’agit-il d’un traité lacunaire ? D’une collection incomplète d’archives ? Peut-on retracer les étapes et les procédures de sa composition ? Notre méthode est simple : partir d’un relevé systématique de tous les indices donnés par le texte lui-même, sans se limiter aux indications explicites des folios 154-155. Il aurait fallu, pour que notre étude soit complète, pouvoir se reporter au manuscrit original, ce qui n’a pas été possible9. Les réflexions et les conclusions auxquelles nous aboutirons doivent donc être considérées comme provisoires tant que l’examen matériel n’aura pu être mené.

4Dans l’état actuel de notre source, le principal repère au niveau formel, ce sont les titres portés à l’encre rouge dans le manuscrit10 : ils viennent délimiter ce que nous appellerons, faute de mieux, des « séquences » consacrées à un sujet précis. Plusieurs niveaux de titres apparaissent parfois, le titre principal annonçant alors une section plus vaste portant sur un même thème11. L’achèvement des sections est rarement marqué de façon claire, donnant souvent l’impression qu’elles s’interrompent brutalement et sur un traitement incomplet12. Certains sujets (les productions des ateliers de tissage sultaniens ou l’approvisionnement des cuisines sultaniennes, par exemple) sont d’ailleurs traités dans des sections éclatées en plusieurs endroits du volume. Néanmoins, les lacunes matérielles à l’intérieur du manuscrit (folios manquants) apparaissent à l’examen peu nombreuses. On en compte deux pour la partie correspondant au volume I de l’édition actuelle, qui paraît constituer, nonobstant ces manques, un registre d’un seul tenant13. Quant au second volume de l’édition, il laisse entrevoir une interruption nette entre les folios 167 et 168, une page blanche (167v°) qui pourrait bien signifier la soudure entre deux volumes initialement séparés14. Au total, Nûr al-ma‘ârif aurait été constitué par la réunion de trois registres au départ indépendants, affectés eux-mêmes par la perte de quelques folios. En définitive, les lacunes constatables n’expliquent donc que marginalement les incohérences dans l’enchaînement des séquences et leur dispersion.

5L’apparent désordre de la matière résulte clairement de la façon dont la rédaction même des registres a été menée. À l’origine du document se trouve un gros travail de compilation mené par un ou plusieurs copistes15. Sans suivre de plan préétabli, ceux-ci ont reproduit des documents au départ indépendants et de provenances variées, en mettant leur contenu bout à bout. De ce fait, la lecture de Nûr al-ma‘ârif ne peut faire l’économie d’une analyse serrée du découpage des séquences et de leur regroupement éventuel en sections : c’est ce que nous avons cherché à dégager dans le tableau analytique que nous présentons en annexe. Celui-ci nous a permis de faire ressortir les données éparses sur l’origine des documents. Le ou les copistes mentionnent assez fréquemment leurs sources : telles informations ont été rassemblées initialement « sous la dictée (bi-imlâ’) » d’un tel16 ; quelques séquences sont désignées explicitement comme des copies (na/zîr) d’autres documents17. Parfois, le scribe a recouru à plusieurs documents portant sur un même sujet, rédigés à des dates différentes ou par des personnes différentes : la mention « dans une autre version » (min nuskha ukhrâ) signale au sein du texte qu’il change de source, tout en traitant du même sujet18. Enfin, une quarantaine de séquences sont datées, pour la plus grande part entre 690/1291 et 695/1296, avec une forte concentration sur l’année 692/1293 (voir en annexe, rubrique « source d’information »).

6Néanmoins, l’ordonnancement des documents dans l’ouvrage ne suit pas un ordre chrono-logique. Il apparaît de ce fait que les séquences ont été copiées à une date plus tardive, reproduisant des documents de dates antérieures. Dans le premier registre (jusqu’au folio 154), la plus récente date mentionnée, 695/1296, correspond à l’année qui suit la mort du sultan al-Mu/zaffar Yûsuf et l’avènement de son fils al-Ashraf ‘Umar. La copie de cette partie a donc pris place sous le règne de ce dernier, qui est nommé à deux reprises comme le prince régnant19. Le second et le troisième registre, contenus dans le volume II de l’édition, utilisent en revanche des documents antérieurs à 690/1291 et le tout s’achève sur la trêve conclue entre al-Ashraf ‘Umar et l’imam zaydite en 693/1294 : leur copie a donc peut-être eu lieu avant celle du premier registre et avant la mort du sultan al-Mu/zaffar. En tout cas, on peut raisonnablement considérer que l’écrasante majorité des documents reproduits dans le manuscrit, même non datés, remonte au règne du sultan al-Mu/zaffar Yûsuf.

