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Histoires

Le wâdî/Durâ’ : un modèle d’irrigation antique ?

Jean-François Breton et Jean-Claude Roux

Résumés

Dans le gouvernorat de Shabwa, au sud de Ni/sâb, le wâdî /Durâ’ a fait l’objet d’études pluridisciplinaires de 1992 à 1996. Ouvrages hydrauliques très variés, inscriptions nombreuses et datations par thermoluminescence des limons montrent que toute la vallée a été mise en valeur intensive pendant près de deux millénaires. Ces résultats permettent-ils d’élaborer un modèle, au moins qualitatif, d’une irrigation antique en relief semi-montagneux ? Compte tenu des données disponibles,  un modèle définitif ne peut être validé, toutefois les résultats obtenus permettent d'ébaucher une modélisation originale du wâdî /Durâ’ et de ses affluents.

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Entrées d’index

Mots-clés :

archéologie, irrigation

Chronologique :

Antiquité
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Texte intégral

1L’étude du système d’irrigation antique doit d’abord prendre en compte les impératifs de la géographie, de la géologie, la spécificité du relief, la fréquence et le volume des crues. Par ailleurs, elle ne peut se faire qu’en intégrant les données de l’archéologie et de l’épigraphie. Seuls ces vestiges matériels de l’irrigation par crues allogènes1 peuvent éventuellement nous permettre de construire un modèle. Un modèle quantitatif reste hasardeux tant la quantification des données est aléatoire, voire souvent impossible. Un modèle qualitatif semble plus approprié pour tenter d’expliquer la vallée comme un « ensemble solidaire ». C’est ce qu’une équipe pluridisciplinaire a tenté de rechercher de 1990 à 1996 dans le wâdî /Durâ’, au sud de Ni/sâb, dans le gouvernorat de Shabwa.

2Le wâdî /Durâ’ prend sa source dans la chaîne de Kawr Aw/dila qui surplombe la côte de l’océan Indien de près de 2000 m. Suivant un axe orienté nord-nord-est, il forme une gorge encaissée aux flancs très abrupts. Après son confluent avec le wâdî Ma/hliyya, le wâdî /Durâ  s’élargit brusquement dans le bassin de Hajar am-/Daybiyya. Plus au nord, en aval, le wâdî /Durâ’ s’ouvre sur la plaine d’al-Nuqûb, à 850 m d’altitude, et rejoint le wâdî ‘Abadân qui, sous le nom de wâdî Hammân, se perd aux environs de Shabwa. Le cours supérieur du wâdî /Durâ’ a fait l’objet d’études successives2. Les premiers résultats de cette étude sont développés ici autour de trois thèmes : la diversité des ouvrages hydrauliques, la permanence de l’irrigation et les tentatives d’élaboration d’un modèle d’irrigation.

Des ouvrages hydrauliques spécifiques

3Le cours supérieur du wâdî /Durâ’ se situe dans l’environnement très particulier d’un ensemble métamorphique complexe, plissé et constitué pour l’essentiel de granits inclusifs de gneiss et de schistes alignés selon de grandes failles structurales3. Ces roches cristallines donnent de vigoureuses crêtes dissymétriques, très disséquées, aux versants parfois découpés en chevrons. Les crues du wâdî /Durâ’ ont profondément entaillé ces massifs ; leurs versants totalement dénudés favorisent une érosion rapide et induisent de forts coefficients d’écoulement des eaux.

4Ce milieu naturel montagneux, compris entre 1050 et 1200 m d’altitude, a été soumis, très tôt dans l’Antiquité, à une utilisation raisonnée des eaux de pluies. En raison de la force et de la vitesse des crues, l’utilisation de ces eaux à des fins agricoles répond à des principes bien précis. C’est ainsi que la totalité du wâdî a été régulée par des ouvrages hydrauliques (déversoirs, barrages, murs déflecteurs, môles partiteurs) classés ici d’amont en aval, c’est-à-dire du sud au nord ; les périmètres irrigués seront classés selon le même principe : P. 1-3 à /Hinwâ, P. 5-7 à al-Huwaydar, P. 13-15 à am-/Daybiyya, P. 16 à /Safât al-Marjalâ, P. 17-18 à Razima (fig. 1).

