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Dossier Erythrée

La commémoration des martyrs d’Érythrée (1991-2005)

Vincent Brion

Résumés

En 30 ans de guerre avec l’Ethiopie (1961-1991), l’Erythrée a perdu 65 000 soldats, qu’elle a appelé « martyrs ». Depuis l’indépendance, ces derniers reçoivent l’hommage constant et répétés du peuple érythréen, notamment lors du Jour des Martyrs, chaque 20 juin. Cette étude tente d’analyser les formes de cet hommage dans la société érythréenne.

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Texte intégral

1« Au carrefour de la mémoire et de l’identité nationale gît une tombe, habite un mort. », Idith Zertal.

2Depuis l’indépendance de l’Érythrée, les martyrs de la libération nationale occupent une place prépondérante dans l’espace et les mentalités, dans les sphères publiques et privées. Autour du 20 juin, Jour des Martyrs, se cristallisent les souvenirs du soldat mort pour sa patrie. Le martyre est à l’origine un concept religieux, qui désigne le fait de mourir pour sa religion. L’expression trouve son origine dans le mot grec martus qui signifie « témoin » (Bowersock 2002, p. 19). La toute première apparition des mots « martyr » et « martyre », au sens de mort entre les mains d’une autorité séculière hostile, se trouve dans le récit du martyre de Polycarpe en Asie, autour de l’an 150 (Bowersock 2002, p. 30). Ainsi, les premiers martyrs authentiques souffrent la torture et la mort entre les mains des dignitaires romains bien décidés à respecter le culte traditionnel des empereurs romains et à extirper ce qui ressemblait fort à un nouveau culte séditieux. Mais le martyre se retrouve dans la plupart des religions, et en particulier les religions abrahamiques (Khrosrokhavar 2002, p. 12). Il s’associe, dans le christianisme tout comme dans l’Islam, à la notion de témoignage, cette idée étant elle-même reliée à celle de la lutte contre l’injustice et l’oppression. Dans le Coran, le martyr est un shahîd, un mot qui désigne également le témoignage et non la mort sacrée (Khrosrokhavar 2002, p. 21). Lorsqu’il s’agit de mourir pour Allâh, c’est l’expression « sur le chemin de Dieu » qui est utilisée. Ce serait après la conquête musulmane de la Palestine (viie siècle) que la notion de témoin aurait revêtu la signification de mort sacré. Plus tard, la Patrie se substituant à Dieu, ses morts deviendront des martyrs. Le concept du martyre sera transposé à des causes non-religieuses.

3En Érythrée, le terme de « martyr » (souwat ou tsematat, indifféremment) désigne toute personne décédée pendant son service militaire. Il n’y a a priori pas de connotation religieuse ou spirituelle à ce mot : c’est celui qui a servi son pays, qu’il soit mort au Front ou d’une maladie et quelque soit son appartenance ethnique ou religieuse. Le cimetière des martyrs accueille ainsi tous les militaires, depuis la guerre de libération (1961-1991) jusqu’à aujourd’hui. Symboliquement, les martyrs sont les soixante-cinq mille combattants morts pour l’indépendance nationale, auxquels se sont additionnés les vingt mille nouvelles victimes du récent conflit frontalier avec l’Éthiopie (1998-2000) ou « guerre de Badmé ». Le rappel de leurs sacrifices est constamment invoqué dans les discours officiels pour appuyer le soutien public à l’unité nationale. Présenté comme un devoir national, le souvenir des martyrs est très encadré par l’État qui construit des monuments, des cimetières, délivre des certificats de martyrologie et assure le soutien financier des familles.

4Je tente ici de décrire l’hommage rendu aux martyrs, à travers les manifestations de ce « culte », dont les plus apparentes ont lieu le 20 juin. La majeure partie des recherches s’est effectuée en Érythrée entre janvier et mars 2005. J’ai pu ainsi constituer un fond d’archives écrites (extraits de journaux, discours officiels, poèmes, chansons, brochures), orales (interviews), vidéos (défilés du 20 juin) et picturales (fresques murales, cimetières). L’objectif de ces recherches était de saisir la place qu’ils occupent, à la fois dans la société érythréenne et la construction de la nation. Étudier le martyre de guerre nécessite un recours à différentes disciplines : l’anthropologie pour comprendre les mécanismes du deuil, la géographie pour rendre compte de l’espace dans lequel il s’inscrit, les sciences politiques pour saisir son rôle dans la construction nationale et son utilisation contemporaine. Les problématiques sont multiples, mais la question des martyrs demeurant encore sensible aujourd’hui, cinq ans seulement après la fin d’un conflit meurtrier, le chercheur est contraint de faire preuve d’empathie et de réserves vis-à-vis des personnes qu’il interviewe. Dans ce cadre, faire une histoire du temps présent, bornée à l’étude des mentalités, ne permet pas de déchiffrer de manière suffisante la complexité d’un phénomène qui touche à tous les aspects d’une société – économique, politique, social, religieux… L’histoire de l’Érythrée indépendante ne saurait être dissociée de celle de la lutte pour l’indépendance. Elle en est son prolongement assumé et ne cesse de s’y référer. Dans le contexte d’une nation en construction, reconnue il y a peine quinze ans, on doit se demander quelle place occupent les soldats tombés dans la société et dans son imaginaire, c’est-à-dire dans la manière dont elle se définit elle-même (Anderson 1996). Ainsi il semble que leur rôle soit primordial pour souder la communauté érythréenne et faire naître une identité nationale forte.

