1Au terme d’une lutte armée de trente ans contre l’occupant éthiopien, l’Érythrée célèbre son indépendance le 24 mai 1993. Asmara, capitale du nouvel État étonne les premiers touristes qui s’émerveillent devant la propreté des rues et le charme désuet des échoppes de barbier, les avenues bordées de palmiers et de roses trémières, les façades ocres ou mauves à l’italienne (Guillebaud 1996, p. 169). Beaucoup voient en Asmara une capitale africaine hors norme, se distinguant des centres urbains congestionnés et délabrés du continent (Lacey 2003, p. 51). Si Asmara se prévaut d’être restée une petite ville provinciale à l’italienne, elle demeure avant tout le cœur économique et politique d’un pays extrêmement pauvre. Depuis l’indépendance, elle accueille les anciens combattants de la guerre de libération, le retour des réfugiés du Soudan, d’Éthiopie comme les paysans qui affluent des provinces rurales. Face à cette croissance démographique, l’État décide d’organiser le développement urbain d’Asmara en contrôlant les mouvements fonciers et en planifiant l’extension d’Asmara. La nouvelle capitale se doit de refléter la modernité du plus jeune État africain : il s’agit de réaliser de nouveaux quartiers qui accueilleront aussi bien les néo-citadins venus des différentes provinces d’Érythrée que les riches citoyens revenus d’Europe ou d’Amérique du Nord1. Lorsque l’État décide d’étendre la ville, il entend à la fois urbaniser les terres agricoles des villages environnants et intégrer ces derniers à la nouvelle agglomération en tant que nouveaux quartiers d’Asmara. Aujourd’hui, plusieurs villages périphériques ont été incorporés au système urbain : on observe une continuité croissante du bâti entre le centre ville et ces espaces. En effet, les interstices sont progressivement comblés par de vastes zones résidentielles.
2Nous avons choisi, dans le cadre d’un travail de maîtrise, d’analyser les bouleversements que connaissent ces villages depuis l’indépendance : au-delà des processus d’urbanisation et de la multiplication rapide des zones résidentielles à proximité des vieux noyaux villageois, il s’agissait d’étudier la manière dont la ville pénètre, ou non, ces espaces. Nous avons alors bénéficié de l’analyse réalisée par un bureau d’études français, le BCEOM, chargé de proposer au gouvernement érythréen un plan directeur pour l’aménagement de l’agglomération2. Nous avons notamment pu accéder au fonds documentaire rassemblé par les consultants afin de procéder à l’étude préliminaire. Cependant, Asmara reste aujourd’hui un terrain quasiment vierge de toute étude géographique : notre analyse repose donc presque exclusivement sur un travail de terrain mené dans un village périurbain, Kushet. Il s’agissait d’y mesurer l’ampleur des mutations engendrées par l’expansion urbaine. Le village de Kushet est habité par environ cinq mille cinq cent personnes (bceom 2004 b, p. 3). Situé à seulement huit kilomètres au sud-ouest du centre d’Asmara, il est relié à la ville par une route goudronnée. Celle-ci constitue un axe orientant la croissance urbaine : des lotissements de haut standing émergent tout le long du tracé. Kushet présente une des réalisations les plus abouties du projet étatique d’urbanisation des villages. L’utilisation du sol sur l’ancien territoire de Kushet est précisée dans un rapport de la municipalité d’Asmara : le « vieux village » et une zone d’extension résidentielle constituent les espaces bâtis, quelques hectares de terres agricoles sont maintenus pour les natifs de Kushet alors que la plus grande partie des terres a été réaffectée par les pouvoirs publics au développement de nouveaux lotissements pavillonnaires ou collectifs (Municipality of asmara 1996, p. 1). Kushet est l’un des premiers espaces périphériques à avoir été intégré administrativement à la municipalité d’Asmara. Peut-on cependant considérer l’ancien village comme un quartier à part entière de la ville ?
