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Colloque de la S.F.E.V.E., université François-Rabelais, Tours (20 et 21 janvier 2006) : « A sense of Belonging/Le sentiment d'appartenance »

Intrusion et exclusion dans les romans politiques de Trollope

Intrusion and Exclusion in Trollope’s Political Novels
Laurent Bury

Résumé

The Victorian « sense of belonging » is studied in Anthony Trollope’s last two Political novels. The Prime Minister (1876) offers a perfect illustration of the traditional pattern Intrusion-Exclusion : a social climber tries to creep into the upper classes but his star soon pales, which eventually leads him to suicide. In The Duke’s Children (1880), one finds a more surprising case of opening to the Other, when Plantagenet Palliser’s son, Lord Silverbridge, marries a young American commoner. While Trollope multiplies the metaphors expressive of social exclusion, the narration itself seems to open itself to the reader so as to include the reader within the writer’s laboratory.

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Texte intégral

1Dans l’étude consacrée à Barchester Towers qui sert d’introduction à son livre Laughter and Despair, U. C. Knoepflmacher expose avec brio ce qui constitue selon lui l’une des caractéristiques principales de la comédie classique dont Trollope reprend la tradition dans ses romans : l’arrivée d’un intrus qui perturbe un univers jusque-là idyllique d’où il devra être exclu afin que ce petit monde paisible puisse retrouver son immobilisme bienheureux. De fait, ce schéma correspond bien à la plupart des volumes que Trollope a situés dans le comté imaginaire du Barset, région champêtre que viennent perturber des indésirables issus de la capitale. On peut également appliquer ce modèle aux romans politiques : l’intrusion n’est plus, cette fois, d’ordre géographique, puisque les Palliser Novels se déroulent en grande partie à Londres, encore que certains des personnages qui dérangent l’ordre établi soient originaires de zones mystérieuses d’Europe continentale, comme Madame Max Goesler ou le révérend Emilyus. Dans la haute société londonienne, celui qui fait figure d’intrus, c’est le parvenu, l’arriviste qui veut à tout prix s’y faire une place : la fin heureuse voulue par la comédie impose qu’il soit définitivement exclu, comme l’est par exemple le financier véreux (et français) Melmotte dans The Way We Live Now, pour prendre un exemple appartenant au reste de la production trollopienne.

2Pourtant, il est également permis d’envisager un déroulement tout autre que celui qui se résume à ces deux mots : Intrusion-Exclusion. La résolution du problème apparu dans un univers tranquille ne passe pas nécessairement par l’élimination de l’intrus, elle peut aussi passer par son intégration, qui le prive dès lors de son caractère d’indésirable. C’est d’ailleurs le cas dès le premier des romans du Barset : John Bold, ce trouble-fête venu donner un coup de pied dans la fourmilière de l’hospice de Barchester, rentre dans le rang en épousant la fille de ce Warden qui donne son titre à l’ouvrage. À l’autre bout de la carrière littéraire de Trollope, dans l’ultime volume des Political Novels, c’est l’assimilation et non l’exclusion qui apparaît comme le vrai remède. Pour étudier ces divers mécanismes, on retiendra ici les deux derniers tomes de ce deuxième cycle romanesque trollopien : The Prime Minister (1876) qui propose un parfait exemple du schéma Intrusion-Exclusion, et The Duke’s Children (1880) qui offre à l’inverse un modèle d’« inclusion » qui concerne jusqu’au lecteur.

3À la relative simplicité des intrigues de romans aussi courts que The Warden ou même Barchester Towers, écrits dans les années 1850, Trollope a peu à peu substitué un enchevêtrement de fils narratifs et une prolifération des personnages, dans le cadre de ce qu’on a pu appeler « the multiplot novel ». Ce procédé permet de dynamiser et de complexifier la thématique abordée, par un jeu de parallèles et d’oppositions, de sorte que le couple Intrusion-Exclusion s’en trouve forcément enrichi par toutes sortes de tensions.