Dans les maquis, la naissance d’une nouvelle culture

5Pendant la guerre d’indépendance, le Front a agi comme une contre-culture. Un nouveau monde a été inventé avec ses codes et ses bouleversements culturels. Dans le monde des fighters, le combattant intègre le sacrifice comme une valeur indispensable à la cause nationale. Les témoins décrivent tous cet oubli de soi au nom du prochain. Dans les romans et les nouvelles écrits après la guerre, on met en avant l’héroïsme du sacrifice. Certains actes kamikazes sont restés dans la mémoire collective, telle la prise de l’aéroport d’Asmara en mars 1990 par ceux qu’on a appelé « les fedayins ». Le symbole par excellence du sacrifice est le martyre de Magoulla, premier tankiste à s’être jeté sur la presqu’île de Massawa, tenue fermement par les troupes éthiopiennes, et mort carbonisé dans son char. Une chanson le célèbre, l’histoire est souvent racontée et un monument le commémore à l’entrée de la ville. Le dévouement à la cause nationale était bien une réalité du Front, même si le mythe est venu l’amplifier en affirmant que « tout le monde était prêt à mourir ».

6Que ce soit pour les chrétiens ou pour les musulmans, les deux religions majoritaires du pays, le martyre est une idée profondément enracinée dans les mentalités. Cependant, il y a eu dans la lutte de libération nationale une volonté idéologique d’effacer la religion pour lui substituer l’idée d’une identité nationale prééminente. On trouve pourtant de nombreux parallèles entre la vie religieuse et la culture nationale. Pendant la guerre, la vie de fighter ressemblait de près à celle du moine : le fighter laissait sa famille pour aller se retirer dans les montagnes mener une vie ascétique. Roy Pateman évoque d’ailleurs, à propos du FPLE, une « approche monastique », couplant l’acceptation des privations (alcool, argent, interdiction d’avoir des enfants) et la détermination collective d’aboutir à l’autosuffisance. On retrouve l’idée du détachement au monde (non plus dans un monastère mais au Front), la notion de sacrifice et de don de soi – cette fois pour la Patrie et non plus pour Dieu. Appeler tous les soldats tombés des martyrs a permis de faciliter le deuil. C’est un concept facilement assimilable pour des populations qui croient au paradis. De la même manière, les mots utilisés et les gestes effectués lors du Jour des Martyrs sont pétris de références religieuses. On parle ce jour-là de procession pour désigner la marche effectuée par les habitants, bougies à la main, dans les rues des principales villes d’Érythrée. Sur les hauts plateaux chrétiens, une grande partie de la population tient à la main de longues bougies rouges – des bougies sacrées – identiques à celles qu’on allume en entrant dans l’église. D’ailleurs, l’idée même du cierge, les pèlerinages et les messes pour les martyrs chaque 20 juin constituent autant d’indices de la présence religieuse dans les commémorations.

7Comme dans le cas des Tamouls, des Cachemiris, des Palestiniens ou encore de la guerre Iran-Irak de 1980 à 1988, la religion a été mise au service d’une cause nationale. Il est clair que les éléments religieux ont été importés au culte national surplombant. Force est de noter la dialectique entre le thème religieux et le thème national. On assiste à un détournement de l’imaginaire religieux : le vocabulaire est emprunté au discours religieux et appliqué au patriotisme nationaliste. Le martyre implique la sacralisation d’une cause. Ainsi, le martyre libanais tire son origine d’une motivation politico-religieuse qui s’inscrit dans une représentation chiite formulée et développée sous l’égide du Hezbollah, et d’une volonté de lutte nationale, que ce soit dans le cadre d’un parti politique national ou du parti communiste. Alors qu’on ne parlait auparavant que de la « voie de Dieu », se développe l’expression « mourir sur la voie de la nation ».

8L’hommage aux martyrs commence dès le début des années 1970, lorsque quelques Érythréens de la diaspora suggèrent qu’un jour leur soit dédié, le 30 avril, afin de commémorer une journée de répression des armées d’Hailé Sélassié particulièrement violente, à la suite de laquelle des milliers d’Érythréens durent s’exiler au Soudan. Une première définition du mot « martyr » a alors été proposée : « Par martyr, nous entendons tous les révolutionnaires combattants, patriotes, citoyens, paysans, et tous ceux qui ont été surpris par la violence des armes de l'ennemi pendant qu'ils étaient attelés au travail ». Le martyre érythréen originel englobe donc civils et militaires, combattants et simples travailleurs, de même que les Palestiniens utilisent le vocable shahîd pour désigner indistinctement tous les morts du conflit qui les oppose à Israël – familles tombées sous les bombardements ou auteurs d’attentats suicide. L’idée sous-jacente en est que la nation entière a participé à l’effort de guerre. On réserve aux combattants une place privilégiée, celle de héros d’une nation en construction. Le héros tire sa gloire de l’influence heureuse qu’il est supposé avoir exercé sur le destin de la nation (Albert 1999, p. 13). Or, comme l’ont démontré Smith, Anderson ou Gellner, la nation est un construit social, que les hommes adaptent en fonction des priorités politiques contemporaines. Définissant les caractéristiques d’une nation, Smith en dresse une liste des éléments symboliques et matériels: une histoire, une série de héros, une langue, des monuments culturels, un folklore, des haut lieux et un paysage typique, une mentalité particulière, des représentations officielles (hymne, drapeau), des identifications pittoresques (costume, spécialités culinaires, animal emblématique). Il souligne le fait que la nation naît d’un postulat et d’une invention (Anderson 1996). Mais celle-ci ne vit que par l’adhésion collective à cette fiction. L’institutionnalisation de héros nationaux constitue donc une étape primordiale dans la construction d’une jeune nation. Ainsi, on a réservé aux combattants érythréens une place privilégiée avant même 1991.

