1Dans le contexte de l’essor industriel et mercantile du dix-neuvième siècle, marqué par divers phénomènes de massification, par l’utilitarisme et le culte du profit, l’individu qui veut lui-même réussir se doit de faire les preuves de son appartenance à la grande famille sociale : trouver sa place dans la société moderne exige donc de prouver son utilité à l’échelle de la communauté qui entoure, nourrit, modèle l’individu. Les interactions entre individu et communauté sont de la sorte au cœur de nombreux romans de l’époque victorienne, comme le souligne J. Hillis Miller :
- 1 J. Hillis Miller, The Form of Victorian Fiction (Notre Dame : U of Notre Dame P, 1968) 93.
[P]ersonages in Victorian novels, it is true, are never aware of themselves in isolation from other people, but the ones who hold the center of attention have not yet fulfilled themselves by way of their relations to others. They exist as potentiality, not as actuality, as a hollow or perturbation in the midst of the surrounding community1.
2Ainsi, c’est autant l’acceptation de l’intrus (« hollow or perturbation ») par la communauté que la réalisation individuelle de soi au sein de ce même groupe qui semblent poser problème : l’idée d’appartenance peut donc aisément créer une tension, voire entrer en conflit avec la notion même d’individualité.
3Parmi les écrivains de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, Thomas Hardy est l’un de ceux qui illustrent cette difficile conciliation entre affirmation de soi et appartenance à un groupe. Il aborde au fil de ses romans la question de l’étanchéité des classes, avec notamment son premier roman, The Poor Man and the Lady, qui ne fut jamais publié et demeure aujourd’hui perdu, mais qui vient structurer l’intrigue de plusieurs de ses œuvres. Dans la dernière partie de sa carrière, le traitement des problèmes d’appartenance touche alors à l’inadaptation morale, voire personnelle et intrinsèque des individus. C’est ainsi que naissent les grandes figures tragiques du paysage hardyen, telles que Michael Henchard, Tess ou Jude : ceux-là affichent une forte volonté d’appartenir, mais leur intégration n’aboutit pas, car leur identité et leur statut diffèrent du modèle que leur assigne la société.
4L’expérience de la vie dans une communauté telle que le Wessex, territoire aux contours bien définis, véritable microcosme, ne peut que renforcer le sentiment d’appartenance, mais elle accentue inévitablement aussi le sentiment de rejet de ses inadaptés, parias et exilés. C’est en refusant de se conformer à la règle, en demeurant dans cette exclusion, que Jude ou Tess rencontrent leurs destins tragiques. Dans Two on a Tower, précédant The Mayor of Casterbridge de quatre années, Hardy offre à son protagoniste, au lieu d’une littérale lutte à mort contre les carcans d’une communauté qui ne lui convient pas, la possibilité d’appartenir à un autre groupe, de changer son référent d’appartenance. Dans ce roman mineur, l’auteur cherche ainsi à repousser les limites du groupe.
5Publié en 1882, Two on a Tower met en scène les rêves de réussite professionnelle et sentimentale d’un jeune astronome amateur. Orphelin élevé par sa grand-mère, issu d’un milieu humble, voire rural, le tout jeune Swithin St Cleeve passe jours et nuits à contempler étoiles, planètes et constellations. La tour qui lui fait office de poste d’observation est située sur les terres de Lady Constantine, jeune femme mélancolique délaissée par son mari, et que l’ennui conduit à s’intéresser tant à l’astronomie qu’à l’astronome. Viviette Constantine s’éprend donc de Swithin, mais ce n’est qu’à la nouvelle de la mort de son époux que le jeune astronome, tout absorbé dans ses recherches, découvre cet amour et y répond. L’obstacle est désormais purement social, celui de The Poor Man and the Lady, mais les amants ne peuvent attendre que Swithin se soit fait un nom dans le monde scientifique, et se marient en secret. C’est alors que se succèdent les rebondissements mélodramatiques : Viviette apprend que la mort de son mari n’est survenue qu’après son remariage avec Swithin, invalidant donc cette deuxième union ; Swithin part étudier les cieux de l’hémisphère sud ; Viviette, enceinte de son astronome mais ne pouvant l’en informer, épouse un évêque qui s’est épris d’elle pour donner une légitimité à son enfant ; Swithin revient à la mort de l’évêque, et Viviette meurt de joie dans ses bras lorsqu’il lui promet enfin de l’épouser.
