1Les manuscrits des principales grandes bibliothèques (Grande Mosquée de Sanaa, Bib. al-Ahqâf à Tarîm) ayant été consultés - du moins ceux présents aux catalogues publics - lors des séjours précédents1, je me suis principalement intéressée, lors de cette troisième mission, aux manuscrits possédés par des familles. La copie d'un manuscrit astrologique probablement très important n'a pu être obtenue ; le manuscrit d'une version d'al-Mandal al-Sulaymânî, dont la datation reste à préciser, a été photocopié. L'essentiel du travail a donc consisté en l'observation des pratiques divinatoires et magique, au nord du pays (Sanaa, Wâdî Dahr, Radâ' et Dhamâr). L'objectif global et final de ces recherches consiste dans la publication d'un ouvrage sur les sciences occultes au Yémen. Cette mission répondait également à un objectif à court terme, la préparation d'un article sur la science des lettres pour Horizons Maghrébins (voir réf. ci-dessous), d'une part, et d'autre part, celle d'une table ronde sur le statut des sciences occultes, organisée par la Maison de France à Oxford.
2Le découpage choisi ne doit pas faire croire à un compartimentage des différentes disciplines, aussi bien théorique que pratique : un même praticien peut disposer de plusieurs sciences divinatoires et s'adonner à la magie ; cela donne toute sa pertinence à la question de savoir quel système divinatoire on utilise et pour quelle question.
3La question des procédés utilisés pour construire et interpréter un tableau géomantique (takht) ayant été bien défrichée lors des missions précédentes, auprès de trois géomanciens du nord du Yémen (deux lettrés et un praticien qui n'a pas achevé sa scolarité en classe primaire), il fallait d'abord multiplier et diversifier socialement et géographiquement les contacts afin de parvenir à une idée plus générale de ce qu'est, techniquement, la géomancie au Yémen.
4Des contretemps répétés m'ont empêchés de rencontrer un géomancien analphabète, dans la région de Dhamâr ; je n'ai donc bénéficié que de renseignements indirects à son propos et en ce qui concerne un cadi de la même région. Outre la reprise de contact avec deux des géomanciens déjà mentionnés, j'ai fait connaissance avec un cadi, originaire de la tribu des Hadâ'.
5Le déroulement général des opérations de constitution et d'interprétation du tableau reste le même : un tirage effectué par le praticien ; l'extraction des quatre premières figures, les "mères" (al-ummahât), desquelles, suivant l'application de deux règles différentes, sont extraites à leur tour douze autres figures ; extraction du damîr (cf. supra) ; analyse, enfin, du tableau selon divers procédés et à l'aide d'un ensemble de mises en rapport entre les seize figures géomantiques et les quatre éléments, les planètes, les signes du zodiaque, les lettres, les chiffres, etc. Deux nouveaux procédés de constitution des "mères" du tableau ont été repérés, fondés sur l'équivalence entre les figures géomantiques puis, d'une part les chiffres, d'autre part les lettres ; on a pu enfin voir fonctionner un troisième procédé à partir du masbaha. Deux des procédés mettent bien en évidence l'importance accordée aux "mères" qui contiennent en leur sein l'ensemble du tableau et donc, en germe, l'ensemble des prédictions. Ils signalent également où le devin va chercher son inspiration, i. e. auprès d'Allâh. Dans la phase d'interprétation du tableau, le praticien choisit parmi les procédés les plus appropriés ou efficaces ; il s'agit essentiellement de tasâkîn (sing. taskîn, façon d'ordonner les figures les unes par rapport aux autres, leur conférant à chacune une place "naturelle" dans un taskîn donné, les écarts entre cette place et celle occupée dans le tableau une fois composé étant chargés de signification). Deux de ces géomanciens viennent de découvrir chacun un nouveau taskîn ; la géomancie, au Yémen, n'est pas globalement une science figée par la transmission-reproduction de ce qui a été appris.
6Il a été possible de fouiller davantage la notion complexe de damîr, et d'envisager une différence entre l'inspiration que l'on va chercher d'abord auprès de l'Inspirateur suprême (Allâh), et le damîr, sur lequel s'exerce cette inspiration (désignée tantôt comme ilhâm, tantôt comme îhâ'). Le damîr recèle l'ensemble des pensées, préoccupations présentes, mais latentes et plus ou moins confuses, dont l'esprit du consultant est tout empli, sans que pour autant il les formule, et qui, capté par le praticien, peut - et doit - être figé dans le takht.