7Reste à déterminer de quelle nature sont ces documents. Dans cette optique, nous avons élaboré un tableau analytique qui puisse présenter, de la façon la plus systématique possible, les termes qui sont utilisés dans les titres de séquences ou de sections pour désigner leur contenu20. Le décompte qui résulte de la lecture de ce tableau montre une forte disparité dans les appellations. Parmi les plus fréquentes, certaines renvoient à la fonction descriptive des séquences, d’une façon vague (/hadîth, « présentation de… » ou ma‘rifa, « connaissance de… ») ou plus précise (comme athmân, qui introduit des listes de prix) ; d’autres renvoient à leur fonction normative (/darîba21 et ‘âda, « coutume »), d’autres enfin à leur dimension matérielle (waraqa, « feuille », qui désigne un document ou un acte isolé). Toutefois, il nous est rapidement apparu que l’étude de ces termes, de par leur diversité et le caractère non systématique de leur emploi, ne permettait pas de tirer des conclusions certaines sur les informations contenues dans les séquences. Une lecture suivie du recueil, séquence par séquence, s’est donc imposée afin d’en dresser une classification claire.

8a. La plupart des documents reproduits dans Nûr al-ma‘ârif se présentent sous la forme de listes et d’inventaires :

9Les énumérations les plus fréquentes concernent les prix de produits artisanaux, mais aussi agricoles. Le titre ou la première phrase de ces séquences ne comporte toutefois que rarement le terme de « prix » (si‘r ou thaman). La plupart sont introduites par des périphrases (« ce qui est fabriqué à… ») ou par le nom générique des produits (« poteries », « coffres », etc.), dont les prix sont détaillés par la suite. Sous le vocable shughl (pl. ashghâl) sont aussi détaillés les produits finis, faits dans un matériau donné (pierre, bois, céramique, etc.) avec leurs prix. D’un usage voisin, ujra (pl. ujar), que nous traduisons par « rétribution », est plutôt employé pour les objets requérant un travail artisanal plus spécialisé (par exemple, la fabrication d’instruments de musique ou la broderie des étoffes précieuses) rémunéré en fonction des opérations techniques qu’il demande. Dans un plus petit nombre de cas, les documents se contentent de détailler les composants de tel ou tel objet, sans mentionner son prix ou la durée de sa fabrication : c’est ce que nous avons désigné sous le nom de « composition ». Pourquoi ces listes furent-elles rédigées ? Dans quel but et pour qui ? Au stade d’une première lecture, il est difficile de répondre à cette question. Nous y reviendrons à une étape plus avancée de notre démonstration.

10Il en va autrement pour les listes de produits alimentaires ou textiles, mentionnés avec leurs quantités (exprimées en zabadî, ra/tl ou qafla) et leurs prix : ces biens étaient destinés à l’approvisionnement du palais sultanien ou de forteresses occupées par des membres de la famille rasûlide. La plupart du temps, ces documents portent comme titre le nom du destinataire, éventuellement précédé du terme râtib (« approvisionnement », « part qui revient à quelqu’un »). S’en rapprochent les listes de présents (que nous désignons dans notre tableau sous le nom de « gratifi-cation ») enregistrant les personnes qui recevaient des cadeaux faits par le sultan en diverses occasions (visites, fêtes). Dans le même ordre d’idée, un petit nombre de séquences concerne la rétribution des soldats ou des officiers de l’administration dans l’accomplissement de certaines tâches (« soldes »).

11Enfin, les énumérations les plus longues de Nûr al-ma‘ârif concernent les produits taxés, essentiellement dans le port d’Aden (tarifs douaniers).