Le poids de la guerre

9Au moment de l’indépendance, la première tâche de l’État a été de reconstruire économiquement un pays dévasté par trente années de conflit. Il importait également de gérer les conséquences de la guerre : l’annonce des noms des morts et leurs enterrements, le soutien financier aux familles. L’Érythrée s’est lancée dans un chantier monumental de construction de cimetières. Preuve que les soldats « morts pour la Patrie » ne sont pas des citoyens comme les autres, ils seront enterrés séparément. Des « cimetières des martyrs » sont construits aux abords des grandes villes et dans de nombreux villages. L’État a multiplié les initiatives économiques pour venir en aide aux familles : création d’un « fond pour les martyrs », prélèvements de 2% sur les revenus des Érythréens de la Diaspora. Pendant la guerre déjà, dans son National Democratic Program (mars 1977), le FPLE avait rédigé un paragraphe concernant la protection des droits sociaux : « Assurer l'assistance nécessaire aux familles de martyrs, aux soldats handicapés, aux orphelins, aux victimes de désastres, et aux citoyens nécessiteux pour assurer la dignité et des conditions de vie humaines pour tous les Érythréens ». À l’indépendance, les familles ont reçu 10000 nakfa par enfant tombé. De nombreuses initiatives locales originales ont vu le jour, tels ces habitants de Weki-Duba qui cultivent les terres laissées vacantes ou cette association mise en place en 1994 par quelques ex-fighters d’Akria pour aider financièrement et moralement les familles d’Akria dont les enfants avaient été tués pendant la lutte d’indépendance. Le 31 janvier 1994, l’aide aux familles s’est dotée d’un cadre législatif, grâce à la proclamation 48. Les donations proviennent également de riches Érythréens, souvent exilés, et de puissances étrangères. La diaspora, impliquée et sensibilisée, participe activement au soutien de ces familles.

10C’est à la lumière du traumatisme que représentent les trente années de guerre qu’il convient d’appréhender l’importance de la figure du martyr dans l’Érythrée indépendante. Aujourd’hui, le culte du fighter est omniprésent. La place occupée par les martyrs en Érythrée n’est qu’un des éléments du rôle que revêtent les ex-fighters dans l’espace public. Le guerrier sacrifiant virilement sa vie, plein de bravoure, est une image récurrente. En Érythrée, le fighter est sacralisé, son arme (la kalachnikov) et ses chaussures (les sandales) érigées en symbole. On lui décerne des qualités propres : courage, détermination, oubli de soi… Sur les murs des villes d’Asmara ou de Massawa, les images de guerre maintiennent les souvenirs vivaces. Une « culture du martyre » s’est imposée en Érythrée. Elle rappelle la politique mémorielle d’Israël et d’une manière générale des sociétés victimaires. Lorsqu’elle commémore ses martyrs, l’Érythrée ne se commémore-t-elle pas elle-même ? Ne se voit-elle pas comme une nation-martyre ? Les discours à l’indépendance ressassent constamment deux chiffres, inscrits dans la mémoire collective : 30 ans de combats, soixante-cinq mille martyrs.

11Très vite, il s’agit de gommer la « parenthèse éthiopienne » pour mettre en avant une identité strictement érythréenne et nationale inventée dans les maquis. Les martyrs s’inscrivent dans la construction nationale d’un pays à la recherche de héros et d’une histoire, sans laquelle la nation est vidée de son sens. L’expérience de la guerre est sublimée et ses morts font figures de piliers. Moins d’un mois après l’indépendance de facto (24 mai 1991), la première fête nationale du pays a été consacrée à honorer les martyrs.