7Je me suis davantage concentrée, cette fois-ci, sur les groupes de statut auxquels appartiennent les géomanciens et sur la transmission de leur savoir. Il apparaît à première vue qu'à côté de l'école où sont enseignées d'autres matières, subsiste un système de transmission de la géomancie, de type traditionnel (par le père ou autour d'un maître réputé qui tient lui-même sa science de son père ou d'un maître réputé). La question de savoir lequel de ses enfants le père choisit de préférence pour lui communiquer sa science n'est pas encore bien éclaircie. Il n'y a pas actuellement de résistance, du point de vue des mentalités, à enseigner la géomancie (ou une autre science divinatoire) aux filles, mais probablement après avoir consulté d'abord les garçons sur leurs intentions. Parmi les garçons, préfère-t-on plutôt les cadets aux aînés ? Le critère de choix semble être néanmoins - pour assimiler une science vaste comme la géomancie - l'intelligence, la vivacité d'esprit, les capacités intellectuelles, qu'il s'agisse de filles ou de garçons. Par ailleurs, les chaînes de transmission paraissent se constituer au sein des groupes de statut et recouper les réseaux de fréquentation sociale : on s'est aperçu, sur un certain nombre d'exemples, que les cadis tenaient leur science de cadis.
8On a pu se rendre compte que le terme de raml, habituellement employé pour désigner la géomancie, est utilisé non seulement en Hadramawt, mais aussi au nord du Yémen, pour désigner les jets d'objets ayant pour finalité la divination, concurremment avec le terme de wad'a.
9Il a été cette fois possible d'assister à des séances de wad'a, faites par deux femmes. En ceci, le Yémen ne se distingue du Machrek. En outre, la façon dont l'une d'elle pratique correspond à ce que l'on a vu au Liban et en Syrie : dans la rue, boniment, séances très courtes de prédiction, jugements débités automatiquement, mêmes jugements pour tout le monde, c'est une pratique systématiquement liée à un gain.
10Traditionnellement, les objets jetés sont des coquillages (sadaf) ; j'ai pu constater qu'ici, le panier tressé servant de plateau accueille des objets de nature diverse, tels que des pierres basaltiques, des bouteilles de parfum, qui font partie des manipulations au même titre que les coquillages. Mais, au vu des objets présents sur le plateau, on peut se demander s'il ne faut pas au moins un coquillage pour que l'acte de divination puisse se faire.
11Le wad'a se transmet de mères en filles, mais la pratique ne semble pas le fait exclusif de nomades, comme dans d'autres pays arabes (une des praticiennes est originaire d'une tribu des environs de Mârib ; l'autre est native d'un village près de Sanaa, sans que j'ai pu faire préciser la provenance ou le statut social de la famille).
12Au Yémen, la science des lettres est représentée dans toute sa richesse et sa diversité. J'ai, pour la première fois, travaillé longuement sur le 'ilm al-hurûf, 'ilm al-bast et le jafr avec l'une des personnes qui pratique par ailleurs la géomancie ; il n'a pas été possible de rencontrer une femme, à Sanaa, qui fait probablement de la zâ'irja.
13L'apprentissage, d'un point de vue technique, demande du temps : il faut s'appuyer sur des symboles (rumûz), à repérer par ailleurs - au travers des lectures principalement - et dont la liste n'est pas close ; les mêmes lettres ou groupes de lettres, chiffres ou groupes de chiffres renvoient à des référents ou signifiants différents. Il s'agit de sciences de lettrés, de savants.
14Le savoir de ce praticien a deux finalités : tout d'abord, une recherche ésotérique, visant d'une part à atteindre le sens caché (bâtin) d'ouvrages réputés en être lourds - dont, naturellement, le Coran - et, d'autre part, à accéder au versant caché du monde ou à la connaissance de la science cachée des anges, etc. - selon la question posée - au moyen d'un système divinatoire original, hybride entre la géomancie et la science des lettres ; ces deux voies lui permettent de prédire des événements (d'ordre politique, économique, religieux ou personnel) concernant l'avenir de la communauté ou celui du monde. Ensuite, des opérations magiques, par la sîmiyâ', la science ésotérique (ou la magie) des lettres, dans son intention bienfaisante2.
