Un jour nouveau dans la vieille ville de Sanaa
Texte intégral
1Film long métrage, 2005
2Le film de Badr al-Hirsi, Un jour nouveau dans la vieille ville de Sanaa, est une grande première : il peut en effet être considéré comme le premier long métrage de fiction réalisé au Yémen par un metteur en scène yéménite, et avec une production et un casting en majorité yéménites (même si la post-production s’est déroulée à Londres).
3Il aura fallu attendre 43 ans après la révolution de 1962 pour que ce mode d’expression moderne par excellence voie enfin le jour au Yémen. Il faut cependant signaler une production de films documentaires qui commence à décoller depuis quelques années avec les courts métrages de Khadîja al-Salâmî, cinéaste désormais reconnue internationalement, qui s’est distinguée récemment par trois films particulièrement remarquables sur le statut de la femme yéménite : l’un sur Mahfûza, une jeune femme de la région de Milhân qui s’était présentée aux élections législatives de 1997 ; un second sur une petite fille de la vieille ville de Sanaa qui refusait de porter le voile ; un dernier sur deux femmes aux destins opposés : Amîna, victime d’un mariage précoce et condamnée à mort pour le meurtre (non prouvé) de son mari, puis grâciée par le président de la République, et Amat al-‘Alîm al-Sûsûa, autre féministe et spécialiste des média et qui s’était battue pour la grâce d’Amina pendant qu’elle était ministre des Droits de l’Homme.
4Il faut également citer un précurseur bien oublié, une comédie musicale réalisée par le musicien adénite Ahmad Qassem dans les années 1960 au Caire, mais qui devait plus à l’influence de ce genre alors florissant en Égypte, qu’à la culture yéménite elle-même.
5Le film de Badr al-Hirsi se présente au contraire comme une entreprise délibérée pour mettre en valeur la culture traditionnelle du Yémen, et en particulier son aspect le plus emblématique, la vieille ville de Sanaa, classée par l’UNESCO en 1984. Badr al-Hirsi poursuit en cela une démarche amorcée par un court métrage qui avait déjà reçu un certain écho, Le Sheikh anglais et le gentleman yéménite, où il jetait sur le Yémen deux regards croisés, le sien, d’émigré yéménite en Grande-Bretagne, et celui de son complice Tim MacIntosh, orientaliste bitannique installé de longue date à Sanaa.
6Avec Un jour nouveau dans la vieille ville de Sanaa, le propos est beaucoup plus ambitieux puisqu’il consiste, à travers ce genre classique du long métrage de fiction, à rejoindre le courant principal de la culture mondialisée : à quand le Yémen sera-t-il représenté au Festival de Cannes ?, peut-on se demander…
7Târiq, un jeune homme de bonne famille, va se marier avec Bilqîs, qui a été choisie pour lui par sa soeur, mais dont, selon la tradition, il n’a jamais vu le visage. Un peu avant les noces, Târiq tombe victime d’un quiproquo : une nuit, il aperçoit dans la rue, une jeune femme portant la robe qu’il a offerte à sa fiancée ; il est alors pris entre le sentiment amoureux que lui inspire cette femme et le sentiment de honte que lui inspire le fait que sa future épouse puisse déambuler ainsi toute seule dans la nuit en contravention totale avec les normes sociales très conservatrices, dominantes à Sanaa. Le quiproquo se poursuit sur fond de bavardages féminins et de palabres publiques des hommes, y compris avec un photographe italien quelque peu perdu dans ce labyrinthe sanaani de ruelles tortueuses, et d’intrigues qui le sont tout autant. Jusqu’à ce que le fiancé comprenne qu’en fait, la femme qu’il a entrevue et dont il est tombé amoureux, n’est pas sa fiancée, mais Inès, la propre coiffeuse de celle-ci, qui appartient donc à une caste sociale inférieure, naqqâsha, « décoratrice », où il est inimaginable qu’il puisse prendre femme. De plus, la rumeur publique accuse Inès d’avoir volé la robe (méfait caractéristique, qui confirmerait les mauvaises moeurs des membres de cette classe sociale méprisée). Puis, après un nouveau rebondissement narratif, Târiq comprend que, contrairement à ce qu’il croyait, la robe n’avait pas été volée, mais tout simplement jetée par la fenêtre par sa fiancée qui ne l’avait pas trouvée à son goût, et simplement retrouvée par Inès qui n’en connaissait pas l’origine. Dès lors, le jeune homme rompt avec sa fiancée indélicate et se lie avec la jeune coiffeuse contre l’avis de sa famille. La question de la mésalliance est bien sûr au centre de l’intrigue et au centre du film. Finalement, les deux amoureux décident de partir, de quitter le pays pour pouvoir vivre heureux ailleurs. Mais au rendez-vous, symboliquement donné la nuit sur la rive du fleuve Sâ‘ila qui coupe la ville de Sanaa en deux, la jeune femme de basse extraction est seule, et le fils de bonne famille ne viendra pas : il n’aura pas osé transgressé le tabou social et se consolera dans la prière.
