Fenêtres sur la littérature yéménite contemporaine
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Les auteurs1
1Mu/hammad ‘Abd al-Walî
2Né en 1949 à Addis Abeba, de père yéménite et mère éthiopienne. Mort en 1973 lors d’un accident d’avion.
3Œuvres marquantes : /San‘â’ madîna maftû/ha (« Sanaa ville ouverte »), Shay’ ismuh al-/hanîn (« Quelque chose qui s’appelle la nostalgie »), Yamûtûn ghurabâ’ (« Ils meurent étrangers »).
4Zayd Mu/tî’ Dammâj
5Né en 1943. Mort en 2002.
6Œuvres marquantes : Al-Rahîna (« L’otage »), Al-madfa‘ al-a/sfar (« Le canon jaune »).
7Karîm al-/Hanakî
8Auteur de : Kam al-/ta‘na al-ân ? (“A combien est le coup de poignard aujourd’hui ? »).
9Mu/hammad ‘Abd al-Salâm Man/sûr
Les traducteurs
10 « Qabûl », « Mémoire des choses », « Le vendeur de jasmin », « Si un garçon indispensable… », « Ma joue s’est envolée sous tes doigts », « ‘Abd al-‘Alîm quand il meurt », « Cinq poèmes pour l’année 2002 », « Le /Tâhish d’al-/Hawbân », « Notre Oncle /Sâli/h », « Les sharâshif » ont été traduits en français par l’Atelier de traduction de l’Ecole normale supérieure (Paris), sous la responsabilité de Houda Ayoub. L’Atelier est composé de Jassas Anam, Hélène Boisson, Mathilde Lévêque, Sarah Mazouz.
11Dans le cadre de l’Atelier de littérature yéménite de l’INALCO, sous la responsabilité de Luc Deheuvels ont été traduits : L’ombre de Wilâya, p. 127-129 (traduit par Nisrine El-Naouchy, étudiante de DEA à l'INALCO), Le Gouvernement du cheval et les conseils des ânes, p. 223-227 (traduit par Samuel Branchu, étudiant à l’INALCO).
Qabûl2
12‘Abd al-Karîm al-Râzi/hî
13Je mêlerai ma tristesse à celle des rues
14Et le blé de ma bouche à l’avoine des doigts
15Mon sang est une pierre desséchée
16Et les tombes autant de mines semées
17Sur le chemin de mon village
18La toux dessine une voûte qui tourne
19Une étoile d’asthme
20Troue la poitrine des champs
21Et les poumons des villages le soir
22Le jour où Qabûl est morte
23J’ai senti en moi le deuil des rois
24Et les perles des palais endeuillés
25Pluie est sa chevelure
26 Et de ses mains coulent des cascades
27Arbre est sa taille
28 Et de ses pas naissent des ruisseaux
29Comment oublier Qabûl l’ange
30Comment oublierai-je l’encens de ses mains
31Perfide la beauté
32A causé ma perte
‘Abd al-‘Alîm quand il meurt3
33Mu/hammad Haytham
34‘Abd al-‘Alîm est mort
35Et ‘Abd al-‘Alîm quand il meurt
36En toute circonstance
37Meurt avec art
38Comme le rêve la mort et comme le désirent
39Les morts
40Sans cesse il meurt
41Encore et encore
42De mort il déborde
43Et de mort il s’étend
44De l’est de son berceau
45A l’ouest de ce jour tant désiré.
46‘Abd al-‘Alîm quand il meurt
47Recule foudroyé
48Incrédule devant la foule qui se presse à ses obsèques
49‘Abd al-‘Alîm n’avait foi qu’en ses soupçons
50Il suivait fidèlement le fil ténu de ses pressentiments
51Passant sa vie à s’effacer dans l’ombre
52Il marchait esseulé
53Et si par hasard la ville le rencontrait en son sein
54Alors qu’il était radieux
55Son visage se rétrécissait
56Se retirait
57Et se voilait
58‘Abd al-‘Alîm quand il meurt
59Ses ennemis surgissent de leur cachette, ils viennent
60De son monde secret
61Lui ne cessait de compter les humiliations
62Ses ennemis sont légion :
63Un inconnu dans le journal
64Et le militaire
65Et ce corbeau au-dessus du coin de la maison
66L’épicier du quartier
67Le boucher
68Et le passant qui se retourne
69Le fils de son propriétaire le premier du mois
70Puis le propriétaire lui-même à la moindre gorgée
71L’homme à la main tendue
72Le voisin
73L’indic mielleux
74Et ce directeur de bois
75‘Abd al-‘Alîm qui est mort
76Isolé
77Etendu de tout son long
78Rêvait qu’il rêvera
79Que des femmes…
80Et des seins…
81Et des régions touffues d’incandescence
82Il rêvait qu’il rêvera
83Que…
84Et que…
85Ses rêves sortaient le matin
86Prenaient place dans le bus
87Laissaient échapper quelques bouffées de fumée ici ou là
88Et suspectaient un rêve assis tout seul à côté d’eux
89Puis ils descendaient du bus pour regagner leur poste
90Ou déambulaient un peu là-bas parmi les vitrines
91Pour acheter ou louer leur chimère
92Se faufilaient dans les ruelles
93A l’affût d’un regard égaré qui se retournerait
94Et d’un balcon qui aurait laissé échappé un soupir
95Et si soudain une femme le surprenait parmi ses rêves
96Une femme de rubis et de feu
97Et que bruissant de toute la nostalgie des femmes, elle se dirigeait vers
98Son quotidien à lui
99Il filait dans un horizon qui n’en finit pas de fuir.
100‘Abd al-‘Alîm quand il meurt
101Réunit tous ses enfants
102Qui dans ses rêves à venir
103Sortiront de sa chair
104Après une longue mort
105Souvent il les réunissait autour de son linceul
106Et leur distribuait sa fortune :
107L’amoncellement de toutes ses morts
108Ou de ses craintes
109Et toute la suspicion amassée par ses mains
110Toutes ses chimères et le pressentiment
111Des monceaux d’obsessions
112Et finalement il meurt comme il s’est entraîné à le faire depuis son enfance
113Comme ça
114Sans
115Aucun
116Bruit
117Ni
118Raison
119‘Abd al-‘Alîm le savant4 est au fait de tous les principes de l’hospitalité
120Au point que lorsqu’il meurt
121Il porte lui-même le café
122Le sert en personne
123Console les consolateurs
124Puis prépare son linceul
125Et accompagne le cercueil
126A la tête du convoi
127De son pas lourd et sourd
128Silencieux
129En marmonnant : « Il n’y a de puissance et de force qu’en Dieu »
130Larme après larme
131Il verse chaque moment de sa vie
132Puis de l’ouverture de la tombe descend
133En s’excusant
134D’accaparer les autres avec ses chimères
135Et de causer aux gens toute cette fatigue
Mémoire des choses5
136Mu/hammad ‘Abd al-Salâm Man/sûr
137L’obscurité voit tout
138Elle étend ses ailes de brume diaphane
139Elle nous enlève doucement
140Aux souffles haletants de ce monde
141Dans le tunnel aveugle
142L’obscurité est le dernier des voyages
143Et le prélude du silence, le lit de l’éternité
144Les hommes s’éteignent au creux de sa main
145Elle efface le désir de la mémoire des corps
146Elle efface la mémoire des choses
147Sur sa voûte scintillent les lunes
148Elle nous inonde des reflets du néant
149Elle nous jette dans les étendues inconscientes de l’invisible
150Torpeur attirante sans fond et sans rivage
151On n’y entend ni gémissement de faim ni plainte de détresse
152Paresse débordante, qui vide l’âme, la purifie de la souillure des désirs
153Et des humiliations du pouvoir
154Torpeur où l’on ignore la crainte
155Sans connaître la sécurité
156Et qui s’éternise, fige le temps, vers nulle part
Le vendeur de jasmin
157Mu/hammad ‘Abd al-Salâm Man/sûr
158« Achetez du jasmin ! »
159Criait l’enfant, il souriait
160D’un regard silencieux, plus accablant encore que la douleur
161Il court, il sautille comme un oiseau, les pieds chaussés
162De la seule ardeur du soleil,
163De l’asphalte incandescent,
164Il court après les voitures folles,
165Irrésistiblement attiré
166Par les feux du carrefour.