15L'existence de ce système divinatoire original est très importante. Car là se noue une opposition entre transmission/répétition/déformation d'une science occulte, d'une part, et accès individuel aux secrets de ses fondements et à un savoir plus vrai, plus juste, d'autre part. Ce secret est-il électif, faut-il percer seul les secrets auxquels on est capable d'accéder, est-il communicable à un degré d'apprentissage donné ? Si l'on peut parler d'initiation au sens où franchir des étapes suppose une transformation intérieure, on n'a pu identifier de rituels. Il s'agit plutôt d'une évaluation du degré de connaissance auquel chacun est parvenu.
16La recherche du sens caché du Coran amène ce praticien à soutenir des idées qui ne sont guère partagées par le commun des musulmans. Mais le seul groupe religieux auquel s'oppose explicitement cet homme, au comportement et au vocabulaire de mystique, est celui des 'ulamâ', accusés d'enfermer les croyants dans une compréhension exclusivement apparente (zâhir) du Livre afin de mieux les aliéner. Aucune allusion ne fut faite à des courants politico-religieux ou à des tendances religieuses définies.
17On a pu élargir les enquêtes auprès de ceux qui soignent, à l'aide de leurs djinns, certains types de maladie. C'est ainsi que j'ai pu rencontrer trois nouvelles personnes, outre les trois déjà connues auparavant, appartenant à des catégories sociales très différentes. L'une se trouve dans la Tihâma, deux autres à Wâdî Dahr, une à Sanaa, enfin deux habitent Radâ', dont al-'Awbalî : sa réputation dépasse largement les frontières du Yémen et se pressent à sa porte, de jour comme de nuit, guettant l'ouverture et la fermeture de sa maison, des visiteurs d'Arabie Saoudite, du Golfe (très peu, m'a-t-on dit sur place, viennent de Jordanie et quelques-uns de Syrie) et de tout le nord du Yémen, où de nombreuses histoires circulent à son propos. Etant donné qu'il est très sollicité et le soin avec lequel il se penche sur chaque cas, il fut très difficile de l'aborder ; j'ai malgré tout pu rester un moment auprès de lui à observer la manière dont se déroulent les consultations. Dans l'ensemble, j'ai pu assister aux consultations de quatre des six personnes évoquées.
18Qu'est-ce qui est soigné ? Tout d'abord les maux produits par d'autres djinns, dont les cas de possession ; mais les façons par lesquelles un djinn peut entrer dans un homme sont plurielles, se manifestent par des symptômes différents et donnent lieu à des traitements adaptés. Cette observation vient complexifier la notion de possession. Sont soignés ensuite les ensorcellements et le mauvais œil. Certains patients sont d'ailleurs là parce qu'ils ont fait un pré-diagnostic et croient à un désordre causé par les djinns, ou les deux autres causes relevées.
19Mais les djinns sont aussi une source de savoir : ils peuvent indiquer les remèdes (plantes, encens, minéraux) appropriés à de nombreuses autres maladies. Pour la même raison, on consulte afin de retrouver les trésors et les objets perdus ou volés (les djinns ayant, de plus, la propriété de rapporter les choses demandées).
20Certains guérisseurs semblent ne solliciter que l'action des forces spirituelles (talismans avec les opérations nécessaires à son activation, carrés magiques, encens) ; d'autres mêlent systématiquement talismans et plantes médicinales, de telle sorte que l'on ne peut trancher dans la chaîne des opérations pour distinguer entre ce qui relève d'une médecine et ce qui relève de l'autre, entre l'occulte et le non-occulte ; etc.
21Comme il est possible d'hériter de certains esprits attachés à la famille, les zâr par exemple3, je me suis particulièrement intéressée aux récits de découverte du pouvoir de voir, savoir et agir par l'intermédiaire de djinns et, plus largement, au cheminement qui conduit de cette découverte à la décision de mettre ce pouvoir au service des autres. Quand j'ai pu obtenir une réponse, les djinns étaient hérités ou s'étaient transférés d'un membre de la famille à un autre, ce qui semble correspondre à deux cheminements distincts.
22Les cas de déplacement ou d'héritage n'empêchent pas l'événement de la découverte individuelle de ce pouvoir, puisque les djinns choisissent tel membre de la famille plutôt que tel autre.
