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Le Maître d'ordalie

Ahmad Qâyid Barakât, Anne Regourd et Fayza El Qasem

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Mots-clés :

littérature
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Texte intégral

1Présention

2Nous avons choisi de traduire les quatre premiers récits de l'ouvrage d'Ahmad Qâyid Barakât intitulé al-Mubashshi`, ou « le Maître d'ordalie », qui en contient en tout treize1. Ce livre a retenu notre attention pour plusieurs raisons. Construit selon un mouvement de flash-back, il soulève tout d'abord la question de la représentation des tradipraticiens et de leurs pratiques thérapeutiques, que celles-ci recourent à la magie ou relèvent de la médecine arabe classique, dans un milieu masculin et citadin. L'auteur, nommé en province par son ministère de tutelle, retrouve par hasard le maître d'ordalie, un personnage de son enfance. Les souvenirs affluent autour de l'épidémie dont il fut la victime, car c'est elle qui le conduisit entre les mains de tradipraticiens de toutes sortes, dont les noms apparaissent dans différents récits de l'ouvrage. L'action se situe au milieu des années 1940, comme le laissent entendre l'âge de l'auteur à cette époque et les événements politiques auxquels il fait allusion2.

3Ce mouvement consistant à retrouver le passé ou à s'y reporter est à rapprocher de celui que j'ai pu constater, au travers de mes enquêtes de terrain à Sanaa, dans les discours des jeunes hommes, originaires ou non de la capitale, lorsque la conversation roulait sur leurs expériences en matière de pratiques divinatoires et magiques. Elles étaient relatées sur un mode impressionnant, voire effrayant, comme si resurgissait tout à coup l'imagination et le vécu d'un enfant faible et malade, et laissaient entièrement de côté le fait qu'au moment où l'on parlait, des tradipraticiens opéraient de la même façon qu'autrefois3. L'auteur rappelle d'ailleurs : « En effet, chez nous, les grands (al-kibâr) ne portent pas sur eux de formules incantatoires (azâ'im)4. »Ainsi, les histoires de djinns et les pratiques magiques apparaissent liées au monde de l'enfance, ou plutôt y sont rejetées. Cela montre sans doute une position convenue du locuteur de sexe masculin par rapport à ce genre de phénomènes : ils représentent un ensemble de choses du passé, lointaines, mêlées d'imagination et de peurs enfantines, auxquelles éventuellement un jeune homme digne de ce nom ne peut plus croire, qu'il peut même considérer comme invention fallacieuse (sha`wadha), et par rapport, en tout cas, il se distancie. En même temps, se rappeler ces scènes, c'est plonger au plus profond du vécu, relater des moments vibrants, parler de soi, retrouver les émotions de l'enfance, propres justement à être rapportées dans un cadre littéraire.

4Ces pratiques peuvent être dénoncées comme illusions, associationnisme (shirk), d'un point de vue religieux, ou définies comme superstitions, d'un point de vue « scientiste », positions qu'incarne dans l'ouvrage l'instituteur irakien. Mais d'autres postures sont possibles, prises en fonction des différents moments de la vie. Le passage à l'âge raisonnable (bulûgh) pour un homme correspond ainsi à un éloignement de pratiques considérées alors comme puériles. A l'âge mûr (50-60 ans), l'individu peut renouer avec elles et maintenir ainsi le lien entre les générations. L'auteur par exemple, ingénieur formé à l'étranger (Liban, Egypte, Angleterre) au moment des premiers mouvements politiques modernistes et réformistes au Yémen, nous rapporte sur un mode affectif et personnel ses expériences chez les tradipraticiens comme des souvenirs de son enfance. Lorsqu'enfant, il oscille entre la peur et l'incrédulité et résiste à son père qui veut l'emmener chez le muqadhdhî, celui-ci lui répond : « Ceci est le remède de ton père, de ton grand-père et sera celui de tes enfants après toi ! » Il rejoint les propos d'un patient à la retraite, qui, après s'être fait poser des ventouses sur les occiputs, me dit, à Sanaa : « Mon père faisait cela une fois par an... Pour ma part, je viens ici pour la première fois. Je le retrouve en venant me faire soigner ici. » Il s'agit bien d'une manière de réactiver le lien entre les générations.

5Bien qu'auréolé du souvenir, ce texte a néanmoins la particularité de décrire les pratiques avec une rare précision, parfois digne d'un relevé ethnographique : on pourrait le qualifier de carnet autobiographique. L'histoire est construite sur l'opposition entre un cadi, le Cadi Murtadà, et le maître d'ordalie (al-mubashshi`), dont on n'apprend jamais le nom. Le premier appartient au groupe des cadis ­ ce que donne à penser la manière dont il est appelé ainsi que ses fonctions religieuses à la mosquée des Martyrs, al-Shahîdayn5 ­ ; il est pieux et respectueux des us et coutumes comme de la loi. Il est aussi bien ancré géographiquement : psalmodiateur du Coran, il apparaît comme le héros du quartier, son fleuron et sa fierté. Il est décrit comme un modèle d'esprit typiquement sanaani. On ne connaît le second que par les surnoms que lui donnent les autres : il est l'étudiant étranger (al-muhâjir), le maître d'ordalie (al-mubashshi`) ou le charlatan. On sait qu'il vient de loin, mais on ne sait pas d'où. Il n'est pas situé non plus par son appartenance à un groupe socialement défini. Ces deux personnages sont confrontés au travers des conversations, notamment parce qu'ils écrivent l'un comme l'autre des formules incantatoires à but thérapeutique6. Or, selon un scénario bien prévisible, c'est le mubashshî` que l'on finit par démasquer comme charlatan : il commence par tromper son monde en évoquant les esprits et en exorcisant, en quelque sorte, les maisons des djinns et des démons ayant subtilisé les affaires du propriétaire7, puis il incite à l'extorsion de fonds. Il finit comme chef de bande organisée terrorisant la population de la ville de Shawkân, dans les derniers récits. Autrement dit, c'est un être sans foi, ni loi. L'histoire de ce dévoilement progressif est d'ailleurs l'objet principal de l'ouvrage, dévoilement dont on pouvait deviner l'issue si l'on observe que la tenue et la nature de la coiffure masculine, premier élément vestimentaire décrit, informent sur le statut social comme sur la psychologie et la moralité du personnage (comparer le turban du maître d'ordalie et la coiffe de ses compagnons, dans la première histoire, et celui du cadi dans la dernière). En réalité, c'est ailleurs, sur un plan politique et non social, que l'opposition entre les deux hommes revêt toute sa charge critique : le Cadi, en effet, est emprisonné sous prétexte d'avoir attenté à la lettre du Coran, en réalité pour avoir courageusement attiré l'attention, dans un de ses sermons, sur l'état de désolation du pays et ses nombreux morts, notamment en Tihâma ; le maître d'ordalie, quant à lui, bandit de grand chemin entravant l'action de l'Etat8 et se prévalant en même temps d'amitiés en haut lieu9, court toujours...

6L'intérêt de cet ouvrage vient aussi de ce qu'il laisse entrevoir les rapports entre quartiers, en particulier à la fin du premier récit. Celui qu'habite l'auteur, constitué de familles socialement et économiquement modestes, s'enorgueillit des qualités exceptionnelles d'orateur et de prédicateur du Cadi Murtadà, figure qui lui permet de rivaliser avec les autres quartiers. Il faut bien l'entendre au sens propre, comme le montrent les combats des jeunes garçons (shibyân et ghilmân) organisés en groupes autour de chefs, un pour chaque quartier, et empruntant le nom de héros connus de tous10. Se mesurer aux autres quartiers apparaît comme un passage obligé. Le fait que les jeux des garçons, à caractère compétitif, soient mis sur le même plan que les combats suggère qu'ils sont aussi le véhicule de ces rapports réglés entre quartiers11. Outre qu'il se distingue par son cadi, le quartier de l'auteur a une autre singularité, une place, bien waqf, dont la vaste surface sert notamment à recevoir les chameliers et leur chargement, aux portes du vieux souk. Elle représente un lieu d'animation et de passage permanent, ouvert non seulement aux voyageurs, mais aussi, aux ressortissants des autres quartiers ­ dont leurs chefs ­, qui viennent par exemple y rendre leurs délibérations selon le droit coutumier citadin. Les jeunes garçons ont élu domicile ici pour leurs fameux combats et jeux. Or de manière significative, cet espace accessible à tous et assurant une fonction « publique », autrement dit utile à l'organisation de la cité à plusieurs niveaux, est là encore étroitement lié au quartier et en alimente le prestige. Peut-être doit-on y voir une manière citadine de se forger une identité sociale.

7L'ultime récit traduit témoigne enfin de la « présence du tribalisme dans la société urbaine », manifeste ici « par l'application du droit coutumier (`urf) et son imposition (...) aux citadins12 », toujours valable aujourd'hui. Pour avoir pénétré dans une maison sans y avoir été invité, sous couvert d'accomplir sa tâche consistant à vanter les mérites de ses habitants, un héraut (dawshân) tombe sous le coup de la coutume tribale et du droit public, qui reconnaissent chacun de leur côté cet acte comme un délit et statuent sur la peine encourue. L'« agresseur » est de ce fait soumis à un double châtiment. L'auteur montre essentiellement les étapes suivant lesquelles la coutume tribale est appliquée. Et l'on observera aussi que c'est par rapport à elle que l'offense est lavée en premier lieu, si l'on suit la chronologie des événements dans le texte. Dans une grande continuité, il est toujours possible de dire aujourd'hui : « Force est de constater que la soumission à l'ordre tribal est le prélude nécessaire à la résolution du litige et que l'appartenance communautaire prévaut sur la notion de citoyen13. »

9A vrai dire, je n'étais pas enthousiaste ni même désireux d'accomplir la tâche que le ministre des Travaux Publics m'avait confiée. Ainsi, depuis que j'avais achevé mon stage à l'étranger portant sur l'arpentage, l'évaluation du volume et des prix des matériaux relatifs aux travaux de fondation, j'appréhendais l'idée de mon affectation en province ; je la repoussais même.

10Je réussis dans une large mesure à échapper à la corvée consistant à exercer mon métier loin de la ville. Ainsi, lorsqu'il venait à l'esprit du ministre de penser à moi pour superviser certains travaux de fondation, dans une région particulière, j'inventais toujours mille et un prétextes qui trouvaient, par chance, un écho favorable auprès de lui...

11Je n'avais quitté le siège du ministère qu'une seule fois, en réalité, au cours des cinq dernières années. C'était lors de mon retour de stage. Le ministre m'avait chargé alors de suivre la construction de deux écoles dans le Râzih15. J'y séjournai des mois durant. Parfois, je me rendais sur place une journée entière, pour inspecter le déroulement des travaux dans un village et rédiger par la suite un rapport au ministre sur leur bonne exécution et le respect du cahier des charges.