6Malgré ces rebondissements invraisemblables qui font, dans une certaine mesure, la faiblesse du roman, la problématique de l’appartenance et de l’isolement trouve ici une illustration particulièrement riche. Le personnage de Swithin St Cleeve est tout à la fois rêveur et scientifique, deux qualités qui font de lui un original et l’isolent ainsi nécessairement du reste de la petite paroisse du Wessex qui l’a vu grandir. Le chœur de la paroisse, qui se réunit chez la grand-mère du jeune homme, sert de métonymie à cette communauté :
There now crunched heavier steps outside the door, and his grandmother could be heard greeting sundry representatives of the bass and tenor voice, who lent a cheerful and well-known personality to the names Sammy Blore, Nat Chapman, Hezekiah Biles, and Haymoss Fry [...] ; besides these came small producers of treble, who had not yet developed into such distinctive units of society as to require particularizing. (16-172)
7C’est le vocabulaire de l’interaction sociale, voire commerciale, qui marque avec humour la description, pour souligner la supériorité du groupe sur l’individu. Face à cette communauté, Swithin a pleinement conscience d’être en retrait, puisque avant l’entrée en scène de ce chœur comique chez lui, il prévient sa grand-mère : « ‘Not a word about the astronomy to any of them, whatever you do. I should be called a visionary, and all sorts’. ‘So thou beest, child. Why can’t ye do something that’s of use’ » (15). Si la qualité de « visionnaire » est pour nous, et pour Hardy, un atout artistique et idéologique certain, elle apparaît comme une tare selon le point de vue d’une communauté rurale de l’Angleterre victorienne. De plus, la réponse de la grand-mère fait écho non seulement à ce même point de vue fatalement pratique et matérialiste du monde paysan, mais aussi aux doctrines utilitaristes en vogue à cette période. De la même façon qu’il ne se joint pas au chœur de la paroisse, Swithin ne peut donc être un membre à part entière d’une communauté à laquelle il n’est d’aucune utilité.
8Si le groupe-village ne peut le compter dans ses rangs, ce n’est pas non plus sur le plan de la classe sociale que Swithin a la possibilité de fonder son sentiment d’appartenance. En effet, tandis que Lady Constantine et le chœur rustique peuvent être rangés dans des classes antithétiques bien définies, chacun à sa place, le cas de Swithin reste en suspens, comme l’indique Amos « Haymoss » Fry à Viviette :
« His father, the reverent Pa’son St Cleeve, made a terrible bruckle hit in ’s marrying, in the sight of the high. He were the curate here, my lady, for a length o’ time ».
« Oh, curate, » said Lady Constantine. « It was before I knew the village ».
« Ay, long and merry ago ! And he married Farmer Martin’s daughter [...]. Yes, my lady ; well, when Pa’son St Cleeve married this homespun woman the topper-most folk wouldn’t speak to his wife. [...] Well, Swithin, the boy, was sent to the grammar school, as I say for ; but what with having two stations of life in his blood, he’s good for nothing, my lady. He mopes about — sometimes here, and sometimes there ; nobody troubles about en ». (12)
- 3 Bruckle : adjectif synonyme de feeble (Two on a Tower, glossaire, 292).
9Une certaine notion victorienne d’incompatibilité des classes est relayée ici par la description du mariage du Révérend St Cleeve avec la fille d’un fermier. Une telle union semble réprouvée par tous : par la communauté rurale à travers l’énonciateur Haymoss Fry et l’expression dialectale « terrible bruckle hit3 » ; par le point de vue divin (« in the sight of the high ») ; sans oublier bien sûr les classes les plus aisées (« the topper-most folk »). Le fruit de cette union ne peut donc être qu’une forme d’inadapté, vivant dans un entre-deux social qui semble le condamner une fois de plus à l’inutilité (« what with having two stations of life in his blood, he’s good for nothing »). « Sometimes here, sometimes there » renvoie ainsi moins aux errances géographiques que sociales de Swithin, qui se retrouve, à nouveau, mis à l’écart (« nobody troubles about en »).