Des déversoirs de crue

5Installés en bordure d’un canal, ils servent à évacuer un trop-plein d’eau lors du passage d’une partie de la crue dans le chenal. L’un d’eux, situé non loin d’al-Huwaydar (structure 2) et construit parallèlement au lit du wâdî, comporte deux seuils pavés de largeur inégale, séparés par des dalles posées de chant, en pierres de couleurs différentes. La particularité de cet ouvrage réside dans l’utilisation de pierres de couleur blanche et grise, absentes de l’environnement immédiat, importées, et témoignant par conséquent du prestige de son constructeur.

Des barrages 

6Construits perpendiculairement au lit du wâdî, ils brisent la force des crues. L’un d’eux, le barrage inférieur d’al-Huwaydar (structure 1), s’appuie à l’une de ses extrémité contre la colline ; son extrémité opposée a été détruite par les crues successives. Il a été reconnu sur 12 m de long. Il se compose d’un parement aval de gros blocs assisés maintenant en amont un blocage de pierres. Un pavage protège la base de l’édifice en aval.

Des murs déflecteurs

7Construits de préférence parallèlement au cours du wâdî lorsque celui-ci est rectiligne, ils orientent les eaux dans la direction voulue.

8Au lieu-dit al-Marbûn, en aval d’al-Huwaydar, le mur déflecteur n° 3, reconnu sur une longueur de 42 m, a été dégagé sur une hauteur approximative de 1,5 m. A la base, les deux premières rangées se composent de gros blocs plantés verticalement formant un plan incliné d’environ 45°-50° ; le sommet, plat, comporte trois rangées parallèles de blocs posés verticalement dans le sens longitudinal de l’ouvrage.

9Plus en aval, un autre mur déflecteur (n° 2), au point 13, est encore visible sur 72,70 m de long, sa tête étant en grande partie détruite. Il a subi un fort épierrement et présente au niveau du sol deux parements parallèles écartés de 2 m. Sur un court tronçon conservé, il présente un sommet légèrement bombé.

10Dans le bassin de Hajar am-/Daybiyya, dans le périmètre P. 13, un mur déflecteur d’une longueur totale de 147,70 m protégeait dans l’antiquité des champs dont il n’est distant que d’une dizaine de mètres. Composé de deux tronçons aux axes décalés de 1,20 m, il était, comme le précédent, monté en blocs posés verticalement en panneresse (c.-à-d. disposés de manière à laisser apparaître dans le parement soit une face si la section est carrée, soit un chant si la section est rectangulaire).

11Le tronçon aval, construit le premier, mesure 63,50 m de long. De facture ancienne, il comprend 6 à 7 assises de blocs de granit rose, parfois gris. La partie supérieure, d’époque moderne, est de facture plus grossière même si la mise en œuvre est identique. Le tronçon amont, d’une longueur totale de 84,20 m, a été reconstruit sur 66,70 m. La tête de l’ouvrage antique, en bon état de conservation, faite de longs blocs de granit, s’observe encore sur 7,20 m de long. Son extrémité est formée de blocs inclinés à 45°.

12Plus au nord, à 4 km en aval d’am-/Daybiyya, face à la colline de Safât al-Marjalâ, des murs déflecteurs très originaux se terminent par des queues circulaires. C’est ainsi que le déflecteur n° 1 d’al-Mukayl, orienté à 45° par rapport au lit actuel du wâdî, présente dans sa partie aval une forme courbe qui permet à son extrémité circulaire de se retrouver parallèle au lit du wâdî. Cette extrémité aval, d’une longueur de près de 32 m et d’une largeur moyenne de 3,80 m présente un rétrécissement important (largeur : 1,40 m), suivi d’une queue à l’arrondi parfait d’un diamètre de 3,80 m (fig. 2). En amont, cet ouvrage se poursuit sur plus d’une vingtaine de mètres. Un autre mur déflecteur, le n° 2, repéré sur une distance de 134,50 m, est situé en aval du précédent. Il fonctionnait en association étroite avec celui-ci ; son talus présente un profil très prononcé, de l’ordre de 70°.

13Il convient également de mentionner des murs déflecteurs orientés à l’oblique par rapport au lit du wâdî : ils détournent le flux vers un point précis où se situe en général une prise d’eau.

Des môles arrondis

14Ces ouvrages en pierre sont les plus originaux de cet ensemble architectural. De forme circulaire, situés dans l’axe du lit, ces môles dévient les eaux dans un canal tout proche ; ils servent ainsi de têtes de prise d’eau.