12b. Le reste des séquences est occupé par des textes plus élaborés, cherchant à décrire des usages, des coutumes et des pratiques, fréquemment introduits par le terme de /hadîth (« présentation de… »). Ces exposés peuvent aussi bien concerner les monnaies, les poids et mesures, que les conditions des échanges au Yémen et à l’extérieur, en Inde, dans le /Hijâz ou en Abyssinie. Les descriptifs de procédures administratives et de règles en usage au palais, dans les bureaux des provinces ou dans le port d’Aden se rattachent aussi à cette catégorie de documents. En revanche, les deux accords de trêve de 690/1291 et 693/1293-1294 constituent une catégorie bien à part : il ne s’agit là ni d’inventaires, ni de descriptifs raisonnés, mais bien plutôt de documents à portée essentiellement juridique, que valide la longue liste de signatures sur laquelle se clôt le manuscrit.

13Que conclure de cette classification sommaire des contenus ? Tout d’abord que les copistes de Nûr al-ma‘ârif ont emprunté une double direction, celle de l’inventaire des biens d’une part et celle de la description raisonnée des pratiques d’autre part. La première entreprise, qui consistait à première vue à énumérer tout ce que le Yémen comptait d’objets de consommation, avait un caractère inédit. Il fallait, pour les scribes, aller chercher à la source les informations : là, ‘Alî le menuisier ; ici le chef des cordeliers (naqîb al-/habbâkîn) de Zabîd ; là encore, les « secrétaires (kuttâb) de la frontière maritime bien gardée [Aden], que sont Ibn al-La/hâwî, ‘Abd al-Ra/hmân b. Mu/zaffar et Ibn al-Muqawwim »22. C’est toute une société qui se révèle à la lecture de ces notations éparses, recueillies et traduites dans la dernière colonne de notre tableau analytique, qu’il s’agisse de personnages anonymes comme ce chef des cordeliers, ou étalant au contraire leur titres et leurs lignages comme ce shaykh Jamâl al-Dîn Mu/hammad b. Abî Bakr b. Kha/t/tâb interrogé sur les récipients en pierre d’It/hâm23. La masse des informations rassemblées suggère à elle seule le nombre des enquêtes qui furent menées durant les dernières années du règne d’al-Mu/zaffar Yûsuf. Mais rien n’indique que ce travail fut fait de façon systématique. Alors que, dans le cas de Zabîd, les données sont abondantes, parfois redondantes ou contradictoires, il en va autrement pour d’autres villes importantes comme Dhamâr ou al-Janad24. L’exemple de Sanaa, où une partie des inventaires de produits artisanaux fut dressée « le jour où monta pour la seconde fois le noble Cortège [d’al-Ashraf ‘Umar] en 694/129525 », montre bien ce que cette entreprise de recensement était liée aux circonstances politiques du règne.

14Au total, ces inventaires de produits sont le reflet d’une activité certes intense, mais menée au coup par coup. On comprend aisément que le ou les scribes à l’œuvre lors de la composition du registre n’aient pas été en mesure de donner à ces documents de première main une autre forme  que leur reproduction brute, ou à peine améliorée par la compilation de plusieurs versions (nuskha) sur un même sujet. La même remarque pourrait être faite à propos des inventaires du personnel au service de la maison sultanienne. Les énumérations les plus détaillées apparaissent en fait à l’occasion de la distribution des plateaux de pâtisseries lors de la fête de la mi-sha‘bân. Cinq listes, rédigées à des dates différentes au cours du règne d’al-Mu/zaffar, donnent un aperçu fourni de la hiérarchie des personnes entourant le souverain, depuis les princesses jusqu’à la garnison de la forteresse de Ta‘izz en passant par les bataillons de bouchers, rôtisseurs et autres pâtissiers qui peuplaient les cuisines royales26. Le recensement du personnel, manifestation par excellence de la structuration de l’État, répond ici à une fonction limitée et apparaît comme le produit de circonstances ponctuelles.