10À cet isolement social correspond naturellement l’isolement dans la tour qui donne son titre au roman. Au centre d’un champ au sol impraticable, enveloppée dans un manteau de sapins (« the blue trees that muffled it », 4), la tour se pose en symbole clef dès la première page du roman :
The central feature of the middle distance, as they beheld it, was a circular isolated hill, of no great elevation, which placed itself in strong chromatic contrast with a wide acreage of surrounding arable land by being covered with fir-trees. The trees were all of one size and age, so that their tips assumed the precise curve of the hill they grew upon. This pine-clad protuberance was yet further marked out from the general landscape by having on its summit a tower in the form of a classical column, which, though partly immersed in the plantation, rose above the tree-tops to a considerable height. (3)
11Tout concourt ici à souligner avec insistance, voire redondance (« isolated », « strong chromatic contrast », « pine-clad protuberance », « marked-out », « rose above ») l’extrême isolement de la tour : la description graduelle et verticale, suivant le mouvement des yeux du sol au ciel, s’arrête à chaque niveau du tableau — champ, colline, arbres — et permet de placer la tour en véritable point d’orgue du paysage. Le narrateur renforce encore cette image initiale plus loin, en décrivant l’état sauvage de la nature qui entoure et envahit l’édifice :
The gloom and solitude which prevailed round the base were remarkable. The sob of the environing trees was here expressively manifest ; and moved by the light breeze, their thin straight stems rocked in seconds, like inverted pendulums ; while some boughs and twigs rubbed the pillar’s sides, or occasionally clicked in catching each other. Below the level of their summits the masonry was lichen-stained and mildewed, for the sun never pierced that moaning cloud of blue-black vegetation. Pads of moss grew in the joints of the stone-work, and here and there shade-loving insects had engraved on the mortar patterns of no human style or meaning ; but curious and suggestive. [...]
The spot was seldom visited by a pedestrian, except perhaps in the shooting season. The rarity of human intrusion was evidenced by the mazes of rabbit-runs, the feathers of shy birds, the exuviae of reptiles ; as also by the fresh and uninterrupted paths of squirrels down the sides of trunks, and thence horizontally away. (5)
12Conjuguée ici à une véritable taxonomie animale et végétale, la personnification de la nature, et tout particulièrement des arbres, semble signaler de manière inattendue la prépondérance du naturel sur l’humain. L’isolement n’est ainsi plus seulement spatial, il s’inscrit également dans une temporalité, une histoire : la nature a regagné son droit ancestral sur l’empreinte humaine. Retiré au sommet de son observatoire, Swithin l’astronome s’exile donc du monde des hommes au cœur de la nature, et se tourne vers un autre univers. La tour-observatoire symbolise ainsi ce double mouvement d’éloignement de la communauté et d’ouverture à un autre référent d’appartenance : en matérialisant son lien avec les cieux (« the column, which rose like a shadowy finger pointing to the upper constellations », 26), elle signale que pour Swithin, le sentiment d’appartenir se révèle plus cosmique que social, tourné non plus vers une communauté définie, mais vers la nature et l’univers. Le jeune homme semble avoir remplacé l’appartenance sociale par une appartenance cosmique.
13La tour apparaît par conséquent comme un entre-deux-mondes privilégié, offrant aux futurs amants Swithin et Viviette la possibilité de se défaire de tout repère terrestre, donc humain, donc social : « ‘Well, we will get outside the solar system altogether, — leave the whole group of sun, primary and secondary planets quite behind us in our flight, as a bird might leave its bush and sweep into the whole forest’ » (27). Univers à part, l’édifice suit ses propres repères temporels (« Though the month was February below, it was May in the abacus of the column », 38) ; étoiles et planètes se font les compagnons de jeu de Swithin (« his pet heavenly bodies », 27) ; jusqu’au langage et à l’imagination du jeune homme qui se teintent de ces considérations cosmiques et scientifiques. Il déclare en effet à Viviette : « ‘But you will never realize that an incident which filled but a degree in the circle of your thoughts covered the whole circumference of mine. No person can see exactly what and where another’s horizon is’ » (424). Son appréhension des relations humaines et sociales reflète ainsi l’intensité de son implication dans le travail scientifique : coupé du monde, il l’est aussi même de son aide-astronome et future femme, Viviette. Cette dernière n’en a que trop conscience :
Once that Swithin’s emancipation from a trammelling body had been effected by the telescope, and he was well away in space, she felt her influence over him diminishing to nothing. He was quite unconscious of his terrestrial neighbourings, and of herself as one of them. (58)
- 5 George Eliot, The Mill on the Floss (Oxford : OUP, 1998) 150. Cet intertexte est signalé notamment (...)
