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Comptes rendus

K. M. Newton. Modern Literature and the Tragic

Emmanuel Vernadakis
p. 519-525
Référence(s) :

K. M. Newton. Modern Literature and the Tragic. Édimbourg : Edinburgh University Press, 2008. 180 pages, ISBN 978-0-7486-3673-0.

Texte intégral

1Professeur de littérature à l’université de Dundee et directeur de la prestigieuse revue de critique littéraire English de 1995 à 2008, Ken M. Newton est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages (monographies, recueils et manuels) qui abordent la littérature moderne (surtout celle du xixe et xxe) par le biais du structuralisme et du post structuralisme. Sa dernière publication, Modern Literature and the Tragic, repose sur cette même approche textuelle pour analyser le rapport au tragique d’une vingtaine d’œuvres entre la deuxième moitié du xixe et la fin du xxe siècles et pour confronter entre eux les points de vue qui s’en dégagent. De par son organisation, l’étude illustre le même souci pédagogique que l’on retrouve dans les autres titres de Newton dont trois citent côte à côte les termes « theory » et « practice ». En effet, dans un premier temps, l’ouvrage s’attache à esquisser une tendance théorique du tragique moderne pour l’illustrer ensuite avec l’explication critique d’une oeuvre. Cet aspect « application de pratiques d’analyse » fait que l’ouvrage complète utilement le remarquable volume collectif édité par Rita Felski Rethinking Tragedy, (J.H.U. Press) en janvier de cette même année 2008, celui d’Olga Taxidou Tragedy, Modernity and Mourning (Edinburgh : Edinburgh University Press 2004) et l’ouvrage, intéressant mais un peu idiosyncrasique, Sweet Violence : The idea of Tragic de Terry Eagelton (Oxford : Blackwell, 2003).

2Le volume de K. M. Newton se compose d’une introduction et de huit chapitres organisés de manière mi-thématique mi-chronologique pour exposer six voies théoriques distinctes d’aborder le tragique moderne (on y reviendra), illustrées donc par des lectures critiques. Dans son introduction l’auteur délimite partiellement son approche du tragique et circonscrit la période « moderne » sus-mentionnée couverte par le corpus. Le corpus s’étend d’abord d’Ibsen à A. Miller, en passant par G.B. Shaw, B. Brecht et Robert Bolt, dans un deuxième temps on étudie A. Tchékhov avec quelques références à L. Tolstoï, dans un troisième temps T. Hardy, G. Eliot, de nouveau L. Tolstoï et Conrad. Dans un quatrième temps on revient à Ibsen, puis Strindberg et D.H. Lawrence. Beckett et Pinter sont étudiés ensuite et enfin, dans un dernier temps Anthony Trollope. À quelques exceptions près, les écrivains du corpus ont déjà fait l’objet d’une ou plusieurs études dans le contexte du tragique moderne, toutefois considérés dans une perspective plus restreinte qui définissait les critères du choix par rapport à une thématique nationale, idéologique etc. Pour les étudier ici, l’auteur convoque tout naturellement la philosophie de Schelling, Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, la théorie de l’évolution des espèces de Darwin, la théorie psychanalytique de Freud, les écrits théoriques de H. James, Th. Hardy et D. H. Lawrence, le célèbre livre de G. Steiner sur la tragédie puis Walter Kaufmann (Tragedy and Philosophy, 1969), Peter Szondi (An Essay on the Tragic, 2006), William Storm (After Dionysus : A Theory of the Tragic, 1998), et enfin les travaux de S. Fish et Richard Rorty sur le post-modernisme. Au risque de nous répéter, les textes théoriques sus-mentionnés sont engagés dans l’analyse des œuvres du corpus selon des principes du structuralisme et du post-structuralisme. Notons toutefois que Derrida, cité dans l’introduction n’est plus convoqué dans le texte. Comme pour le choix du corpus, celui de textes théoriques pourrait sembler un peu artificiel faute de principe de cohésion (autre que le tragique) manifeste. L’ouvrage n’est pas pourvu de conclusion ; il se termine avec un index nominorum de presque trois pages (135 entrées).