3L’expansion urbaine est un phénomène planifié à Asmara. La croissance d’Asmara s’effectue à l’intérieur d’un cadre légal précis. La Proclamation no. 58/1994, ou Land Proclamation est une forme de décret faisant table rase de tous les systèmes préexistants de propriété foncière et transférant la propriété de la terre nationale à l’État érythréen. La Proclamation entérine notamment le droit d’usufruit des citoyens sur une parcelle de terre, reconnaît le droit d’exproprier au gouvernement. Le texte s’inscrit en rupture avec le système traditionnel de tesa (ou diesa) qui avait cours dans la région actuelle d’Asmara et qui était fondé sur la propriété villageoise de la terre et sur sa redistribution fréquente au sein de la communauté (favali, pateman 2003).
4Le projet de développement urbain Tesa Development repose sur cette législation. Il prévoit de distribuer aux citoyens des parcelles à vocation exclusivement résidentielle en lieu et place des terres agricoles périurbaines. Une zone d’expansion, dite de Tesa Development, doit alors être accolée à chaque village : elle est divisée en parcelles de 500 m2, destinées à accueillir les bénéficiaires.
5Ce projet a été initié immédiatement après l’indépendance : le gouvernement a alors décidé de distribuer des terres aux villageois et a présenté les espaces périurbains comme les fers de lance de la dynamique urbaine d’Asmara. Il s’agissait de s’assurer le soutien des villageois qui se partagent traditionnellement l’ensemble du territoire environnant Asmara. Lorsque les villageois se consacrent à tirer des bénéfices d’une parcelle à usage résidentiel, ils ne sont plus en mesure de conserver le territoire agricole collectif. Afin de briser la cohésion villageoise, l’État individualise le rapport à la terre : les habitants gèrent seuls leur terrain à bâtir et n’ont plus à s’organiser en communauté solidaire pour cultiver les surfaces agricoles.
6Le gouvernement est alors en mesure de réaffecter les anciennes terres agricoles à de vastes projets résidentiels, contrôlés par l’État.
7En lançant une telle politique de distribution des terres dans le Grand Asmara, l’État encadre la création d’un marché immobilier. Le parc de logement est saturé dans la capitale. Dans la plupart des quartiers, l’entassement est associé à des conditions de vie précaires alors que la forte demande en logements entraîne l’augmentation des loyers.
8Ce contexte rend favorable les spéculations foncières sur les espaces périurbains : ces derniers disposent de zones urbanisables, découpées en larges parcelles de 500 m2. Les bénéficiaires contribuent ainsi à organiser, dans le cadre du contrôle étatique, le peuplement du Grand Asmara. Les villageois qui reçoivent, individuellement, une parcelle à bâtir de 500 m2 ont adopté une stratégie originale : ils divisent systématiquement cette surface en deux. La plupart construisent une résidence sur 250 m2, la louent et réunissent les fonds suffisants pour bâtir et s’installer sur l’autre moitié.
9Le fonctionnement de l’ancien village, caractérisé par la monoactivité agro-pastorale disparaît : les nouveaux locataires travaillent à la ville et importent un nouveau mode de vie. L’État a créé un marché immobilier qui assure notamment la fixation des populations immigrantes dans des espaces planifiés. Cependant, l’importance des bouleversements qui touche ces villages étendus ne semble pas avoir été prise en compte.
10Kushet présente une réalisation presque aboutie du projet de Tesa Development : une zone d’expansion, bâtie et habitée, est désormais accolée à un « vieux village ». En distinguant le « vieux village » de ce qu’ils appellent « Dubaï », les habitants expriment une récente dualité. L’expression « vieux village » est associée à l’inconfort, au sous-équipement, à la saleté : l’espace désigné est dépourvu de modernité. Surnommer la zone de Tesa Development « Dubaï » permet, en revanche, d’insister sur le luxe des maisons et la richesse de leurs propriétaires. Cette appellation trouve son origine chez les nombreux habitants de Kushet, qui ont vécu à « Dubaï » et qui, à leur retour en Érythrée, ont trouvé à se loger dans la nouvelle zone résidentielle.