167Il court à s’en blesser les pieds.
168Il porte dans son élan sa détresse, digne et majestueuse,
169L’étincelle de l’enfance et la tristesse contenue
170« Eh ! Vendeur de jasmin ! »
171A crié une belle.
172Aussi rapide que la voix, il a couru vers la jolie fille :
173« Qui veut du jasmin ? »
174Une voiture l’a fauché
175Et ses fleurs avec lui… il a volé en éclats de joie et de sang
176Le sourire du jasmin a-t-il quitté son visage ?
177Ou l’âme s’est-elle éteinte en emportant la tristesse brisée ?
178Et l’illusion demande : que signifie sa mort ?
179Et je demande à Dieu : s’il était resté en vie, quel sens cela aurait-il ?
180Alors que la vie
181La plus noble
182Dans le pays humilié
183Est la plus courte
184Quand a disparu la générosité des palais.
Si un garçon indispensable
Rit
En passant près d’une fille délicate6
185Nabîl Subay‘
186D’un éclat de son rire
187Il touchera sa joue
188Et le sang qui pourrait couler de cette blessure
189Voudrait dire
190Qu’elle tirerait de son sac
191Un mouchoir en papier
192Et ce mouchoir voudrait dire
193Qu’elle s’arrêterait un instant
194Et cela voudrait dire
195Que le garçon indispensable
196La dépasserait
197Pour s’arrêter deux mètres plus loin
198Se retourner
199Il la regarderait, elle le regarderait
200Un rire partagé les frapperait d’un battement d’aile
201Une aile douce
202Semblable aux profondeurs d’un garçon et d’une fille accomplis
203Et ce battement d’aile tracerait une ligne au crayon
204Sur deux vides restés face à face
205C’est maintenant qu’ils se souviennent comme ils étaient
206Garçon et fille
Ma joue s’est envolée sous tes doigts
207Nabîl Subay‘
208Pour fermer les yeux ils en savaient assez
209Et sans paroles superflues
210De ses doigts il a lissé sa joue
211Qui toujours plus légère
212Est devenue papillon
213S’envolant aussitôt d’un coup d’aile
214Comme ça, simplement
215Sans remords.
216Mais ils ne le laisseront pas
217S’envoler librement dans l’air de la chambre
218Loin d’eux
219Ce qui veut dire qu’ils le poursuivront sans pitié
220Et mis en nage par l’effort,
221Ayant enduit de glu les murs de la chambre,
222Fatigués ils se sont assis
223Pour se renvoyer reproches
224Et attente.
Cinq poèmes pour l’année 20027
225‘Abd al-‘Azîz al-Maqâli/h
1.
226En décembre la parole ne fleurit pas
227L’eau des langues est figée
228Ses glaciers m’offriront-ils, pour l’année, une chanson bien chaude ?
229Ô mon âme …
230Sors toute pure de ta peau craintive
231Quitte les vestibules de l’hiver
232Déverse-toi dans un nuage errant
233Et dans la transparence d’une chaude lumière
234Descends
235Et déverse-toi dans le nid d’un oiseau nostalgique de la chaleur du nid
236Son chant presse le printemps d’arriver
237Ô mon âme
238Demande-toi : une année est passée
239Une autre arrive
240Pourquoi la vie s’en va-t-elle ?
241Pourquoi une autre vie
242Ne vient-elle pas dans des habits de lumière
243Achever ici le voyage, dans l’enfantement de la Terre,
244Au lieu de s’en aller là-bas, sous le toit de la tombe
245Sur les nuées des sépulcres éternels ?
2.
246Pardonne-moi
247Chère année
248Pardonne-nous de refuser ta sœur
249Elle qui était comme toi quand elle a surgi de l’invisible
250Une jolie lumière
251Avec l’aura et la transparence de rêve
252Que tu avais à ton premier instant
253Mais elle s’est approchée
254Pendue au-dessus de nos têtes
255Elle a déroulé ses événements
256La terre et les hommes ont pleuré
257Des villes et des villages ont brûlé sous le poids de ses jours
258La Terre n’est plus où elle était
259Elle a volé en éclats
260L’âme a mûri dans la peur
261Toute cette fumée qui s’élève et blesse la face du ciel
262Pour les corps de nos enfants
263Pour la prière qui se brise sur les os de ceux qui prient
264Pour les mères qui ramassent les lambeaux de leurs enfants
265Eparpillés sur le sol et dans les autobus.
3.
266Il ne nous reste plus ni à moi
267Ni aux mots stupéfaits
268Que la fièvre qui les secoue
269Dévorant leurs lettres
270Il n’y a plus à l’horizon ni sens
271Ni parole
272Regardez comment les grands poèmes ouvrent
273Leurs yeux sur le bourdonnement de la mort
274 Sur la vieillesse
275Notre ciel n’est plus bleu comme il l’était
276Et ce grand pays
277Ne possède ni eau
278Ni remparts pour protéger la lumière qui brille dans ses yeux
279Pays assiégé. Assiégés sont encore
280La mer le désert et l’espace
281Son vieux gardien n’a plus ni épée
282Ni argent
283Sa bague a même vu disparaître son génie
284Et les talismans mystérieux des étoiles
285Ont brûlé
4.
286Hélas !
287Que je regrette la vie qui s’en va !
288Une année vient
289Tandis qu’une autre remballe ses tourments et ses peines
290Et s’en va vers un lieu sans retour
291Qui me dira
292Si la Terre partage nos chagrins
293Si elle se plaint
294Quand une année tombe ?
295Est-elle comme nous surprise par les cheveux blancs
296Par les rides qui se dessinent sur le front ?
297La Terre est-elle affligée quand les amis sur nos plaies
298S’adonnent à la sculpture
299Et gardent le silence au jour du malheur ?
300Dans les hivers aime-t-elle le givre
301Et pleure-t-elle les roses qui meurent
302Sur son sein ?
303Aime-t-elle les nuages
304Est-elle éprise de leurs pluies
305Ou préfère-t-elle le beau temps ?
306Déteste-t-elle la guerre
307Ou en savoure-t-elle la meurtrière séduction ?
5.
308Au crépuscule du temps les mots se réfugient
309Dans l’exil
310Les yeux bandés
311Dans cette obscurité le nuage de la poésie perd sa lumière
312Et le chagrin sa lueur
313Où trouver un poème pour l’offrir
314A l’année
315Un poème vêtu de mon silence
316Pour marcher avec moi le long du chemin de Dieu
317Parmi les taches rouges
318Dans les camps de la famine et de la mort
319 Dans le cri des orphelins
320 Et le bourdonnement de la guerre ?
321Où trouver une mer8
322 Une cadence
323 Et des plages
324Alors que le vent de décembre assiège les vallées
325 Les golfes et les ramiers ?
Le /Tâhish d’al-/Hawbân
326Zayd Mu/tî‘ Dammâj
327Quelques semaines à peine s’étaient écoulées depuis le retour du colonel ‘Abd Allâh b. /Sâli/h après un séjour d’un an à Aden, où il avait fui l’imam Ya/hyâ. Il était rentré à la suite d’une amnistie générale décrétée par l’Imam, amnistie qui concernait un groupe de Libres réfugiés à Aden.