12J'appris, par la suite, que plusieurs inspecteurs de travaux envoyés par le ministère étaient rentrés précipitamment de Shawkân16, s'excusant de ne plus pouvoir achever leur mission, en raison de nombreuses tracasseries et des relations difficiles avec certains éléments du village. Le directeur du Bureau des travaux avait demandé à plusieurs reprises sa mutation ; il avait même menacé de démissionner en constatant que le ministère avait ignoré sa requête.

13J'hésitai beaucoup avant d'accepter. Le directeur général m'avait fait part de la demande du ministre. Il entreprit de m'inciter à accepter ma nomination, usant de propos affables et élogieux pour flatter mon amour-propre, exprimant l'admiration du ministre à mon endroit et la confiance qu'il m'accordait. Il m'avait précisément choisi pour mes grandes compétences et ma vaste expérience, pour ma détermination aussi, mon sérieux et mon honnêteté dans mes rapports avec les entrepreneurs, auprès desquels j'obtenais toujours que les travaux soient exécutés selon les conditions du cahier des charges... Pour tout cela, le ministre avait décidé de me nommer non seulement inspecteur, mais également directeur du Bureau des travaux, au village.

14Cependant, je refusai d'obtempérer et demandai à rencontrer le Ministre, plein d'espoir à l'idée de lui faire changer d'avis. J'inventai des prétextes vraiment différents de ceux qui m'avaient servi autrefois. Mais aussi sérieux en apparence fussent-ils, ils ne trouvèrent pas d'écho chez le ministre : il insista pour me nommer à Shawkân.

15Les bâtiments publics qu'on construisait à cette époque à Shawkân comprenaient un centre culturel dépendant du ministère de l'Information, une école primaire comptant six classes, un nouveau pavillon pour le dispensaire du village et une mosquée, don spécial d'un des gouverneurs de la péninsule.

16A mon arrivée sur les lieux, je constatai que les travaux de l'école et du dispensaire allaient bon train, conformément au calendrier. Le centre culturel, quant à lui, accusait un retard de plusieurs mois, tandis que la mosquée semblait en être encore aux premières phases de l'exécution. On n'avait élevé que certains de ses murs et, en guise de minaret, seules trois rangées de pierres noires avaient vu le jour.

17Ces bâtiments faisaient partie d'un projet qu'on devait inaugurer le jour de l'anniversaire de la Révolution17, prévu trois mois après. Lorsque je m'enquis des causes du retard, j'appris qu'un « charlatan » ­ selon les propres termes du directeur des travaux, qui fut muté ­, flanqué d'une bande de jeunes gens, avait tenté d'entraver les travaux dès le départ.

18Je consacrai mes premiers jours à Shawkân à identifier les obstacles ayant entraîné les retards. Je reculai du coup la date de reprise des travaux. L'ex-directeur se montra coopératif et très disposé à me fournir toutes sortes d'explications (...). Il me parut d'ailleurs conscient de ses responsabilités puisqu'il ajourna son départ de Shawkân jusqu'à ce qu'il soit assuré que j'avais toutes les informations en main : le détail des plans et des projets de construction, les conditions de vie dans le village, le caractère de ses habitants, le comportement du « charlatan » et de sa bande, les raisons du retard.

19Au premier jour de ma mission, alors que j'étais en pleine réunion avec l'ex-directeur, trois jeunes gens armés surgirent sans permission. Il y eut un fracas épouvantable, tout à fait inhabituel. Sur leurs visages barbus, on pouvait facilement déceler des signes de colère et de haine, un désir de provocation. Ils arboraient tous à l'épaule une arme automatique et portaient, enroulée sur la tête, une pièce d'étoffe rouge attachée sans soin qui dénotait bien leur nonchalance et leur esprit dévergondé. Un homme coiffé d'un turban à la forme insolite les accompagnait. Il ne portait pas de ceinture à la taille si bien que son ample gallabiyya lui couvrait les pieds tout en dessinant ses formes. Sa barbe était poivre et sel avec une dominante blanche.

20Je dévisageai l'homme, ses traits, le relief de son visage... Je crus le reconnaître. En effet, c'était bien lui ! Je reconnaissais ces traits. Je fermai les yeux un moment pour me concentrer et me rappeler certains souvenirs. Nul doute, c'était lui : cet étudiant étranger18..., le maître d'ordalie19 qui s'était enfui de notre quartier, il y a quelques années, lorsque l'on avait découvert son secret. C'était un maître charlatan qui évoquait aussi les djinns.

21Certes, je me souvins de cette époque où une étrange maladie se répandit à Sanaa. J'étais parmi les victimes de l'épidémie pernicieuse.

22Je me souvins aussi que mon père avait tout fait pour trouver un médicament qui puisse me tirer d'affaire... Il me forçait à prendre de nombreuses préparations qu'il rapportait de chez l'apothicaire20 et dont le goût infect provoquait nausées et maux d'estomac. Il m'obligeait aussi à prendre tous les médicaments conseillés par les aînés et les sages sans toutefois être convaincu par un quelconque remède... Il n'hésita pas à me conduire malgré moi chez le forgeron21, me saisissant par l'épaule et m'intimant de découvrir mon ventre. Le forgeron avait préparé son fer incurvé dans sa forge dont le foyer était en permanence attisé par un soufflet. L'homme retira son fer une fois devenu rouge, incandescent comme la braise, et le brandit devant mes yeux... Il en colla la tête incurvée sur mon ventre, au-dessus du nombril. J'avais les yeux grands ouverts... C'était un feu de fer ou un fer de feu... Je sentis l'odeur de ma peau qui brûlait pénétrer mes narines. Le forgeron enfonça le fer à la pointe incandescente telle la braise, puis il laissa couler de sa main gauche un peu d'eau à l'endroit de la moxibustion... Mon père debout derrière moi me retint par l'épaule pour que je ne m'enfuie pas22.

23Mon père ne se contenta pas de cela et m'envoya, toujours contre mon gré, chez le Cadi Murtadà, dont la réputation d'homme pieux et de savant en matière de religion était connue de tous. Il n'avait pas son pareil pour réconforter les jeunes atteints de maladie ; il leur écrivait des formules incantatoires pour les soulager dans leur détresse. La réputation du Cadi avait dépassé les frontières de notre quartier et était parvenue jusqu'aux confins de Sanaa, jusqu'à Bi'r al-`Azab et Shu`ûb23. Nous entendîmes dire que beaucoup de chameliers et de voyageurs originaires de contrées situées en dehors du périmètre de Sanaa, de Mâwiya ou du Hadramawt, venaient à sa rencontre. On dit même que certains venaient de Tâ`iff et Sibya24.

24Ils cherchaient auprès de lui un remède pour le ballonnement du ventre, les frissons ou les maux de tête. De même, ils cherchaient à échapper au cauchemar qui hantait leur sommeil. D'autres espéraient qu'il débarrasserait leurs maisons des djinns et des démons, des Banû Sallâ Allâh, comme nous les nommions. Ils lui demandaient des talismans qui éloigneraient les voix effrayantes qu'ils entendaient après la prière du crépuscule ou avant la nuit, en particulier les nuits précédant le mois de ramadan. Cependant, le Cadi évitait de confectionner ces talismans et renvoyait beaucoup de monde en disant : « Toute maladie a son remède approprié... Celui qui connaît la cause échappe au mal25… »

25La voix éclatante et mélodieuse du Cadi était légendaire, en particulier quand il psalmodiait le Coran ou célébrait les louanges de Dieu26, au moment où descendait sur l'univers l'obscurité silencieuse.

26Mon père aimait bien écouter les louanges du Cadi Murtadà, notamment la manière dont il prononçait la troisième, avant la prière de l'aube, quand le calme environnant créait une atmosphère angélique au-dessus de nous et que la voix devenait claire, fine, inspirant un calme et une sérénité toute spirituelle... Alors notre vieille place s'enveloppait d'une pureté divine profonde.

27La mélodie de la louange ainsi que ses paroles étaient pathétiques... La fameuse voix entonnait des récitations très poétiques et ranimait en nous un sentiment pur vis-à-vis de la grandeur de Dieu et du miracle de la Création, de la succession de l'obscurité et de la lumière, de la magie des corps célestes et de l'étendue des cieux vers les dimensions lointaines, au-delà de la lune et des étoiles visibles.

28Notre quartier rivalisait avec ceux alentour grâce au Cadi Murtadà, à ses louanges émouvantes aux invocations sublimes : « Louange à Celui qui perce l'obscurité pour faire jaillir la lumière27... », à sa voix douce et pure. Nous le comparions aux autres cadis, appartenant à d'autres mosquées, et qui étaient, de toute manière, connus pour leurs dons et leurs belles voix...

29Notre quartier avait d'autres particularités dont nous étions fier. Sa grande superficie par exemple et son grand terrain, propriété de la fondation religieuse, qui abritait un grand nombre de chameliers venus de différentes contrées, avec leurs chameaux chargés de sel, de jujubes, de petit bois28, de charbon, de dattes et d'autres marchandises que l'on déposait au centre de la place. Cela servait de prétexte aux garçons et aux filles qui venaient mettre la pagaille, provoquant colère et agacement chez les chameliers.

30Notre place accueillait plus qu'aucune autre les cortèges nuptiaux, les jeunes élèves des écoles primaires lors des cérémonies de deuil. Les voisins l'utilisaient comme terrain pour seller leurs poulains et les entraîner, couvrant ainsi de poussière les ânes qui se tenaient au centre. Le berger pouvait y trouver assez d'espace pour rassembler son troupeau de chèvres avant de l'emmener paître en plein air et de le restituer aux propriétaires le soir venu. Les chefs de quartiers et les porte-paroles des habitants utilisaient son espace comme lieu de délibération, pour entendre les avis des hommes probes en train de trancher une controverse, pour distribuer aussi les aumônes et répartir les aides.

31Quant aux garçons des quartiers environnants, ils avaient élu le nôtre pour leurs jeux collectifs29 et les combats qui les mettaient aux prises. Ils imitaient en cela les ancêtres qui se lançaient jadis dans les guerres et les conquêtes. Chaque quartier avait son cheikh qui appelait les membres de son groupe par des noms de héros historiques tels que Shammir, Sayf, `Uqba, al-Muhallab et autres noms illustres30.