14Comme il l’exprime clairement lui-même (« ‘A beloved science is enough wife for me’ », 56), amour et science ne semblent pas pouvoir faire bon ménage. On retrouve là une opposition qui structure toute l’intrigue de l’œuvre, et prend peut-être sa source chez George Eliot, dans le commentaire de Maggie Tulliver sur l’astronome qui n’aimait pas les femmes : « I suppose it’s all astronomers : because, you know, they live up in high towers, and if the women came there, they might talk and hinder them from looking at the stars5. » Une fois amoureux, Swithin ne parvient en effet plus à se plonger dans ses recherches, qui ne reprennent pleinement que lorsqu’il s’éloigne de la femme aimée et désirée en partant pour Le Cap.
15Les nombreuses descriptions du cosmos qui émaillent Two on a Tower, et en surchargent même les premiers chapitres, permettent de comprendre que cette nouvelle « communauté » à laquelle se réfère Swithin ne procure pas que du réconfort à celui qui l’observe de si près, bien au contraire. Les vues du ciel offertes par le narrateur, assorties des commentaires du jeune astronome, font apparaître en réalité une immensité monstrueuse. On peut aisément imaginer que le lecteur ordinaire du dix-neuvième siècle épouse alors le regard naïf de Lady Constantine, et que le narrateur, par la voix de Swithin, se charge de l’édifier : à la beauté féerique traditionnellement assignée aux étoiles, il oppose une vision moderne, scientifique, voire froide et pessimiste : « the actual sky is a horror » (29).
« You would hardly think, at first, that horrid monsters lie up there waiting to be discovered by any moderately penetrating mind, — monsters to which those of the oceans bear no sort of comparison ».
« What monsters may they be ? »
« Impersonal monsters, namely, Immensities. Until a person has thought out the stars and their interspaces, he has hardly learnt that there are things much more terrible than monsters of shape, namely, monsters of magnitude without known shape. Such monsters are the voids and waste places of the sky ». (29)
16L’image du vide éveille inévitablement la peur de l’inconnu, et ce passage souligne toute l’ambiguïté cruellement ironique de la science moderne, qui enrichit les connaissances de l’homme, mais le plonge aussi dans un univers effrayant. Cette nouvelle appartenance que semble avoir choisie le protagoniste de Hardy s’oriente ainsi de nouveau vers un référent qui englobe et dépasse l’individu. Si les limites d’une communauté humaine et sociale contraignent ce dernier, l’absence de bornes ouvre un espace vide dénué de repères. En repoussant les limites du groupe aux dimensions du cosmos, l’individu découvre que l’immensité et l’infini qu’il rencontre défient alors la compréhension et l’imagination humaines. Comme le fait remarquer Swithin : « Those are deep wells for the human mind to let itself down into, let alone the human body ! » (30).
17Un passage souvent cité, parodiant le sublime burkien, offre sur un rythme anaphorique une description emphatique de la gradation de la peur face à cet infini :
« There is a size at which dignity begins », he exclaimed ; « further on there is a size at which grandeur begins ; further on there is a size at which solemnity begins ; further on, a size at which awfulness begins ; further on, a size at which ghastliness begins. That size faintly approaches the size of the stellar universe ». (30)
18Peur et immensité semblent donc proportionnelles, inévitablement liées comme l’évoquent les expressions telles que « ghastly chasm » (28) ou « yawning space » (29) qui jalonnent le roman.