11La réalisation d’une aire de Tesa Development à Kushet a favorisé l’immigration dans le « vieux village ». Ce projet de développement urbain s’est accompagné d’une intégration administrative à la municipalité d’Asmara, de la construction d’une route asphaltée ou encore de l’amélioration de la desserte en transports publics : le « vieux village » est devenu un espace très attractif pour une population à faibles revenus, affluant notamment d’Éthiopie3, des campagnes érythréennes ou des quartiers pauvres d’Asmara. Le logement y est moins coûteux qu’en ville et peut-être un peu plus confortable. Ceux qui se sont installés à « Dubaï » sont, soit des villageois de Kushet qui ont décidé de vivre sur la parcelle qu’ils ont reçue de l’État, soit des locataires qui disposent de revenus plus élevés que les migrants du « vieux village ».
12Persistances rurales et premiers signes d’urbanité se conjuguent ainsi à Kushet. Alors que tous les foyers du « vieux village » sont alimentés en électricité depuis plusieurs années, l’accès à l’eau devient, dans le cadre de la croissance urbaine, un problème crucial.
13Concernant l’eau domestique, la zone d’expansion et le « vieux village », dépourvus de canalisations, sont approvisionnés par camions citernes. Chaque lundi, les camions se succèdent à Kushet et fournissent aux familles leur ration hebdomadaire. Lors de la distribution de l’eau, des groupes de barils sont alignés sur les bords de la route et des chemins accessibles aux poids lourds. L’arrivée d’un camion engendre un attroupement bruyant, à dominante féminine : il s’agit de batailler pour obtenir de l’eau ! L’attente du camion peut durer toute la journée. À Kushet, il n’existe qu’un puits, construit par les Italiens, d’une profondeur d’environ vingt mètres, qui permet d’accéder à l’eau souterraine. Il s’agit de l’unique ressource en eau complémentaire. D’après les habitants, il est mal entretenu et fournit une eau salée, non potable.
14Kushet subit les conséquences de son intégration progressive à la ville. La fulgurante croissance de la population a engendré une très forte hausse de la demande en eau. En outre, les nouveaux arrivants ont de fortes exigences et sont à la recherche d’un mode de vie urbain. Ils influencent les habitants du « vieux village » qui aspirent dorénavant à une vie plus confortable. La question suivante a été posée à des jeunes villageois : « Qu’aimeriez- vous apporter, en priorité, à Kushet ? » Tous ont répondu : « l’eau courante ! »
15Enfin, l’eau n’arrive plus de la terre mais des camions de la ville : ce lien accroît la vulnérabilité du village par rapport à Asmara.
16Le problème de l’approvisionnement en eau, tout comme l’absence de système de collecte des déchets domestiques, caractérise un espace sous-équipé. L’urbanité s’établit cependant à Kushet, de manière sporadique.
17Quelques exemples significatifs de la progression urbaine peuvent être développés : l’école, l’implantation d’une boulangerie et celle d’une clinique.
18L’école élémentaire publique, ouverte en 1968, est le premier ferment d’urbanité à avoir pénétré Kushet. Depuis l’indépendance, l’État finance régulièrement la construction de nouveaux bâtiments. L’école dispose d’un réservoir d’eau, alimenté par les camions citernes, mais pas d’électricité. L’établissement compte une trentaine d’enseignants rémunérés par le ministère de l’Éducation. Mille quatre cent treize élèves sont inscrits (six cent quatre-vingt-douze garçons et sept cent vingt-et-une filles) : neuf cent trente-huit sont des habitants de Kushet, du « vieux village » comme de « Dubaï », alors que les autres viennent de villages environnants. Le directeur de l’école explique que les familles aisées de « Dubaï » préfèrent souvent envoyer leurs enfants dans les écoles d’Asmara : « les riches de Dubaï pensent que notre école est une école de village, que leurs enfants recevront un meilleur enseignement à Asmara. » Cependant, il est vrai que l’établissement est saturé : de toute évidence, il ne peut accueillir les enfants de plusieurs villages, d’autant plus que Kushet a vu sa population doubler en seulement quelques années. Les projets d’ouverture d’une nouvelle école ou d’agrandissement ne semblent pas d’actualité pour le gouvernement : beaucoup d’enfants sont donc contraints de se rendre à Asmara.