15Les ouvrages les plus nombreux et les mieux conservés, parce qu’enfouis sous les galets des alluvions, se situent non loin du village d’al-Mukayl. Ils sont tous situés légèrement en amont de longs murs déflecteurs.

16L’une de ces importantes constructions, d’un diamètre de 6 m, présente un talus oblique — entre 35° et 40° — composé de neuf rangées de pierre disposées verticalement en panneresse.

Des ouvrages percés dans le rocher

17Tous les ouvrages hydrauliques, aménagés dans le rocher, supposent des moyens techniques importants et méritent d’être mentionnés. On en compte deux principaux : la tête du canal du Jabal al-/Gayra, en face de Qarn al-‘Amla, haute de 3 m et large de 5 m (cf. infra), et le percement d’un éperon rocheux à /Hinwâ, haut de 25 m et large de 1,20 m à la base. Ce dernier représente une réalisation de grande ampleur, surtout si l’on considère le périmètre irrigué qui en dépend (n° P. 3), d’une superficie inférieure à 2 km2. Cette structure doit par ailleurs être associée avec la construction de véritables aqueducs — des canaux latéraux d’approvisionnement construits à flanc de pente, à plusieurs mètres au-dessus du lit du torrent —  en aval de cet ouvrage.

Des partiteurs

18Ces ouvrages, installés en aval du système, là où la pente est plus faible, comportent plusieurs canaux munis de seuils de pierre qui permettaient de réduire la vitesse d’écoulement des eaux. Ainsi, dans le secteur de Razima, toute une série de partiteurs ont été installés juste en arrière d’un éperon rocheux (fig. 3). Trois de ces ouvrages sur quatre identifiés ont été fouillés en 1996. Le mieux conservé d’entre eux, le partiteur n° 2, visible sur une longueur de 17 m, comprend deux canaux latéraux munis de seuils (larges de 4,50 m pour le canal droit, dans le sens de l’eau, et de 3,40 m pour le canal gauche) et un canal central étroit. Cet ouvrage a fait l’objet de nombreuses réfections - preuve d’une longue utilisation — dont la principale serait la subdivision du chenal central en deux canaux étroits. A 25 m en aval se trouve encore un autre partiteur, le n° 3, composé de trois canaux parallèles et d’un chenal central tardivement subdivisé en deux.

19Cette présentation partielle des ouvrages hydrauliques permet de tirer les conclusions suivantes : non seulement il existe une grande variété d'ouvrages hydrauliques — ce qui n’est pas surprenant, d’autres wâdîs ayant déjà montré une telle variété —, mais c’est surtout la spécificité de chaque ouvrage qui est remarquable car elle répond à un besoin bien précis en chaque point du wâdî. Dans le wâdî Surbân, à 60 km au nord-ouest du wâdî /Durâ’, des ouvrages hydrauliques d’un autre type (des seuils empierrés associés à des partiteurs) sont, pour leur part, caractéristiques d’un écoulement plus lent des flots4.

Deux millénaires d’irrigation

20Le contexte chronologique du wâdî /Durâ’ s’inscrit dans celui des autres vallées de la région, celles des wâdîs /Ha/tîb et ‘Abadân à l’est, et des wâdîs Hijr et /Hawra à l’ouest. Les recherches archéologiques et épigraphiques dans le wâdî /Durâ’ permettent toutefois d’apporter des précisions à un schéma historique encore imprécis du système d’irrigation.

Les débuts de l’irrigation à l’âge du Bronze

21L’importante hauteur des sédiments impliquerait la présence d’un système d’irrigation dès l’âge du Bronze : une douzaine de mètres, dans le bassin de Hajar am-/Daybiyya (périmètres P 11-15), et plus de 15 m dans le secteur plus élevé de /Hinwâ (périmètre P 3).

22Par ailleurs, les analyses récentes, par thermoluminescence, des limons (méthode OSL5) montrent que l’irrigation aurait commencé dans ce secteur dès 3400 ±400 BP, soit approximativement vers les xviie-xve siècles av. J.-C. C’est exactement à la même période que, dans le bassin d’am-/Daybiyya (périmètre P 15), les premiers champs auraient été irrigués (3357 ±297 BP). Ces dates, si hautes soient-elles, ne sont pas en contradiction avec les débuts de l’irrigation dans la région des wâdîs Mar/ha et /Hamûma à l’ouest.

Un abandon de certaines terres ?