Le 20 Juin, Jour des Martyrs

12Le Jour des Martyrs est vécu comme un moment triste, difficile à soutenir, et pourtant commémoré avec assiduité par la population. Durant cette journée, il n’y a pas de scènes de joie, l’alcool est interdit et les bars fermés. Nous retrouvons là une forme d’imitation de l’ascétisme des fighters par la population civile, à travers une idée profondément chrétienne : souffrir comme le Christ sur sa croix ou comme les martyrs dans le maquis. Les longues marches à pied vers des sites de batailles datant des années 1990, parfois appelées pèlerinages, corroborent ce phénomène. L’essentiel du 20 juin se déroule en réalité le 19 juin. Organisées par le NHCC (National Holidays Coordinating Committee), les activités commémoratrices ont lieu tous les ans, dans la plupart des villes d’Érythrée. Le 19 juin après-midi, les populations convergent, bougie à la main, vers les grandes places des villes. À Asmara, les avenues principales sont bondées et les symboles nationaux (carte du pays, drapeaux) se dressent de toutes parts  Une fois réunis à Baati Meskerem, les Érythréens assistent aux discours officiels, aux récitations de poèmes et aux hommages rendus par des civils et des militaires. Puis, les artistes du gouvernement proposent un programme de chansons et de pièces de théâtre dont les thèmes tournent tous autour du martyre et de la guerre. Le message transmis est double : d’une part, être fier du sacrifice accompli et d’autre part, ne pas montrer sa tristesse. Le lendemain, des marches sont organisées depuis les places principales de la ville vers le cimetière de martyrs où les officiels font des discours et les Érythréens rendent un dernier hommage à leurs héros. La population, alors essentiellement composée de femmes, se rend au cimetière, les bras chargés de fleurs et pop-corn (le pop-corn, lancé notamment pendant les cérémonies de mariage, est un aliment répandu en Érythrée). Cette habitude revêt un sens métaphorique fort : les mères viennent célébrer le mariage de leurs enfants avec la terre, symbolisant le territoire érythréen. Donner sa vie pour un territoire apparaît être une mort plus facilement acceptable. Les célébrations principales ont lieu chaque année dans une ville-symbole du pays. En effet, comment construire une nation si on donne l’impression de ne pas s’intéresser aux 90 % des habitants qui n’habitent pas dans la capitale ? Ainsi, Massawa (1996), Keren (1997) et Agordat (1998) seront tour à tour choisies pour accueillir les célébrations nationales, et ainsi rendre tangible l’idée d’une nation érythréenne, partageant des frontières et des pratiques en commun.

« La politique au bord de la tombe »

13La ferveur commémorative est un phénomène commun à de nombreuses sociétés d’après-guerre. Ce phénomène a notamment été étudié pour l’Allemagne par George L. Mosse (2003) et pour la France par Stéphane Audoin-Rouzeau (2000), Annette Becker et Pierre Nora (1987). Les années 1990 en Érythrée sont consacrées à deux activités commémoratrices : on ré-enterre les corps - avec honneur - d’une part, et on effectue de grandes marches à pied, d’autre part. Le principe traditionnel du retour de la dépouille au village d’origine est détourné. En effet, alors que le sentiment d’appartenance au village s’efface devant un patriotisme assumé, se dessine l’idée que l’Érythrée est devenu le nouveau nativeland. Les traditions culturelles et religieuses n’ont pas disparu et continuent de représenter un soutien nécessaire aux familles en deuil : la présence des prêtres, des lamentations ou la persistance du toskar (prière religieuse) malgré son interdiction en sont des signes tangibles. On pourrait parler, à l’instar d’Andràs Zempléni, de « rites funéraires patriotiques » (Zempléni 1997). Cette idéologie funéraire nationale consiste à faire reculer l’identité villageoise pour magnifier l’identité érythréenne. Les lieux choisis pour les ré-enterrements sont par conséquent laïques et neutres. Établis sur des sites historiques de batailles connus de tous, ils constituent des références à la guerre. Cependant, l’aspect proprement politique est important. L’exposition et le ré-enterrement des reliques ont lieu en présence des « représentants » de la nation. C’est cette présence officielle qui confère aux morts leur unique qualité commune : celle de patriotes, de morts pour la nation. On assiste alors à un transfert de légitimité du deuil privé vers l’action politique. Les responsables « se joignent » au deuil des familles au nom desquelles ils prononcent leurs discours sur l’héritage historique des morts, qu’ils s’engagent à conserver et à promouvoir à leur manière. L’institutionnalisation du deuil s’inscrit au cœur du projet politique érythréen. Le président lui-même tire sa légitimité et son autorité des nombreux sacrifices faits par le peuple érythréen pour accéder au rang de nation à part entière.

14Les « lieux de mémoire » (Nora 1997) sont ici les monuments qui permettent de perpétuer une mémoire partagée par le biais de l’émotion. Le cas de l’Érythrée ne présente aucune originalité à ce titre : en Iran par exemple, on trouve partout des monuments aux combattants tombés sous les tirs irakiens et érigés en shahâdî. Leurs visages sont visibles partout, sur les fresques murales comme sur les panneaux géants surplombant les villes. Dans ce pays aussi, on célèbre le 8 septembre les martyrs de la révolution. Les mêmes phénomènes se retrouvent également en Algérie, en Arménie, en Syrie, au Liban…