19On comprend ainsi que, dans Two on a Tower, le traitement du ciel prend une dimension plus philosophique, permettant à l’auteur d’explorer les notions d’échelle et de relativité, et de réfléchir à la place de l’homme dans l’univers. Hardy met l’accent sur le profond sentiment d’impuissance et d’insignifiance de l’homme face à l’immensité de l’univers, et décline toute une poétique de l’infiniment grand et de l’infiniment petit :
At night, when human discords and harmonies are hushed, in the general sense, for the greater part of twelve hours, there is nothing to moderate the blow with which the infinitely great, the stellar universe, strikes down upon the infinitely little, the mind of the beholder ; and this was the case now. Having got closer to immensity than their fellow-creatures, they saw at once its beauty and its frightfulness. They more and more felt the contrast between their own tiny magnitudes and those among which they had recklessly plunged, till they were oppressed with the presence of a vastness they could not cope with even as an idea, and which hung about them like a nightmare. (57-58)
- 6 Kate Flint, The Victorians and the Visual Imagination (Cambridge : Cambridge UP, 2000) 62.
20Dans cet extrait, c’est la prose de Hardy elle-même qui effraie par son emphase, semblant épouser les émotions des astronomes amateurs. Comme le suggère Kate Flint qui cite ce passage dans The Victorians and the Visual Imagination6, Two on a Tower se pose donc, malgré son statut de roman mineur, comme une œuvre tout à fait symptomatique des préoccupations victoriennes.
21En effet, avec Darwin et les théories de l’évolution notamment, la science du dix-neuvième siècle met au jour une réalité violente, et surtout un monde sans Dieu, comme l’explique Hillis Miller :
- 7 J. Hillis Miller, Thomas Hardy : Distance and Desire (Cambridge : Harvard UP, 1970) 19.
God is killed by the attainment of that all-embracing vision which makes man a seer. The span of perfected human consciousness, separate, pure, clear-seeing, is as wide as the infinite universe it beholds, a universe now revealed to be made of blazing suns in a black void. Such a universe is shown to Lady Constantine by the young astronomer, Swithin St Cleeve, in Two on a Tower7.
- 8 François Jacob, Le Jeu des possibles (Paris : Librairie Fayard, Le Livre de Poche, 1981) 64.
22Dans le rôle du visionnaire (« seer »), Swithin St Cleeve démontre, par sa véritable obsession astronomique qui le coupe de tous, que si la science ouvre des perspectives incroyables, elle renvoie aussi tragiquement l’homme à son insignifiance et à sa propre finitude. « Tout au long de L’Origine des espèces, Darwin insiste sur les imperfections de structure et de fonction du monde vivant. Il ne cesse de souligner les bizarreries, les solutions étranges qu’un Dieu raisonnable n’aurait jamais utilisées8 ». À l’image de cette nature imparfaite, encline à la destruction et à la décomposition, Swithin présente lui aussi le cosmos comme un monde de mort :
« And to add a new weirdness to what the sky possesses in its size and formlessness, there is involved the quality of decay. For all the wonder of these everlasting stars, eternal spheres, and what not, they are not everlasting, they are not eternal ; they burn out like candles ». (30)
23L’infini n’implique donc pas l’éternel, ce qui concourt à donner à l’homme le sens de sa propre mortalité. Au mythe de la création s’opposent donc les théories de l’évolution qui annoncent la fin de l’anthropocentrisme. Une fois de plus, le héros hardyen se fait le relais de ce bouleversement idéologique qui secoue le dix-neuvième siècle, puisque Swithin affirme à Viviette : « whatever the stars were made for, they were not made to please our eyes. It is just the same in everything ; nothing is made for man » (28).