328Le colonel était donc revenu. Il demeurait dans sa famille, au sein de sa tribu, à la campagne, sans pour autant se sentir en sécurité ; au contraire, il s’attendait à être l’objet, un jour ou l’autre, des persécutions de l’Imam. Comme il regrettait d’être rentré d’Aden, abandonnant ses compagnons ! Mais il n’avait pas eu d’autre recours. Pour lui, rester à Aden était vain, et même, il y était gagné par l’ennui et la lassitude à force de ne rien faire. Là-bas, il n’avait aucune occupation, contrairement à certains de ses camarades qui écrivaient des articles retentissants dans les journaux ainsi que des poèmes révolutionnaires. Lui qui savait lire, écrire et parler, il était incapable de donner à ses mots la tournure d’un poème ou d’un article. Il savait tirer des coups de fusil, sermonner les tribus, mobiliser les clans, susciter des troubles, mais tout cela dans le Nord seulement... Là-bas, à Aden, l’arme, c’était la plume. Voilà pourquoi il vint retrouver sa tribu, fort de son grade de colonel.
329Le Prince héritier tenta de se débarrasser de lui. Il lui envoya un émissaire l’invitant à se rendre sans délai auprès de lui, émissaire volontairement choisi en dehors de sa garde personnelle pour ne pas éveiller les soupçons du colonel.
330Comme il faisait nuit, les membres de sa famille redoutèrent un guet-apens, et lui rappelèrent le sort qu’avait connu l’un des leurs, tombé dans un piège tendu par les Turcs. Mais il n’en tint pas compte ; il sella son cheval, emmena son suivant avec lui et prit le chemin de Taez pour rejoindre le Prince héritier.
331Quand il arriva au sûq d’al-Qâ‘ida, il lui restait encore à traverser le bassin d’al-Janad, puis la terrible vallée d’al-/Hawbân, habitée par le fameux /Tâhish d’al-/Hawbân, bête qui n’avait épargné aucun village, aucun chemin de la vallée, et ravageait même la ville de Taez. Lorsqu’il aborda le bassin d’al-Janad, il était près de minuit. La lune déployait ses blancs rayons argentés à travers les nuages filant vers les hauts sommets des montagnes ; le bassin alentour était plongé dans un silence que ne troublaient que le hurlement d’un loup, le cri d’un hibou ou le bruit des sabots de la jument martelant les galets.
332Devant un café au bord de la route, le serviteur s’arrêta, craignant de voir son maître poursuivre sa route, alors que devant eux s’étendait la vallée d’al-/Hawbân, où sévissait la bête féroce. Il se mit à supplier son maître de s’arrêter là pour la nuit. Mais comment faire reculer l’homme qui a soumis les hommes, devant une bête qu’il rêvait depuis longtemps d’affronter ? Le colonel ‘Abd Allâh rabroua sévèrement son suivant, lequel ne put qu’obéir bien malgré lui. Il savait pertinemment que son maître n’hésiterait pas à le tuer en découvrant sa lâcheté, lui qu’il avait choisi parmi l’élite de ses hommes pour l’accompagner dans ce voyage. Et ils poursuivirent leur route... Depuis le bassin d’al-Janad, le chemin les conduisit à un terrain couvert de cailloux et de sable, qui marquait le début de la vallée d’al-/Hawbân. La frayeur du suivant redoubla lorsqu’il aperçut, au milieu de la vallée, la coupole du mausolée d’un saint homme, qu’il savait proche du repaire de la bête. Alors que son serviteur était transi d’effroi, le colonel, lui, allait fredonnant un refrain mélodieux, sans souci du danger qu’il allait affronter.
333Soudain, la jument se cabra et poussa un hennissement retentissant. A ce bruit, le serviteur cria à son maître d’une voix tremblante :
334– Maître, c’est le /Tâhish qui nous attaque !
335– N’aie pas peur, bonhomme, répondit le colonel en tentant de dominer sa propre peur.
336– Mais le voilà, il est tout près, maître !
337– Depuis que nous sommes entrés dans la vallée, je le vois longer notre chemin, et maintenant le voilà qui s’approche parce que la route devient plus étroite, alors n’aie pas peur et sois un homme. »
338Le serviteur ne parvint pas à se contrôler : comme il marchait entre la jument et la bête, il s’agrippa au pied de son maître, alors que celui-ci, de son côté, essayait de maîtriser la jument. Quant au /Tâhish, il commençait à apparaître au travers les tamaris, sillonnant les marécages de la vallée. Tantôt il bondissait, tantôt il s’avançait nonchalamment. Le /Tâhish était connu pour l’étonnante façon dont il terrassait ses proies : il longeait longtemps le chemin de sa victime, attendant qu’elle cède à la panique et se raidisse de frayeur ; là, il fondait sur elle. Sans sortir ses griffes, il lui portait un coup qui la couchait à terre, puis s’éloignait à une certaine distance pour pousser un hurlement, gonflé d’orgueil et de fierté. Ensuite, il revenait à sa victime pour la dépouiller sauvagement de ses vêtements avant de la traîner jusqu’à sa tanière. Souvent, les gens ne retrouvaient de la victime que ses vêtements.
339Mais cette fois, désespérant de voir jamais sa victime s’effondrer, il s’approcha plus que de coutume, si bien que le colonel, qui le rencontrait pour la première fois, put clairement distinguer ses traits : de hautes épaules, un poitrail large et blanc, une tête de lionne et des griffes de panthère. Ses pattes avant étaient longues et robustes, ses pattes arrière plutôt courtes. Il avait une silhouette élancée, très étroite à la taille.
340La jument se cabra en sentant son odeur ; le serviteur, pris de panique, commença à se raidir. Le colonel mit pied à terre, empoigna les rênes de sa jument et cria au domestique d’aller l’attacher au tronc d’un arbre tout proche. Mais nulle trace du serviteur. Il cria encore, et, entendant quelque chose bouger au-dessus de lui, il leva la tête. Et que vit-il ? Son suivant perché dans l’arbre, les yeux fermés, aveugle à tout ce qui l’entourait.
341Le colonel ‘Abd Allâh attacha solidement à l’arbre sa jument qui essayait de s’échapper, sans savoir les risques qu’elle courait ainsi.
342Le /Tâhish, pendant ce temps, s’était arrêté et s’était dressé sur son séant tandis que le colonel s’était emparé de son vieux fusil, l’avait armé et s’était avancé de quelques pas en rasant un autre arbre, à l’affût derrière le tronc. Et là, le /Tâhish s’approcha de lui pour lui porter le premier coup, et juste à ce moment là le colonel appuya sur la gâchette de son fusil, dont la détonation résonna dans toute la vallée, déchirant le silence. La balle traversa la gorge du /Tâhish, qui se précipita sur le tronc et s’y heurta. Alors que le colonel avait bondi plus loin et rechargé son fusil. Il tira, la balle transperça la tête de la bête qui se mit à se tordre de douleur mais chargea de nouveau, se jetant sur le colonel dont le fusil s’était enrayé. Le colonel se maîtrisa, il vida et rechargea son fusil, mais en vain. La bête s’était approchée de lui et lui faisait face. Elle entrouvrit ses pattes pour les refermer sur le colonel qui introduisit le canon de son arme dans la gueule ouverte de l’animal, dégaina son poignard et le plongea dans le ventre de la bête à plusieurs reprises.
343Le colonel se dégagea du corps de la bête mourante et l’acheva. Il appela son serviteur pour qu’il vienne contempler le /Tâhish, mais il était plongé dans un profond sommeil de panique et ne l’entendit point. Il lui lança alors une pierre qui le fit sursauter, le tirant de sa léthargie.