4Dans The Prime Minister, deux formes d’intrusion se superposent. Ferdinand Lopez, aventurier aux origines incertaines, parvient à supplanter un rival anglais dans le cœur d’Emily Wharton, qu’il épouse malgré l’hostilité xénophobe du père de la jeune fille. Il tente, mais avec moins de succès, de s’insinuer dans les bonnes grâces de son beau-père et d’y remplacer le fils légitime un moment répudié : « to creep into the empty space which the son’s defection would make in the father’s heart and the father’s life... to worm himself into confidence, and, soon, into possession » (PM I, 334). Le même Lopez tente ensuite de s’introduire au Parlement, avec l’appui de lady Glencora Palliser, qui s’est lancée dans une grande campagne de séduction des milieux politiques pour soutenir son mari, récemment nommé premier ministre. « He had almost lodged himself securely among those people with whom it had been his ambition to live » (PM II, 173). Mais ses manœuvres se soldent par un échec : incapable de se faire élire député, Lopez se retrouve « nowhere » (PM I, 320). « He was rejected by his father-in-law. He was feared, and, as he thought, detested by his wife. He was expelled from his club. He was cut by his old friends. And he had been told very plainly by the Secretary in Coleman Street that his presence there was no longer desired » (PM II, 173). Son incapacité à s’imposer au sein de la haute société finit par le pousser au suicide. Sa veuve, « who had allowed herself to be taken out of her own rank » (PM I, 305), retrouvera son milieu en se remariant avec son soupirant jadis éconduit, un sujet de Sa Majesté au-dessus de tout soupçon.

5Dans The Duke’s Children, le couple antithétique Inclusion-Exclusion fonctionne à plusieurs niveaux, et il y a plus d’un indésirable. C’est tout d’abord dans la double intrigue sentimentale qu’on en trouve l’incarnation la plus flagrante. Deux des trois enfants de Plantagenet Palliser se sont épris de personnages qui peuvent, pour des raisons variables, apparaître comme des intrus. Le jeune lord Silverbridge, après avoir envisagé une union tout à fait satisfaisante avec lady Mabel Grex, jette bientôt son dévolu sur une jeune Américaine, Isabel Boncassen. Sa sœur, lady Mary Palliser, est amoureuse d’un certain Frank Tregear, condisciple de son frère à Oxford. Dans les deux cas, le mariage semble d’abord inadmissible aux yeux de leur père, la roture du prétendant de sa fille se doublant d’une origine transatlantique pour l’épouse que souhaite prendre son fils. Pourtant, comme dans les dernières comédies de Shakespeare, une réconciliation finale permettra de conclure le roman avec deux chapitres intitulés respectivement « The First Wedding » et « The Second Wedding », épousailles auxquelles Palliser se résigne, mais qu’il célèbre même avec euphorie, en ce qui concerne celles de sa fille en tout cas : « Perhaps the matter most remarkable in the wedding was the hilarity of the Duke. One who did not know him well might have said that he was a man with few cares, and who now took special joy in the happiness of his children, — who was thoroughly contented to see them marry after their own hearts » (DC 633).

6Mais il faut aussi évoquer la rupture survenue simultanément entre Silverbridge et son père : le fils décide en effet d’entrer en politique, mais s’exclut délibérément du camp de son père, puisqu’il choisit d’être candidat dans les rangs des Conservateurs. Les Palliser sont pourtant Libéraux depuis plusieurs générations, ce qui ne manque pas de susciter un certain nombre de contradictions chez le duc d’Omnium, un divorce complet entre ses convictions politiques, qui tendent vers l’inclusion du plus grand nombre au sein d’une société ouverte, et ses positions personnelles en matière de vie privée, qui prônent l’exclusion de tous ceux qui n’appartiennent pas à une élite privilégiée. « That one and the same man should have been in one part of himself so unlike the other part, — that he should have one set of opinions so contrary to another set, — poor Isabel Boncassen did not understand » (DC 391).

7Enfin, comme presque tous les romans de la maturité de Trollope, The Duke’s Children inclut plusieurs scènes de chasse à courre, activité où les indésirables posent également de sérieux problèmes. À plusieurs reprises, les chasseurs passionnés évoquent les dangers qui menacent leur sport favori « not the perils of broken necks and crushed ribs, which can be reduced to an average, and so an end made of that small matter ; but the perils from outsiders, the perils from new-fangled prejudices, the perils from more modern sports, the perils from over-cultivation, the perils from extended population, the perils from increasing railroads, the perils from literary ignorances, the perils from intruding cads », etc. (DC 495). Une solution serait peut-être « to have all intruders thrashed by the gillies within an inch of their lives » (DC 301).