La création d’un panthéon national

15À l’indépendance, les martyrs ont été érigés en une religion commune, nationale, disposant d’un calendrier et de lieux de mémoire. L’école, les médias et l’État se chargent alors de transformer l’hommage spontané en véritable rituel. Depuis quinze ans, on assiste à la naissance de lieux de mémoire qui ont évacué toute religiosité au profit de la célébration de l’unité et de la laïcité de la Patrie. Lorsque des soldats sont morts en nombre sur un lieu déterminé, le site revêt un aspect sacré dans l’imaginaire collectif national. Jusqu’en 1991, l’histoire de l’Érythrée se mêlait à celle des colonisations : l’héritage culturel ancien des hauts plateaux chrétiens avait été l’apanage de l’Éthiopie. Ainsi, dans un processus de différenciation à l’ennemi voisin, le patrimoine historique revendiqué était seulement composé des vieux bâtiments italiens et turcs. Grâce à la lutte de libération nationale, l’Érythrée a pu prétendre à une histoire propre, active et non plus exogène/importée de l’extérieur. À travers les pèlerinages et l’instauration de monuments commémoratifs, la nation s’est dotée d’une mémoire commune et partagée. Le plus grand défi de la construction nationale de l’Érythrée consistait à créer une unité en dépit des différents groupes identitaires, linguistiques et religieux. Les « nations-ethnies » présentent l’avantage d’offrir à leurs membres tout un corpus de mythes, de rituels victimaires constamment revivifiés à l’occasion des cérémonies commémoratives, de folklore. En Érythrée, les « neuf groupes » ne doivent à aucun moment mettre en péril l’existence d’une nation. Or, la mémoire de la guerre ne tient pas compte des différences religieuse, culturelle ou ethnique. Aussi, les autorités peuvent aisément disposer du territoire comme d’un espace de mémoire laïque et nationale. Le patrimoine de guerre en Érythrée consiste en deux sortes. On trouve, d’une part, les fronts de la guerre, hauts lieux de résistances et de morts massives, et d’autre part, les villes détruites, témoignage des massacres perpétrés par l’ennemi éthiopien. Sont venues s’y ajouter de nouvelles créations, tels le musée des martyrs de Massawa, où sont exposées les photos des soldats tués lors de l’opération Fenkel, et le Parc national des martyrs, projet encore embryonnaire de plantations d’arbres. L’idée d’un parc pour célébrer la guerre et ses héros rappelle « l’appropriation de la nature » dans l’Allemagne des années 1920. La nature avait en effet permis de dissimuler la réalité, l’horreur de la guerre, et de véhiculer des idéaux de pureté et d’authenticité.

16L’école joue le rôle de vecteur du patriotisme, essentiellement à travers les cours d’histoire et d’éducation civique. L’Érythrée sensibilise la jeune génération au destin de la nation. Dès son plus jeune âge, l’écolier est appelé à défiler dans les rues d’Asmara pour le Jour des Martyrs, en entonnant des chansons sur les martyrs. Les commémorations du 20 juin s’apprennent en cours de même que la fierté d’appartenir à un peuple résistant. À la télévision, sur la chaîne unique, une bougie est incrustée à l’écran pendant la semaine du 20 juin et les images diffusées évoquent constamment la guerre et ses soldats. Les reportages mettent en scène la beauté du martyre à travers des interviews de parents, fiers de leurs huit enfants sacrifiés et racontant n’éprouver aucune tristesse. Les journaux eux aussi mettent en valeur le patriotisme des jeunes et la fierté des parents comme des modèles à suivre.

17L’un des principes forts du NHCC, sous l’impulsion de Zemeret Yohannes, est de reproduire chaque année le même programme : il s’agit d’en faire un rituel, un élément fort de la culture érythréenne. Le 20 juin, comme toute fête nationale, est très codifié et maîtrisé par les autorités. D’une année sur l’autre, on est certain de retrouver les mêmes chanteurs, les mêmes dramaturges, les mêmes discours, utilisant les mêmes mots prononcés par les mêmes personnes. Ni le temps ni les événements qui émaillent l’histoire du pays ne viennent altérer le Jour des Martyrs. C’est un jour attendu et nécessaire, qu’il n’est pas question de modifier. Aucune place n’est laissée à l’initiative privée : toute production culturelle ou artistique émane directement des affaires culturelles du FPDJ, dirigées par Ibrahim Ali. La procession aux bougies est devenue un rituel quasi-religieux, tout comme la marche au cimetière des martyrs. Ainsi, les protagonistes (président, officiels, parents de martyrs, auteurs de poèmes) jouent chaque année une même pièce, dans les mêmes décors (à Asmara : l’avenue des martyrs, de la Libération, la place Baati Meskerem, Tsetserat). Cela correspond à la volonté de Mokonen Abraha - metteur en scène - et de Zemeret Yohannes - véritable maître d’œuvre - de construire une culture nationale, laïque, issue d’une expérience commune et d’un souvenir partagé : celui des champs de batailles.

18Les règles, implicites ou explicites, encadrant le culte suggèrent le développement d’une éventuelle « dictature mémorielle ». Si le discours se montre rigide (ne pas pleurer, aider les familles, …), personne n’oblige directement les gens à participer au Jour des Martyrs et aucune peine n’est prévue à l’encontre des éventuels récalcitrants. À travers l’apprentissage du 20 juin à l’école, la définition d’attitudes à adopter (être fier, porter une bougie le 20 juin, ne pas vendre d’alcool), les médias, on explique aux citoyens comment bien commémorer.