19L’école élémentaire de Kushet a toujours été en périphérie du territoire villageois. Cette pénétration précoce de la ville à Kushet n’a jamais bouleversé l’organisation de l’espace mais a engendré les premiers départs pour la ville dans les familles d’agriculteurs : l’accès à la scolarisation a commencé, dès les années 1970, à ébranler l’autarcie villageoise.
20En 2002, un jardin d’enfants a été ouvert à « Dubaï » : ce système d’enseignement maternel privé existait jusqu’alors exclusivement à Asmara. D’après la directrice, il s’agit d’enseigner aux enfants les alphabets tigrinya et anglais, la musique mais aussi la vie en société et les règles élémentaires d’hygiène. L’établissement compte cent soixante-trois enfants de quatre à six ans, encadrés par trois enseignantes. Les élèves sont issus des familles les plus riches de la zone d’expansion. Aucun natif n’y est inscrit. Les parents paient 40 nakfa4 par mois et doivent fournir l’uniforme et le déjeuner. Le jardin d’enfants révèle la nouvelle structure de la population de Kushet : il répond aux attentes d’une population active aisée à la recherche des équipements urbains.
21La boulangerie industrielle est une toute autre forme d’îlot urbain. Ouverte en 2003, cette petite entreprise privée assure la production de huit mille petits pains par jour. Les pains sont vendus dans la trentaine d’épiceries de Kushet, dispersées dans l’ensemble de la localité. Il s’agit d’une denrée calibrée qu’on retrouve dans tous les magasins d’alimentation d’Asmara : on parle de « pain gouvernemental » car l’État alloue sept quintaux de farine par jour et par boulangerie, pour un faible montant (200 nakfa). Le gouvernement réutilise ainsi une partie de l’aide alimentaire envoyée par la communauté internationale et permet la commercialisation d’un produit maintenu à bas prix dans un contexte de forte inflation : l’unité est vendue 0,25 nakfa. L’arrivée d’une boulangerie sanctionne l’assimilation d’un caractère urbain par les villageois. Elle va de pair avec le déclin de l’activité du meunier : on ne fait plus moudre le grain récolté mais on achète un produit prêt à être consommé. L’activité agricole vivrière tend à disparaître dans les espaces périurbains et s’accompagne de la fin de l’autonomie villageoise. Les habitants du « vieux village » n’ont plus tous accès à une parcelle cultivable, qui leur permettait de faire des réserves céréalières. Quant aux résidents de la zone de Tesa Development, ils dépendent strictement des magasins d’alimentation.
22L’ouverture d’une clinique, en février 2005, marque une nouvelle étape dans l’intégration de Kushet à la ville. Elle fournit aux habitants un service de soin de proximité, qu’on ne trouve d’ordinaire qu’en milieu urbain. La clinique est un établissement privé, parallèle au système de santé publique érythréen.
23Le ministère de la Santé a établi un système divisé en trois niveaux et rassemblant cinq types d’établissement. Les stations et les centres de santé forment le premier niveau, les hôpitaux de district et du zoba correspondent au second alors que le troisième est limité aux hôpitaux nationaux, concentrés dans la capitale (bceom, 2004 b, p. 67). Dans l’ensemble de ces établissements, les consultations sont gratuites. Ce dispositif n’assure pas la même qualité de soins aux citadins et aux ruraux. La couverture médicale dans les villages est aléatoire. Dans le cadre de l’expansion urbaine, les espaces périphériques sont relativement privilégiés : Kushet bénéficie à la fois de la proximité d’Asmara et du centre de santé du village voisin de Tsaeda Christian. Dans ce dernier, les patients ont accès à une maternité, à un accueil d’urgence la nuit, à des tests de dépistage du sida, etc. Les soins sont assurés par un médecin et plusieurs infirmières. Les pratiques des habitants, en matière de santé, révèlent la dualité de Kushet. Pour les soins de première nécessité, les habitants du « vieux village » se rendent plutôt à Tsaeda Christian alors que les nouveaux résidents de « Dubaï » préfèrent souvent aller directement à Asmara.