344Le colonel s’approcha du /Tâhish pour lui couper la langue et l’emporter comme trophée éternel de sa victoire. Mais la bête se tordait encore dans les affres de l’agonie. Alors, le colonel n’osa pas introduire sa main dans la gueule du /Tâhish, de peur qu’il ne refermât ses crocs dessus. C’est pourquoi il y introduisit la crosse de son fusil. Le /Tâhish la broya si fort entre ses mâchoires que le colonel manqua de tomber.
345Et là, pour la première fois, le serviteur retrouva ses esprits et s’empara d’une grosse pierre qu’il lança dans la gueule de la bête. Quelle ne fut pas leur surprise quand ils virent la pierre se réduire en sable sous ses crocs ! Le colonel ne trouva pas d’autre échappatoire que d’attendre que le /Tâhish devienne totalement inerte pour lui couper la langue, ce qu’il fit...
346A peine le colonel avait-il repris la route de Taez avec son serviteur qu’il se remit à chanter, et son serviteur répétait après lui.
Notre Oncle /Sâli/h
347Mu/hammad A/hmad ‘Abd al-Walî
348Il me faisait grande impression. J’observais ses moindres faits et gestes. Il marchait comme on conduit une voiture : comme toute voiture, il possédait ses quatre vitesses, la première lente, la seconde pour se lancer et la troisième en vitesse de pointe, qu’il utilisait rarement ici, en prison. La quatrième était prévue pour la marche arrière.
349Tout prisonnier entré à la Citadelle9 au cours des vingt dernières années, ou même avant, le connaissait. La blancheur et l’épaisseur de sa barbe témoignaient que depuis très longtemps la lame du rasoir lui était restée inconnue, et à l’évidence il en était de même du savon. Sous les ongles longs de ses mains et de ses pieds, s’était accumulée avec le temps une crasse d’une noirceur effrayante.
350On le surnommait le fou de Layla, mais moi je l’appelais toujours par son nom, /Sâli/h al-‘Amrânî, premier dans notre pays à savoir conduire la toute première voiture arrivée à Sanaa dans les années trente. Partout on connaissait son histoire, dans toutes les prisons, dans tous les centres de détention où il était passé.
351J’ai oublié de vous dire que cette prison de la Citadelle était le centre de détention des prisonniers politiques et des fous. Cette idée, nous la devons sans doute à un Yéménite de génie, aujourd’hui oublié. Aussi les fous jouissent-ils dans cette prison d’un peu plus de confort qu’ailleurs : ils cohabitent avec des prisonniers politiques, qui leur offrent boissons, cigarettes et qât.
352Mais à l’exception du qât, des cigarettes, de la nourriture et de l’air, tout, je dis bien tout, y fait l’objet d’interdictions absolues : ni livres, ni journaux, ni radio, aucune distraction, si ce n’est les fous. Et naturellement, le plus célèbre, le plus intelligent d’entre eux, était Oncle10 /Sâli/h al-‘Amrânî, qui se distinguait par sa noblesse et son ancienneté dans les lieux. C’est pour cela que nous l’avions élu doyen des prisonniers, y compris des politiques. Aussi bénéficiait-il chaque jour d’un traitement de faveur : une écuelle de lait, un paquet de cigarettes et un peu de qât.
353Mais pourquoi vous raconter tout cela ? Je voulais simplement vous donner la raison de sa présence ici, et son histoire, je vous le jure, n’est ni le fruit de mon imagination, ni une invention romanesque. Que ceux qui ne me croient pas aillent là-bas, à la Citadelle, pour vérifier que je dis vrai. Ils y trouveront Oncle /Sâli/h al-‘Amrânî, trapu, robuste malgré ses chaînes, avec la crasse qui le recouvre, sa barbe fournie, ses ongles longs et noirs, et son étrange démarche dont il savait utiliser les différentes vitesses. Il se déplace comme on conduit une voiture. Vous le verrez se dresser devant vous, fier, et vous dire avec orgueil :
354– Passe moi un billet ! »
355Si vous ne voyez pas où il veut en venir, il vous montrera la poche de votre chemise ; vous ne porterez pas de pantalon en prison, à cause des fers qui entravent vos pieds tout au long de votre détention et dont seuls quelques fous inoffensifs sont dispensés. Les prisonniers politiques et les fous dangereux sont eux solidement attachés et leurs chaînes sont contrôlées chaque jour quand ils défilent pour inspection devant le sergent et ses hommes de main.
356Pourquoi tous ces détours ? Je vous l’ai dit, si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à entrer à la Citadelle, soit comme fou, ce qui est difficile, car on n’y enferme que des cas désespérés, soit comme prisonnier politique, chose des plus simples. Là-bas, vous rencontrerez Oncle /Sâlî/h et vous connaîtrez son histoire. Si vous avez peur, si vous ne voulez pas vivre une telle expérience, contentez-vous de ce récit.
357Oncle /Sâli/h était un beau jeune homme et, malgré ses cheveux et sa barbe blanchis par l’âge, sa beauté se lit encore sur son visage, dans l’éclat de ses grands yeux. C’était l’un des rares à aimer conduire des voitures. On le prenait alors pour un magicien en le voyant conduire sa voiture dans les rues de Sanaa, pardon, il n’y avait pas de rues à Sanaa, tout au plus des chemins de terre, boueux les jours de pluie, et d’où s’élevaient d’ordinaire des nuages de poussière au passage d’une mule ou d’un âne. Que dire alors d’une voiture !
358En bref, notre ami tomba dans les pièges de l’amour, dans cette ville de Sanaa où l’on n’a rien sans rien. Aujourd’hui encore Sanaa demeure la ville de l’amour. Notre ami, notre Oncle /Sâli/h, fut hélas emporté par un amour impur, qui déchaîna contre lui la colère de Sanaa et de ses habitants, et quand Sanaa se lève contre un tel amour, elle est capable de remuer ciel et terre.
359Notre ami se prit de passion. Mais savez-vous pour qui ? Pour une jeune juive de seize ans. Ses yeux étaient noirs comme la nuit, et sa chevelure, longue et abondante, d’une beauté ! Ô mon Dieu, rien n’était plus beau…
360Cette jeune fille suscitait la jalousie de toutes les jeunes filles de Sanaa. Elles rivalisaient de séduction pour gagner le cœur de /Sâli/h, aux commandes de sa fusée, pardon, de sa voiture (mais c’était comme s’il foulait pour la première fois le sol de la Lune, suivi par des millions de téléspectateurs, enfin, j’exagère…) et elles le guettaient derrière leurs fenêtres, attendant ardemment l’instant où il leur ferait l’aumône d’un regard. Il s’entêtait dans sa passion, tout comme aujourd’hui.
361– Allez, passe-moi un billet !
362– Pour quoi faire ?
363– Pour acheter une clope. »
364Si vous lui donnez un billet de dix piastres ou d’un demi-riyal, il refusera en insistant : « Donne-moi un ‘Abd al-Ghanî ‘Alî, qu’est-ce que tu veux que je fasse de ce Ra/hamî11 ? » Il ne vous laissera pas tranquille tant qu’il n’aura pas obtenu son riyal. Après avoir passé la marche arrière, il s’arrêtera net devant la boutique - peut-être ai-je oublié de vous dire qu’il y a dans la prison de la Citadelle une boutique tout à fait respectable, tout comme son propriétaire. /Sâli/h achètera donc des feuilles de thé, un peu de sucre et de lait, pour inviter certains des prisonniers à prendre le thé.