15La deuxième catégorie que nous avons dégagée, celle des textes décrivant des usages et des pratiques, relève en revanche d’une visée plus systématique. Certains des titres choisis par le copiste illustrent cela de façon explicite, comme dans ce chapitre présentant les différents types d’actes administratifs émanant du sultan ou contresignés par lui : « Organisation (tartîb) de ce qu’a décidé le roi (malik) pour ses représentants (nuwwâb), ses secrétaires (kuttâb) qui se rendent ou résident dans les régions (aqâlîm), de peur qu’ils ne commettent des erreurs.27 » À l’image de cette section, la dernière partie de Nûr al-ma‘ârif, éditée dans le volume II, contient aussi une description structurée des documents qui doivent être produits par les bureaux du fisc dans les provinces, ainsi que des procédures en usage dans le Trésor sultanien28. L’énumération des règles appliquées dans la douane du port d’Aden relève de la même veine, bien qu’elle soit construite de façon moins cohérente29. À la différence des listes et inventaires de produits et de prix, consignés pour certains sous la dictée (bi-imlâ’), la grande majorité de ces documents descriptifs des usages et des pratiques ne porte pas la marque de l’oralité. Ont-ils été tirés d’autres ouvrages ? de textes qui circulaient au sein de l’administration ? Seule la séquence sur les mesures de longueur en usage dans le port d’Aden évoque explicitement des « livres des mesures » (kutub al-masâ/ha)30 comme source. Mais la présence de sections consacrées aux conditions du commerce dans les pays et les régions en lien avec le Yémen (/Hijâz, Abyssinie et Inde31) ne peut se comprendre sans l’existence préalable de bons guides de marchands. Mis bout à bout, tous ces textes descriptifs pourraient donc constituer une série de petits traités, même s’il faut insister sur leur caractère inachevé et incomplet.

16Tout autant que la richesse de Nûr al-ma‘ârif, il convient enfin de relever ses silences et de rappeler ce que l’ouvrage n’aborde pas. L’absence des revenus de la fiscalité foncière, qui ne sont évoqués qu’au travers de quelques cas particuliers (imposition des palmeraies et de la garance), est pour le moins étonnante, alors même que la fiscalité du commerce à Aden fait l’objet de longues sections, parmi les plus complètes de tout l’ouvrage. De même, tandis que sont conservées plusieurs listes de soldes remises aux soldats envoyés en mission vers toutes sortes de destination (tasâfîr), rien n’est dit de l’administration ordinaire de l’armée et de l’entretien des soldats. Comment interpréter ces lacunes ? Faut-il y voir la main du hasard ? Ou le résultat d’un choix ? Contrairement à d’autres recueils postérieurs de l’administration rasûlide, comme le Livre des revenus du sultan al-Mu’ayyad32, Nûr al-ma‘ârif ne suit pas le fil des territoires qui composent le sultanat, ni celui des offices qui peuplent son administration et son armée, mais avant tout celui des objets, des produits de l’artisanat ou de la nature. Qu’il s’agisse des marchandises taxées à Aden, de celles qui sont à vendre sur les marchés urbains du Yémen ou fabriquées dans les échoppes des maîtres artisans, qu’il s’agisse de l’approvisionnement des cuisines sultaniennes ou des gratifications gourmandes prodiguées par le sultan lors des fêtes religieuses, le point de vue est d’abord celui de la Maison du sultan et de sa Cour, toute une maisonnée qu’il importait de nourrir, de vêtir, de récompenser ou d’éblouir. Si la composition initiale de ces registres reflète les efforts de l’administration d’al-Mu/zaffar Yûsuf pour améliorer le fonctionnement de cette Maison sultanienne, la réunion composite de tous ces documents, effectuée après la mort de ce sultan, doit sans doute être comprise dans le contexte de la recomposition de la Cour autour du nouveau souverain al-Ashraf ‘Umar. De ce fait, il y a de fortes probabilités que l’ensemble ait été destiné au prince lui-même ou à son entourage immédiat.

17En conclusion, il convient donc d’insister sur le fait que Nûr al-ma‘ârif est le résultat de trois opérations distinctes et successives dans le temps :

181. une mise par écrit de données diverses, principalement des prix, des salaires et des règlements administratifs, sur des documents épars. Bien que la majeure partie des données ait été collectée entre 690/1291 et 693/1294, une partie d’entre elles s’avère plus ancienne, remontant au début du règne d’al-Mu/zaffar Yûsuf, voire à la période ayyûbide dans le cas des tarifs douaniers33.