24C’est dans ce cadre qu’une clinique privée s’est établie dans la zone de Tesa Development. D’après le propriétaire, il s’agit de permettre aux patients d’accéder aux soins sans avoir à utiliser les transports en commun et à attendre de longues heures dans des locaux surchargés. L’offre d’un tel service sous-entend qu’une demande a été perçue par l’investisseur : l’intégration de Kushet à la ville doit s’accompagner de nouveaux équipements, appropriés à un quartier urbain. Le fonctionnement précaire de la clinique Rehovot rappelle qu’à Kushet tout îlot urbain s’ancre dans un espace rural en mutation. Le propriétaire, faute de moyens, a eu recours à du matériel d’occasion et ne peut assurer que des soins sommaires, d’autant plus qu’il faut composer avec l’absence de pharmacie à Kushet. Le laboratoire procède quant à lui à des analyses de sang et d’urine avec du matériel non stérilisé. La clinique subit aussi la rareté de la ressource en eau : les conditions d’hygiène sont douteuses. Les patients tardent à venir à la clinique. Beaucoup n’ont pas les revenus suffisants pour dépenser 21 nakfa par consultation, alors que les mêmes soins sont gratuits au centre de santé. D’autres ne connaissent même pas l’existence de la clinique. Les ambitions du propriétaire semblent correspondre à une population citadine, plutôt riche : les villageois ne considèrent pas la santé comme un service monnayable et ne comprennent pas l’intérêt d’un tel établissement. Quant aux plus aisés, résidant dans le « nouveau Kushet », ils pensent avoir accès à des soins de meilleure qualité en ville.
25Kushet est engagé dans un mouvement d’intégration à la ville qui se traduit par l’apparition de nouveaux services, dont l’appropriation par les habitants n’est pas évidente.
26Le rapport des habitants à Kushet a été bouleversé par l’intégration progressive du village à l’agglomération. De nouvelles pratiques spatiales, associées à de nouveaux discours, se développent et permettent de mesurer l’ampleur des mutations subies par un petit village des hautes terres orthodoxes érythréennes.
27L’intégration de Kushet à l’agglomération d’Asmara ne peut se réaliser sans une nouvelle mobilité des habitants. Ceux-ci, en intensifiant leurs déplacements vers la ville, participent à l’élaboration de nouvelles relations entre le centre et les espaces périurbains. Les déplacements quotidiens sont pratiquement tous commandés par une activité professionnelle mais recouvrent des situations diverses. Par exemple, le gérant d’un petit magasin du centre-ville s’est installé dans la zone de Tesa Development afin de bénéficier de conditions de logement plus confortables qu’à Asmara mais sa vie publique reste à Asmara. Seule sa résidence le rattache à Kushet : il participe à la transformation d’un ancien village en une cité-dortoir accueillant des urbains en quête d’une certaine qualité de vie. À l’inverse, la jeune femme louant une petite maison dans le « vieux village » depuis sept ans pour y vendre des cigarettes, des mouchoirs, des chewing-gums et autres produits de consommation sur les trottoirs d’Asmara, est contrainte de quitter le « vieux village » pour travailler : elle se résout à exercer une activité informelle, qui ne se pratique qu’en ville, pour survivre.
28L’accès au marché du centre-ville constitue le moteur principal des déplacements hebdomadaires féminins vers Asmara. Les femmes disent y acheter des produits introuvables à Kushet : en réalité, pour les plus pauvres, le marché d’Asmara fournit des produits de consommation courante en quantité importante et à moindre coût. L’une d’entre elles énumère les provisions qu’elle rapporte régulièrement d’Asmara : « À Maekel Shuk, j’achète du café, du thé, du piment, des tomates, des oignons. » Ces denrées constituent la base de l’alimentation des modestes familles villageoises. Le café et le thé, bus très sucrés, sont les seuls apports en eau et en sucre. Les tomates et les oignons, souvent préparés avec des œufs, assurent un repas assez riche en protéines. Une habitante de « Dubaï », plus aisée, s’approvisionne plutôt en viande, en légumes divers et plus rarement, en vêtements ou en bijoux.