365Il s’entêtait dans son amour pour cette belle juive. Les juifs étaient alors nombreux à Sanaa. Si un autre que lui était tombé amoureux de cette femme, il l’aurait épousée. Mais lui, c’était ce beau jeune homme qui conduisait une voiture ; certes, elle ne lui appartenait pas mais il n’avait d’autre ambition que de piloter cette merveille ambulante, tout récemment tombée du ciel. Il était comme le premier homme à avoir faire le tour de la terre dans sa navette spatiale.
366Sanaa s’est bien sûr élevée contre cet amour et si on n’avait pas fait tant de bruit autour de cette histoire, notre ami aurait sans doute oublié cette juive ou l’aurait abandonnée après avoir obtenu ce qu’il voulait. C’est parce que cet amour rencontrait un obstacle que devait se répéter l’histoire de Qays et Layla12. C’est un problème fréquent dans les pays sous-développés, qui, croyant éteindre un feu, en attisent les flammes. Car dès qu’ils rencontrent un Qays fou d’une Layla, ils se moquent de lui, ils lui jettent la pierre et peut-être iraient-ils jusqu’à l’enterrer vivant. Ainsi s’est déroulée l’histoire de notre Oncle /Sâli/h, amour fébrile et impossible entre un beau jeune homme et jeune fille belle comme la lune.
367– Convertis-toi, que je lui disais, convertis-toi, espèce de pute… Convertis-toi !… »
368Mais elle refusa. Et même si elle s’était convertie, Sanaa aurait-elle accepté ce mariage humiliant pour la beauté de ses dignes filles – il est vrai très belles ?
369Le problème n’était donc pas la conversion d’une jeune juive car tout le monde savait bien que /Sâli/h, musulman, pouvait l’épouser sans lui demander d’adopter sa religion, selon une loi de l’islam bien connue.
370Pourquoi donc se serait-elle convertie ? On dit qu’elle refusa de se soumettre à cette condition car elle aussi était fière de sa religion et plus encore de sa beauté.
371Qu’elle fût juive ou non, c’était pour sa beauté que /Sâli/h l’aimait. Eh bien, il n’avait qu’à l’épouser ! Elle voulait défier toutes les belles de Sanaa pour leur montrer que c’était bien elle l’élue de cet homme, le premier chauffeur de Sanaa, et non pas celles qui, derrière les fenêtres de leurs palais, cherchaient à attirer son attention.
372– Convertis-toi, espèce de pute, que je lui disais, convertis-toi… »
373Mais sa Layla juive ne s’était pas convertie, et elle avait quitté Sanaa sans un mot d’adieu. C’est alors que /Sâli/h al-‘Amrânî avait quitté le monde des gens sains d’esprit pour un monde qui n’appartenait qu’à lui. Depuis ce jour, il s’était retrouvé à la prison de la Citadelle, marchant comme on conduit une voiture. Et lorsque le soir tombait, il criait toute la nuit, d’une voix tour à tour éplorée et violente :
374– Convertis-toi, que je lui disais, espèce de pute, convertis-toi ! »
375Mais est-ce là toute l’histoire de notre Oncle /Sâli/h ? Non, je crois qu’il y avait un mystère dans la vie de cet homme. C’est ce qui forçait mon admiration, et chaque jour j’en payais le prix. Il se réveillait tard, vers dix ou onze heures, puisqu’il ne fermait pas l’œil de la nuit, l’implorant sans relâche, lui parlant, l’interpellant de sa voix tonitruante, l’exhortant à se convertir.
376A peine se réveillait-il qu’il allumait son moteur, passait la première, puis la seconde ; il me retrouvait toujours dans le couloir, où je discutais avec quelques camarades, et notre discussion banale se répétait chaque jour, comme l’appel d’Oncle /Sâli/h à sa bien-aimée. Malgré l’absurdité de notre discussion, nous y tenions, car elle était le signe distinctif des intellectuels de ce Tiers Monde qui avance à pas de géant vers le progrès. Dès que je voyais Oncle /Sâli/h, je quittais le cercle de la discussion, pour rejoindre l’unique objet de mon admiration et lui payer mon tribut quotidien : un riyal chaque matin.
377Certes, je ne prétends pas qu’il fût possible de discuter avec Oncle /Sâli/h, car le vocabulaire qu’il utilisait chaque jour atteignait tout au plus une centaine de mots, tout comme notre discussion à nous, qui nous étions attribué le titre de prisonniers politiques.
378– Passe-moi un billet !
379– Un rouge ou un vert ?
380– Un avec ‘Abd al-Ghanî ‘Alî. »
381J’ignore quel mot il utilisait avant l’apparition de ce billet. Le riyal Marie-Thérèse, l’appelait-il le riyal de Layla, riyal de la bien-aimée, ou quoi d’autre encore ? Il me fut impossible d’éclaircir cette affaire, car le seul prisonnier incarcéré à la Citadelle avant la Révolution fut exécuté quelques jours après notre arrivée, car quelqu’un s’était souvenu que, par le passé, il avait tué un cheikh. C’est ainsi qu’a disparu l’unique indice qui aurait pu nous être utile pour connaître l’histoire de notre Oncle /Sâli/h avant la Révolution.
382Tandis que nous marchions vers la boutique, notre dialogue muet continuait. Il marchait à mon rythme, c’est pourquoi il faisait souvent usage de sa première vitesse ; en effet, s’il avait passé la seconde, il m’aurait certainement devancé, moi qui avais les pieds entravés par des chaînes lourdes d’au moins dix livres, que Dieu vous en préserve…
383– Du sucre, du thé et du lait. Et quatre sous de tabac à chiquer.
384– C’est pour qui, la ration supplémentaire de tabac ? »
385Il me répondait en montrant quelqu’un du doigt :
386– Pour le Jordanien, il m’a dit qu’il en voulait. »
387Comme à son habitude, le Jordanien le surveillait et lui adressait un ordre d’un geste énergique. Lui aussi était fou, officier de l’armée royaliste avant d’être arrêté et emprisonné. Parfois, nous passions la nuit entière à l’écouter chanter les tristes refrains des bédouins.
388Oncle /Sâli/h emportait donc toutes ses marchandises pour regagner le secteur des fous. Quelques instants plus tard, on le voyait arriver dans le couloir, ou dans notre secteur, où on l’entendait appeler d’une voix tonitruante : « Qâ/dî al-/Haddâd ! Sayyidî Mâjid ! A/hmad ! Allez, allez ! » C’est ainsi que, matin et soir, il invitait les fous les moins sauvages à venir prendre le thé dans sa cellule où s’amoncelaient des boîtes vides.
389Un jour, je décidai de l’accompagner au pavillon des fous. C’est une partie commune, au même titre que la mosquée et la boutique, ainsi que le réfectoire, le robinet d’eau potable et les toilettes. La seule différence entre les fous et nous, c’est que leurs cellules sont regroupées dans une partie de la prison, où on les parque comme du bétail, surtout les plus dangereux.
390Oncle /Sâli/h, lui, avait dans sa cellule une quantité astronomique de boîtes de conserve vides, boîtes de lait, de thon, de beurre ou de café, la plus étrange collection de boîtes que j’aie jamais vue. Midi et soir, il s’asseyait au milieu de ses boîtes, les empilait les unes sur les autres pour former une pyramide.
391Les murs et le plafond étaient noirs de fumée et la théière, à force d’avoir servi, avait l’air d’un morceau de charbon. Les boîtes vides servaient de verres à thé.
392Dans un coin, sur une vieille natte, s’entassaient des vêtements et des couvertures en guenilles. Mais notre Oncle /Sâli/h avait une autre particularité, qui inspirait chez chaque prisonnier crainte et respect.
393Il entrait dans une colère noire si jamais l’un d’entre nous lui demandait : « Que se passera-t-il demain, Oncle /Sâli/h ? » Aussitôt il rugissait, jetant des insultes incompréhensibles à la gueule de celui qui lui avait posé cette question. Puis, en colère, il rentrait dans sa chambre.
