Bernadette Bertrandias, Jane Eyre. Charlotte Brontë. La parole orpheline
Bernadette Bertrandias, Jane Eyre. Charlotte Brontë. La parole orpheline. Paris : Ellipses, 2004 ISBN 2-7298-1931-2
Texte intégral
1Cette monographie appartient à une collection visant à présenter les classiques de la littérature anglaise à un public principalement estudiantin, ici Jane Eyre (1847). La bibliographie est judicieuse même si l’on peut regretter que les textes théoriques se soient pas intégrés dans le corps de l’étude, ce qui peut fournir aux étudiants, toujours friands en la matière et à juste titre, des exemples de rencontre fructueuse entre texte littéraire et théorie.
2Cet ouvrage est une étude très précieuse car très rigoureuse de Jane Eyre. « Charlotte Brontë. La parole orpheline ou la division du sujet brillamment démontrée », avons-nous envie d’écrire. Hiatus, non-coïncidence, rupture : tels sont les axes de la poétique brontéenne du sujet divisé qu’explore l’auteur.
3B. Bertrandias part en effet d’une tension dans l’existence de C. Brontë « aussi permanente qu’irréductible et chargée d’ambivalence entre claustration et liberté » (4), thèse suffisament séduisante pour avoir été élevée au rang de vérité personnelle, mais ici nulle analyse psychobiographique n’est proposée : cette belle étude est tout entière consacrée au texte brontéen.
4L’ouvrage est divisé en 5 chapitres. Le premier est une analyse narratologique très précise de ce qui se présente, on l’oublie trop souvent, comme l’ « Autobiography » de la dénommée Jane Eyre, signée Currer Bell. B. Bertrandias met en évidence l’hiatus entre le projet explicite de la narratrice et le récit. La voix narrative se dédouble contrapuntiquement entre le témoin de l’histoire et sa récitante, l’enfant qui vit et la femme qui raconte, pour élaborer un « chant d’expérience et d’innocence » (28), qui inscrit l’autobiographie sous le signe de l’hétérogénéité et met l’ « instance énonciative en état permanent d’instabilité » (73).
5Le second, (« Le monde selon l’orpheline »), s’intéresse au rapport au monde de Jane et met en évidence la construction du sujet chez et par C. Brontë. L’auteur part de la constitution du monde par l’enfant à partir de la négativation d’un Réel foncièrement mauvais, à travers un rapport médiat, organisé par l’imagination qui fait tampon entre le Réel et le moi. C’est à partir de cette position que s’exprime une Jane dont B. Bertrandias remarque la très grande stabilité structurelle subjective. Jane reste très exactement ce qu’elle s’est constituée. Sa « vision du monde apparentée à l’enfance » (48) ne peut manquer d’évoquer le célèbre « Child is the Father of Man » de Wordsworth qui inscrit la persistance ontologique du sujet et qui ouvre dans la pensée anglo-saxonne, l’ère où le sujet est pensé dans son développement certes, mais avant tout dans une unité qui est celle d’un rapport au monde, au langage, à soi et à autrui, référé à un invariant qui peut être, sinon énoncé, du moins, approché.
6Les micro-lectures des grands réseaux d’images (feu/eau, animation/immobilité, verticalité/horizontalité) à la lumière implicite des thèses de G. Durand montrent que chez C. Brontë, le « rapport au monde demeure (...) pris dans les rêts d’un dynamisme contraire » qui interdit en fait l’adéquation du sujet au monde. L’absence de cette adéquation, qui est une constante du récit, a des conséquences esthétiques en ce qu’elle écarte toute possibilité de roman « réaliste » et infléchit le récit vers une subjectivité énigmatique.
7Ce texte où Jane part de l’impression, de la sensation, pour arriver à l’intellection, s’appuie certes sur une solide tradition empiriste qu’il déplace néanmoins en posant l’existence d’un lieu qui échappe à toute intellection ou sensation. La phrénologie n’est qu’un discours explicite dans le texte, et B. Bertrandias montre très justement que la construction subjective obéit à ce qui va constituer une autre tradition. Refusant l’adéquation du monde et du mot, C. Brontë s’inscrit dans ce que nous appellerons une « épistémè freudienne », au sens où elle commence avec le Romantisme pour trouver son achèvement avec les concepts freudiens de refoulement et d’inconscient ou de sujet divisé chez J. Lacan. Héritière du Romantisme anglais, C. Brontë appartient de plein droit à l’opération de constitution de la subjectivité moderne.