32Notre quartier n'était pas célèbre pour ses héros ou ses troupes de choc. Il compensait cela par la seule présence du Cadi Murtadà en son sein, au moment où il fallait rivaliser avec ceux qui nous surpassaient en matière de combat. Le Cadi était très doué comme orateur et prédicateur. C'était aussi un narrateur incomparable.

33Parmi les dons du Cadi Murtadà, citons sa façon très ironique de prêcher entre les deux prières du soir, à la mosquée des Martyrs, élégant dans l'expression et profondément cinglant dans les blâmes ; le tout étant dit sur un ton que tout le public venu se recueillir saisissait bien car il reflétait à merveille la vie à Sanaa, caractérisée par son lien profond à l'histoire... Notre quartier était partie intégrante de cette ville authentique où s'étaient ancrées les expressions les plus percutantes, les allusions les plus fines et sagaces, à travers des milliers d'années.

34Toutes ces images et ces souvenirs lointains se pressèrent dans ma mémoire (...) pendant que je fixais le visage du « maître d'ordalie », comme nous avions coutume de l'appeler chez nous. Le directeur du Bureau des travaux à Shawkân, lui, insistait pour l'appeler le « charlatan ». (...) [Pour enrayer] cette maladie pernicieuse que j'avais contractée (...), mon père [essaya] tous les remèdes que les gens lui prescrivaient31 (...). Il ne se contenta pas de la moxibustion, il m'envoya chez le Cadi Murtadà pour qu'il me prescrive une incantation (...). Il s'entêtait à attribuer l'origine de ma maladie à la promiscuité avec des gens malhonnêtes, parmi les vagabonds et les étrangers venus des contrées lointaines et qui apportaient avec eux des maladies nocives, sans parler des démons qui pénétraient les corps et les âmes des personnes faibles. La plupart de ces démons accompagnaient les chameliers en provenance du nord. Quant aux chameliers venus du sud, ils communiquaient à tous ceux qui s'approchaient d'eux indigestion et frissons32.

35Ma mère, elle, eut plutôt recours au remède contre le mauvais œil33

36Rituel d'exorcisme

37Aux premiers jours de ma maladie, je perdais conscience, envahi par une fièvre très forte et des douleurs insupportables. Je hurlais alors que j'étais totalement inconscient. J'avais des rêves et des hallucinations terribles qui me brouillaient l'esprit tels que d'effroyables accidents et de sauvages agressions dirigées contre ma mère, comme si des démons aux allures épouvantables l'enlevaient et s'envolaient avec elle, dans les cieux sombres, en la serrant par les cheveux et les mains. Je m'agrippais à ses vêtements en tentant de l'attirer vers moi et de la délivrer des griffes de ces démons maléfiques et effrayants. Mais elle restait suspendue en l'air à la merci de ces créatures horribles qui vagabondaient à une vitesse incroyable. Je continuais à hurler, l'esprit tourmenté, totalement absent...

38Quand je reprenais conscience et recouvrais un peu de sérénité, je décrivais à ma mère mes visions, ces « hallucinations » épouvantables. Elle répétait alors une série de formules prophylactiques et de prières, l'air perplexe. Elle était convaincue que j'étais possédé par les Banû Sallâ Allâh. Elle avait l'habitude d'appeler ainsi les djinns, les démons, toute créature maléfique en général. Elle prononçait ces mots d'une voix pleine de peur et d'appréhension, comme s'ils allaient surgir devant elle à l'instant même. Aussi, évitait-elle de les décrire tels qu'ils étaient réellement ou de les nommer par leurs propres noms, en signe de conciliation, dans le but aussi de se protéger contre leurs maux. Elle le faisait encore par crainte de les déranger et de déclencher leur colère ­ « Que le salut soit sur eux ! »

39Selon ma mère, ces Banû Sallâ Allâh prenaient possession des corps faibles qui n'invoquaient pas souvent le nom de Dieu et ne cherchaient pas à écarter les démons, mais les dédaignaient plutôt et leur disputaient leur pouvoir sans les respecter aucunement.

40Ils s'emparaient aussi du corps des êtres touchés par le mauvais œil, parmi ceux qui n'avaient pas l'habitude d'invoquer la bénédiction de Dieu sur le Prophète toutes les fois qu'ils jetaient sur autrui un regard envieux et avide, attirant ainsi sur eux-mêmes de tels dommages.

41« Les démons et les êtres maléfiques » ou les Banû Sallâ Allâh pénétraient les maisons touchées par le mauvais œil, du fait de la convoitise ou d'un émerveillement jaloux conçu à leur égard. Ils les hantaient alors et inquiétaient leurs habitants en ravageant leur vie et leur sommeil.

42Ma mère avait l'habitude d'accomplir un rite, appelé niqqas, pour chasser les djinns, les démons et les êtres maléfiques des corps possédés et des maisons hantées. Le plus souvent, elle y recourait pour guérir les gens malades et se contentait de brûler de l'encens et de réciter des prières pour débarrasser les maisons des Banû Sallâ Allâh, dès qu'elle entendait un bruit ou un désordre dans un coin, dont elle déduisait aussitôt qu'il provenait de leurs allées et venues dans les coins et recoins de la maison. Elle se levait sur le champ, invoquant le nom de Dieu et sa protection34, remplissant l'encensoir de charbons ardents et y répandant des grains d'encens35. Puis la cérémonie de chasse s'ouvrait dans les recoins de la maison, en commençant par le dernier étage en général ; toutes les chambres et les armoires étaient passées au peigne fin. Ma mère répétait ses invocations et ses formules chargées de repousser le démon, descendait l'escalier lentement, degré par degré, jusqu'à dominer l'étage inférieur, puis s'arrêtait un moment pour réciter le Coran (tilâwa), prier et en appeler aux esprits et aux créatures maléfiques afin qu'ils laissent la maison et ses habitants en paix et regagnent leur univers lointain et invisible. Par la suite, elle se promenait dans les coins de l'étage comme précédemment, répétant les mêmes gestes jusqu'au rez-de-chaussée, dans les étables et dans la pièce réservée aux meules36. Je la suivais le plus souvent, portant l'encensoir qu'elle alimentait dès que la fumée qui s'en échappait devenait plus légère.

43Dans mon cas, ma mère eut plus d'une fois recours à ce remède. Celui-ci suit un protocole précis, use d'instruments identifiés et se réfère à des textes bien connus.

44Ma mère commençait par remplir de braises l'encensoir qu'elle laissait brûler dans la chambre, puis elle sélectionnait cinq grains de sel cristallins37, dont la pureté ne devait en aucune façon être troublée par une couleur quelconque, un grain de poussière ou un gravier.

45Elle déposait dans la paume de sa main droite les cinq grains de sel et demandait au malade de s'asseoir par terre, d'étendre les jambes ou, si cela lui était trop pénible, de rester allongé sur le lit. Puis elle récitait les versets de la fâtiha et le verset du siège38, en posant sa paume droite sur la tête du malade. Elle la descendait ensuite doucement et délicatement sur le cou, les épaules, tout en récitant des prières et des incantations. Elle s'arrêtait alors un moment et levait la paume près de ses lèvres en crachotant trois fois39... Puis elle repassait, en un geste circulaire, par petites touches, sur tout le corps, sans l'effleurer ni toucher aux habits. Elle en parcourait les méandres, de la tête au cou, passant par les épaules et les bras, puis au-dessus de la poitrine, de la ceinture, des cuisses et des jambes, jusqu'aux orteils, s'arrêtant de temps à autre pour crachoter trois fois. Elle accomplissait son rituel tout en récitant du Coran (tilâwa), ses prières, les formules pour se protéger et, finalement, tous les versets possibles, s'adressant aux démons ­ « Que le salut soit sur eux ! » - d'une manière ferme ou conciliante et implorante à la fois. Elle leur demandait de quitter le corps du malade et de regagner leur univers lointain et leur monde occulte. Elle blâmait aussi les envieux aux regards diaboliques « parmi ceux qui savent distinguer le bien du mal40 et pourtant n'invoquent pas la bénédiction de Dieu sur le Prophète ». A ceux-là, elle souhaitait malédiction, ruine et châtiment pénible.

46Le rituel s'achevait par un refrain immémorial répété plusieurs fois durant la cérémonie : « Que Dieu le livre aux tortures et aux tourments de Haqris et Niqris et qu'il soit frappé par le fer de Mifris, celui qui sait distinguer le bien du mal et qui n'invoque pas la bénédiction de Dieu sur le Prophète41 ! », proféré trois fois. Puis, elle crachotait dans sa paume droite à trois reprises et déposait les grains de sel dans l'encensoir qu'elle alimentait de braises incandescentes. Elle patientait tout en priant, mais dès le premier crépitement des cristaux de sel, elle récitait un autre refrain à voix haute : « Pouah... ! Je t'arracherai les yeux, ô toi qui vois clairement la différence entre le bien et le mal et qui n'invoque pas la bénédiction de Dieu sur le Prophète ! »

47Je me souvins qu'un soir, lors d'un de ces rituels, le crépitement était si fort et si répétitif que ma mère fut convaincue que les démons et les créatures maléfiques avaient quitté le corps du malade pour regagner leur monde lointain et que l'œil maléfique avait été à jamais arraché.

48Ce soir-là, j'étais moi-même convaincu de la chose. D'où ce sentiment d'optimisme quant à ma guérison proche et cette sérénité intérieure que je ressentis soudain. Je cédai bientôt aux forces du sommeil jusqu'à l'aube. Plus de crises d'hallucination, de hurlements, de perte de conscience et de cauchemars.

49A cette époque, lorsque j'étais en proie à ma maladie, mon père me blâmait beaucoup et me reprochait de le couvrir de honte auprès des voisins en le diffamant publiquement. Ainsi avait-il le sentiment d'être devenu une chose curieuse et la victime de leurs plaisanteries. Pourtant, il eut recours à tous les remèdes et prescriptions conseillés par les gens expérimentés comme par les amateurs et me pria d'en faire usage, que ce soit sous forme de boissons, d'aliments, d'onguents, ou de mixtures diverses constituées d'« aloès, de bitume42 et de toutes sortes de liquides à boire ». Malgré tout cela, il insista pour tenter la moxibustion et les incantations.

50Mon père ­ que Dieu ait son âme ! - était très émotif, lunatique et facilement colérique. Mais on pouvait très vite se concilier ses bonnes grâces ; il était, tour à tour, très affectueux, bienveillant, compatissant, dur et dominateur. Il était aussi très fier de lui et très susceptible à l'égard de tout ce qui risquait d'affecter sa personne. Aussi pensais-je, à l'époque, que son insistance résultait de son souci de se débarrasser de cette honte plus que de son désir de me voir recouvrer la santé.