29Quant à la mobilité liée aux relations sociales et aux distractions, le sexe des individus semble être ici le principal facteur discriminant. Les femmes quittent Kushet pour rendre visite à la famille, à des amis dispersés dans les villages environnants ou à Asmara. En effet, la croissance urbaine engendre des réseaux de relation éclatés. Elle a mis un terme à l’autarcie villageoise et a favorisé les migrations dans toute l’agglomération : les familles sont dispersées dans le Grand Asmara. Si les hommes entretiennent également ces réseaux, ils ont recours à d’autres distractions urbaines, liées à leur place privilégiée dans une société patriarcale. Dans les bars sombres d’Asmara, on rencontre une population exclusivement masculine, adepte de ces lieux de sociabilité où l’on peut boire de l’alcool et fumer, en dehors du contrôle social exercé par la famille et le voisinage à l’intérieur de Kushet.
30La mobilité des habitants vers Asmara engendre également de nouvelles pratiques spatiales à l’intérieur de Kushet : de plus en plus tournés vers la ville, ils ont tendance à se replier sur un espace privé rassurant. À la question « Où allez-vous, à l’intérieur de Kushet, quand vous avez du temps libre ? », une grande majorité des habitants répond : « Je ne vais nulle part, je reste chez moi. » La dimension culturelle du repli sur l’espace privé mérite d’être envisagée en premier lieu : la tradition villageoise des hautes terres semble ancrer la sociabilité à l’intérieur des hidmo5. Un jeune villageois de 25 ans explique : « Les gens ne vivent pas à l’extérieur, ce n’est pas bien. Quand quelqu’un frappe à la porte, tu dois lui répondre "Entre !" C’est traditionnel : la maison est un abri. » Un vieil homme renforce cette idée lorsqu’il évoque les tsebel. Il s’agit de cérémonies religieuses organisées en l’honneur d’un saint : à cette occasion, on reçoit voisins et amis chez soi, pour sacrifier une chèvre ou un mouton. Il avoue qu’aujourd’hui ces réunions ne rassemblent que les vieux natifs de Kushet et des villages avoisinants. Le tsebel a longtemps été un temps de sociabilité privilégié dans la culture des hautes terres coptes : il révèle une vie collective qui se réalise à l’intérieur des maisons. Cependant, avec l’urbanisation, un nouveau sens a été donné à l’espace privé : il devient un espace d’isolement face au monde extérieur. La zone résidentielle de Tesa Development est fondée sur l’habitat individuel : les maisons s’alignent de part et d’autres des allées en terre battue. Chaque parcelle est délimitée par un mur alors qu’un large portail métallique matérialise l’entrée dans la cour intérieure. Un tel agencement des parcelles engendre de faibles relations de voisinage. Un habitant de la zone d’extension affirme : « Quand tu habites le "vieux village", tu connais tes voisins alors qu’ici, c’est calme et tranquille, mais tu ne sais pas comment s’appelle ton voisin. C’est différent d’un village. »
31Les nombreux migrants de Kushet n’ont pas cherché à recréer une organisation communautaire villageoise : ils se contentent souvent d’une vie publique à Asmara et d’une vie privée à la maison, à Kushet. On observe une faible intensité des déplacements et de l’occupation des espaces ouverts dans Kushet. Un groupe d’habitants de plus en plus nombreux organise son espace vécu entre la ville et la maison.