192. la copie de ces documents, dans un ordre non chronologique, sur plusieurs registres. Cet événement survint après la mort du sultan al-Mu/zaffar Yûsuf en 694/1295 et l’avènement de son fils al-Ashraf ‘Umar.

203. la réunion de parties de ces registres en un seul volume, à une date indéterminée.

21L’utilisation des données contenues dans Nûr al-ma‘ârif impose donc aux chercheurs de déterminer avec le plus de précision possible le moment où les informations ont été recueillies, mais aussi ceux qui en sont les émetteurs, les transmetteurs et les destinataires, en bref : qui parle, et à qui ? Loin d’être le simple reflet des dernières années du viie/xiiie siècle, Nûr al-ma‘ârif doit d’abord être vu comme le miroir déformant d’un processus de construction d’un État bureaucratique et centralisé étalé dans le temps.

22N. B. : Pour consulter le Tableau analytique, voir note n°20 et Chroniques Yéménites (http://cy.revues.org)

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Bibliographie

Anonyme

2002-2005 : Nûr al-ma‘ârif fî nu/zum wa-qawânîn wa-a‘râf al-Yaman fî al-‘ahd al-mu/zaffarî al-wârif (Lumières de la connaissance des règles, lois et coutumes du Yémen sous le règne glorieux d’al-Mu/zaffar), édition et commentaires  de Mu/hammad Jâzim, Sanaa, CEFAS, 2 vol.

D’Ottone, Ariana

2006: I manoscritti arabi dello Yemen. Una ricerca codicologica, Rome, Università degli studi di Roma La Sapienza.

Ibn Hâtim, Badr ad-Dîn Mu/hammad

1974: As-sim/t al-ghâlî ath-thaman fî akhbâr mulûk al-Ghuzz bi-l-Yaman, G. Rex Smith éd., (E.J.W. Gibb memorial, XXVI), London.

Jâzim, Mohammed

1998-1999 : « L’artisanat et ses produits dans la ville de Sanaa aux débuts de la dynastie des Banû Rasûl », Chroniques yéménites, 6-7, p. 11-14.

Al-Maqhafî

2002 : Mu‘jâm al-buldân wa-l-qabâ’il, /San‛â’, Dâr al-Kalima.

Rex Smith, Georges

1995 : « Rasûlides », Encyclopédie de l’Islam, vol. VIII, Leiden, E. J. Brill.

1974 : The Ayyubids and Early Rasulids in the Yemen (567-694/1173-1295), London, 2 vol. (E. J. W. Gibb Memorial Series, New Series, XXVI)

Vallet, Éric

2006 : Pouvoir, commerce et marchands dans le Yémen rasûlide (626-858/1229-1454), Thèse de doctorat, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Françoise Micheau.