19À l’occasion du 3e Congrès du FPLE (1994), le FPLE a clairement exprimé ses aspirations pour l’Érythrée :

20« S’assurer que les commémorations de nos martyrs, comme manifestation de notre nationalisme et héritage, continuera chez les générations futures avec un sentiment de fierté et de respect,

21« S’assurer que les artéfacts de notre lutte de libération, comme héritage historique du peuple érythréen, sont préservés et étudiés de telle manière qu’ils puissent passer aux générations futures,

22« S’efforcer de préserver et de développer une culture que nous avons créée durant notre lutte de libération, et qui était une contribution majeure à notre succès : indépendance, patriotisme, amour du peuple et de la vérité, égalité des sexes, détermination, désir de justice, engagement à travailler…».

23À travers ce texte, et de manière concrète sur le terrain, on comprend bien comment un groupe social (les fighters de la lutte, et plus précisément ceux du FPLE) insuffle aujourd’hui les idéaux de la nation. La lutte de libération constitue la référence constante : d’une part, elle fut un succès, d’autre part, elle a permis d’unifier pour la première fois le peuple érythréen autour d’un grand projet commun.

Discours et figure du martyre érythréen

24Le discours sur les martyrs est extrêmement stéréotypé, avec ses formules, son vocabulaire et ses idées. La formule la plus courante, à la fin de chaque discours, est « gloire éternelle à nos martyrs ». Dans le vocabulaire, certains champs lexicaux sont récurrents. Celui du sang notamment : la liberté « obtenue par le sang », « 30 ans de larmes et de sang » pour parler de la lutte d’indépendance. On observe une rhétorique spécifique : dire que l’on pense à eux tous les jours et pas seulement le 20 juin, qu’ils sont dans les cœurs et non pas dans les mots, définir l’Érythrée comme un cadeau des martyrs. Ces formules toutes faites sont devenues de véritables professions de foi. Dans ce champ sémantique, le soldat devient un « martyr » au moment même où il meurt. Le mot « mort » n’est jamais utilisé lorsqu’on parle du décès d’un soldat. Dans les récits recomposés du deuil du combattant, on dit qu’il est « devenu martyr » dans tel ou tel combat. On peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une sublimation de l’acte de mort. La rhétorique utilisée est riche en symboles et métaphores, répétés dans les médias à chaque occasion de les célébrer. Ainsi, une lycéenne à laquelle est demandé ce qu’évoque pour elle le Jour des Martyrs, donne la réponse suivante : « Les martyrs sont mes anges. Ils sont morts pour moi, pour apporter la lumière au destin du peuple érythréen, se sont levés pour leurs droits. Cela signifie qu’il faut se rappeler d’eux, mais sans pleurer, en nous sentant fiers d’eux et en les suivant. Ils doivent pouvoir nous faire confiance » Cette manière de les définir est symptomatique d’une difficulté à en parler de manière rationnelle.

25Dans les représentations symboliques, le martyr est soit un végétal, soit une bougie. Lorsqu’il est végétal, il est incarné par un arbre (la plupart du temps un olivier) ou une plante. Ses feuilles continuent de pousser et ses branches de grandir vers le ciel. Il n’est donc pas vraiment mort. On plante d’ailleurs régulièrement des arbres pour les martyrs, comme si, à travers le cycle naturel, les Érythréens maintenaient en vie les soldats tués au champ d’honneur. L’arbre représente également parfois la nation, abreuvée par le sang des soldats tombés1. Lorsqu’il est une bougie, le martyr continue de vivre à travers la flamme vigoureuse. La lumière symbolise ici la liberté. À Keren, son sens est suffisamment explicite pour servir de monument commémoratif, surplombant la ville sans plaque ni explication.

26Les martyrs occupent une place quotidienne dans l’esprit des Érythréens. En dépit de cette présence familière, on n’en discute pas à la légère et à chaque fois qu’on évoque la guerre, ce passé douloureux resurgit. À différentes occasions, on se doit d’y faire référence : à la fin de chaque réunion officielle par exemple, on observe une minute de silence. Dans la constitution, ratifiée le 23 mai 1997, il est stipulé en préambule : « Avec la gratitude éternelle envers les milliers de martyrs qui ont sacrifié leur vie pour nos droits et notre indépendance, pendant la longue et héroïque lutte révolutionnaire de libération, et le courage et la fermeté de nos patriotes Érythréens ; et en insistant sur les solides fondations d’unité et de justice légués par nos martyrs et nos combattants ». Le souvenir est donc inscrit comme un devoir national.

27Le soldat tué au champ d’honneur n’est jamais un mort comme les autres. On retrouve ce phénomène de tous temps et en tous lieux. George L. Mosse, spécialiste de la première guerre mondiale, a proposé le concept de « mythe de la guerre » : « La réalité de la guerre vint à être transformé en ce que l’on pourrait appeler le mythe de la guerre qui en faisait, rétrospectivement, un événement doté d’un sens sacré ». Le mythe de la guerre, explique-t-il, a pour fonction de masquer le réel et de le légitimer. La mémoire de guerre est alors remodelée en expérience sacrée qui pourvoit la nation d’une « nouvelle et profonde religion, mettant à sa disposition un catalogue de saints et de martyrs, des lieux de culte, un héritage à entretenir ». En Érythrée, le culte du martyr est devenu à l’indépendance le noyau de la religion du nationalisme, ce que George L. Mosse appelle la « religion civile extensive », répandue à partir de la croyance traditionnelle dans le martyre et la résurrection. À notre connaissance, il n’y a jamais de représentations de martyrs ressuscités en Érythrée. En revanche, ils ont toujours une existence et une capacité à insuffler la vie aux éléments naturels.