8Dès que deux individus se réunissent, ils forment un groupe, « a set », un ensemble exclusivement composé de semblables et d’égaux. Pour désigner cet univers exclusif auquel appartiennent ses personnages les plus titrés, Trollope a fréquemment recours à l’image du « club ». Le club, groupe fermé aux intrus, qui ne s’ouvre qu’à de nouveaux membres jugés dignes d’en faire partie, est évidemment présent dans sa réalité concrète. Palliser a de cette institution une opinion mitigée : « A club... is a comfortable and economical residence. A man gets what he wants well-served, and gets it cheap. But... A man who lives much at a club is apt to fall into a selfish mode of life. He is taught to think that his own comfort should always be the first object » (DC 207). Silverbridge en fait une métaphore lorsqu’il déclare, pour justifier le plaisir qu’il prend à conduire lui-même sa voiture : « Everybody belongs to the four-in-hand club now » (DC 135). Pour résumer le point de vue de Sir Timothy Beeswax, policien libéral, le narrateur en fait autant : « Parliament was a club so eligible in its nature that all Englishmen wished to belong to it » (DC 163). Évidemment, c’est leur exclusivité qui rend certains clubs très recherchés, alors que d’autres se montrent incapables de semblables ostracismes : « If you turn out all the blackguards and all the dishonourable men, where will the club be ? » (PM II, 187). Dans le monde trollopien, l’être social appartient à toute une série de sous-ensembles aux intersections variées, à une gamme de cercles plus ou moins concentriques, du plus petit au plus grand : « in your clubs, or in Parliament, or in the world » (DC 475), le « monde » dont il est ici question n’étant bien sûr que le grand monde, le beau monde : le milieu social le plus exclusif se baptise ainsi du terme le plus inclusif possible.

9Cette fraction infime de la société, les Victoriens avaient coutume de la chiffrer, en parlant de « Upper Ten Thousand », expression créée par un auteur américain, Nathaniel Willis (1806-1867), dans son livre Necessity for a Promenade Drive. Il fallait peut-être le regard extérieur et pénétrant d’un étranger anglophone pour identifier ainsi un élément caractéristique de la société britannique. Trollope propose ses propres variations sur cette formule, en en restreignant encore l’application : « It is a point of conscience among the — perhaps not ten thousand, but say one thousand of bluest blood, — that everybody should know who everybody is » (DC 278). Et l’on ne peut que songer à la phrase qui ouvre le premier des Political Novels :

Whether or no, she, whom you are to forgive, if you can, did or did not belong to the Upper Ten Thousand of this our English world, I am not prepared to say with any strength of affirmation. By blood she was connected with big people, — distantly connected with some very big people indeed, people who belonged to the Upper Ten Hundred if there be any such division... (Can You Forgive Her ? 1).

10C’est la noblesse du sang qui délimite le milieu fermé des mille aristocrates les plus haut placés. Le mariage de Silverbridge avec une Américaine serait ainsi « Quite a case of new blood, you know » (DC 241). Palliser se sent tenu de s’opposer à tout mélange de ce genre : « It was not by his own doing that he belonged to an aristocracy which, if all exclusiveness were banished from it, must cease to exist » (DC 404). Mais, on l’a vu, ce désir d’exclusivité contredit ses idées politiques : « Such drawing-nearer of the classes was the object to which all this man’s political action tended. And yet it was a dreadful thing to him that his own daughter should desire to marry a man so much beneath her own rank and fortune as Frank Tregear » (DC 175). À l’inverse, le fils de Palliser fait assez logiquement le choix du camp conservateur pour des motifs purement égoïstes : « a man’s political opinions should be held in regard to his own individual interests... His own and his class. The people will look after themselves, and we must look after ourselves. We are so few and they are so many, that we shall have quite enough to do » (DC 57). Tout aussi logiquement, Silverbridge s’oppose à l’union de sa sœur avec celui qui est pourtant son meilleur ami : « Money and rank and those sort of things are not particularly charming to me. But still things should go together » (DC 108), déclare-t-il à Tregear.