51Quant à moi, j'étais très sceptique vis-à-vis des remèdes choisis par mon père. Mon maître d'école était de ceux qui semaient le doute dans l'esprit de ses élèves lorsqu'il leur décrivait ce qu'il avait vu en Irak où il apprit son métier.

52Un jour, je l'entendis parler des pensionnats irakiens. Il décrivait leurs bâtiments, leurs cours, leurs dépendances, dont une clinique supervisée par un officier de santé. Ce dernier prenait les mesures d'hygiène élémentaires et de dépistage, comme les mesures thérapeutiques d'urgence.

53Le maître avait horreur des remèdes traditionnels et se moquait des formules protectrices, des ex-voto, des incantations et de la sollicitation des saints et des hommes bénis. Il qualifiait tout cela de charlatanisme exercé vis-à-vis de personnes ignorantes et désignait ceux qui y recouraient comme des gens profondément trompés et crédules.

54Selon lui, les maladies et les fièvres n'étaient pas le résultat de forces occultes, mais étaient dues aux microbes dont seuls les médicaments fabriqués par l'homme pouvaient venir à bout.

55Il est vrai que je ne comprenais pas grand chose des expressions de mon maître ou de ses explications. Des termes comme « occulte », « microbes » et autres, qui n'étaient pas courants dans mon lexique d'alors, m'échappaient totalement.

56Les explicitations de mon maître s'ancraient alors dans ma mémoire comme s'il se fût agi d'histoires et de descriptions si peu concrètes, invisibles et insolites qu'elles disparaissaient dans les méandres de l'esprit, tels des songes ou des rêves éveillés.

57A mes yeux, il s'agissait d'histoires et de descriptions que j'avais plaisir à écouter et que je racontais très souvent à mes camarades en guise de distraction. Mais il ne me fallait pas longtemps pour les oublier.

58Pourtant, je ne les chassais pas totalement de mon inconscient.

59Lorsque mon père insista pour la moxibustion et le fameux talisman, ces histoires resurgirent dans ma mémoire ou du moins certains fragments. Je lui opposai un peu de résistance, mêlée de crainte cependant, car je redoutais sa fureur véhémente.

60Le thérapeute43

61Mon père remarquait non seulement que j'hésitais à obtempérer chaque fois qu'il m'ordonnait d'utiliser un remède parmi ceux qu'on lui avait prescrits, mais que je doutais aussi de leur utilité.

62Il me lançait des regards furieux et me menaçait verbalement (...), me blâmant de me montrer si sceptique :

63­ Ceci est le remède de ton père, de ton grand-père et de tes enfants après toi, hurlait-t-il d'une voix pleine de reproche.

64Il me rappelait alors les remèdes analogues que l'on prescrivait à mon aïeul ­ que Dieu ait son âme ! - assailli de douleurs et de maladies nombreuses durant les derniers jours de sa vie :

65­ Ton grand-père faisait venir le thérapeute du Khawlân, tous les ans, au mois de sha`abân44… Il le soignait en dégageant de son corps toutes les impuretés dues aux maladies et aux infections... Puis il le brûlait au fer pour le guérir... Parfois, ton grand-père voyageait jusqu'à Kibs45 quand le thérapeute ne pouvait se rendre à Sanaa.

66Je me souvins effectivement d'une séance du thérapeute avec mon grand-père à la maison.

67Un jour, on le fit venir du Khawlân en raison d'une douleur lancinante qu'il ressentait sous le ventre, du côté droit.

68Le thérapeute était grand de taille, plutôt clair de peau. J'avais l'impression que son visage était recouvert d'huile46 et de l'indigo de son turban47 teinté et chamarré, noué autour de la tête avec élégance et habileté. Au-dessus, il avait placé, en guise de parure, un brin de basilic48, tandis qu'en dessous, on devinait ses cheveux ébouriffés, qui recouvraient sa nuque et ses favoris49.

69Il avait revêtu un gilet égyptien avec, par-dessus, une veste en laine noire recouverte d'une étoffe de même matière et de même couleur. Il s'était enveloppé d'un châle teinté et arborait à la taille un poignard argenté50, serré sur la pièce de tissu51 blanc aux bords garnis de franges et tachés d'indigo qui lui servait de ceinture. La pièce maîtresse d'un chapelet étrange, à gros grains, qu'il égrenait, était gonflée comme un bulbe d'oignon. Derrière son poignard, il avait planté un certain nombre d'instruments : des pinces à feu et à épiler, du baume, un fer court à la tête incurvée, un couteau à la poignée argentée et travaillée, un cure-dents long et quelques feuilles torsadées. Quant à l'étui pour le tabac à priser, minutieusement ouvragé et recouvert d'argent, il était suspendu sur le côté.

70Le bruit courait qu'il avait épousé plusieurs femmes et divorcé de la plupart. Mais il conservait toujours quatre d'entre elles. On disait même que l'une d'elles était une jinniyya. Son mari se déplaçait toujours en compagnie de son frère, invisible aux hommes52. Il l'appelait le « chérif » et obéissait à ses ordres.

71Le thérapeute s'assit près de mon grand-père allongé sur le lit, couvert d'une veste en fourrure et ployant sous la douleur. Il me sembla d'après la conversation échangée avec mon grand-père que ce n'était pas la première fois qu'il lui rendait visite.

72Il but d'abord son café, mangea des gâteaux secs et des galettes de pain, puis il demanda à l'assistance de baisser la lumière de la lampe, de brûler de l'encens, de préparer le brasero et d'alimenter le feu pour chauffer à blanc le fer.

73On lui apporta une tasse remplie d'eau et une assiette propre, large et plate.

74Il invita alors les gens à sortir du salon et garda mon père auprès de lui, afin qu'il soit témoin, selon lui, des rites observés lors de la cérémonie qu'il destinait à mon grand-père. Il lui enjoignit de faire ses ablutions, puis de réciter la fâtiha et le verset du siège afin que le « chérif » qui l'accompagnait ne l'entende pas. Il n'y eut pas d'inconvénient à ce que je reste aussi, au cas où cela s'avèrerait nécessaire.

75Le thérapeute commença son rituel en psalmodiant le Coran. On aurait dit un long miaulement. Cela dura un moment, avant qu'il ne sorte du creux de l'aisselle « un morceau de coton » sphérique qu'il montra à mon père :

76- Regardez ! Il est blanc, pur et propre. Je le mettrai à l'endroit de l'affection, au-dessus du ventre de votre père. Grâce à mon pouvoir et au leur ­ que le salut soit sur eux ! -, ce coton absorbera la saleté pernicieuse.

77Puis mon grand-père dut découvrir le côté droit de son ventre.

78Mon père et moi, nous nous assîmes bouche bée, pendant que mon grand-père souffrait et gémissait, indifférent à ce qui se passait. Il avait peut-être très peu d'espoir de guérir, lui qui avait subi plusieurs fois cette thérapie. Quant à moi, je tremblais de peur à l'idée du djinn invisible qui accompagnait le thérapeute, selon les rumeurs... Il pourrait m'enlever ou me gifler entre les yeux avec une violence dont seuls était capable le clan des djinns de chez nous. Peut-être se manifesterait-il subitement sous une figure effrayante et sinistre.

79Le thérapeute laissa flotter le coton dans le gobelet d'eau puis saisit le chapelet aux grains insolites de la main droite et murmura des paroles incompréhensibles tout en miaulant longuement. Enfin, il couvrit de sa main gauche le coton et le poussa avec la tête du chapelet. Il le laissa collé un moment à l'endroit de la douleur, poursuivant ses miaulements. Il saisit enfin le coton entre le pouce et l'index et le déposa dans l'assiette plate. Il le retourna et nous aperçûmes alors une tache de saleté sombre, semblable à du limon mêlé de sang ou de goudron végétal53.

80­ Voici un extrait de la saleté pernicieuse que j'ai retirée du ventre de votre père. Je compte renouveler l'opération pour extraire ce qui reste.

81En effet, il s'exécuta à plusieurs reprises jusqu'à remplir l'assiette de morceaux de coton sales.

82Puis, il demanda le brasero et retourna le fer incurvé dans les braises. La pointe devint incandescente. Il saisit le fer par l'autre bout en s'aidant d'un torchon humide et planta la tête de feu dans le ventre en faisant couler un jet d'eau à l'endroit de la moxibustion.

83Je me souvins que je regardai mon père à plusieurs reprises pendant la cérémonie et constatai sa fascination vis-à-vis de ce qu'il voyait, silencieux et immobile... Néanmoins, des replis de son visage pointait un étonnement presque incrédule.

84Mon grand-père continuait à souffrir et à gémir, même quand le thérapeute enfonça le fer sous son ventre.

85Quant à moi, et malgré mon dégoût profond de voir les cotons alignés dans l'assiette et la pitié de voir mon grand-père souffrir et subir le fer incandescent, ce fut ma peur de la malédiction du djinn et de son apparition probable sous des dehors effroyables qui dominèrent mes sentiments et monopolisèrent mon attention.

86Le thérapeute sortit du salon en promettant à mon grand-père une prompte guérison. Mon père l'accompagna dans la chambre tandis que je demeurais avec mon grand-père. J'entendis sonner les riyals français54 et compris que mon père rémunérait le thérapeute pour ses soins.

87Les femmes pénétrèrent dans le salon en invoquant le nom de Dieu et sa protection, à voix basse et tremblante. Ma mère était là aussi : elle excellait en matière de formules prophylactiques et de récitations coraniques (tilâwât) qu'elle avait apprises dans un opuscule appelé Hirz al-jawshân55.

88Les femmes remarquèrent les morceaux de coton sales et se mirent à maudire les démons et les créatures maléfiques. J'entendis la dernière épouse de mon grand-père dire à ma mère que cette saleté avait pénétré le corps de son mari par la faute de Hamîda, l'épouse précédente dont il avait divorcé depuis peu.

89Notre voisinage, en revanche, avait des avis partagés quant aux bienfaits de la thérapie : certains y croyaient ­ c'était la majorité ­ ; d'autres les rejetaient totalement ­ une minorité ­ ; d'autres enfin étaient indifférents, ne cherchant ni à croire, ni à démentir.

90Ce fut la première et dernière fois que j'assistai à une séance du thérapeute. En effet, j'étais trop jeune pour me souvenir des séances précédentes et mon grand-père ­ que Dieu ait son âme ! ­ mourut peu après, car ses douleurs augmentèrent de plus belle.

91Sa mort m'attrista profondément. Sa compagnie me manqua beaucoup : j'étais très attaché à lui ; sa présence à la maison était un véritable bonheur ainsi que les promenades avec lui dans les souks de la ville. Il était spirituel, avait un visage souriant et une nature gaie. Il aimait taquiner gentiment et appréciait la détente et la bonne compagnie.