Quelle place pour le deuil ?

28Si la mort de masse a été comptabilisée, à travers les chiffres officiels du gouvernement ou les statistiques compilées sur le site de l’opposition awate.com, la perte et le deuil ont été occultés. C’est comme si l’énoncé des chiffres, des morts, leurs classements par sexe, par unité ou classe d’âge, avait tenu lieu de constat de l’ampleur des catastrophes. Pour reprendre la formule lapidaire d’Audoin-Rouzeau et Becker, la question centrale et pourtant jamais élucidée, demeure : « Comment souffre-t-on ? »

29Faire le deuil d’un martyr n’est possible que si deux éléments sont réunis : une annonce officielle et un certificat de martyrologie. Si l’un des deux manquent, le soldat décédé n’est alors pas considéré comme un martyr, mais comme un simple mort. Les listes des soldats tués ont été récitées après chaque guerre. À la radio, à la télévision et sur la place publique, des listes de martyrs ont été longuement égrenées. Dans un premier temps, ceci a permis d’officialiser la perte de l’enfant disparu. Mais ceci a surtout conféré honneur, fierté et reconnaissance publique (en écho à une mort publique) à la famille du défunt. Car il n’y a pas pire destin que de mourir pour rien. Du 15 au 30 juin 1992, « jours du souvenir », les soixante-cinq mille martyrs ont été annoncés, des enchaînements de noms pendant de longues heures qui sont restés gravés dans la mémoire collective. L’idée est née d’une aspiration populaire : les Érythréens attendaient en effet ce moment avec impatience. Les certificats de martyrologie ont constitué, dès 1992, ce que l’on pourrait appeler les prémices de la mise en place d’une mémoire nationale. Ils viennent s’ajouter aux photos du soldat, kalachnikov à la main, pour constituer un mémorial familial. Ils sont composés de la photographie du combattant mort (souvent en habits militaires), des dates et lieux de naissance et de mort, et de l’année d’entrée en guerre. Tout autour, on trouve l’ensemble des représentations iconographiques de la lutte armée : les feuilles d’olivier, la carte du pays, la torche, la kalachnikov, le marteau et la pioche, les chaînes. Sont ainsi symbolisés les objectifs de la lutte (gagner l’indépendance du pays) les moyens (la kalachnikov) et les hommes, de braves et honnêtes travailleurs (la force du marteau, la faucille représentant l’agriculture comme à l’époque soviétique).

30La commémoration collective agit comme un moyen de soulager le deuil individuel. Elle se situe, nous l’avons vu, à l’échelle de la nation, mais revêt également des manifestations locales par le biais des cérémonies de village. Cependant, il n’y a pas d’uniformité dans le deuil. La ritualisation du deuil n’a pas gommé les écarts entre les glorieux hommages publics rendus aux héros et la souffrance des deuils personnels : on trouve une déhiscence forte entre mémoire collective, héroïque, et deuil personnel, douloureux. Deuil intime et glorifications publiques concourent à mettre en exergue une idée forte : l’Érythrée est considérée comme un « legs des martyrs », un « cadeau » dont les survivants auraient la charge. L’angoisse de l’oubli est un sentiment largement partagé par la population, qui tient à rappeler les morts, allant même parfois jusqu’à les faire parler. Les photos - disposées en évidence dans les maisons - et l’urbanisme, qui fait la part belle aux monuments commémoratifs, stèles, et noms de rues, avenues, squares en référence à la guerre et à ses combattants, en sont des témoignages limpides. Les allocutions prononcées lors des services religieux des soldats morts, qu’ils soient catholiques, orthodoxes, protestants ou musulmans, reprennent constamment cette idée : face au devoir accompli par les disparus existe un devoir parallèle, celui de sauvegarder leur mémoire et la mémoire de leur sacrifice. La commémoration se situe exactement entre la mort et la vie : elle rappelle l’héroïsme des combattants et console ceux qui les pleurent.

Badmé, un nouvel élan au culte

31De 1998 à 2000, Érythréens et Éthiopiens ont repris les armes. Anciens alliés contre Mengistu, les Tigréens (désignés par le terme « Woyane ») sont devenus les ennemis déclarés de l’Érythrée. En à peine deux ans, 0,50 % de la population d’Érythrée a été décimée et le pays a du refaire le deuil, moins de dix ans après la fin de la première guerre érythréo-éthiopienne. Ce deuil s’avère beaucoup plus compliqué que le précédent : cette guerre n’était pas voulue, beaucoup plus meurtrière et enfin a fait perdre vingt mille de ses jeunes à une nation récemment constituée. Dès lors, un processus de rationalisation de la guerre et de glorification de ses morts s’est mis en branle, imprimant ainsi un nouvel élan au « culte des martyrs ».