23Dans le secteur de /Hinwâ, l’irrigation semble abandonnée vers les ixe-viie siècles av. J.-C. A quoi correspondrait cet événement ? Si l’on fixe au ixe siècle l’abandon du périmètre irrigué P 3, aucun événement historique important connu dans la région ne peut l’expliquer, hormis peut-être des raisons locales. On pourrait alors imputer cet abandon à des problèmes techniques d’approvisionnement en eau en raison de la surélévation des alluvions. A l’inverse, si l’on date du viie siècle av. J.-C. l’abandon de ces champs, on pourrait alors supposer que les Sabéens auraient détruit tout le système, comme ils ont ravagé les territoires voisins du royaume de ’Awsân dans les wâdîs environnants. Mais le phénomène observé à /Hinwâ peut-il l’être dans tout le wâdî ? Bien que l’on constate plusieurs ruptures plus ou moins longues dans la séquence chronologique de l’irrigation pour les champs d’am-/Daybiyya (dans le périmètre P. 15), cette question demeure pour le moment sans réponse.

La reprise de l’irrigation

24On suppose qu’au viie s. av. J.-C. les Sabéens ont tenté, par nécessité, de remettre les champs en eau. Leur présence dans le wâdî est décelable, d’après une inscription dédicatoire à leur divinité Almaqah (MAFYS-/Durâ’ 9 = Musée de ‘Ataq n° 93), provenant de l’établissement d’am-/Daybiyya.

25A leur tour, vers le ve s. av. J.-C., les Qatabânites dominent toute la région et y poursuivent l’exploitation agricole des vallées dont celles du wâdî /Durâ’. La grande inscription rupestre de /Safât al-Marjalâ rapporte qu’un certain Qalbum et son fils, de la tribu des Banû Qasamum, ont effectué dans la plaine d’am-/Daybiyya des travaux agricoles d’une certaine ampleur puisqu’ils mettent en culture près de 8000 plantes (RES 3856= MAFYS-/Durâ’ 8)6.

26Une série de textes inédits, trouvés sur un rocher d’al-Qadâd, en amont d’am-/Daybiyya (MAFYS-/Durâ’ 4-7), décrivent des aménagements hydrauliques. Sans mention de rois et donc difficiles à dater, ces inscriptions évoquent des gouverneurs de dhû-/Hab, et certaines d’entre elles, des divinités qatabânites7.

27Dans le secteur de /Hinwâ, au périmètre 3, les dates fournies permettent de supposer une remise en eau de ce secteur, entre le Ier s. av. J.-C. et le Ier s. ap. J.-C.

Les siècles de prospérité

28Les trois premiers siècles ap. J.-C. constituent probablement la période la plus prospère pour la vallée. C’est en effet à cette époque que la ville principale d’am-/Daybiyya connaît sa plus grande extension, notamment avec l’édification des hautes maisons de sa couronne circulaire et de son glacis placé en avant8. D’autre part, sa nécropole fournit des tombes princières, contenant du matériel de belle qualité, notamment de la vaisselle précieuse9, des armes (coutelas, couteaux d’armes, épieu, hallebardes, etc.10), des casseroles de bronze copiées de modèles romains et de la verrerie importée.

L’abandon définitif vers les ve/vie siècles ap. J.-C.

29Une inscription rupestre du wâdî /Durâ’ (MAFYS-/Durâ’ 3 = RES 4069), au lieu-dit Qarn al-Amla, consigne la réfection d’ouvrages hydrauliques en 483 ap. J.-C. Elle rapporte que des nobles « ont remis en état et aménagé (l. 5) le système d’irrigation de leur terre S1hbm après qu’il eut été détruit et que les torrents eurent emporté toute la partie postérieure du réservoir (l. 6), sa maçonnerie et son terrassement à partir de la construction (en pierres) de Rf’m jusqu’aux terrasses (l. 7), et (?) Lg’m. Ils ont creusé un canal d’une étendue (l. 8) [de ....] coudées ; s1/zrn (?) et ils ont construit et aménagé sa digue et une partie du barrage et son barrage bas et la partie postérieure du réservoir (l. 9-10)11. » Ce texte doit être mis en relation avec la réfection de champs irrigués (périmètres P 5 et 6) et avec le percement, au sud-est, d’une prise d’eau taillée dans le rocher.