92Je me souvins de la cérémonie du thérapeute et des reproches que m'adressait mon père à propos de mes hésitations à me rendre chez le Cadi Murtadà.

93J'obtempérai finalement, contraint et forcé, poussé par ses cris menaçants vers la mosquée où l'homme avait l'habitude de faire ses sermons et de prodiguer son enseignement.

94Le Héraut 56

95Dans notre quartier, les gamins que nous étions connaissaient le Cadi Murtadà de loin. Il avait une personnalité que nous redoutions. Nous éprouvions à son égard une crainte révérentielle. Sa présence dans les réunions ou son passage parmi nous pendant que nous jouions nous remplissaient d'un respect mêlé d'admiration et de peur. Il était élégant, habillé de vêtements propres, de couleur blanche. Son turban immaculé était noué soigneusement par-dessus un couffié tissé de type qawâq57 ; il était moderne et se distinguait des turbans des autres cadis, lesquels étaient aussi larges qu'une meule, avec d'innombrables tours superposés.

96Son vêtement58 aux manches longues, coupé dans un tissu fin, avait un col qui se rabattait sur son cou et sur le devant de la poitrine. Il avait une boutonnière en soie, brodée minutieusement. Même son châle était en tissu de couleur blanche garni de franges et toujours bien tenu.

97Malgré nos rapports distants, le Cadi Murtadà était proche de nous, en raison de sa voix mélodieuse qui chantait les louanges de Dieu dans la tour du minaret. On s'arrêtait alors de jouer et de se disputer. Le Cadi réussissait même à interrompre le récit d'un conte au moment où celui-ci devenait le plus palpitant.

98Parfois, lorsque nous écoutions ses louanges à Dieu et ses prières, il arrivait qu'on entende quelqu'un d'autre, célèbre lui aussi pour sa voix douce, dans ce domaine comme dans la psalmodie et la récitation, se lancer à son tour du haut d'un minaret voisin.

99Aussitôt, les deux chantres entraient dans une communion et une émulation spirituelle, se livrant une compétition loyale en matière d'implorations et de prières ferventes, chacun essayant de surpasser l'autre par des louanges originales ou par l'inflexion de la voix. Le tout se passait dans une harmonie totale, sans esprit de polémique.

100Par ailleurs, le Cadi se distinguait par ses sermons et ses directives pleines de droiture. Il n'usait pas d'un style rhétorique ou d'expressions éloquentes. Il s'adressait aux gens dans leur propre dialecte, d'une manière compréhensible et proche de leurs préoccupations quotidiennes. Il choisissait de parler de sujets ayant trait à leur vie de tous les jours et épinglait leurs comportements.

101Il pointait du doigt leurs points faibles et les torts qui pouvaient en découler ; puis il les conseillait sur la conduite à prendre et il en énumérait les avantages.

102S'il s'adressait aux maris, il relevait leur mauvaise conduite vis-à-vis de leurs femmes, puis choisissait de critiquer certains comportements sociaux, incitant les auditeurs à ne pas les reproduire. Il insistait sur l'obligation de respecter l'épouse, de la protéger et de la chérir, car elle était, comme il aimait à le répéter dans ses sermons, l'étançon du dos, la compagne de la vie et la mère des enfants.

103Quand le Cadi citait les enfants, il s'épanchait longuement ; il blâmait les pères qui négligeaient l'éducation de leurs enfants et les laissaient errer en toute liberté dans les rues et les souks au lieu de leur inculquer les bonnes manières. De là, la dégradation de leurs mœurs et leur mauvaise conduite. Si l'un d'eux irritait ses parents par son mauvais comportement, ces derniers le maudiraient et chercheraient à le punir. Ceci risquait de les abrutir davantage et de les rendre plus indisciplinés.

104« Le petit est sous la protection du plus grand... Celui-ci peut en faire un prince ou un âne. » Tels étaient les propos qu'il tenait sur les enfants.

105Les pères inculquent les bonnes manières à leurs enfants dès le jeune âge et avant même que ne se développent chez eux les mauvaises habitudes. A ce moment, rien ne sert de les maudire, de les battre ou de les emprisonner pour rectifier leur comportement. Le Cadi terminait toujours ses sermons sur l'éducation des enfants par une phrase, devenue proverbiale, tant il avait l'habitude de la répéter : « La punition ne sert à rien quand l'enfant est déjà grand ! »

106Le Cadi avait aussi sa manière inimitable de psalmodier les versets du Coran : son aisance éveillait les émotions par une vocalisation unique imprégnant sa voix mélodieuse d'humilité et de dévotion. Il exhortait aussi son public lors de certaines cérémonies sociales, comme les mariages, les naissances ou les deuils, en le gratifiant de poésies extraites des chefs-d'œuvres de la poésie humaynî et hakamî59. Il avait l'habitude de nommer ce genre de poème mashrab. A cette époque, je ne faisais pas de différence entre celle-ci ou celle-là. Il donnait encore plus d'éclat à ses vers par de belles mélodies qu'il sélectionnait avec soin.

107Je me souviens que je préférais certaines poésies à d'autres et ce fut beaucoup plus tard que je sus qu'elles appartenaient à la poésie humaynî, car je les comprenais facilement.

108Quant aux poèmes hakamî, il m'était difficile de les comprendre, même s'ils suscitaient en moi des sentiments et des rêveries particuliers qui sans cesse m'étonnaient. Lorsque j'entendais un de ces poèmes, j'imaginais de vastes espaces désertiques et lointains, inhospitaliers, où seule une tente de poil de chèvre noir se dressait au milieu d'un terrain vide. Auprès d'elle, on apercevait une ou deux chèvres précisément, un chameau agenouillé non loin d'elles et une femme vêtue de noir, allumant du feu dans un four, à l'extérieur de la tente. Parmi les odes qui suscitaient le plus cette image, je citerai celle qui commence par :

109« Arrête-toi au pied de la montagne, à Idam60, et déclame dans l'obscurité tes vers aux voyageurs. »

110Le Cadi Murtadà n'était pas à proprement parler un chantre professionnel : il ne percevait aucune rémunération, mais il aimait chanter pour ses amis et proches, lors de certaines occasions auxquelles il les conviait, et seulement lorsque certains convives le priaient instamment de leur réciter à sa manière une de leurs odes favorites.

111Outre cela, le Cadi était un homme visiblement très courageux. Que de fois ne l'avait-on vu intervenir pour mettre fin à une lutte entre deux hommes forts ! Il les empoignait et les poussait sur le côté, au risque de les faire tomber sur le dos. Il se dressait alors entre eux, les menaçait et leur conseillait de cesser de se bagarrer. Il tentait enfin de comprendre les raisons qui les avaient poussés à en venir aux mains, avant de leur demander de se réconcilier, non sans imputer la faute à l'un d'eux, s'il y avait lieu, ou les condamner ensemble, dans le cas où la faute était partagée.

112Un jour, lors d'une cérémonie de mariage chez un voisin, à laquelle le Cadi était invité, je me souviens que les convives entendirent le héraut délivrer tout haut ses éloges traditionnels devant la porte de la maison.

113Tout le monde s'étonna de sa présence dans notre quartier où les hérauts n'avaient pas l'habitude de se rendre. En effet, les habitants n'étaient ni des descendants de familles illustres, ni des riches ou des princes, face auxquels les hérauts faisaient retentir leurs éloges dans les cérémonies et les festins de mariage. Les gens de condition modeste n'étaient pas concernés et n'étaient d'ailleurs guère sensibles aux éloges ou à l'évocation des exploits glorieux des ancêtres.

114Pourtant, le héraut s'était présenté à la porte du voisin, un homme modeste, et il répétait ses louanges traditionnelles : « L'homme bien né est descendant de familles illustres... Il est le petit-fils des peuples emplis de bravoure..., triomphant des hommes comme des djinns..., valeureux et généreux de nature... »

115Il répéta ses éloges à deux reprises après une première pause au cours de laquelle il attendit une réponse aimable. Les convives s'étonnèrent de son comportement. Il se tut quelques minutes. Tout le monde crut qu'il était parti car le propriétaire de la maison n'avait pas répondu à ses appels. Mais quelle ne fut pas la surprise de l'assistance lorsqu'elle le vit apparaître au seuil de la porte et pénétrer dans le salon, sans se déchausser, délivrant son message à voix haute au grand dam des convives.

116Traditionnellement, le héraut devait rester dans la rue devant la porte de la maison pour faire ses éloges. En pénétrant ainsi dans le salon, il avait commis un acte sacrilège.

117Certains le repoussèrent en criant, d'autres le blâmèrent, lui intimant l'ordre de sortir immédiatement. Mais l'homme poursuivit ses vociférations qui remplirent le salon, sans se préoccuper des menaces et des réprimandes.

118J'aperçus le Cadi assis à la place d'honneur dans le salon. Il avait l'air en colère, le visage renfrogné et le front plissé. Le propriétaire de la maison se leva en direction du héraut et tenta de le tirer vers la sortie, mais celui-ci le repoussa de la main et il faillit tomber à la renverse. A ce moment-là, le Cadi bondit de son siège et se précipita sur le héraut, le repoussa des deux mains en le réprimandant et lui hurla au visage : « C'est honteux, c'est honteux ! Sors d'ici ! On n'entre pas chez les gens sans y être invité ! Sors d'ici, qu'Allah te règle ton compte ! »

119Le héraut recula en vacillant jusqu'au seuil de la pièce, puis il heurta du pied la marche, tomba sur le dos et roula dans l'escalier jusqu'au palier. Il se releva aussitôt, retira sa janbiyya61 et remonta les marches en brandissant son arme au visage du Cadi. Ce dernier se rua sur lui, saisit son poignet avec la main droite et lui tordit le bras violemment. La janbiyya lui tomba de la main. Le Cadi la saisit immédiatement de la main gauche et la remit au propriétaire de la maison tout en maintenant la pression sur le bras. Puis il repoussa brutalement le héraut et le laissa choir et rouler de nouveau sur les marches jusqu'au palier.