394Et le soir, lorsque le silence descend sur la prison, après l’extinction des lumières électriques, à dix heures, nous écoutions la voix du Jordanien répétant avec tristesse un refrain dont nous ne comprenions pas les paroles. Et chacun attribuait à ces paroles le sens qui convenait le mieux à sa propre tristesse et à ses propres rêves. Mais si jamais la voix tonitruante d’Oncle /Sâli/h répétait : « Convertis-toi, que je lui disais, espèce de pute, convertis-toi ! » Alors, la voix du Jordanien s’évanouissait. Seuls subsistaient les grondements d’Oncle /Sâli/h et l’écho de sa lutte acharnée contre les pyramides de boîtes de conserve qu’il entraînait dans sa chute, dans un bruit de tonnerre. Quand il finissait par se calmer, nous devinions qu’il allait commencer l’appel à la prière. « Allâh akbar… Allâh akbar… Allâh akbar… Allâh akbar… Allâh akbar13… ». Puis soudain, sans crier gare, il passait à la fin de l’appel : « Lâ ilâha illâ Allâh… La ilâha illâ Allâh14… »
395Un silence lourd et monotone planait sur les cellules de la prison, et l’on n’entendait même plus la brise. Chaque prisonnier retenait son souffle ; même les poitrinaires, les dormeurs cessaient de ronfler : tous attendaient quelque chose.
396Si jamais Oncle /Sâli/h disait : « Bienvenue à vous, bienvenue…. », la tristesse devenait alors plus lourde et la mélancolie plus pesante. Certains se mettaient à pleurer en silence ; cela signifiait en effet que de nouveaux prisonniers arriveraient le lendemain.
397Mais si au contraire il disait : « Que Dieu vous accompagne, en paix, en paix… », alors la joie et l’espoir revenaient, et chacun d’entre nous était persuadé que certains seraient libérés.
398Et curieusement, figurez-vous que la prophétie d’Oncle /Sâli/h s’est réalisée plus d’une fois.
Les sharâshif15
399Mu/hammad al-Gharbî ‘Amrân
400 Marzûq entra dans l’hôpital, suivi de sa femme. Au bout du couloir ensoleillé était assis le marchand d’herbes, qui observait en souriant les mendiants et les passants. Dans le brouhaha, Marzûq lui chuchota qu’il n’y avait toujours pas d’amélioration, pendant que l'autre préparait ses ordonnances. Le marchand lui tendit alors plusieurs petites boîtes et quelques sachets roulés, tout en lui donnant des explications que Marzûq écoutait avec recueillement. « Ça, tu le prends avec un œuf, très tôt le matin, à jeun ; et ça chaque jour, avant de coucher avec elle. Celui-là, enduis-en tes mains et tes pieds. Et ça, c’est de l’encens. » À côté du voyant16 vint s’étendre un individu sans bras ni jambes, qui remuait comme le balancier d’une horloge en récitant le Coran. La bouche du voyant inspirait à Marzûq un profond dégoût, cette bouche presque sans dents, rongée par un liquide jaunâtre, et qui crachait des postillons.
401 Il sentit un pelage doux passer entre ses jambes nues et frissonna. C'était une chatte noire, suivie de ses cinq petits effrayés. Il lui donna un violent coup de pied, avant d'entrer dans la salle d'attente. Ahuri, palpant dans sa poche les sachets de remèdes, il se planta devant l'entrée de cette grande salle sur laquelle s'ouvraient les portes des cabinets médicaux. Il dévisageait les autres patients, tandis que sa femme, comme à son habitude, s’était tapie dans son ombre. Il était encore tôt. Marzûq redressa sa moustache tombante et rabattit sa fû/ta17 sur ses genoux.
402 Il regarda la foule des femmes assises sur les banquettes rangées les unes derrière les autres. Il secoua sa veste en treillis et dit à sa femme d'une voix forte :
403 – On est en retard, elles ont passé toute la nuit ici.
404Puis il ajouta :
405 – Essaie de leur passer devant.
406Elle acquiesça. Il poursuivit :
407 – Moi, je vais retourner au laboratoire chercher les analyses. Si je tarde, attends-moi sur cette banquette.
408Sans attendre sa réponse, il traversa la masse des sharâshif. D’une main tremblante, il saisit dans sa poche le flacon de sperme et, après l’avoir contemplé, il le remit à sa place.
409Marchant d’un air absent, il tournait et retournait dans son esprit cette question :
410 – Et si vraiment le problème venait de moi ?
411Les questions s’engendraient les unes les autres, comme les nuages.
412 – Pourquoi moi ?
413Tout à coup, un petit brun au teint mat le heurta. Allongée par terre au bout du couloir, une femme éparpillée ; son ventre cachait dans son ombre cinq petits couleur de café. Elle tendit la main.
414 – Donne-moi ce que Dieu t’a donné.
415Il la regarda fixement et murmura :
416 – Elle se moque de moi ?
417Dans sa tête, une voix reprenait des milliers de fois ce qu’elle lui avait dit.
418Il revint vers elle tout en dévisageant les petits, puis il s’écria :
419 – Donne-moi ce que Dieu t’a donné !
420Il la laissa là, stupéfaite ; elle rassembla les petits dans son giron. Il regagna à la hâte la salle d’attente, mais n’y trouva pas sa femme. Il se dit qu’elle était encore chez le médecin. Le temps passait…
421 Des femmes entraient et sortaient du cabinet « Maladies des femmes ». Il se demandait toujours où elle pouvait bien être. Autour de lui, des êtres sans visages. La couleur noire l’éblouit. Il s’avança, à la recherche de sa femme au milieu d’un océan de sharâshif. « Qui la connaît ? », se demandait-il.
422Alors qu’il la cherchait parmi ces visages cachés, il eut peur de la laideur. Il comprit que derrière ces voiles se cachait la réincarnation d’âmes monstrueuses.
423 Soudain, son visage s’illumina, un grand sourire apparut dans ses yeux. Il connut l’euphorie de la victoire, comme après une longue quête. Son âme s’écria : « La voilà ! » Il s’avança, la saisit fermement et la tira des masses informes.
424 Mais il entendit alors une voix qui lui était inconnue. Il fut saisi d’effroi : une voix étrangère appelait au secours. Ce n’était pas sa femme !
425 Il resta interdit et regarda autour de lui en implorant son propre pardon : « Je croyais pourtant que c’était bien elle ». Il revint s’asseoir, épuisé et, tâtant la banquette froide, il releva la tête avec peine. « Comment la reconnaître ? Je suis pourtant sûr qu’elle est parmi elles. Ah, si elle levait la main ou si elle venait vers moi, la s… »
426Il était dévoré par la perplexité. « Ah ! ses chaussures en plastique noir, se dit-il. Je vais la reconnaître grâce à ses chaussures… » Et il chercha parmi les chaussures. Tous ces pieds s’entremêlaient. Il aurait voulu voir toutes ces femmes se mettre en rang devant lui. Patiemment, il fixa la forêt de jambes.
427 Une paire de chaussures blanches lui plut, une paire différente de celle qu’il cherchait, et qui s’agitait nerveusement. Il leva les yeux vers sa propriétaire : une robe rose sur un corps élancé ; un visage rond, à demi dissimulé derrière des lunettes noires. Perplexe, il se demanda : « Depuis combien de temps me surveille-t-elle ainsi ? » Il se mit à l’examiner du coin de l’œil. Elle regardait toujours dans la même direction. Quant à lui, il lui volait quelques coups d’œil admiratifs, se redressant sur son siège, avec le sentiment d’être surveillé par une jolie fille. Le petit brun au teint mat était assis à côté d’elle.