23C'est par l'intermédiaire de rêves et de visions qu'il a lieu. Les récits - on l'a dit - se ramènent à deux scénarios différents, sans que l'on s'aventure encore à dresser une typologie ; il faudrait aussi mieux cerner sur quoi repose la différence entre ces deux versions. Premier scénario donc, dans lequel l'élu accueille sereinement ce pouvoir. C'est là où l'idée de djinns transmis familialement est la plus claire, cet héritage datant de plusieurs générations. Un rêve, fondateur de ce pouvoir et secret intransmissible, indique comment faire apparaître les serviteurs (khuddâm), en usant de lettres ou de noms. Quant à la seconde version, plus tourmentée, elle est liée à la possession. C'est ici qu'il y a davantage transfert qu'héritage des djinns. Des rêves prémonitoires, des visions, puis des voix (des indications, des menaces parfois, lui sont chuchotées) viennent déranger l'existence d'un individu, l'empêcher de mener une vie "normale" et le précipiter dans un très grand état de fatigue, après un choc affectif, en général la mort d'un proche. Les visions qui s'ensuivent, d'ailleurs, ont pour objet la mort : mort violente ou non de quelqu'un de l'entourage, de voisins, de connaissances, visites de cimetières par l'esprit, nuitamment. S'ensuit une phase de tâtonnement, au cours de laquelle il arrive que l'individu perturbé se rende chez ceux qui guérissent avec des djinns. Enfin, il réalise un compromis avec ceux qui le tourmentent ou adorcisme : il met au service d'autrui ce qu'il sait et peut par ses djinns, pour recouvrer un peu de tranquillité.
24Mais, au Yémen, ces "compromis" ne semblent pas propres aux cas de possession seulement. Qu'il s'agisse de l'une ou l'autre de ces formes de "cohabitation", elles entraînent des avantages (guérisons, gains, par exemple), des devoirs (shurût : comportement pieux exigé sous peine de mécontenter les djinns) et des inconvénients (celui qui a des djinns et des vertus spirituelles n'en est pas moins un être social, qui a sa famille à protéger, de même qu'il a à assurer un fonctionnement minimal de sa maison, bouleversée par l'ensemble de ces phénomènes et de leurs conséquences ; on est bien sûr dans le cas de ceux qui font profession de leur "pouvoir").
25L'individu choisi par les djinns brille par ses vertus de piété (sâlih). Il y a un rapport étroit entre le fait d'être un bon musulman et celui de résoudre les problèmes des autres à l'aide de djinns. Il s'agit certainement entre autres de se mettre à l'abri de toute suspicion de magie noire. Cependant, les sommes exigées des patients sont fort variables : certains demandent une obole symbolique (50 rials), d'autres non (200 à 1000 rials, voire plus, selon les opérations).
26Ce pouvoir n'est en revanche pas "hérité" pour toujours : il peut disparaître chez un individu comme il est venu, brusquement. L'une des personnes rencontrées avait "perdu" ses serviteurs, i. e. ceux-ci étaient partis.
27Il s'agit d'hommes et de femmes, comme dans le reste du monde arabe. Mais étant donné la séparation hommes/femmes très forte au Yémen et la variété des dispositions prises par les femmes vis-à-vis de leurs patients masculins, il serait intéressant d'examiner les éventuelles conséquences sociales qu'a pour ces femmes un statut hors norme. Pour l'instant, on n'a rien relevé de particulier au sein de la famille, l'autorité des femmes dans le ménage semblant d'abord tenir à leur personnalité.
28Lors des missions passées, je m'étais intéressée à la question de savoir comment les devins concilient, au Yémen, le fait d'être bon musulman et celui d'être devin (voir "Pratiques de géomancie au Yémen", réf. ci-dessous). Cette fois-ci, j'ai plutôt été confrontée au phénomène de rejet public des sciences divinatoires, dans un contexte où l'on enregistrait une montée en puissance globale de mouvements religieux rigoristes, plus ou moins bien implantés selon les régions. Ces mouvements ne s'en sont certes pas pris corps et biens aux praticiens des sciences occultes, mais il est intéressant de voir si ces derniers ne vont pas faire l'objet de campagne de presse. De la part de certains courants, l'opposition n'est cependant pas nouvelle : ainsi, les Salafites sont connus pour leur hostilité à l'égard des munajjimûn, hostilité que l'on a vu s'exprimer dans un numéro récent d'al-Muntadâ, organe de leur courant (n° 31, safar 1416 - juil. 1995 -, pp. 25-31). Il n'y a pour l'instant que de faibles répercussions sur le terrain, ce climat n'entrave que peu la poursuite de la recherche et développe chez les praticiens les plus en vue un argumentaire d'ordre politique, pragmatique et para-scientifique.