120Le Cadi se redressa alors en direction du propriétaire sans cesser de lui crier : « Attention à la janbiyya... Ne la laisse pas glisser de tes mains ! »

121Le héraut resta un moment immobile sur le palier, puis certains convives l'exhortèrent à se retirer en le prenant par les mains ; or il refusa d'obéir avant qu'on lui rende sa janbiyya62. Mais le Cadi dissuada le propriétaire de le faire jusqu'à ce qu'on châtie l'homme et qu'il fasse un sacrifice. Selon lui, il était exposé à un double châtiment : le sacrifice d'un animal, représentant une dette imposée par la coutume tribale à l'encontre de l'agresseur, et la prison pour avoir commis le délit consistant à pénétrer chez quelqu'un sans sa permission. L'un des convives suggéra de se rendre chez l'officier chargé de la sécurité muni d'un message du Cadi afin qu'il délègue l'un de ses hommes pour arrêter le héraut. On dépêcha aussi un messager auprès du chef de la tribu de laquelle dépendait le héraut, lui demandant de statuer sur le sort du prévenu. Selon la coutume tribale, il pouvait déposer soit une caution d'argent, soit des munitions chez un ou plusieurs hommes de parole ayant toute latitude de se prononcer sur la nature du sacrifice.

122Le héraut resta sous la surveillance de quelques jeunes gens jusqu'à l'arrivée d'un soldat qui le conduisit au poste.

123Deux jours plus tard, le chef de la tribu arriva et égorgea un mouton devant la porte de la maison où se célébrait le mariage. Le Cadi et le propriétaire offensé acceptèrent finalement ce sacrifice. L'officier, quant à lui, devait décider du châtiment réservé par les autorités publiques.

124La nouvelle de l'incident se répandit dans toute la ville et les villages environnants. L'admiration des gens envers le Cadi ne fit que grandir et notre quartier se sentit de plus en plus fier.

125Par la suite, on apprit que le héraut avoua devant le chef de quartier que c'était l'étudiant étranger ­ celui que nous appelions le maître d'ordalie ­ qui l'avait poussé à pénétrer dans la maison sans permission. Il lui avait simplifié les choses en lui assurant que le propriétaire de la maison n'avait aucun prestige et ne disposait d'aucun pouvoir absolu ; il paniquerait par conséquent à l'idée de le voir pénétrer chez lui et chercherait à lui donner satisfaction en lui remettant une somme d'argent avant de l'expulser.

126Le maître d'ordalie savait que le Cadi assistait aux noces. Il nourrissait beaucoup d'animosité à son égard car ce dernier avait découvert les mensonges et les prétentions de l'étranger à évoquer les djinns, à restituer par sa pratique les affaires volées, à guérir les maladies en prescrivant des incantations. Il lui en voulait aussi parce qu'il mettait en garde les gens contre ses procédés fallacieux et qu'il leur interdisait de croire aux légendes des charlatans...

127Ahmad Qâyid Barakât

128Né en 1934 à Sanaa, Ahmad Qâyid Barakât fait ses études primaires au Yémen et au Liban, puis secondaires en Egypte. Entre 1953 et 1959, il suit des études supérieures en Angleterre, où il obtient une licence en géologie de l'Université de Birmingham et un diplôme du Collège impérial, mention ingénierie du pétrole, de l'Université de Londres. En effet, il fait partie du fameux groupe des Quarante, envoyés par l'imam Yahyà à l'étranger pour leur formation, en trois vagues successives à partir de 1947, et l'un des trois Yéménites, originaires du nord du pays, à devenir ingénieur avant la Révolution de 1962.

129Il occupe des postes importants dans la fonction publique et dans la diplomatie, parmi lesquels ceux de ministre des Affaires étrangères (1969-1970), ministre d'Etat pour le Pétrole et les Ressources minérales (1978-1980), ministre de l'Information et de l'Economie (milieu des années 1980). Il est, en outre, représentant personnel du président du Conseil de la République, président de la commission électorale de l'Assemblée législative, membre de l'Assemblée constituante, et enfin, ambassadeur en Allemagne, au Japon et à la Commission européenne. Au début des années 1990, il assume la présidence de la Compagnie générale du pétrole et des ressources minérales, compagnie d'Etat, et en 1992, celle du conseil d'administration de la compagnie aérienne Yemenia. Il est marié et père de trois enfants.

130Sa bibliographie est principalement composée d'essais et de réflexions sur le développement économique et politique de son pays63.