3Dans son introduction l’auteur rappelle l’écart entre la tragédie en tant que genre (ou forme) et le tragique en tant que notion, écart qui contraint la philosophie du tragique à évoluer autour d’un concept composite. Le trait caractéristique de cette évolution serait une dynamique dialectique qui aboutit à une issue statique. Héritage hégélien, celle-ci se manifeste en termes de conflit entre deux principes également justifiables qui creusent une fissure irréparable (cf. statique) au sein du sujet. La notion d’indécidabilité, introduite par Derrida, illustre cette même « dynamique du statique » sur le plan de la réception. L’auteur rappelle également que dans la littérature moderne le tragique ne se présente plus comme une essence mais comme un mode qui peut concerner d’autres genres littéraires, surtout la fiction narrative. En tant que tel, il soulève toujours des questions fondamentales, mais non sans poser quelques problèmes aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du fond. L’objectif de l’ouvrage, précise l’auteur, n’est pas de formuler une nouvelle théorie du tragique mais d’en repérer des manifestations représentatives en relevant les problèmes sus-mentionnés et les confronter les un(e)s aux autres. L’intérêt donc de l’ouvrage est clairement placé sur une pratique thématique de l’analyse littéraire plutôt que sur une reconsidération théorique du tragique moderne.

4Et cependant, dans les premiers chapitres de son ouvrage on dirait que Newton entend nuancer la thèse que Georges Steiner développe dans The Death of Tragedy : incompatible avec le tragique en tant que concept, l’œuvre d’Ibsen embrasse quelques aspects formels de la tragédie en tant que genre, dit Newton. Ghosts (1881) prend exemple sur Œdipe Roi de Sophocle, dont il adopte le concept des trois unités, l’utilisation du principe de l’ironie tragique et quelques procédés thématiques. Toutefois, là où Sophocle éprouve du respect à l’égard de forces que les hommes ne peuvent pas vaincre, Ibsen se montre critique et les dénonce. Néanmoins Newton entend insister sur l’intérêt implicite d’Ibsen pour la tragédie, intérêt dont Georges Steiner ne fait pas mention. Comme Newton et Steiner appartiennent à des écoles différentes le dialogue que le premier tente d'instaurer avec l’œuvre du second ressemble à un dialogue de sourds.

5Newton étudie ensuite la même perspective anti-tragique chez les « héritiers » d’Ibsen : G. B. Shaw, B. Brecht, Robert Bolt et Arthur Miller qui, à travers leurs écrits, semblent partager la conviction que les problèmes humains ne sont pas insolubles. Chez eux, comme chez Ibsen, la méfiance à l’égard du tragique ne va pas sans une réflexion alternative. Alors qu’il n’apprécie pas le conflit « statique », ni la notion de l’irréparable qui marquent la tragédie, Shaw n’exclut pas la philosophie du tragique de son œuvre. Si l’héroïne de Saint Joan (1923) n’est pas tragique, la pièce embrasse partialement le modèle tragique hégélien. Par ailleurs, l’analyse de The Devil’s Disciple (1897) fait de l’esthétisme une attitude alternative à l’esprit anti-tragique de la pièce : le personnage de Burgoyne trouve l’exécution de Dudgeon injuste mais la permet parce qu’elle fait partie de la réalité de la guerre. Toutefois il le fait avec beaucoup d’esprit de repartie et une telle classe que Burgoyne ne paraît jamais dépourvu d’humanité. Ainsi, « it is likely that Burgoyne represents Shaw’s response to the aesthetic movement and its leading figure, Oscar Wilde ». (33) Les analyses de Mutter Courage (1941) de Brecht et A Man of All Seasons (1960) de Robert Bolt reposent sur des comparaisons formelles avec des pièces de Sophocle (Antigone et Œdipe roi) pour montrer qu’elles adoptent, elles aussi, quelques aspects formels de la tragédie afin de mieux répudier le tragique dans la société. Death of a Salesman (1949) d’A. Miller répondrait à un renouveau de la tragédie aux US lancé par E. O’Neill. Sur ce point, il nous semble que Death of a Salesman est tout aussi redevable à The Glass Menagerie et à A Streetcar Named Desire dont l’affiliation à la tragédie est étudiée par John Orr (cf. la présence d’un narrateur et le traitement impressionniste des moments d’égarement de Blanche dans les pièces respectives de Williams et les moments d’introspection de Willy chez Miller). Newton entend montrer que si la barbarie et l’horreur font toujours partie du monde, pour les pièces étudiées dans ce chapitre la tragédie n’offrait pas une réponse artistique satisfaisante. En séparant la poétique de la tragédie de la philosophie du tragique, celles-ci adaptent l’une, l’autre ou les deux aux exigences de la société moderne. Le troisième chapitre, consacré à Tchékhov, rend encore plus claire l’incompatibilité entre la méthode formaliste de Newton et la pensée humaniste de Steiner.