428 De temps en temps, elle le prenait sur ses genoux, laissant courir ses doigts nus sur son visage et sur son cou, et lui chuchotant quelque chose à l’oreille. Le petit riait et lui chuchotait aussi quelque chose. Elle lui souriait…Le petit s’échappait d’entre ses bras, revenait en courant, et elle reprenait ses caresses. Elle regardait en direction de Marzûq en souriant, tandis que, préoccupé par son attitude, il était submergé par les questions : « Est-ce que ce serait son fils ? Qu’est-ce qu’elle peut bien lui dire ? Et pourquoi est-ce qu'elle me regarde en souriant ? »
429Heureux, il la regardait.
430Pendant que le petit se faisait plus familier et venait même jouer avec ses doigts, Marzûq lui murmura quelque chose à l’oreille. Le petit se mit à rire, espérant tout savoir.
431 Une main aux veines saillantes, une voix qui grondait l’enfant : c’était un homme à la peau desséchée comme une vieille écorce. Les yeux de Marzûq se dirigèrent vers la femme, comme pour l’appeler au secours. Elle ne bougea pas. Les traits de son beau visage demeurèrent immobiles. Quand la voix de la secrétaire appela : « Anwâr A/hmad ‘Alî », elle se leva, embarrassée. Entendant son nom, elle se pencha vers le carrelage comme quelqu’un qui cherche quelque chose dans l’obscurité. Troublé, il s’approcha pour l’aider. Il fut saisi par des parfums inconnus. Sentant sa présence, elle dit d’une voix embarrassée :
432 – S’il vous plaît, mon sac…
433Il remarqua le sac posé à côté d’elle et le lui tendit en silence. Il réfléchit : « Elle ne le voit pas ? »
434 – S’il vous plaît, conduisez-moi jusqu’à la porte, je vous prie.
435Son beau langage lui plut. Il l’aida, mais sans oser la toucher, et fut saisi d’étonnement en contemplant les traits de son visage et ses lunettes noires. Il regagna sa banquette pour attendre. La salle d’attente s’était agrandie. Les affiches se détachaient plus nettement sur le mur couvert de taches. Il se mit à faire les cent pas en les déchiffrant…
436Le sida, maladie du siècle.
437Diarrhée.
438Les enfants.
439Protège ton enfant.
440Il lut tout cela plusieurs fois.
441La tuberculose est une maladie dangereuse.
442 Il n’y avait plus maintenant que quatre femmes. C’était tout ce qu’il restait dans la salle. L’une d’elles se roulait sur le carrelage lisse. La cautérisation avait fait saigner sa nuque et ses jambes. Une autre se débarrassait de tout un tas de talismans en peau, dont l’un s’était coincé entre ses seins impressionnants. Il toucha ses propres cicatrices de cautérisation, sur la poitrine et sur la nuque.
443 Il se souvint de ses séjours aux sanatoriums de Khawlân et Rayma. Il soupira. Quand il reprit ses esprits, la salle était froide et vide. Son cœur battait. Que faire ? Où était-elle ?
444« Je ne rentrerai pas à la maison. Ni au village ! Chaque fois, j’ai des problèmes. Ils diront : « Il a perdu sa femme dans la ville ! » Je vais la répudier, tiens !… »
445 Il se planta devant la porte du cabinet « Maladies des femmes », jusqu’à ce qu’en sortît une femme vêtue de blanc et dont le ventre semblait près de toucher le sol. Son visage était pâle et creusé ; elle était suivie de trois femmes vêtues comme elle et portant des chaussures noires. « De vraies soldates », s’exclama-t-il. Passant la tête par la porte du cabinet pour appeler au secours, il n’y trouva que des odeurs malsaines et putrides, puis il s’écria : « Où est ma femme ? ». Une voix sans visage lui répondit :
446 – Tout le monde est parti.
447 – Où est le docteur ?
448L’une des infirmières lui indiqua la femme au visage creusé, qui traversait les barrières qui séparaient le département des femmes de celui des hommes. Personne. Personne. Un mot qui le terrassait.
449 Il s’assit sur un petit escalier, regardant l’horloge qui, accrochée à côté du chef du pays, indiquait quatorze heures. Il était seul dans cet endroit étrange. Il imagina les femmes du village à son retour. Les jeunes du village. Les murmures qui envahissent tout. Affolé, il s’écria : « Non, je ne rentrerai pas sans elle ! » Il retrouva son calme et regarda autour de lui. Il entendit le bruit de quelque chose que l’on déchire ; le bruit devint plus fort, il se retourna. La chatte noire s’étirait sur un sac de jute usé, là-bas dans un coin. Elle faisait ses griffes ; ses cinq petits jouaient autour d’elle. Elle faisait ses griffes et le regardait, mystérieuse, ironique. Il se demanda : « Est-ce qu'elle comprendrait l’état dans lequel je suis ? Ou bien est-elle l’incarnation de la maudite ? D’où a-t-elle ses cinq petits ? Elle n'est pas stérile, elle non plus ? »
450Elle s’avança vers lui avec détermination, suivie de ses petits tout fiers. Il ressentit une sorte de peur et de solitude. Elle continua d’avancer en le regardant ; il luttait contre un sentiment étrange.
451Il fut sauvé par des voix et du bruit qui venaient de la cour, où un groupe de femmes formaient une tache noire. Il ne comprit pas de quoi il s’agissait.
452Il prit une pierre qu’il jeta à la chatte, mais elle continua d’avancer vers lui avec détermination, profitant de sa solitude. Elle faisait ses griffes. Il lui lança une deuxième pierre. Elle se précipita vers lui. Il s’enfuit en courant, sans oser la regarder une seconde fois.
L’Ombre de Wilâya, p. 127-129
453‘Azîza ‘Abd Allâh
454Oh Wilâya ! Pourquoi ne m’as-tu jamais regardé comme un homme ? Même après que ma moustache a dessiné une ligne et qu’un léger duvet m’est apparu sur le menton, tu m’appelais Jiji. Le jour de mon départ pour Moka, je me suis approché de toi pour te dire au revoir. Au lieu de me saluer comme un adulte, tu m’as serré dans tes bras en m’embrassant sur le front, comme si j’étais encore un gosse… A la porte, alors que ma mère pleurait, tu m’as dit : « ne pars pas longtemps, Jiji. Tu me manqueras autant qu’à ta mère…car je te considère comme mon petit frère »… Wilâya, pourquoi me traiter ainsi ?!! A mon retour, après une absence qui a duré plus de sept ans, je t’ai cherchée avant même de chercher ma mère, mais j’ai appris que tu t’étais mariée. A partir de ce moment-là, je n’ai plus eu envie de rester… Je suis parti à nouveau et, depuis ce jour-là, je suis à ta recherche. J’ai cru pouvoir te retrouver, ou du moins une partie de toi dans la femme que j’ai épousée…jusqu’au jour où j’ai découvert que Dieu, Son Nom soit loué, n’avait créé aucune femme à ton image. Pourtant, je n’arrivais pas à m’en convaincre. Alors, j’ai voyagé de par le monde et j’ai fait fortune. J’étais content de voir quelques cheveux blancs pousser : maintenant je suis un homme, un homme riche ; ceci peut m’apporter dignité et grandeur.
455(Nâjî ‘Alî continua son monologue intérieur comme s’il cherchait un soulagement à son chagrin alors que l’ombre de Wilâya déployait ses ailes autour de lui).