8Le troisième chapitre (« L’organisation du devenir ») part du statut d’orpheline de Jane pour examiner le but de son parcours. B. Bertrandias rappelle que l’orphelin est la figure de ce qui n’a pas d’identité prédéfinie (la figure idéale du sujet de l’inconscient dirions-nous) et qui pousse le sujet ainsi défini à une « quête identitaire, dans ses dimensions sociale, morale, affective et spirituelle » (49).
9Le parcours de Jane s’organise sous le sceau d’une double interrogation (celle du rapport à dieu, ou comment être une Chrétienne ? et celle du désir du sujet ou comment être Jane Eyre) qui renvoie respectivement à une quête d’ordre religieux dont le paradigme est le Pilgrim’s Progress de Bunyan, et à une quête d’ordre personnel, issue du Romantisme, et visant à affirmer la primauté du moi vis-à-vis de la société.
10Sur le versant religieux, B. Bertrandias oppose l’appel à rejoindre la communauté des élus de dieu de St John à l’appel télépathique de Rochester à exister comme sujet barré auquel répondra Jane. In fine le progrès spirituel est nul, tout comme toute référence à la grâce ou à la Providence. Le texte se clôt sur l’hiatus final entre un St John Rivers déjà identifié à son Créateur, et une Jane « jusqu’au bout orpheline de Dieu dont elle a, à maintes reprises, invoqué la Providence » (61). Jane Eyre inscrit discrètement un monde où la figure divine toute-puissante tend à s’effacer. Dans cette optique, St John apparaît comme la figure, idéale à plus d’un titre, d’une possibilité humaine de rapport à l’Autre qui se voit finalement désavouée et littéralement expatriée, en prélude à une mort certaine. La disparition d’un dieu tout-puissant se vérifie à travers l’hypotexte biblique, auquel S. Gilbert et S. Gubar conféraient une dimension ironique, et qui est inscrit ici sous les aspects du dialogisme entre Texte et texte. Dans Jane Eyre, le « discours autobiographique s’approprie le texte sacré pour établir la dimension religieuse d’une expérience purement subjective » (68).
11Sur le versant de la quête personnelle, la célébration de soi contre une société répressive ou normative s’inscrit dans la filiation des textes de Godwin, Disraeli et Byron, comme le rappelle B. Bertrandias avec justesse. La quête de l’ipséité de Jane s’accomplit à travers une angoisse également dédoublée entre un versant intérieur (angoisse métaphorisée par Bertha Mason) et un versant extérieur représenté entre autres par St John, figure élue d’une société répressive parce que fondée sur l’anéantissement du moi devant un Autre tout-puissant. Jane sera sauvée par le cri onirique auquel elle succombe et qui lui confère, via ses retrouvailles avec Rochester, la possession d’elle-même. La voix intérieure, fût-elle perçue comme télépathie, devient alors le seul guide, la réalité psychique étant élevée au rang de vérité subjective, autre basculement précurseur des thèses de Freud.
12Ce chapitre est à notre sens très riche car l’auteur montre la consommation du divorce entre réalisation subjective et inscription dans la communauté chrétienne à la manière du Pilgrim’s Progress, quête destinée à placer le sujet sous la garde d’un Autre non-trompeur. Or, Jane subvertit cette quête pour se situer finalement dans un monde où si transcendance il y a, elle ne touche pas le sujet. B. Bertrandias n’a peut-être pas osé aller jusqu’à cette affirmation qui en fera peut-être hurler certains : Jane Eyre est un roman a-thée, au sens où l’héroïne se détourne d’un monde organisé par un Autre non-trompeur pour élire un monde dont le seul critère est le désir subjectif. Nous sommes dans la dimension de ce qu’il nous faut bien appeler le roman de dé-conversion, ce qui ne pourra pas manquer d’intéresser les victorianistes spécialistes de l’histoire des idées.
13Le quatrième chapitre est consacré aux rapports du texte à la « tradition » gothique. Cette tradition prend en charge le refoulé de la raison et l’on pourrait dire que l’irrationnel, réel ou fictif, qui le sous-tend, n’est que le symptôme de la division subjective mise en place avec la philosophie cartésienne. B. Bertrandias montre que C. Brontë s’en sert d’une façon originale car il lui permet de rénover la confrontation à l’irrationnel qui est également l’un des enjeux de l’autobiographie fictive. Les effets gothiques sont la littéralisation du processus de spatialisation et d’objectivation du second chapitre. B. Bertrandias analyse très brillamment la terreur suscitée par la Chambre rouge où le pouvoir paternel a été confisqué par une figure maternelle toute-puissante, ainsi que Thornfield, véritable château de Barbe-Bleue, et elle démontre que le gothique apparaît au cœur de l’autobiographie spirituelle comme un « véritable discours de la stase, voire du risque permanent de régression » (95).