30Plus en amont, à /Hinwâ, les dernières dates fournies par thermoluminescence — 1500 ±200 BP (périmètre P 3) — démontrent que l’irrigation s’y est poursuivie jusqu’au ive-vie s. ap. J.-C. Le réseau a donc dû fonctionner, au moins dans le secteur d’am-/Daybiyya, jusqu’à la fin du ve s. ap. J.-C. La date du vie siècle serait-elle à mettre en relation avec l’abandon généralisé des grands systèmes irrigués à cette époque ? Dans le cours supérieur du wâdî Bay/hân, un échantillon daté par thermoluminescence suggère que le fonctionnement du périmètre irrigué d’al-/Haraja s’est poursuivi jusqu’au vie siècle12.

Un modèle d’irrigation controlée

Un modèle semi-montagneux

31Notre hypothèse, nous l’avons dit, est que la vallée fonctionne comme un ensemble unitaire. Chaque périmètre cultivé qui l’occupe fonctionne de manière autonome. Toutefois tous les champs sont liés pour alimenter chaque parcelle en eaux de crue. Notons cependant que, selon Pierre Gentelle, la vallée n’est pas un système homogène, et encore moins un système fermé : « Il n’est pas fermé dans la mesure où la vallée est orientée selon la gravité, sorte de flèche univoque dans le temps. Mais elle est aussi ouverte sur les énergies et les flux qui sont le produit de l’irrigation. » (Gentelle-Roux, 1996, p. 6)

32En effet la vallée a une forte pente. A l’amont, un vaste bassin de réception reçoit les eaux qui se concentrent dans le thalweg considéré comme un drain. Au milieu, la vallée irriguée qui s’élargit vers l’aval, reçoit quelques affluents (les wâdîs Rumân, Ma/hliya, am-/Daybiyya) et dispose de peu de surfaces irrigables mais d’un potentiel en eau très important. Vers Ni/sâb, la vallée s’élargit, la pente s’adoucit, et le système d’irrigation change alors pour se rapprocher des modèles plus connus, du type de celui de Shabwa. La partie amont dispose en effet d’importantes surfaces irrigables mais de moins d’eau pour les mettre en valeur, la crue s’épuisant par infiltration (près de 50 %) au fur et à mesure de son écoulement.

33Finalement, la question principale demeure quant à la nécessité d’un modèle spécifique en moyenne montagne. Dans le cours supérieur du wâdî /Durâ’, il convient tout d’abord de prendre en considération deux facteurs contraignants : une pente très forte et l’absence de bassins permettant une diffusion du flot en surface. Une forte pente, près de 3 % en amont (entre 1050 et 1000 m d’altitude) contre 0,5-0,3 % à Shabwa, implique une érosion rapide, un charriage de matériaux très important et une grande vitesse de crue. Seuls des ouvrages construits régulièrement et placés à intervalles très courts permettent de contrôler à tout moment l’écoulement des eaux. Cette judicieuse conception d’un maillage très serré d’ouvrages hydrauliques, un tous les cent mètres environ, assurant un contrôle des crues, semble caractériser ce modèle montagneux.

34Parmi les rares bassins d’étalement, mentionnons celui d’am-/Daybiyya. Considérons notamment un secteur, celui qui se trouve dans sa partie orientale, entre les périmètres P 11 et P 12. Il existe une série de digues, parallèles au cours du wâdî, servant à protéger notamment le périmètre P 12, dont la cote moyenne tardive se trouve à près de 13 m au-dessus du lit actuel du fleuve. Un long mur déflecteur, qui se divise en deux, répartit d’une part l’eau dans un canal (avec un petit déversoir à la cote 0m, vers 900 m d’altitude), et d’autre part évacue le trop-plein de l’autre côté. L’ingéniosité technique de ces dispositifs consiste à canaliser cette partie du wâdî dans un chenal large de 50 à 60 m afin de disposer d’une hauteur d’eau à peu près régulière. La disposition des ouvrages voisins vise à concentrer ou à faire diverger les eaux autour de ce canal principal. On peut estimer ainsi le débit moyen de la crue dans ce chenal rempli sur 2 m de hauteur à 100-120 m3/seconde13, mais à plus du double si l’on estime la hauteur de la crue proche de 4 m comme celle d’avril 1993 qui a atteint la ville de Ni/sâb, située à 30 km au nord d’am-/Daybiyya14.