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Notes

1 Ahmad Qâyid Barakât, al-Mubashshi`, Sanaa, Dâ'irat al-sihâfa wa-al-tibâ`a wa-al-nashr, 1993 [1re imp.], 141 p. Les références aux pages de l'ouvrage renvoient naturellement à l'édition arabe.
2 Aux p. 53, 55 et 57, il est question de l'emprisonnement, à Washha, de Muhammad Mahmûd al-Zubayrî et de Muhammad al-Khâlidî, à la suite de la découverte de documents compromettants dans leur maison, d'Ahmad al-Mutâ' et d'al-Khâtîb Abû Tâlib, de même que des enseignants et des officiers ayant fait leurs classes en Irak. Cette première vague d'arrestations est suivie d'une seconde, frappant de prétendus « ennemis de la foi » et « transgresseurs de la loi islamique » (p. 61). Parmi les documents incriminés, l'auteur cite le fameux pamphlet Barnâmaj al-islâh ou « Programme de la réforme », rédigé par l'Association de la réforme (Jama`iyyat al-islâh), fondée en 1944, avec, à sa tête, le cadi Muhammad al-Akwa`. Le texte en fut envoyé à Zubayrî, l'un des fondateurs en 1944 du Parti libre yéménite (al-Ahrâr), pour être imprimé et distribué à Aden. Le titre du chapitre concerné, dans al-Mubashshi`, s'appelle d'ailleurs al-Barnâmaj, le « programme ». En septembre 1944, l'imam Yahyà riposte en ordonnant d'emprisonner les « agitateurs » (cf. R. B. Serjeant, « The Post-Medieval and Modern History of San`â' and the Yemen, ca. 953-1382/1515-1962 », San`â'. An Arabian Islamic City, R. B. Serjeant, R. Lewcock (éd.), Londres, World of Islam Festival Trust, 1983, p. 101-102 et 106).
3 C'est en particulier le cas du muqadhdhî (voir le 3e récit traduit), que j'ai pu observer dans la vieille ville de Sanaa, à plusieurs reprises ces dernières années, et dont la maison familiale est en province, comme dans le récit.
4 Ahmad Qâyid Barakât, op. cit., p. 63.
5 Ibid., p. 14 et 41. Cette mosquée se trouve dans la partie ouest de la vieille ville, à l'angle nord-ouest du souk central.
6 Ahmad Qâyid Barakât, op. cit., p. 66.
7 Ibid., p. 73-76.
8 Ibid., 1er chapitre.
9 Ibid., p. 133.
10 Ibid., p. 13.
11 Voir note 32.
12 F. Mermier, « Sanaa, métaphore de l'Etat yéménite », « La tribu dans la ville », Sanaa hors les murs : une ville arabe contemporaine, G. Grandguillaume, F. Mermier et J.-F. Troin (coord.), CFEY/URBAMA, Villes du Monde Arabe, vol. 1, Tours, 1995, p. 55-56.
13 F. Mermier, ibid., p. 55-56.
14 Nous avons pris le parti de traduire makwa par « moxibustion » et non par « cautérisation » En effet, la cautérisation relève de la chirurgie et consiste à épurer une plaie et à faire cesser l'écoulement sanguin. La moxibustion, utilisée en médecine chinoise, en complément de l'acupuncture, consiste à faire brûler sur certains points du corps des cônes d'armoise, appelés zhu (Précis d'acupuncture chinoise. Académie d'acupuncture chinoise, Académie de médecine traditionnelle chinoise, Pékin, éd. en langues étrangères, 1977 [1re éd.], p. 30 sq.).
15 Le Râzih est une contrée qui est située dans la région de Sa`da, à l'ouest. On peut y voir la montagne du même nom (jabal Râzih).
16 Village du Khawlân, patrie du grand faqîh, muftî à Sanaa et rénovateur religieux al-Shawkânî (1760-1839) (cf. J. J. G. Jansen, « al-Shawkânî », Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., vol. IX, 1998, p. 390).
17 Celle-ci a eu lieu le 26 septembre 1962.
18 C'est ainsi que nous avons traduit muhâjir, car d'une part une courte biographie du mubashshi` (p. 64) indique qu'il est venu pour étudier à Sanaa et qu'il loge dans une des maisons de la mosquée al-Abraz. D'autre part, M. Piamenta relève des occurrences de ce terme signifiant : student, foreign student studying in Sanaa (M. Piamenta, Dictionary of Post-Classical Yemeni Arabic, Leyde, New York, Copenhague, Cologne, E. J. Brill, 1991, partie 2, p. 504) et E. Rossi indique qu'il s'agit d'étudiants liés à une mosquée (E. Rossi, « Il diritto consuetudinario delle tribu arabe del Yemen », Rivista degli Studi Orientali, vol. XXIII, 1948, p. 3).
19 Le terme de mubashshi` est traduit par « maître d'ordalie ». En effet, il sert à désigner la personne qui pratique, en cas de vol, des ordalies ou bish`ih, terme qui n'est pas spécifiquement yéménite. Elle applique sur la langue du voleur un couteau chauffé à blanc ; s'il est brûlé, il est coupable (cf. par exemple le comte de Landberg, Glossaire Datînois, Leyde, E. J. Brill, 1920, vol. 1, p. 173). Or ici, le mubashshi` est mandé à la suite d'un vol (p. 73-76) mais il n'y a aucune trace d'ordalie. Piamenta consigne, à la suite de Goitein, qu'on appelle mubashshi` des praticiens qui recourent à d'autres méthodes pour découvrir l'auteur d'un vol (op. cit., partie 1, p. 32), notamment en consultant les esprits (S. D. F. Goitein, Jemenica. Sprichwörter und Redensarten aus Zentral-Jemen mit zahlreichen Sach- und Worterläuterungen, Leipzig, Harrassowitz, 1934, n° 1067, p. 143). C'est bien, à travers cette latitude sémantique, le problème du statut du mubashshi` qui est posé : est-il une sorte de juge ou un magicien ? L'ordalie a-t-elle une valeur de preuve, comme dans un procès ? R. B. Serjeant indique qu'à Raydat `Abd al-Wadûd, sur la côte est du Hadramawt, il s'agit d'un cheikh dont la fonction est héréditaire. Il joue un rôle d'arbitre et mène un véritable interrogatoire doublant l'épreuve du feu. Mais en même temps, dans le Yâfa', ses qualités de devin sont testées. Serjeant souligne le rapport existant entre le kâhin de l'Arabie ancienne, agissant en monde tribal, et l'actuel mubashshi` (« Islam », Oracles and Divination, M. Loewe, C. Blacker (éd.), Shambhala, Boulder, 1981, chap. 9, p. 219-221). E. Rossi classe la preuve par ordalie dans le droit appliqué lors des procès, preuve établie devant une personne qui se distingue par ses pouvoirs magiques (« Il diritto consuetudinario delle tribu arabe del Yemen », op. cit., p. 5-6). Nous avons malgré tout préféré la traduction par « maître d'ordalie » à celle de « magicien », trop vaste pour exprimer la spécificité de la pratique concernée.
20 Souk al-mi`târa, ou souk des épices, partie du souk où se trouvent les droguistes et apothicaires (cf. R. B. Serjeant, R. Lewcock (éd.), op. cit., p. 248-249, n° 14 sur la carte). On y vend aussi les parfums (`itr). La réunion de ces différents produits dans une même partie du marché n'est pas spécifique à Sanaa.
21 Souk al-mihdâda, ibid., n° 42.
22 On peut rapprocher le fait que ce soit un forgeron qui pratique la moxibustion de l'instrument, al-sinnâra, qu'il faut chauffer à blanc pour cette opération. De nos jours, cependant, à Sanaa, ce ne sont pas particulièrement les forgerons qui officient, mais plutôt ceux qui, comme eux, appartiennent au groupe social des muzayyinûn (population de bas statut). La moxibustion (makwa, kayy), qui relève de la médecine prophétique (tibb nabawî), se pratique sur des points précis du corps, le long des nerfs. Il est fréquent de constater des cicatrices autour du nombril et spécialement au-dessus, le long du méridien séparant verticalement le buste en deux parties symétriques. Ce dernier point soigne en particulier les dysenteries. L'auteur précise plus loin être victime d'une fièvre, appelée « fièvre de la malaria » (hummâ al-malâriyâ, p. 42). S'il s'agit bien d'une fièvre liée à la malaria, on notera qu'en Tihâma, où cette maladie est fréquente, on utilise d'autres points : sur la proéminence des os pariétaux, des deux côtés de la tête, et sur l'os frontal, en mesurant à partir du bout du nez la distance entre le pouce et l'index. A Sanaa, cela dit, les points disposés en trèfle autour du nombril sont réputés servir à « ouvrir l'estomac », réamorcer la digestion ou l'appétit, ce qui correspond au traitement d'un symptôme de certaines malarias, qui provoquent le vomissement de tout aliment absorbé. L'eau d'un verre peut aussi être aspergée sur l'endroit de la moxibustion et le reste bu. Faut-il comprendre cela dans la logique de la médecine dite «  arabe » et considérer qu'il s'agit de rétablir ainsi un équilibre entre le chaud et l'humide ou le froid et le chaud ? Est-ce une manière d'écarter les djinns par aspersion d'eau ? Est-ce les deux ? Les patients subissant la moxibustion pour la première fois sont souvent retenus par les épaules, tant ils sont traversés successivement puis la peur de la douleur, puis par la douleur due au fer. L'application du fer rougi ne dure que quelques secondes, mais peut être plus ou moins longue.
23 Bi'r al-`Azab se trouve du côté ouest de Sanaa et al-Shu`ûb, au nord, est un wâdî situé entre la capitale et al-Rawda.
24 Mâwiya est une ville sise à l'est de Ta`izz. Le Hadramawt est une immense région du sud-est du Yémen, comprise entre al-Rub` al-Khâlî, le « quart vide », au nord, et l'océan Indien, au sud. Al-Tâ`iff est une ville saoudienne, au sud-est de la Mecque. Enfin, Sibyâ (dans le texte Sibya) est au sud de l'Arabie saoudite, non loin de la mer Rouge, et donc proche de la frontière avec le Yémen.
25 On notera que, ici comme ailleurs dans le monde arabe, les djinns sont nommés indirectement. En effet, leur nom est utilisé dans les incantations, les évocations (istihdâr), et fait donc partie du dispositif chargé de les faire venir. Ils sont présentés comme formant une tribu, les Banû Sallâ Allâh. Cela correspond à ce que dit al-Mandal al-sulaymânî, un ouvrage d'exorcisme manuscrit circulant au Yémen, dans lequel les djinns écumant le monde musulman sont subdivisés en douze tribus. Mais l'expression de Banû Sallâ Allâh est teintée de familiarité ­ l'auteur parle d'ailleurs, à la page 28, de ma`shar al-jinn ­ et fait sortir les djinns du champ de l'innommable et de l'indicible. On connaît, au Yémen, à Sanaa comme à al-Hudayda, et ailleurs encore, des maisons hantées par les djinns. En général, elles sont inhabitées par les humains. Les djinns se manifestent classiquement par le chuchotement et sortent de préférence la nuit. Une des manières de soigner des djinns ou de s'en préserver consiste à connaître leurs particularités (nourritures, lieu de vie, etc.). C'est la connaissance de la cause du mal qui permet de l'éviter ou de s'en débarrasser.
26 Al-tasbîh, le fait de répéter (dhikr) : Subhân Allâh !
27 Coran, sourate VI, début du verset 96 : Fâliq al-isbâh.
28 Hatab. Il est brûlé, par exemple, pour confectionner le pain, dans les fours (tannûr). Ce terme, qui n'est pas uniquement yéménite, englobe les fanes de maïs, qui ne sont pas à proprement parler du « bois ».
29 Zaqqâ : peut-être le jeu zaqqînî... zaqqaytak, c'est-à-dire « fais passer » et « je te fais passer », mettant aux prises deux camps de quatre garçons chacun, qui cherchent à conserver le plus longtemps possible dans leur équipe la balle, sans qu'elle touche terre (cf. Husayn al-`Amrî, « Children's Games in San`â' », R. B. Serjeant, R. Lewcock (éd.), op. cit., n° 3, p. 526). Al-walîsh : à l'aide d'un bâton long d'une coudée, on projette un bâton plus petit, long de 10 cm. La distance est mesurée par les joueurs, dont le nombre est supérieur à deux, avec le bâton le plus long. Le gagnant est celui qui envoie son projectile le plus loin (ibid., n° 4). Enfin, al-mâlwiyya est une sorte de saute-mouton. Ces jeux sont tous pratiqués par les jeunes garçons.
30 Shammir (ainsi vocalisé dans le texte imprimé, p. 13) : non identifié. Sayf : il peut s'agir de Sayf b. Dhî Yazan (m. 574 A.D.), un des derniers rois himyarites, qui est né et a grandi à Sanaa, en a chassé les Abyssins (Ahbâ·) et a été assassiné par eux. Ce héros a été rendu populaire par un roman (sîra), composé dans l'Egypte mamelouke entre le IXe/XVe et le Xe/XVIe s., mais qui ne fait pas de « la vieille tradition historico-légendaire yéménite » l'un de ses matériaux narratifs majeurs (cf. J.-P. Guillaume, « Sayf Ibn Dhî Yazan (Sîrat) », Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., vol. IX, 1998, p. 105-06 ; J. Chelhod, « La geste du roi Sayf », Revue d'Histoire des Religions, vol. CLXXI, n° 1, janv.-mars 1967, p. 181-205, notamment p. 181 et sa note 2). Son histoire figure aussi chez les grands historiens, tels Ibn Hishâm et Ibn al-Atîr. `Uqbah : peut-être `Uqba b. Nâfi` (m. 63 H./ 683), héros de la conquête musulmane en Afrique du Nord, fils d'une famille d'émigrés à Basra, via Oman. Al-Muhallab : probablement al-Muhallab b. Abî Sufra (m. 82 H./ 702), général arabe (cf. P. Crone, « al-Muhallab b. Abî Sufra », Encyclopédie de l'Islam, 2e éd., vol. VII, p. 359-360).
31 Lorsque quelqu'un est en danger, notamment un enfant, les parents essayent tous les remèdes simultanément, en automédication ou en s'adressant en même temps à des praticiens différents. Ces remèdes peuvent aussi bien relever de l'allopathie que des rituels pour chasser les djinns. On recourt à une médecine à la fois symptomatique et étiologique. Tout se déroule comme si l'on saturait le tableau des causes possibles : on peut se demander si ce n'est pas une manière de ne pas trancher, car la maîtrise de la causalité appartient à Dieu. La façon dont l'auteur, enfant, apprend sa maladie est d'ailleurs ambiguë (p. 42) : c'est par les voisins, les connaissances, dit-il, et dans leur langage, qu'il apprend que sa maladie s'appelle « fièvre de malaria », après des prescriptions et traitements de toutes sortes. Ils lui parlent alors de l'existence de pilules jaunes que prennent les étrangers. Le milieu se prémunit ainsi contre toutes les causes avant d'oser prononcer un diagnostic, que la famille elle-même n'a pas dit à voix haute.
32 Un djinn peut posséder aussi bien le corps d'un humain que son âme. Les personnes en état de faiblesse sont particulièrement en danger, telles les femmes durant les 40 jours qui suivent leur accouchement : elles sont alors considérées comme entre la vie et la mort. Un rituel qui accompagne cette période, la wilâda, les protège particulièrement des djinns. On notera que les démons et les maladies sont mis sur le même plan. Ils viennent avec les étrangers par le biais d'une voie commerciale nord-sud, et les démons, en particulier du nord.
33 Il faut noter que le dernier mot de ce chapitre, al-niqqâs, est aussi employé dans le titre du chapitre suivant. En effet, il s'agit d'un rituel d'exorcisme qui vise également à « arracher le mauvais œil » ou « l'œil satanique » sous-jacent à la possession.
34 En disant : Bism illâh al-rahmân al-rahîm, « Au nom de Dieu le Clément et Miséricordieux », et A`ûdhu bi-llâh min al-Shaytân al-rajîm, « Que Dieu nous protège de Satan, le Lapidé ! »
35 « Grains » rend ici anqâs, de la même racine que niqqâs : sans doute faut-il y voir le fait que la combustion d'encens est une pièce essentielle de ce dispositif.
36 Les djinns affectionnent les recoins et les pièces se trouvant au rez-de-chaussée des maisons sanaanies. A bayt al-`Ajamî, on a pu relever l'histoire d'une femme qui commandait à des djinns et se présentait toujours en train de tourner une de ces meules à grains, situées en général de plain pied dans les habitations. Une rencontre eut lieu avec des hommes dans une petite pièce faisant face à la plus grande des deux meules, au pied de l'escalier. Pour avoir une idée de l'architecture domestique à Sanaa, voir P. Bonnenfant (coord.), Sanaa. Architecture domestique et société, Paris, CNRS, 1995, en particulier chap. 5 (J.-C. Depaule), 6 (S. Naïm-Sanbar)et p. 80-81, pour les pièces du rez-de-chaussée.
37 En magie occidentale, le sel sert également à tenir à distance les démons, par exemple lors des évocations. Nous avons assisté au même rituel, avec quelques différences, en zone tribale : la grand-mère de deux bébés malades (un garçon et une fille), présentant des symptômes de fièvre, de vomissements et de diarrhée, y a eu recours contre le mauvais œil.
38 Verset du siège : Âyat al-kursî, sourate al-Baqara, verset 255. La fâtiha protège de tout. Le verset du siège est particulièrement recommandé pour tenir à distance les djinns.
39 Il est courant de cracher dans des rituels thérapeutiques, telle la râbût (cf. M.-C. Siméone-Senelle, « Incantations thérapeutiques dans la médecine traditionnelle des Mahra du Yémen », Quaderni di studi arabi, 13, 1995, p. 138-139), ou dans des rituals de désensorcellement (selon nos propres observations à Sanaa). Le crachat sert à conjurer le mauvais sort. Il peut en particulier permettre de charger les cristaux de sel d'une force spirituelle, par le biais d'une action se situant entre le fait de souffler et de postillonner, capable de combattre les puissances mauvaises.
40 Il est aussi possible de lire mimman yubsirûna : « parmi ceux qui portent un regard [sur autrui] ». La mère de l'auteur évoque en effet, au tout début du texte, le cas de ceux qui jettent un regard envieux sur quelqu'un sans invoquer la bénédiction de Dieu sur le Prophète, et les conséquences de ces comportements. L'expression est formulée en dialectal à la fin du paragraphe suivant.
41 Dans les invocations, on trouve souvent des djinns cités en série, dont le nom est formé sur le même modèle avec chaque fois une ou deux lettres qui changent.
42 Aloès traduit s.b.r, que nous avons lu sabur et non sabr (Euryops arabicus Steud.), dans la mesure où on l'emploie en usage interne, comme cela semble être le cas ici. Dans la pharmacopée yéménite, on trouve de nombreuses variétés d'aloès, toutes désignées comme « endémiques » (cf. J. Fleurentin et J.-M. Pelt, « Repertory of drugs and medicinal plants of Yemen », Journal of Ethnopharmacology, 1982, 6, p. 90-91, n° 103 ; A. Schopen, Traditionelle Heilmittel in Jemen, Wiesbaden, Franz Steiner Verlag, 1983, p. 91-93).