24De telles considérations forcent l’homme à repenser sa place dans l’univers, mais ne l’excluent en rien de son nouveau référent d’appartenance. Le traitement de la nature et du cosmos chez Thomas Hardy semble indiquer que l’homme doit être considéré au même niveau que les autres membres de cette grande famille cosmique. Mais dans une perspective hardyenne, une telle proximité n’est en rien dégradante pour l’homme : s’il apprend l’humilité en voyant son importance réduite au rang de celle des animaux et des végétaux, comme l’impliquent les théories évolutionnistes, l’assimilation aux astres ne peut alors aussi que l’anoblir. De plus, si la découverte des dimensions du cosmos se présente comme un véritable traumatisme émotionnel, l’individu peut néanmoins en tirer une certaine forme d’humanisme, tel que l’adopte Viviette vers la fin du roman, sacrifiant sa respectabilité au regard de la communauté pour le bien des progrès de Swithin et de l’humanité :
Love between man and woman, which in Homer, Moses, and other early exhibitors of life, is mere desire, had for centuries past so far broadened as to include sympathy and friendship ; surely it should in this advanced stage of the world include benevolence also. If so, it was her duty to set her young man free.
Thus she laboured, with a generosity more worthy even than its object, to sink her move for her own decorum in devotion to the world in general, and to Swithin in particular. (215)
- 9 « He has examined scientific aspiration, social codes, religious morality, and found them all insuf (...)
25Simon Gatrell signale que, selon Hardy, c’est cet amour altruiste entre êtres humains qui seul permet la marche du monde9. Il nous semble désormais justifié d’étendre cette notion d’empathie nécessaire au-delà des limites de l’humain, à la grande famille des astres et des espèces. Car en se tournant vers le cosmos, les amants en sont devenus les représentations terrestres :
They retraced their steps, the tender hoar-frost taking the imprint of their feet, and two stars in the Twins looking down upon their two persons through the trees, as if those two persons could bear some sort of comparison with them. (34)
26Le mouvement vertical astres, arbres, amants, semble lier les trois, comme si chacun se dupliquait dans le suivant. Ce mouvement du ciel au sol reprend en sens inverse la description initiale de la tour et signale, après l’envolée vers les cieux, un retour à l’humain. Cette redécouverte empathique de la place de l’homme dans l’univers est précisément le but que semblait s’être donné l’auteur dans l’écriture de Two on a Tower, puisque dans sa préface à l’édition de 1895 il présente ainsi son travail :
This slightly-built romance was the outcome of a wish to set the emotional history of two infinitesimal lives against the stupendous background of the stellar universe, and to impart to readers the sentiment that of these contrasting magnitudes the smaller might be the greater to them as men. (289)
27L’observation du cosmos a donc ouvert de douloureuses perspectives, et ainsi, avec la mort de Dieu, les hommes doivent apprendre à retrouver leur juste place dans l’univers — à être non plus God’s children, mais Nature’s children.
28L’idée d’appartenance cosmique ainsi évoquée par le biais de Two on a Tower n’est donc pas chez Thomas Hardy le simple choix artistique d’une toile de fond scientifique. Les implications métaphysiques et téléologiques du motif cosmique tel qu’il apparaît dans ce roman mineur fondent une vision du monde qui sous-tend l’ensemble de l’œuvre romanesque et poétique de Hardy. Ce point de vue, souvent considéré comme pessimiste, semble donc en réalité directement issu des bouleversements idéologiques de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Il trouve ainsi chez Hardy sa pleine illustration philosophique au tournant du vingtième siècle, dans l’ambitieuse épopée dramatique des guerres napoléoniennes The Dynasts, notamment dans les perspectives aériennes — cosmiques — ahurissantes qui en composent les didascalies, comme dans cette première description situant l’action :
The nether sky opens, and Europe is disclosed as a prone and emaciated figure, the Alps shaping like a backbone, and the branching mountain-chains like ribs, the peninsular plateau of Spain forming a head. Broad and lengthy lowlands stretch from the North of France across Russia like a grey-green garment hemmed by the Ural mountains and the glistening Arctic Ocean.
The point of view then sinks downwards through space, and draws near to the surface of the perturbed countries, where the people, distressed by events which they did not cause, are seen writhing, crawling, heaving, and vibrating in their various cities and nationalities. (Part First, Fore Scene, 27)
29De l’histoire des individus à l’Histoire des peuples, du Wessex aux continents, la communauté devient l’Univers dans sa globalité politique, temporelle et spatiale, référent d’appartenance unique, et ultime.