456Certes, tu ne sais pas que j’étais décidé à rentrer, gai et exalté, lorsque j’ai appris que la révolution avait éclaté, éliminant ainsi les oppresseurs et empêchant désormais les fils du gouverneur ou autres de nous chasser, ma mère et moi, de notre maison. Je m’apprêtais à l’idée du voyage et à la joie de te retrouver. Parfois, je me disais que tu changerais d’avis lorsque tu saurais ce que je ressens pour toi et que tu accepterais de m’épouser. Si cela s’avère impossible, il suffit que tu saches que je ne suis plus Jiji, le petit garçon de la tante Amîna…Il me suffit de te voir en chair et en os et plus en rêve… Je serais satisfait si ton ombre, qui me poursuivait à l’étranger et me rendait malade, ne m’obsédait plus… Ah ! Si tu savais, toi qui possèdes mon âme, qui tu es pour moi… Croiras-tu que le parfum de ton mashqur18, si fort, me poursuivait partout… jusqu’au jour où j’ai rencontré cette p… qui m’a paru te ressembler et m’a fait tomber sous sa coupe. Je pensais en l’épousant que c’était toi que j’épousais. Je pensais que le fait que tu épouses un autre homme était une illusion, un simple cauchemar, et que tu m’attendais toujours. Inquiet pour toi et impatient de te revoir, je pensais que mes illusions ainsi que mes cauchemars n’étaient dus qu’à mon imagination. Non. Non. Je refuse de revivre le même drame. Même ton image, je ne la laisserai plus s’emparer de moi. Je ne permettrai plus jamais à ton ombre de me torturer…je ne penserai plus à toi… même à ma mère, je ne penserai plus… sa vache lui suffit… je lui enverrai ce qu’il lui faut d’argent et je lui écrirai de temps en temps… quant à toi, crois-moi, je ne penserai plus à toi pour pouvoir me venger de cette maudite Anglaise… mais cela me paraît impossible à moins que ton ombre ne me hante plus… sais-tu pourquoi ? Parce qu’à chaque fois que je me résous à la tuer, tu apparais devant moi à sa place.
Le Gouvernement du cheval et les conseils des ânes, p. 223-227
457‘Abd al-Karîm al-Râzi/hî
Offre d’emploi
458Le village des Rats fait part de son besoin d’un cheikh, qui doit jouir des capacités et qualifications suivantes :
4591- Etre analphabète ; tout ignorer de la lecture et de l’écriture.
4602- Que sa vie et sa conduite ne soient pas irréprochables.
4613- Etre ébouriffé, poussiéreux, repoussant, difforme et plein de tares : borgne, dur d’oreille, voire sourd. Qu’à Dieu plaise.
4624- Etre allergique à l’eau et au savon, pouilleux ; que son odeur vous prenne à la gorge ; que les araignées fassent leur nid dans ses oreilles ; qu’il soit obèse ; que sa tête soit grosse, son crâne dur, ses dents pointues ; que sa vue porte malheur ; qu’il sème la panique dans les esprits des ennemis des Rats.
4635- Qu’il ait une expérience dans le brigandage, l’enlèvement des touristes, l’intimidation des innocents ; qu’il ait pris part au sac de Sanaa ou à celui d’Aden , qu’il ait un abondant bagage en matière de pillage, de rapine, de vendetta et d’enlèvement.
4646- Qu’il soit de ceux qui prescrivent ce qui est répréhensible et proscrivent ce qui est recommandé, ne distinguent pas le licite de l’illicite, hardis à combattre le Vrai et à faire triompher les Rats, même si c’est injuste.
4657- Etre entreprenant, obstiné, dur, pugnace ; ne pas craindre l’Etat ; ne pas respecter la loi ni l’ordre y compris le nouvel ordre mondial.
466Pour signer un contrat de travail, qui en a le désir doit se présenter au local de l’association des Rats avec les pièces suivantes :
4671 - Armes personnelles légères et lourdes.
4682 - Photocopie de la carte d’identité.
4693 - Quelques clichés des déprédations s'ils existent.
4704 - Attestation de qualification.
4715 - Photographie de la tête et du crâne.
4726 - Radiographie des dents et des oreilles.
4737 - Curriculum vitae concis.
4748 - Certificat médical signifiant l’aptitude au service, délivré par un vétérinaire.
475Au nom de Dieu clément et miséricordieux
Contrat de travail du village des Rats
476Avec l’aide de Dieu le Très-Haut ce contrat a été conclu le …/…/1999 entre :
4771 - Le village des Rats représenté par l’association des Rats, dénommée ci-après « la première partie ».
4782 - Le cheikh…, dénommé ci-après « la deuxième partie ».
479L’accord porte sur les points suivants.
480Premièrement : La deuxième partie accepte de travailler comme cheikh du village des Rats et s’engage à :
481A - protéger les Rats contre les Chats et s’opposer à toute attaque à laquelle ils seraient confrontés.
482B - rehausser le moral des Rats et les débarrasser de leur bassesse, dans l’objectif de les faire sortir la queue haute des fosses de vilenie où ils se terrent.
483C - faire du lobbying dans les sphères gouvernementales afin d’arriver à mettre en œuvre divers projets pour le village. Le cheikh des Rats aura le droit d’employer tous les moyens de pression sur le gouvernement. Il pourra recourir au brigandage, à l’enlèvement de touristes et autres actes de piraterie, afin de garantir les droits des Rats et ses projets légitimes.
484D - Le cheikh des Rats a le droit de recourir à l’aide de tout particulier qu’il choisira. Il peut s’associer avec le diable lui-même pour mener à bien les missions et s’acquitter des responsabilités qui lui ont été confiées.
485Deuxièmement : La première partie s’engage vis-à-vis de la deuxième partie à ce qui suit :
486A - Assurer le gîte, le couvert, la boisson, le qât, ainsi que les cigarettes et diverses qualités de tabac à priser.
487B - Fournir les moyens de transport, d’enlèvement et de pillage.
488C - L’octroi d’une part de 50% sur toute somme obtenue du gouvernement ou autre (rançon, butin, etc.).
489D - L’obéissance aveugle de la part de tout Rat, jeune ou vieux.
490E - En cas de décès du cheikh, ou s’il tombe au combat au cours d’une opération, le village des Rats ne porte aucune responsabilité, sauf celle de l’envelopper d’un linceul et de le conduire à sa dernière demeure dans son village en des funérailles solennelles dignes de lui, cheikh et martyr qui s’est voué à la défense de la cause des Rats.
491Troisièmement : La durée de ce contrat est d'un an renouvelable.
492Quatrièmement : Si ce contrat était rompu par consentement mutuel ou par jugement, la première partie s’engage à verser une indemnité de cessation de travail à la deuxième partie sur la base d’une caisse de munitions par année de travail.
493Cinquièmement : Tout ce qui n’a pas été stipulé dans ce contrat relève des modalités du droit du travail en vigueur et du règlement intérieur de la première partie.
494Sixièmement : Ce contrat prend effet à compter du …/…/1999 et oblige les deux parties. Deux exemplaires originaux ont été établis de la main de chaque partie. Que Dieu nous assiste.
495La première partie La seconde partie
496Nota bene
497Si, un mois après la diffusion de cette annonce, aucun cheikh ne s’est présenté ou si les candidats ne possèdent pas les capacités et les qualifications requises, le village des Rats se réserve le droit de diffuser à nouveau cette annonce dans la presse étrangère ainsi que par les canaux satellites mondiaux, dans les trois langues suivantes : l’arabe, l’anglais et le français. En effet, le village des Rats ne peut se permettre d’entrer dans le vingt-et-unième siècle, siècle de tous les défis, sans cheikh de pointe.
Notes
Pour citer cet article
Référence électronique
Atelier de traduction ENS-INALCO, Houda Ayoub et Luc-Willy Deheuvels, « Fenêtres sur la littérature yéménite contemporaine », Chroniques Yéménites [En ligne], 10 | 2002, mis en ligne le 07 septembre 2007, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/142 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.142
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