6Le quatrième chapitre étudie le renouveau du tragique dans la fiction narrative de la deuxième moitié du xixe siècle qui repose sur le couplage de la philosophie de Schopenhauer et de la théorie de l’évolution de Darwin. Produit d’une sélection naturelle, l’être humain ne peut pas transcender son héritage animal. Animalité et civilisation se trouvent confrontées de manière systématique dans les romans de T. Hardy qui, néanmoins, à l’encontre de Schopenhauer, ne voit pas la vie comme futile : l’univers, malgré son indifférence aux problèmes humains, et l’humanité, avec tous ses désirs insatiables, méritent selon Hardy le respect. En substituant la cruauté des dieux à l’indifférence de l’univers, ce dernier développe une double perspective dans son œuvre qui peut contenir à la fois la critique sociale et le tragique. Conrad, quant à lui, mène ces mêmes idées vers un pessimisme extrême. Kurtz, dans Heart of Darkness (1902), est soumis d’une part au tourbillon de désirs difficiles à contrôler et qui s’enchaînent sans apporter de satisfaction ultime dont parle Schopenhauer, d’autre part à la lutte pour la survie dont parle Darwin. En dépit de l’irrésistible attraction, à la fois physique et psychologique, qu’exerce sur lui le monde sauvage, Kurtz finit par reconnaître le danger de cette attraction et choisit d’y résister au prix de sa vie. Ce déchirement illustre le conflit tragique entre l’ordre moral de la société et l’indifférence d’un univers amoral et culmine sur les derniers mots du héros : « The horror ! The horror ! » qui, selon K. M. Newton, illustrent ou bien le triomphe de la conscience morale du personnage sur l’univers sauvage — auquel cas l’expérience de Kurtz serait cathartique — ou bien l’expression d’un dégoût nihiliste — auquel cas la tragédie de Kurtz n’offrirait pas de consolation (p. 93). On doit noter sur ce point que l’alternative n’est pas nécessairement incompatible avec la catharsis : la pitié et la peur que le lecteur éprouve à l’égard d’un personnage, peuvent déclencher la catharsis même face au nihilisme ; et dans le cas de Heart of Darkness elles la déclenchent. Le lecteur ferme le livre avec le sentiment d’avoir appris quelque chose qui le concerne, qui le rend plus instruit, plus conscient, meilleur etc. Excepté ce point, les lectures critiques proposées dans ce chapitre sont particulièrement persuasives.

7Si le tragique chez Hardy et chez Conrad est généré par des désirs difficiles à contrôler, c’est le déni de ces mêmes désirs qui engendre des configurations tragiques chez Nietzsche (ch. 5). Au pessimisme des auteurs précédents, La Naissance de la tragédie (1872) oppose le concept du dionysiaque qui incite à un retour aux envies primitives refoulées. De Nietzsche, K. M. Newton engage aussi La Généalogie de la morale (1887) et le concept de « volonté de puissance » pour développer une analyse — très fine et particulièrement probante — de The Master Builder (1892), drame de la troisième période d’Ibsen. L’explication est fondée sur les effets de la « morale du ressentiment », sur la répression qu’exerce le faible sur le fort. The Father et Miss Julie de Strindberg, analysés sur la même base et en évoquant la tragédie shakespearienne, ramènent la réflexion sur le tragique de la condition féminine. The Rainbow (1915) et Women in Love (1920) de D. H. Lawrence (ch. 6) sont étudiés à partir du principe dionysiaque de Nietzsche que Newton confronte au « id » Freudien. Il s’avère que dans ses textes théoriques D. H. Lawrence ne cache pas son attraction pour l’aspect apocalyptique de la philosophie de Nietzsche, toutefois sa fiction entretient un rapport dialectique avec cette pensée, par le biais de forces opposées, impossibles à réconcilier parce qu’aucune d’entre elles ne veut dominer l’autre. Ces chapitres médians composent, selon nous, la partie la plus passionnante du livre.

8Comparé aux chapitres précédents celui consacré au théâtre de l’absurde (ch. 7) manque de souffle. Pour illustrer l’absurdité de l’existence Newton indique (de manière un peu expéditive) que Beckett revient à la philosophie de Schopenhauer avec laquelle il renoue des liens étroits alors que Pinter, ne serait-ce que par l’ambiguïté de ses dialogues, semble plus proche de Tchekhov. Le théâtre de l’absurde est traité comme un devoir pénible et le lecteur est assez content lorsqu’il en vient à bout.