11Le jeune lord formule de façon assez gauche l’idée d’adéquation, d’association des égaux, notion à laquelle son père est capable de donner une forme beaucoup plus élaborée, en usant d’un lexique plus recherché : « There is a propriety in things ; — and only by an adherence to that propriety on the part of individuals can the general welfare be maintained » (DC 175). Palliser érige le respect des convenances en règle suprême, et la manière dont il le fait montre bien que l’aristocratie conçoit son existence comme liée à un état immanent de l’univers, à un mythique « ordre naturel » des choses. Mariée hors de sa classe sociale, Emily Wharton est déchue, chassée du cercle pour lequel elle était prédestinée : « she had fallen among people for whose society she had not been intended » (PM II, 52). Chacun est censé occuper la place qui lui revient « naturellement » : Madame Max Goesler, remariée à Phineas Finn, sent ainsi que « her natural place was not among dukes and their children » (DC 11), mais le narrateur nous apprend par ailleurs que Frank Tregear est « qualified by birth and position to live with all that was most noble and most elegant ; and he could have lived in that sphere naturally and gracefully » (DC 19). Mais au siècle du darwinisme, la notion d’exclusion s’avère singulièrement caduque : l’expression « the fitness of things » (DC 418), au nom de laquelle une mésalliance est jugée impossible, renvoie à celle de « survival of the fittest ». Au registre naturel s’apparentent aussi certaines expressions qui peuvent étonner le lecteur moderne, comme lorsque Palliser déclare à propos de sa fille, « I would wish her to mate with one of her own class » (DC 88).

12Dans The Prime Minister, l’exclusion prend un caractère ouvertement racial, Lopez s’attirant la haine de certains personnages qui le soupçonnent d’être juif. Trollope n’hésite pas à transposer certains éléments empruntés à Othello : le beau-père de Lopez est plein de haine pour « this swarthy son of Judah » (PM I, 31). Mr Wharton devient ainsi un nouveau Brabantio, et sa fille une autre Desdémone :

She had been brought up to prefer English men, and English thinking, and English ways, — and English ways, too, somewhat of a past time. He thought as did Brabantio, that it could not be that without magic his daughter who had shunned —

« The wealthy curled darlings of our nation,
Would ever have, to incur a general mock,
Run from her guardage to the sooty bosom
Of such a thing as »

this distateful Portuguese. (PM I, 117)

13Refus de s’engager ou habileté suprême, le narrateur laisse au lecteur le soin d’apprécier ce mélange d’antisémitisme éhonté et de racisme lié à la couleur de la peau.

14En excluant toute ouverture, le cercle des privilégiés préserve ses caractéristiques censément supérieures, mais se prive du même coup des ressources extérieures. Cette faculté d’exclusion peut être ressentie comme pesante, et tel est le point de vue de lady Mary Palliser : « Rank ! ... What was it doing for her ? Simply restraining her choice among comparatively a few who seemed to her by no means the best endowed of God’s creatures » (DC 35). Même terminologie dans The Prime Minister, mais employée par les partisans les plus intransigeants de cette endogamie démodée : « Among these duties, the chiefest of them incumbent on females was that of so restraining their affections that they should never damage the good cause by leaving it. They might marry within the pale, — or remain single, as might be their lot » (PM I, 146). L’image spatiale est très claire : la liberté d’action de l’élite est implacablement délimitée comme par un enclos, par une palissade. L’enceinte en question inclut parfois plus d’individus qu’elle ne devrait en admettre selon les critères les plus stricts : « The Major and the Captain, and Mrs Leslie and Lady Eustace, were such people as he liked, — all within the pale, but having a piquant relish of fastness and impropriety » (PM II, 72-73). Les hobereaux britanniques se protègent à l’intérieur d’une forteresse de règles exclusives : « as a class they are more impregnable, more closely guarded by their feelings and prejudices against strangers than any other » (PM II, 352-53).