14Le cinquième chapitre (« Savoir-faire avec l’indicible », ou comment faire avec son symptôme, dirons-nous) est une analyse du rapport à l’objet de Jane, rapport qui l’inscrit dans le registre de la phobie. Certes, cette phobie est en contradiction avec le rapport au monde esquissé au second chapitre et tout le texte peut se lire comme une tentative plus ou moins réussie de la juguler. L’écriture apparaît comme une « entreprise de savoir-faire avec la phobie » (107), un « discours de la maîtrise » qui donne son unité à un texte génériquement très hétérogène.
15L’analyse s’appuie sur l’ouvrage de J. Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, d’inspiration freudienne orthodoxe. On peut regretter l’absence de référence au texte freudien lui-même ou au séminaire lacanien consacré à la relation d’objet (Séminaire IV) qui traite de la phobie à partir du cas du petit Hans, même s’il est vrai qu’il ne s’agit pas là d’un ouvrage psychanalytique.
16Dans un univers où le père est absent, Jane apparaît dominée par une peur qui contamine la progression du récit, et que B. Bertrandias relie à la figure d’un Autre maternel qui tient le sujet captif et le menace. Le trajet « thérapeutique » de Jane s’opère sous les aspects d’une double quête, contrariée par une force de résistance rapportée à une figure maternelle enkystée et toute-puissante. C’est lors de sa rencontre avec Rochester qu’elle commencera à déjouer sa peur, pendant que la folle du grenier en vient à constituer l’objet phobique avec lequel Jane doit négocier la sortie de sa position phobique. Celle-ci s’opèrera par l’intermédiaire de la confrontation de l’héroïne à deux figures de l’Autre : St John (du côté d’un savoir tout-puissant) et Rochester, qui, parce qu’il est fait Autre barré, permet la restauration de l’ordre symbolique où Jane pourra s’inscrire. Le texte brontéen montre ainsi le savoir-faire d’un sujet qui n’aurait pas connu les effets pacifiants de la triangulation œdipienne et qui serait aliéné à la figure maternelle toute-puissante, laquelle apparaît in fine à Ferndean, « dernier avatar d’un espace maternel pourrissant, la dernière image gothique... » (111).
17L’on peut également voir dans la situation de Jane aux prises avec l’absence de la figure paternelle, l’effacement déjà dénoncé par Lacan en 1936 de la fonction paternelle qui laisse alors le sujet aux prises avec un Autre tout-puissant. Jane montre comment réussir à intégrer l’ordre symbolique par des stratégies et un savoir-faire avec la peur, une peur qu’il nous semble utile de relier avec le concept freudien d’Hilflosigkeit, qui désigne la détresse qui n’est autre que la condition originaire du sujet. Plus qu’une phobique, Jane est la figure idéale du sujet de l’Hilflosigkeit, la matrice du sujet de l’inconscient qui se construit, entre autres, sur le passage d’un père absent à un père mort. C’est entre ces deux versions du père que navigue Jane et l’on sait laquelle elle élit, pour être, comme le repère finement B. Bertrandias, une éternelle exclue.
18La conclusion de cette étude très bien écrite, complexe, et pourtant d’une lecture aisée s’intéresse à la diffusion culturelle de Jane Eyre. B. Bertrandias interprète le Wide Sargasso Sea de J. Rhys comme un décodage-réencodage de ce qui hante le texte brontéen, une mise à jour du refoulé de Jane Eyre. Certes, le texte de Rhys a donné lieu à une pléthore d’articles aux thèses similaires (prouvant après Freud que le refoulement et le retour du refoulé sont une et même chose), et l’on pourra regretter que l’étude de la diffusion culturelle de Jane Eyre ne soit plus complète, car il s’agit là d’un aspect important des textes. La diffusion culturelle est la condition des études critiques, et à ce titre, elle doit être interrogée, car c’est notre place qui est mise en jeu. Dans cet ouvrage, les étudiants trouveront une excellente monographie, les chercheurs une approche enrichissante de la question du sujet mid-victorian, soit une interrogation philosophique, culturelle, littéraire, de première importance.
Pour citer cet article
Référence électronique
Bénédicte Coste, « Bernadette Bertrandias, Jane Eyre. Charlotte Brontë. La parole orpheline », Cahiers victoriens et édouardiens [En ligne], 61 Printemps | 2005, mis en ligne le 07 mai 2024, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cve/15070 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s9o
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