Bitume traduit mîmiyâ'. On en trouve deux sortes : mîmiyâ' hajarî et mîmiyâ' hayawânî, qui sont toutes les deux du bitume ou de l'asphalte, la première sous forme solide (cf. A. Schopen, Die Natâ'ij al-fikar des Sha`bân ibn Salîm as-San`ânî. Eine jemenitische Gesundheitsfiber aus dem frühen 18. Jahrhundert. Text, Übersetzung und Kommentar, Wiesbaden, Harrassowitz, 1993, v. 1062, p. 181, et son commentaire, p. 313). J. Fleurentin traduit ce terme par « poudre de pierre volcanique bitumineuse (mumia) » et évoque un mélange de suc d'aloès et de mumia (solide donc), mais utilisé dans les cas de réduction de fractures ouvertes, pour constituer un plâtre (cf. « Médecine traditionnelle au Yémen, étude ethnopharmacologique », La Pharmacopée arabo-islamique, hier et aujourd'hui, Actes du colloque international de Rabat, 30 avril - 3 mai 1994, Metz, Société française d'ethnopharmacologie et Institut européen d'écologie - Rabat, Association marocaine al-Biruniya, 1997, p. 84 ; voir aussi J. Fleurentin et J.-M. Pelt, « Additional Information for a Repertory of Drugs and Medicinal Plants of Yemen », Journal of Ethnopharmacology, 1983, 8, n° 62, p. 242).

43 al-Muqadhdhî : ce terme est, à notre connaissance, spécifiquement employé pour désigner un tradipraticien utilisant exactement les procédés décrits ici.
44 On notera que sha`abân est le mois qui précède celui de ramadan : se débarrasser des impuretés prend donc ainsi sens, indépendamment de toute maladie particulière, puisqu'ici c'est un acte que le grand-père accomplit chaque année.
45 al-Kibs est une enclave (hijra) du Khawlân, située à l'est de Sanaa. Des lettrés portent l'ethnique (nisba) d'al-Kibsî.
46 Salît : il existe des huiles tirées de plusieurs plantes, mais celle que l'on voit le plus couramment fabriquer est tirée des graines de khardal (Brassica campestris L. var. ou Brassica napus L. var.) et s'appelle salît ou salît tartar (cf. J. Fleurentin et J.-M. Pelt, op. cit., p. 94-95, n° 21 ; A. Schopen, op. cit., p. 93-94). Elle est produite par le mouvement de chameaux portant œillères et actionnant une pierre par circambulation le long de la paroi d'un « récipient » conique. Le jus extrait est récupéré dans un récipient qui s'évase en son fond.
47 Qub` : on trouvera un exemple de turban indigo dans R. B. Serjeant, R. Lewcock (éd.), op. cit., phot. 25.1, p. 532, sur laquelle on peut voir également un châle (lihfa), comme celui mentionné dans le paragraphe suivant, et un qamîs (cf. note 61). Pour d'autres termes concernant la tenue vestimentaire masculine, on s'est également appuyé sur M. Mundy, « San`â' dress », R. B. Serjeant, R. Lewcock (éd.), op. cit., p. 531-533.
48 Rayhân : il est porté à la fois dans un but ornemental et prophylactique (cf. A. Schopen, op. cit., p. 66-67, Ocicum basilicum L. et Ocicum basilicum L. f. purpurascens ; J. Fleurentin et J.-M. Pelt, op. cit., n° 184, p. 240-241).
49 Sâlibatayyhu.
50 `Asîb : sorte de janbiyya, c'est-à-dire poignard en forme de J, porté par les hommes de tribu, y compris à Sanaa. Il est placé dans un fourreau en cuir et porté traditionnellement au milieu d'une ceinture, également en cuir (cf. F. Mermier, Le Cheikh de la nuit. Sanaa : organisation des souks et société citadine, Sindbad, Actes Sud, 1997, p. 88-91 ; Martha Mundy, op. cit., p. 532).
51 Maqtab.
52 Les hommes racontent dans les mafraj de nombreuses histoires de djinniyya qui cherchent à les séduire, notamment durant les nuits de veille dans les tours de garde du qât ou qui les épousent (ceci dans tout le monde arabe). Elles demeurent visibles alors seulement pour le mari.
53 Qutrân, tiré des arbres (cf. A. Schopen, op. cit., p. 150-51). Ses applications dans le champ magico-thérapeutique ont déjà été relevées. On remarquera que le sang fait partie de la saleté pernicieuse retirée du corps. En appliquant les ventouses scarifiées, on épure aussi le corps du sang corrompu.
54 al-Riyâl al-farânsî : monnaie d'argent française, courante au Yémen jusque vers la fin de la seconde guerre mondiale et à laquelle ont été substitués les dollars Marie-Thérèse, frappés à son effigie. Cette monnaie, en raison de sa stabilité et de la sûreté de sa valeur demeure encore vivace dans la mémoire des vieilles personnes, par comparaison avec le riyâl actuel.
55 Hirz al-jawshân : dans ces petits ouvrages, se trouvent consignés des formules protectrices.
56 Al-dawshân est « personnage caractéristique du monde tribal (...). Traditionnellement, ce héraut fait retentir les éloges et les arrêtés de sa tribu dans les rencontres intertribales et joue le rôle de messager en cas de conflit » (F. Mermier, op. cit., p. 50 et 73 ; voir également R. B. Serjeant, Husayn al-`Amrî, « Administrative organisation », R. B. Serjeant, R. Lewcock (éd.), op. cit., p. 150).
57 Qâwaq (ou qâwâq), du turc kavuk (M. Piamenta, op. cit., partie 2, p. 418). Voir aussi M. Mundy, op. cit., p. 532b.
58 Qamîs : long et large vêtement aux manches très amples.
59 Humaynî : poésie yéménite empruntant des tournures et des mots au dialectal, notamment sanaani, libre de toute inflexion grammaticale (i`râb), de toute contrainte métrique ou de l'obligation de la rime. Un poème humaynî est entrecoupé de chansons. Par opposition, les vers hakamî, restent conformes aux règles de la poésie classique, d'où leur nom (cf. `Abd al-`Azîz al-Maqâlih, Shi`r al-`ammiyya fî al-Yaman, Beyrouth, Dâr al-`Awda, 1978). En ce qui concerne la poésie chantée et son répertoire humaynî et hakamî en milieu citadin, voir J. Lambert, La médecine de l'âme. Le chant de Sanaa dans la société yéménite, Nanterre, Société d'ethnologie, coll. Hommes et musiques, 1997, p. 75 et suiv., qui souligne dans sa note 2, p. 263, que nous ne disposons pas d'étymologie sûre pour le mot humaynî et que, de nos jours, il a fini par désigner toute poésie dialectale, y compris des genres populaires et non citadins. Pour une étude de la poésie humaynî en milieu tribal des hauts plateaux (Khawlân), voir S. C. Caton, « Peaks of Yemen I Summon ». Poetry as Cultural Practice in a North Yemeni Tribe, Berkeley, Los Angeles, Oxford, University of California Press, 1990, p. 39 sq. et note 2, p. 306-307, qui insiste sur le fait que le sujet de ces poèmes peut se rapporter à une situation actuelle, à une circonstance (munâsaba) ou un thème socio-historique (gadiyya).
60 Le wâdî Idam, où se trouve la ville du même nom, est situé dans les montagnes de la Tihâma. Il permet un accès à la mer, ce qui explique sans doute l'allusion aux voyageurs en transit (cf. Yâqût al-Hamawî al-Rûmî al-Baghdâdî, Mu`jam al-buldân, Beyrouth, Dâr al-kutub al-`ilmiyya, 1990, t. 1, notice 755, p. 254).
61 Poignard à lame recourbée. Avant la Révolution, il constituait une marque du statut social (cf. F. Mermier, op. cit., p. 88-91 ; Martha Mundy, op. cit., p. 532).
62 La janbiyya est retirée à son propriétaire en cas de litige.
63 Cette biographie reprend celle qui est donnée en quatrième de couverture de l'ouvrage al-Mubashshi` et les notices « Barakat, Ahmad Qaid » et « Famous Forty » de R. D. Burrowes, Historical Dictionary of Yemen, Lanham, Md., et Londres, The Scarecrow Press, Asian Historical Dictionaries, n° 17, 1995, p. 96 et 145.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Ahmad Qâyid Barakât, Anne Regourd et Fayza El Qasem, « Le Maître d'ordalie »Chroniques Yéménites [En ligne], 8 | 2000, mis en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cy/12 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cy.12

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Ahmad Qâyid Barakât

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