35D’autres observations faites à divers endroits de la vallée montrent que l’objectif des aménagements hydrauliques était clair : maîtriser le débit de l’ensemble de la vallée. Ce fait constitue une originalité au regard des autres réseaux ; en effet ces derniers montrent plutôt des tentatives de maîtriser le débit des canaux principaux qui s’ouvrent de part et d’autre du cours du lit principal du wâdî.

36La modélisation d’un tel système est envisageable, malgré les limites que cela comporte. D’emblée se pose la question des mesures. Il faudrait quantifier la périodicité, le volume et le débit des crues, mais l’appareil statistique dans cette région du Yémen fait souvent défaut.

37Une autre possibilité consiste à évaluer la densité des ouvrages par kilomètre de fleuve, ce que nous avons déjà tenté : un tous les cent mètres environ dans le wâdî /Durâ’. Toutefois, une telle densité se retrouve aussi dans certains wâdîs à pente faible, comme le wâdî /Surbân15.

38Enfin, nous pouvons aussi évaluer la densité de l’habitat antique. Ceci reste plus problématique dans la mesure où les alluvions ont lentement comblé les sites. Par ailleurs, dans un milieu montagneux, l’habitat peut être plus dispersé. Dans le cas du wâdî Durâ’, on compte des dizaines de hameaux (quatre environ dans la plaine de /Daybiyya : Manqal, al-/Hays, Mukayl et Lajafat Mukayl sur la rive droite) mais une seule ville : am-/Daybiyya.

Les gens du wâdî /Durâ’

39Cet ensemble géographique solidaire implique une gestion cohérente des eaux. Les « gens du wâdî /Durâ’ » assurent forcément de façon collective le contrôle de la crue et le partage des eaux, l’un des buts étant d’assurer la protection des champs contre la violence des flots, l’autre étant de répartir la crue de façon équitable entre les champs de l’aval et ceux de l’amont, sous l’autorité des « maîtres des eaux ».

40C’est bien cette homogénéité sociale qui existe pendant tout le second millénaire av. J.-C. ; c’est encore elle qui survit aux dominations successives. Après les Sabéens vers le viie-vie s. av. J.-C., les Qatabânites contrôlent la région à partir du ve s. av. J.-C. ; puis, du ier s. au début du iiie s. ap. J.-C. environ, ce sont les gens du /Ha/dramawt qui dominent cette région. Mentionnons à cette occasion la présence d’un abondant monnayage de bronze au nom du palais royal de Shabwa, Shaqar, de pièces de vaisselle précieuse, portant des inscriptions rédigées en langue /ha/dramawtique, qui font référence à la grande divinité Siyân dhû-Alim et proviennent vraisemblablement d’ateliers de la capitale, Shabwa16. Terminons par la victoire des /Himyarites sur les /Ha/dramites : les barons de la dynastie yaza’anide occupent toute la région des wâdîs ‘Abadân et /Durâ’ jusqu’à la fin du ve s. ap. J.-C. A cette date, une nouvelle dynastie, les Gadanites, s’installe dans le wâdî /Durâ’ où elle fait graver le texte MAFYS-/Durâ’ 3. Les maîtres successifs de cette vallée, dont la préoccupation fiscale n’est sans doute pas à exclure, procèdent ainsi tous à des travaux d’aménagement hydraulique.

41Cette longue histoire du wâdî /Durâ’ traduit d’abord une vision cohérente de son aménagement, impliquant une analyse très fine des eaux des crues, de leur force comme de leur comportement, puis un choix méthodique des réponses à apporter en vue de leur utilisation optimale. L’homogénéité des ouvrages hydrauliques témoigne ensuite d’une culture technique, héritière de longues expérimentations, transmise à travers les siècles par des « ingénieurs » d’une compétence certaine. C’est, semble-t-il, ce savoir, commun à tous les établissements situés en bordure du désert, qui constitue l’une des grandes originalités de la culture sudarabique17.