32Comme il n’y a plus l’idée de libération nationale, la définition du « martyr » change. Ainsi, dans la proclamation n° 137, en 2003 (Martyrs’ Survivors Benefit Proclamation), les « martyrs » deviennent « ceux qui ont donné leurs vies pour la libération de la nation et la défense de sa souveraineté ». On place donc les deux combats sur le même plan. Symboliquement, les martyrs de la première guerre (yikealo) ont obtenus l’indépendance, ceux de la deuxième guerre (woursaï) l’ont conservée. De plus, on trouve fréquemment représentée une transmission générationnelle, en partie fantasmée : celle des yikealo donnant le pays Érythrée aux woursaï, signifiant « successeurs » en tigrinya. De nombreux woursaï sont des enfants de martyrs. Cela rappelle les « familles martyropathes » du Bassidje (Khosrokhavar 2002), où les enfants sont encouragés vivement à aller au Front.

33Dans les sociétés musulmanes, le martyr est une figure intermédiaire entre le héros et le saint. Nous pourrions dire la même chose de l’Érythrée où la commémoration militaire des soldats tombés est devenue un hommage sacré et pourtant laïc. En Érythrée, les morts de guerre structurent la biographie de la nation en deux temps : gain de l’indépendance (les yikealo) et défense de la souveraineté nationale (les woursaï). Premiers héros de l’histoire de l’Érythrée moderne, ils ont été l’un des éléments fondateurs de la nation. On retrouve là le processus de construction nationale classique de tout État nouvellement créé : se doter d’une histoire commune, sanctifier ses révolutionnaires. Dans son ouvrage L’imaginaire national, Benedict Anderson montre que l’adhésion à l’idée de souveraineté nationale n’a rien de naturel mais qu’elle consiste à construire des représentations largement imaginaires, se nourrissant de facteurs historiques et de racines culturelles. L’emblème le plus saisissant de la culture nationaliste se trouve dans les cénotaphes et les tombes de soldats. Les cérémonies et les hommages dont on entoure publiquement ces monuments, suggèrent une affinité profonde avec l’imaginaire religieux. Dans les nations les plus récemment constituées (Balkans, Érythrée), l’identité nationale est créée en même temps que le nationalisme. Les références constantes au territoire, aux premiers indépendantistes, aux morts de guerre, au drapeau rendent concrète l’existence de la « communauté imaginée », à travers l’attachement à la nation. Surtout, elles articulent ensemble, sous un concept simple « nos martyrs », des catégories de la population qui autrement ne seraient pas solidaires : ceux qui sont morts au combat et tous les autres morts ; les morts de la guerre d’Indépendance et ceux de la deuxième guerre ; les ex-fighters et les plus jeunes qui n’ont pas combattu.

34Dès lors, on comprend l’importance pour la construction de la nation de la qualification par le terme « martyr » de tous ses soldats décédés. Cet emprunt au vocabulaire religieux vise à sur-sacraliser la Patrie par rapport aux religions existantes (islam et chrétienté), source de divisions, et ainsi à renforcer la cohésion nationale. Comme à Beyrouth ou à Alger, le martyr érythréen ne meurt pas mais demeure vivant et présent parmi les siens. La mutation de la tristesse en joie, l’identification de la mort en martyr au mariage (d’où les festivités), le thème du sang, qui en se répandant sur terre revigore la cause sacrée des combattants, semblent être les archétypes de la figure du martyre révolutionnaire. La ritualisation et la sacralisation (pèlerinages, bougies, prières, etc.) qui caractérisent ces commémorations, convergent vers la figure du culte, comme le montre l’africaniste Andràs Zempléni. Il faudrait cependant analyser plus en profondeur dans quelle mesure il existe une obligation sociale d’y participer. Si l’imaginaire religieux a été mis au service du patriotisme, on ne peut parler pour autant de religion nouvelle. La réutilisation politique de ces thématiques, au service d’un projet de construction nationale et du maintien des anciens généraux au pouvoir, est rendu d’autant plus facile que ces thématiques surmontent/subsument les éventuels clivages politiques ou religieux. De même que la nation se construit, elle s’adapte, se modèle et se remodèle au gré des évènements contemporains. Depuis son indépendance, l’Érythrée s’attache à achever sa construction nationale, en mettant en avant sa singularité. Dans ce processus, les martyrs occupent une place centrale, fédérant la nation autour d’idéaux, d’une mémoire et d’une fierté partagée, qu’utilise et amplifie l’État à travers l’école et les médias.

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Notes

1 Là encore, la proximité des images utilisées en Iran est frappante : les propos des martyrs iraniens dans leurs testaments, recueillis par Khosrokhavar, montrent un besoin d’abreuver, par leurs morts, l’arbre de l’islam qui a besoin de leur sang pour rester en vie
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Pour citer cet article

Référence électronique

Vincent Brion, « La commémoration des martyrs d’Érythrée (1991-2005) »Chroniques Yéménites [En ligne], 13 | 2006, mis en ligne le 08 octobre 2007, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/1375 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.1375

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Auteur

Vincent Brion

Université Paris I, Panthéon-Sorbonne

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Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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