32Les nouveaux rapports au territoire se définissent également par la manière dont les habitants racontent un espace en mutation. À la question « Que pensez-vous de "Dubaï" ? », ils répondent presque toujours en premier lieu : « C’est beau ! » Les habitants de Kushet apprécient le paysage architectural de « Dubaï ». Ils expriment un rapport au paysage et non au territoire de Kushet. Ils vantent le parcellaire planifié, la faible densité du bâti, les maisons colorées ou encore les portails. Le paysage de « Dubaï » correspond à l’image qu’ils se font de la ville occidentale : « C’est comme en Europe ! », « C’est comme en Amérique ! » Beaucoup d’Érythréens formule un « rêve d’occident », véhiculé par leurs compatriotes de la diaspora, qui font bâtir de grandes villas dans les zones résidentielles entourant Asmara. Les habitants de Kushet voient dans « Dubaï » l’imitation d’un modèle européen générique, importé par les expatriés. Un des fers de lance de la politique de construction nationale consiste justement à vanter la modernité du jeune État érythréen : le gouvernement contrôle l’expansion urbaine, lance des campagnes de sensibilisation aux problèmes environnementaux, mène une politique active de lutte contre le sida, etc. Les habitants de Kushet associent aux maisons de « Dubaï » la concrétisation de cette politique de modernisation du pays. Si les habitants manifestent une évidente fierté à être parmi les premiers à participer au projet étatique de développement urbain6, la persistance de problèmes structuraux pèse sur les habitants. Ils se plaignent essentiellement des carences concernant l’approvisionnement en eau, la desserte en transports publics, l’absence de système de collecte des ordures ménagères.
33Les témoignages des jeunes migrants rendent alors compte des difficultés que rencontrent les habitants à s’identifier à ce nouveau territoire. Les jeunes constituent un groupe fragilisé en Érythrée : à leur majorité, tous sont obligés de remplir des obligations nationales, ce qui les empêche de bâtir une carrière professionnelle ou de faire des études7. Les jeunes migrants de Kushet doivent en plus s’intégrer à un nouvel espace : une large majorité est arrivée dans les cinq dernières années, suite à la réalisation de la zone de Tesa Development et au conflit frontalier qui a entraîné l’installation des expulsés d’Éthiopie dans le Grand Asmara. Quelle que soit leur provenance, ces individus se réunissent autour d’une qualité commune : ils n’ont pas grandi dans un espace enclavé. Ils ont vécu dans divers endroits et souvent en milieu urbain, beaucoup viennent d’Asmara, ou y ont séjourné en arrivant des campagnes, avant de s’installer à Kushet.
34« Les gens de Kushet ? Ils n’ont pas de cerveau ! », s’exclame le jeune barbier de « Dubaï », âgé de 25 ans. Arrivé d’Asmara il y a quelques années, il soutient des propos virulents contre les natifs de Kushet : « Les gens de Kushet, surtout les natifs, sont violents : les jeunes comme les vieux aiment se battre. Les villageois ne sont pas civilisés, ce n’est pas comme à Asmara. » En condamnant la brutalité des natifs, la plupart des jeunes gens interrogés affichent avant tout leur aversion pour une organisation communautaire, caractéristique de la société rurale traditionnelle.
35Au cœur de ce rapport douloureux à Kushet s’établit un profond désir d’appartenir à une société urbaine. Les jeunes migrants perçoivent Kushet comme un village et non comme un quartier d’Asmara. Ils dénoncent par exemple l’absence d’espaces ouverts récréatifs, qui favoriseraient les rencontres. Les jeunes migrants sont attirés par la ville et ne conçoivent pas de construire leur vie à Kushet. Certains tentent alors d’adopter un mode de vie plus citadin. La jeune assistante du barbier a dû quitter Addis-Abeba pendant le conflit frontalier : avec sa famille, elle s’est d’abord installée à Asmara avant de trouver un logement plus confortable à Kushet. Pourtant, elle se rend quotidiennement à Asmara pour rejoindre ses amies au salon de thé, faire les magasins. Elle est l’une des rares jeunes femmes de Kushet à jouir d’une telle indépendance : elle n’est pas mariée et travaille. Elle est en rupture avec des mœurs rurales encore présentes dans la plupart des familles de Kushet. La jeune femme exprime son désir de vivre à la ville en même temps que son rejet de Kushet : elle ne cherche pas à s’intégrer à un espace qu’elle espère quitter au plus vite.