8J’aurais pu, chers lecteurs, ne pas vous raconter la fin de l’histoire, selon la coutume des critiques, pour vous donner davantage envie de voir le film. Mais ce faisant, j’aurais manqué de vous livrer la nature de cette oeuvre : ici, pas de happy end, c’est d’une véritable tragédie qu’il s’agit, digne de Roméo et Juliette. L’amour est mis en échec par les valeurs traditionnelles hiérarchiques (qui ont été bien étudiées par les anthropologues). La prégnance de ces valeurs est vécue par de nombreux Yéménites comme un destin, voire comme une malédiction, car même quand ils veulent y échapper, ils ne le peuvent pas. À travers ce scénario très classique mais extrêmement bien senti, la condition sociale très particulière de l’Homme yéménite atteint directement un niveau d’universalité compréhensible pour tout spectateur étranger ou pas. C’est ce qui, à mon sens, peut faire le succès du film. Cependant, au vu de l’accueil du public yéménite (assez restreint, car le film n’a pas eu de large diffusion), ce succès reste ambigu, car cette fin tragique, loin de plonger le public dans l’affliction que l'on pourrait en attendre, a provoqué des applaudissements chez certains spectateurs (notamment masculins), montrant ainsi que POUR EUX, il s’agissait d’une happy end !
9D’autres aspects du film sont plus discutables, mais ils posent des questions très intéressantes sur l’accession de la culture yéménite à l’universalité – et bien sûr, à quelle universalité ? En d’autres termes, il pose le problème de l'image que le Yémen et les Yéménites souhaitent présenter d’eux-mêmes à l’extérieur, bref, la définition de leur identité vis-à-vis d’un monde en pleine globalisation.
10Le metteur en scène a manifestement pris le parti de nous montrer la vieille ville de Sanaa dans toute sa beauté : les façades des maisons, les jardins ; le savoureux dialecte sanaani est souligné dans plusieurs scènes où participent des personnages secondaires (l’héroïne, jouée par une actrice libanaise, a été doublée en dialecte yéménite) ; la procession chantée de la mariée est tout-à-fait authentique. Les costumes ont reçu un soin particulier, mettant en valeur leurs particularités ethniques (grâce à la participation d’une modiste yéménite). Il est cependant un trait de civilisation qui apparaît plus flou par le film, c’est l’ameublement et la manière de s’asseoir qui va avec : au lieu des matelas et des coussins qui permettent habituellement de s’asseoir par terre, les principaux personnages sont assis sur des chaises et sont attablés comme dans n’importe quel film occidental ou égyptien. Une seule scène représente une séance traditionnelle, il s’agit d’une fête de mariage chez les femmes ; encore le grand salon est-il presque vide, et lorsque les femmes le quittent (il s’agit du moment très triste où l’on apprend que le mariage ne va pas avoir lieu), on s’aperçoit qu’il est dépourvu de l’ameublement sanaani habituel, tellement beau et confortable. Le spectateur averti ressent alors une sorte de disparité, de fossé, qui est difficile à analyser, mais qui le met mal à l’aise. De fait, ce contraste se présente surtout entre les scènes et les acteurs secondaires, représentant une sorte de décor traditionnel, et les scènes et les personnages principaux, qui représenteraient seuls la réalité vraie, celle de l’intrigue et des vrais enjeux sociaux, la réalité moderne.
11Simultanément, l’histoire est racontée par une voix off en anglais, assez déconcertante au début. Celle-ci n’est autre que la voix du photographe italien, qui joue un rôle en apparence mineur dans l’intrigue mais qui, travaillant avec Târiq et étant souvent accompagné par lui, traduit, à l’intention du spectateur (yéménite ou étranger ?) les sentiments intérieurs de Târiq, et au fur et à mesure qu’il les découvre ou les déduits. Tentant en permanence de capter avec son appareil l’image des femmes yéménites voilées (qui se dérobent en apparence à l’objectif, avec patience ou malice), le photographe italien devient la métaphore d’un regard étranger, international, qui se pose sur le Yémen et s’interroge sur l’énigme qu’il représente : quel est ce pays étrangement beau, nous demande-t-il en substance, où il est impossible d’être heureux en amour ? Ce mécanisme narratif, en même temps que symbolique (en forme de miroirs et reposant sur des transgressions et des paradoxes) atteint son maximum de subtilité lors d’une scène superbe où le photographe se fait peindre, sur son dos nu, un motif de naqsh, normalement destiné aux femmes pour la cérémonie de mariage (transgression de genre), par Inès (nouvelle transgression), la coiffeuse en personne (spécialiste de cet art typiquement sanaani). Les prises de vue du naqsh sont assurées par Târiq lui-même (inversion des rôles professionnels), profondément ému, comme on peut l’imaginer, d’observer Inès dessiner les motifs de ses mains habiles, sans pouvoir ni lui parler (elle est chaperonnée par son petit frère), ni capter l’image de ses mains, à la fois gantée et interdites d’être photographiées…
12Ainsi, comme on le voit, le film au titre très symbolique Un jour nouveau dans la vieille ville de Sanaa, met-il en scène l’un des dilemmes principaux auxquels sont confrontés les jeunes Yéménites aujourd’hui : comment concilier la tradition et la modernité en particulier dans les relations sociales, trop souvent hiérarchisées ? Mais plus largement, comment préserver leur identité culturelle tout en s’ouvrant au monde extérieur et ses techniques importées ? Si le film répond à ce besoin de représenter le Yémen et le peuple yéménite à l’étranger, c’est par ce jeu de miroirs subtilement décalés que Badr al-Hirsi avait initié avec son premier film. Ce faisant, il évite pour l’essentiel les clichés exotiques dans lesquels le film aurait pu tomber. Ce décalage savamment aménagé permettra-t-il au Yémen d’entrer dans la modernité audio-visuelle tout en restant lui-même, au plus près de son identité culturelle ? C’est à l’accueil qui lui sera fait par le public yéménite que l’on pourra répondre à cette question…
Pour citer cet article
Référence électronique
Jean Lambert, « Un jour nouveau dans la vieille ville de Sanaa », Chroniques Yéménites [En ligne], 13 | 2006, mis en ligne le 08 octobre 2007, consulté le 10 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/1398 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.1398
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