15Cette citadelle qui protège ses habitants des agressions du monde extérieur s’inverse facilement en prison, qui protège le monde extérieur des agressions de ses habitants : « I hate aristocracy... It is an abominable bondage... It is terrible to be tied up in a small circle » (DC 388). Une image récurrente sous la plume de Trollope est celle du bâtiment dont les portes ordinairement fermées s’entrouvrent exceptionnellement, lorsque inclure l’indésirable peut finalement s’avérer un choix judicieux à long terme, pour mieux protéger le caractère exclusif du lieu d’accueil : « But may not the door be occasionally opened to an outsider, so that the exterior force be diminished ? We know how great is the pressure of water ; and how the peril of an overwhelming weight of it may be removed by opening the way for a small current » (DC 164).

16Le désir d’inclusion maximale qui s’exprime au niveau politique dans The Prime Minister se traduit notamment à travers le nom des résidences somptueuses où lady Glencora Palliser tente de rassembler des hommes incarnant les diverses sensibilités représentées au Parlement. « Omnium Gatherum » et « Matching Castle » sont des appellations conçues par Trollope avant même qu’il ne se lance dans son cycle de romans politiques, mais elles conviennent à la perfection aux objectifs que s’est fixés l’épouse du Premier ministre. Pour soutenir le gouvernement de coalition que dirige son mari, Glencora multiplie les invitations, mais il faut appartenir à une certaine élite pour en recevoir une. La duchesse d’Omnium a la faculté d’inclure et surtout le redoutable pouvoir d’exclure : « In London there should not be a Member of Parliament whom she would not herself know and influence by her flattery and grace, — or if there were men whom she could not influence, they should live as men tabooed and unfortunate » (PM I, 51). Par la pratique du tabou, la société victorienne rejoint les civilisations tribales, avec leur système de rejet des éléments indésirables.

17Pour ces festivités à Gatherum Castle, durant lesquelles le cercle des Palliser s’élargit au maximum, une certaine exclusivité reste de rigueur, comme l’indique la création d’un ha-ha, élément typique de l’art des jardins anglais, dont Trollope avait déjà exploité la symbolique dès Barchester Towers. Ce fossé dont on ne peut deviner la présence que lorsqu’on en est au bord (et qui inspire donc un ha ha d’étonnement et d’admiration) permet de séparer le gratin et la plèbe. Palliser ne comprend pas de quoi il s’agit lorsqu’il arrive par hasard devant celui qu’on creuse dans la propriété entourant son château. Il interroge un jardinier :

« It be for the quality to shoot their bows and arrows », he said at last, as he continued the easy task of patting with his spade the completed work. He evidently regarded this stranger as an intruder who was not entitled to ask questions, even if he were permitted to wander about the grounds. (PM I, 174).

18Par un renversement des rôles qui ne dépare pas dans le grand carnaval organisé par Lady Glencora, le maître des lieux se trouve relégué au rôle d’étranger dans la maison ; l’hôte devient l’intrus, comme si l’intérieur devenait l’extérieur. La langue anglaise est riche de termes désignant l’indésirable : outre « intruder », elle dispose du terme « interloper » (ex. « that wretched interloper, Lopez », PM I, 135-36), qu’elle a légué au français ; le mot « interlope » désignait initialement un navire marchand trafiquant en fraude, mais n’est plus désormais utilisé que comme adjectif, avec un sens très nettement péjoratif. Outre ces substantifs, l’anglais dispose aussi du verbe « to intrude », dont le français n’a pas d’équivalent. « If I think that a man intrudes upon me, I am of course bound to let him know my opinion », estime Palliser (PM I, 193). L’intrusion est ici purement intellectuelle : il ne s’agit pas de pénétrer par effraction en terrain privé, mais bien de troubler la réflexion solitaire d’un individu en lui imposant des pensées dont il n’a que faire.