36Pour les jeunes migrants, la ville est une première étape dans la quête d’occident tandis que Kushet symbolise l’absence de perspectives d’avenir. À Asmara, les jeunes gens passent de longues heures dans les cybercafés8. Alors que beaucoup de jeunes filles pensent à se marier avec un Occidental, européen comme américain, ou avec un Érythréen de la diaspora qui les emmènerait dans son pays de résidence, les garçons élaborent toutes sortes de stratagèmes pour fuir l’Érythrée, y compris par les moyens les plus dangereux.
37Les familles des jeunes migrants se sont installées à Kushet pour avoir accès au bassin d’emplois d’Asmara tout en s’assurant de meilleures conditions de logement qu’en ville. Les jeunes gens arrivés à Kushet dans les cinq dernières années ont vu un village se transformer en espace périurbain. Ils expriment, à travers leurs témoignages, une profonde désillusion. Pour eux, Kushet n’a rien d’un quartier urbain et reste un espace trop marqué par la ruralité. Ils s’excluent volontairement de l’espace où ils résident.
38Les pratiques et les discours des habitants révèlent les nouvelles fonctions de Kushet : au-delà des persistances rurales et des îlots urbains, Kushet tend à devenir une zone exclusivement résidentielle aux yeux de la population. Les maisons de « Dubaï » séduisent des habitants en quête de modernité. Alors que les déplacements vers Asmara ne cessent de s’intensifier, le désintérêt croissant pour les relations de voisinage illustre l’émergence d’un mode de vie centré sur l’individu ou sur la cellule familiale. L’organisation en communauté villageoise tend à disparaître : les vieux natifs qui fréquentent l’église et assistent aux réunions politiques publiques coutumières, les baïto, sont de moins en moins nombreux. Cette situation révèle également la disparition d’un mode de gestion locale à l’intérieur duquel les baïto étaient souverains. Dans la jeune Érythrée indépendante, c’est l’État central qui est à l’origine de toute décision, quelle que soit l’échelle considérée.
39Kushet illustre une situation émergente dans l’ensemble de l’agglomération d’Asmara : les anciens villages environnant la capitale sont progressivement tous soumis à ce type de projet d’urbanisation.
40Les espaces périphériques en transition semblent en passe de devenir des espaces exclusivement résidentiels, voire des cités-dortoirs sous-équipées. En quelques années, ils perdent leur statut de village rural sans bénéficier des équipements d’un quartier de centre-ville. Alors que les parcelles de Tesa Development seront très prochainement toutes bâties, les « vieux villages » sont voués à d’inéluctables restructurations et devront accueillir la croissance démographique du Grand Asmara. Dans cette optique, il est impératif que l’État équipe les espaces périurbains, notamment en améliorant l’approvisionnement en eau.
41Dans le cadre de l’hypothétique mise en place d’un schéma directeur d’aménagement de l’agglomération d’Asmara, les autorités érythréennes devront tenter de mettre un terme à la croissance extensive de la ville, phénomène qui prévaut depuis l’indépendance. Si une telle expansion se poursuivait, on assisterait non seulement à la disparition de l’agriculture périurbaine mais aussi à une aggravation des déficits en matière d’infrastructures.
42À partir de notre étude de terrain, nous avons cherché à montrer comment s’organisait et se vivait un territoire, comment se cristallisait en un lieu les dynamiques urbaines en œuvre à Asmara. L’analyse géographique permet de comprendre, à travers l’observation des divers phénomènes spatiaux, le niveau d’appropriation par une population d’une politique d’aménagement urbain : comment résiste-t-elle ou comment contourne-t-elle les objectifs des urbanistes ? Comment s’adapte-t-elle ? Quelles solutions alternatives propose-t-elle ?
43La mission de conseil des urbanistes et ingénieurs qu’engage l’État érythréen est primordiale : elle doit orienter les politiques de planification urbaine. Il est alors regrettable que la géographie urbaine ne soit pas partie prenante des études menées par les consultants. Pourtant, une analyse des structures et des pratiques spatiales dans des localités à urbaniser permettrait peut-être de fournir aux habitants des solutions plus adaptées à leurs besoins.