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Notes

1 Le premier volume est paru à Sanaa en 2003, le second en 2005, sous les auspices du CEFAS.
2 Pour une présentation succincte de l’histoire de cette dynastie, se reporter à l’article de l’Encyclopédie de l’Islam : « Rasûlides », EI², vol. VIII, (G. R. Smith).
3 Sur le papier : A. D’Ottone, I manoscritti arabi dello Yemen. Una ricerca codicologica, Rome, Università degli studi di Roma La Sapienza, 2006, pp. 44-45. Sur l’artisanat du métal : M. Jâzim, « L’artisanat et ses produits dans la ville de Sanaa aux débuts de la dynastie des Banû Rasûl », Chroniques yéménites, 6-7 (1998-1999), p. 11-14, accessible en ligne sur cy.revues.org
4 Cet ouvrage a été édité par G. Rex-Smith sous le titre The Ayyubids and Early Rasulids in the Yemen (567-694/1173-1295), Londres, 1974, 2 vol. (E. J. W. Gibb Memorial Series, New Series, XXVI). L’analyse du texte montre qu’il aurait été composé entre 694/1295 et 695/1296.
5 Le titre actuel a été donné par son éditeur, Mu/hammad Jâzim.
6 Nûr al-ma‘ârif, éd. Jâzim, I, p. 589.
7 Cf. introduction de l’éditeur, I, p. III.
8 Cette étude a été menée dans le cadre de notre thèse : Pouvoir, commerce et marchands dans le Yémen rasûlide (626-858/1229-1454), soutenue à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sous la direction de Françoise Micheau en 2006. Les développements qui suivent, ainsi que le tableau, en sont largement tirés.
9 Le manuscrit se trouve entre les mains d’un propriétaire privé anonyme de Sanaa.
10 D’après ce que nous a indiqué l’éditeur, ils ont été marqués en gras dans l’édition.
11 Voir par ex. pp. 63-70 : sous le titre Dâr al-dîbâj (ateliers de tissage) sont regroupées plusieurs séquences portant sur le filage (taghzîl) et les étoffes envoyées à La Mecque, dont la kiswa, voile qui servait à recouvrir la Ka‘ba.
12 Seules quelques sections sont encadrées par des invocations religieuses, basmala au début, et invocation sur le Prophète et ses Compagnons à la fin. Voir ibid., I, pp. 534-536 et II, pp. 25 et 36.
13 Les lacunes observables se situent f°78-79 (ibid., I, p. 335) et f° 83-84 (ibid., I, p. 357).
14 À cela s’ajoute une lacune mineure f° 184-185 (ibid., II, p. 84).
15 Les quelques reproductions données par M. Jâzim en annexe des deux volumes de la publication montrent des pages de mains différentes. Les indications de l’éditeur ne permettent pas d’en savoir plus à ce sujet.
16 Par ex. Nûr al-ma‘ârif, éd. Jâzim, I, pp. 8-9. Voir tableau analytique, dernière colonne.
17 Ibid., I, pp. 507, 521.
18 Selon nos décomptes (annexe B2), cette mention apparaît au moins 50 fois dans le texte.
19 Nûr al-ma‘ârif, éd. Jâzim, I, pp. 401 et 404.
20 Pour des raisons d’espace, l’annexe « Table analytique » ne figure que sur la version on line des Chroniques Yéménites (http://cy.revues.org).
21 Sur le sens de ce mot comme « règle coutumière », voir E. Vallet, Pouvoir, commerce et marchands dans le Yémen rasûlide, op. cit., I, pp. 116-119.
22 ‘Alî le menuisier : Nûr al-ma‘ârif, éd. Jâzim, I, p. 31 ; naqîb al-/habbakiyyîn : ibid., I, p. 95 ; secrétaires d’Aden : ibid., I, p. 181.
23 Ibid., I, p. 256. Ithâm est une localité de la région de Khadîr au sud-est de Ta‘izz (Cf. Al-Maqhafî, Mu‘jâm al-buldân wa-l-qabâ’il, /San‘â, Dâr al-Kalima, 2002, I, p. 23).
24 Dhamâr : ibid., I, p. 245 et 247 ; al-Janad : ibid., I, p. 256
25 Ibid., I, p. 250. Al-Ashraf ‘Umar fut en effet envoyé à deux reprises par son père al-Mu/zaffar pour rétablir la situation dans Sanaa et sa région. Voir Ibn Hâtim, as-sim/t al-ghâlî ath-thaman fî akhbâr mulûk al-Ghuzz bi-l-Yaman, éd. Smith, I, pp. 550-555 (année 686/1287) et 561-565 (années 693-694/1294-1295).
26 Ibid., II, pp. 119-124 ; 124-130 ; 130 ; 143-145 et 145-149.
27 Ibid., II, p. 42.
28 Ibid., II, pp. 37-41.
29 Ibid., I, pp. 92-507.
30 Ibid., I, p. 186.
31 Ibid., I, pp. 260-263, 265 et 357-367.
32 Irtifâ‘ al-dawla al-mu’ayyadiyya, édition du ms de la bibliothèque du roi Fahd (Riyad) par Mu/hammad Jâzim, à paraître en 2007.
33 Voir sur ce point E. Vallet, Pouvoir, commerce et marchands dans le Yémen rasûlide, I, pp. 112-115.
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Pour citer cet article

Référence papier

Éric Vallet, « Décrire et analyser les archives du sultanat rasûlide »Chroniques Yéménites, 14 | 2007, 63-70.

Référence électronique

Éric Vallet, « Décrire et analyser les archives du sultanat rasûlide »Chroniques Yéménites [En ligne], 14 | 2007, mis en ligne le 18 mars 2009, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/1462 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.1462

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Auteur

Éric Vallet

Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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