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Bibliographie

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Notes

1 On désigne par allogènes des crues générées en amont, dans un milieu géographique différent, en général les Hautes Terres du Yémen, et s’écoulant dans les vallées très arides situées en bordure du désert.
2 Les recherches dans le wâdi /Durâ’ ont été financées par la Sous-Direction des Sciences sociales et humaines du ministère des Affaires étrangères et par le CNRS (Laboratoire de géographie physique de Meudon). Les fouilles de Hajar am-/Daybiyya en 1992 et 1993 ont été cofinancées par l’American Institute for Yemeni Studies de Sanaa. L’étude géologique de la région a été faite par Brigitte Coque-Delhuille et l’étude géographique par Pierre Gentelle. La fouille de tous les ouvrages hydrauliques a été exécutée par Jean-Claude Roux en 1996.
3 Pour une présentation générale de ce type de relief on se reportera à B. Coque, 1998, p. 5-15.
4 Ch. Darles, 2000, p. 90-95 et fig. 3-8.
5 Le principe de la méthode de datation par luminescence stimulée optiquement (OSL) est analogue à celui de la méthode par thermoluminescence. Lorsque l’on chauffe les feldspaths et les quartz contenus dans les limons d’alluvions, ils émettent de la lumière ou signal TL ; lorsqu’ils sont stimulés optiquement par une exposition à la lumière d’une longueur d’ondes spécifique, ils émettent un signal dit OSL. Ces signaux constituent de précieuses horloges qui mesurent le temps écoulé depuis la dernière exposition de ces grains détritiques à la lumière solaire. L’exposition des minéraux à la lumière solaire engendre une remise à zéro partielle ou totale du signal de luminescence hérité (cf. S. Balescu, 1998, p. 34-35). Au Yémen, cette méthode a été testée dans les champs antiques de Haraja, dans de wâdî Bay/hân, puis dans le wâdî /Durâ’ ; elle devrait l’être bientôt à Shabwa.
6 Voir les commentaires de ce texte par Bâfaqîh, dans Breton-Bâfaqîh, 1993, p. 80.
7 Ibid., p. 81.
8 Cf. Breton, Mc Mahon, Warburton, 1998, p. 90-111.
9 Voir Breton-Bâfaqîh, 1993, p. 23-26, et la contribution de F. Baratte, 1993, p. 43-47.
10 Voir la contribution de M. Kazanski dans Breton-Bâfaqîh, 1993, p. 51-61.
11 Nous tenons à remercier Iwona Gajda qui nous a aimablement communiqué cette nouvelle traduction de RES 4069.
12 Cf. S. Balescu, 1998, p. 36-37.
13 Quelques données sur les hauteurs des crues dans la région figurent dans Coque-Delhuille, 1998, p. 48-50.
14 Dans le wâdî /Durâ’, nous avons estimé à 120/130 m 3/seconde une crue décennale et au double environ une crue centenaire.
15 Cf. Ch. Darles, 2000, p. 90 sq. A Shabwa, les ouvrages hydrauliques sont en moyenne distants de 200/300 m.
16 Voir la contribution de A. Kitchen, « A Glimpse of the Wealth of the Shabwa Nobility », dans Fouilles de Shabwa, vol. IV (à paraître).
17 Si à ces méthodes antiques l’on compare la gestion contemporaine des eaux, on ne peut que constater l’effritement de l’homogénéité du corps social. Certains villages du wâdî /Durâ’ et d’autres vallées voisines continuent certes d’entretenir des digues antiques afin de récupérer un quotient bien limité des eaux de crue, mais ils ne s’entendent guère entre eux sur un partage équitable. D’autre part, si quelques rares propriétaires plus aisés s’équipent de pompes à diésel, le débit qu’ils en tirent répond à leurs stricts besoins et dépend donc de leur libre arbitre. La question de l’agriculture traditionnelle dans le wâdî /Durâ’ a fait l’objet d’une conférence au CEFAS le 7 mai 2002.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-François Breton et Jean-Claude Roux, « Le wâdî/Durâ’ : un modèle d’irrigation antique ? »Chroniques Yéménites [En ligne], 10 | 2002, mis en ligne le 07 septembre 2007, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/128 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.128

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Auteurs

Jean-François Breton

Breton Jean-François
Maison René Ginouvès
21, allée de l’Université
92023 Nanterre Cedex

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  • A propos d’un livre récent : Im Land der Königin von Saba’. Kunstschätze aus dem antiken Jemen, W. Daum, W. W. Müller, N. Nebes et W. Raunig (éd.), Munich, Staatliches Museum für Völkerkunde München, 2000, 328 p.
    Paru dans Chroniques Yéménites, 8 | 2000

Jean-Claude Roux

Roux Jean-Claude
DRAC Languedoc-Roussillon
Service régional de l’archéologie
CS 49020
5, rue de la Salle l’Evêque
34967. Montpellier Cedex 2.

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