19Dans cette évocation des pratiques d’exclusion de la société victorienne, le principal intrus est peut-être finalement le narrateur lui-même. Henry James n’a pas manqué de stigmatiser ces interventions qu’il considérait comme autant de « little slaps at credulity ». Dans The Duke’s Children, Trollope ne se prive pas de faire dans le cours du récit plusieurs apparitions remarquées, qui cherchent à établir une relation de complicité entre lecteur et narrateur, mais que les tenants d’un effacement total du créateur derrière sa création peuvent trouver dérangeants : « Isabel Boncassen was certainly a very pretty girl. I wish that my reader would believe my simple assurance. But no simple such assurance was ever believed, and I doubt even whether any description will procure for me from the reader that amount of faith which I desire to achieve » (DC 218). Ce « je » intrus n’a d’autre existence que celle que lui confère son autorité de conteur, à la différence d’autres romans trollopiens où ce « I » s’exprime sur des sujets sans rapport avec la littérature, que ce soit pour faire connaître au lecteur ses goûts en matière de vin ou de beauté féminine. En revanche, dans The Duke’s Children, ces intrusions se bornent généralement à des commentaires d’ordre narratologique. Ces réflexions se glissent parfois au détour de développements impersonnels, sur l’art de manier le verbe :

In a debate, the man of moderate parts will seem to be greater than the man of genius. But this skill of tongue, this glibness of speech is hardly an affair of intellect at all. It is, — as style to the writer, — not the wares which he has to take to market, but the vehicle in which they may be carried. (DC 201)

20Avec cette métaphore du paysan portant sa production au marché, Trollope se rapproche ici de la comparaison qu’il développe dans son autobiographie, lorsqu’il explique que l’intrigue n’est qu’un véhicule, un accessoire permettant de transporter l’essentiel, c’est-à-dire les personnages (Auto 126). Cette image rurale de la carriole donne lieu à la principale intrusion narratoriale de The Duke’s Children, aux chapitres 9 et 10 du roman. Le premier de ces deux chapitres s’intitule très explicitement « In Medias Res », et le narrateur commence par s’y interroger longuement, non sans ironie, sur les prétendus avantages de la méthode consistant à ouvrir un récit sans fournir la moindre précision préliminaire. Pour rendre son exemple plus aberrant encore, Trollope imagine une phrase d’introduction digne du plus invraisemblable de ces Sensation novels pour lesquels il n’avait guère de sympathie : « Certainly, when I threw her from the garret window to the stony pavement below, I did not anticipate that she would fall so far without injury to life or limb » (DC 69). Après s’être longuement penché sur les mérites et les inconvénients de ce début caricatural, le narrateur avoue que son expérience le porte plutôt vers la démarche inverse, qui consiste à ne jamais laisser son lecteur dans l’ignorance quant à l’identité exacte des personnages soumis à son attention :

I have always found that the details would insist on being told at last, and that by rushing « in medias res » I was simply presenting the cart before the horse. But as readers like the cart the best, I will do it once again, — trying it only for a branch of my story, — and will endeavour to let as little as possible of the horse be seen afterwards. (DC 70)

21Partant, une sorte de jeu de cache-cache s’engage avec le lecteur, le narrateur ne disparaissant que pour mieux souligner chacun de ses retours en scène, après autant de fausses sorties. Malgré ses précautions illusoires pour dissimuler son cheval, toute la bête y passe petit à petit : « And so I hope that I have brought my cart in to its appointed place in the front, without showing too much of the horse » (DC 85), conclut le conteur au terme du chapitre 10.

22Dans The Prime Minister, la complicité entre lecteur et narrateur prend un caractère exclusif lorsqu’une distinction est créée entre l’élite des initiés et le « common reader ». Trollope profite du caractère récurrent de ses personnages pour multiplier les clins d’œil : « This question was asked of her husband by a lady with whom perhaps the readers of this volume may have already formed some acquaintance. Chronicles of her early life have been written, at any rate copiously » (PM I, 45). Hypothèse favorable : le lecteur a lu les précédents Political Novels et sait donc de quoi il retourne. « But the reader should understand more than this, and may perhaps do so, if he has ever seen those former chronicles to which allusion has been made » (PM I, 46). Vient alors l’exposé de ce que les happy few sont censés déjà connaître. En même temps qu’il postule l’existence d’une communauté exclusive de privilégiés, Trollope ouvre les portes du temple aux profanes puisqu’il leur explique succinctement ce que les autres ont appris par la lecture d’épais volumes. Il n’a cependant pas toujours cette attitude accueillante : « As the chronicles have also dealt with him, no further records of his past life shall now be given » (PM I, 61 ; voir aussi « As her history may be already known to some, no details of it shall be repeated here », PM I, 81). On pourrait supposer que les précisions ainsi refusées au lecteur sont tout simplement inutiles à la compréhension de The Prime Minister ; parfois, ce réseau de références et d’allusions tourne au jeu gratuit et totalement ésotérique pour le non-initié, ou pour le lecteur qui ne dispose pas d’une édition annotée (voir l’allusion cryptique à Doctor Thorne, PM I, 183).