9Le dernier chapitre est plus original : selon K. M. Newton et Patricia Waugh le post-modernisme précèderait le modernisme — au lieu de lui succéder. Ainsi, The Warden, de A. Trollope (ch. 8), est ici étudié en tant que roman représentatif du post-modernisme. Roman auto-réflexif, The Warden expose des instances d’effet du réel derrière lequel se dissimule l’allégorie : l’accumulation de détails réalistes dans la description de la salle à manger de Plumstead Episcopi au chapitre 8 s’avère illustrer, par le caractère incompatible des objets et des mets déployés, le conflit entre le monde spirituel et le monde matériel qui caractérise l’archidiacre. Ce conflit, qui chez Hardy constitue le fondement même du tragique, est ici traité de manière pragmatique. Ce qui importe pour l’archidiacre n’est pas le principe abstrait de l’église mais les conséquences probables d’une action donnée, son effet concret. C’est ainsi que Newton montre que la résistance des post-modernes au tragique n’est pas motivée par l’idéalisme de réformateurs sociaux tels que Shaw. Elle suggère plutôt que, pour être résolus, les conflits d’intérêts exigent des compromis.

10Même si l’auteur nous a prévenu que son objectif n’est pas de proposer une nouvelle théorie du tragique, mais de mettre en réseau les perspectives dégagées de l’analyse de son corpus, on est un peu frustré lorsqu’on arrive à la fin de ce dernier chapitre, en dépit de l’intérêt évident de l’ouvrage. Le dialogue qui se crée entre les différentes réactions des écrivains modernes au tragique ne parvient pas à assurer l’unité de l’ensemble. Quelques questions soulevées dès l’introduction, demeurent toujours sans réponse : quelles raisons motivent le choix du corpus ? Pourquoi préférer George Eliot, Shaw et Trollope à Singe, Yeats et Oscar Wilde par exemple ou à Faulkner, Chopin, et Williams (six noms pris au hasard) ? Pourquoi Trollope illustrerait, mieux qu’un autre, le rapport du post-modernisme au tragique ? Ces questions sont doublées de quelques remarques concernant la méthode. Autant l’auteur est scrupuleux avec les références et la terminologie relatives à la littérature moderne, autant celles qui concernent la littérature de l’antiquité sont abordées de façon sommaire. La façon dont il est question des trois unités « aristotéliciennes » (p. 13) néglige le fait que ce concept se développe surtout durant l’époque médiévale à partir de commentaires latins (surtout de Cicéron) et n’est qu’indirectement issu d’Aristote. Cela n’est pas bien grave mais, tout comme le fait que la Poétique d’Aristote n’est jamais citée directement mais à travers la lecture d’autres œuvres, cela indique l’intérêt relatif de Newton pour la littérature ancienne qui est, malgré tout, à l’origine du concept qu’il étudie dans son livre. Il en résulte une compréhension partielle (ou partiale) de la substance du tragique. La peur et la pitié, par exemple, sont présentées en tant que finalités de la catharsis (p. 72) sans mentionner la controverse (qui l’emporte) selon laquelle elles sont les moyens par lesquels celle-ci (la catharsis) s’opère. Enfin, la notion d’inaltérabilité et le résultat statique de la tragédie sur lesquels l’auteur insiste mériteraient une mise en rapport avec la notion de fatalité. Ce concept, qui est sans aucun doute, essentiel dans le contexte du tragique, n’apparaît que trois fois dans l’étude de K. M. Newton aux pages 64, 66 et 70, la première et la troisième dans des citations. Il s’agit sans doute d’un choix délibéré de l’auteur, mais l’absence de synthèse ne nous éclaire guère sur sa motivation. En conclusion, le formalisme par lequel Newton approche le tragique aurait tout à gagner si l’auteur était aussi passionné de la littérature ancienne qu’il l’est de la littérature moderne. Tel qu’il est, l’ouvrage présente néanmoins un intérêt évident en tant que recueil de lectures critiques d’œuvres modernes rattachées au tragique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuel Vernadakis, « K. M. Newton. Modern Literature and the Tragic »Cahiers victoriens et édouardiens, 71 Printemps | 2010, 519-525.

Référence électronique

Emmanuel Vernadakis, « K. M. Newton. Modern Literature and the Tragic »Cahiers victoriens et édouardiens [En ligne], 71 Printemps | 2010, mis en ligne le 07 octobre 2016, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cve/3109 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/cve.3109

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Auteur

Emmanuel Vernadakis

CRILA, Université d’Angers

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