23Curieusement, c’est sur la pointe des pieds que cet intrus envahissant quitte son œuvre, et le dernier volume des Palliser Novels se termine sur la réplique d’un des personnages, sans que le « I » du narrateur vienne boucler la boucle du cycle qui s’achève. Trollope aime commenter la nécessité de conclure tout roman par un mariage : The Duke’s Children en offre deux, mais sans la moindre remarque narratoriale. Et à l’opposé de The Last Chronicle of Barset, où le narrateur s’adressait directement à son auditoire pour un paragraphe d’adieux (« And now, if the reader will allow me to seize him affectionately by the arm... » (Last 890), les romans politiques sont dépourvus de toute formule conclusive : à l’opposé du Barset, Londres est un monde non-clos, capable de pratiquer l’inclusion des intrus. Dans ce contexte, c’est la non-ingérence du narrateur qui s’impose.

24Avec ses deux derniers Palliser Novels, Trollope laisse s’ouvrir toutes grandes les portes de son univers romanesque. Renonçant au schéma traditionnel d’exclusion des intrus comme aux formules conclusives trop contraignantes, il propose à son lecteur un parcours moins cadré, moins bardé de certitudes morales ou narratoriales. Alors qu’il s’était surtout illustré dans le three-decker, ses dernières années le verront recourir à des formes plus brèves. Quant à la thématique de l’exclusion, elle devait bientôt trouver sa forme la plus extrême dans The Fixed Period, texte qui inclut un nouveau genre dans le corpus trollopien : la science-fiction, très en vogue en cette fin du xixe siècle. Publié l’année même de la mort de Trollope, ce roman situé en 1978 évoque un pays imaginaire où l’euthanasie est rendue obligatoire à 67 ans et demi, ultime tentative d’originalité de la part d’un auteur qui se sentait peut-être lui-même consigné à ce qu’il avait appelé dans Barchester Towers « the rubbish cart ».

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Bibliographie

Knoepflmacher, U. C. Laughter and Despair : Readings in Ten Novels of the Victorian Era. Berkeley : University of California P, 1971.

Trollope, Anthony. An Autobiography. 1883. Ed. M. Sadleir, F. Page, P. D. Edwards. Oxford : OUP, 1980. [Auto]

Trollope, Anthony. Can You Forgive Her ? 1864-65. Ed. K. Flint et A. Swarbrick. Oxford : OUP, 1982.

Trollope, Anthony. The Duke’s Children. 1880. Ed. H. Lee. Oxford : OUP, 1983. [DC]

Trollope, Anthony. The Last Chronicle of Barset. 1867. Ed. S. Gill. Oxford : OUP, 1980. [Last]

Trollope, Anthony. The Prime Minister. 1876. Ed. W. J. McCormack et J. Uglow. Oxford : OUP, 1983. [PM]

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Bury, « Intrusion et exclusion dans les romans politiques de Trollope »Cahiers victoriens et édouardiens [En ligne], 67 Printemps | 2008, mis en ligne le 03 novembre 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cve/7883 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cve.7883

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Auteur

Laurent Bury

Université de Paris IV-Sorbonne

Laurent BURY est Maître de Conférences à l’Université de Paris IV. Sa thèse a été publiée chez Edwin Mellen sous le titre Seductive Strategies in the Fiction of Anthony Trollope (2004). Il est l’auteur d’une Histoire des arts en Grande-Bretagne (Ellipses, 2002) et d’un manuel de Civilisation Britannique au xixe siècle (Hachette, 2001).

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Droits d’auteur

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