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Les classes dangereuses

Représenter le crime : permanences et inflexions (France, xixe siècle)

Crime and Criminal Inquiries in France at the End of the Nineteenth-Century
Dominique Kalifa

Résumé

Crime and delinquency have always been one of the major themes of popular culture and representations which fashion social imagination. In France, the July Monarchy (1830-1848) was a crucial moment in which representations, figures and renewed interpretations of this phenomenon converged. This trend has been very clearly described by Louis Chevalier in his book about working classes and dangerous classes (Classes laborieuses, et classes dangeureuses à Paris...). However, the last third of the nineteenth century was a new turning point : indeed following the rapid growth of cultural industries and the development of a parliamentary democracy, modes of representation began to change. The passion for inquiries which was then at its height, influenced the staging, the figures and the political assessment of criminal and delinquency cases, which are the origin of modern conceptions of insecurity.

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Texte intégral

1Transgression suprême, le crime suscite sur ses marges une multitude de déviances secondes ou périphériques — violence, vol, débauche, prostitution, folie, alcoolisme, etc. —, à moins que ce ne soient ces déviances qui mènent à lui et le constituent comme tel. En tout état de cause, il est généralement perçu comme une très active matrice de déviances. Déviances sociales bien sûr, inscrites dans l’ordre des pratiques et des comportements, mais aussi déviances culturelles ou symboliques, la représentation du crime voyant rejaillir sur elle une partie de l’infamie attachée à son objet. Ce phénomène, bien sûr, n’est pas neuf au xixe siècle. En France comme en Grande-Bretagne, criminalité et délinquance constituent de longue date l’un des motifs majeurs de la culture du grand nombre et des représentations qui modèlent l’imaginaire social. À cette tradition, le xixe siècle confère cependant une ampleur, une signification et des effets largement inédits, aux sources de nos conceptions contemporaines de la déviance sociale et de l’insécurité. Je m’en tiendrai ici à une approche d’ensemble, de type panoramique, en signalant d’abord brièvement la force des permanences avant de présenter les profondes inflexions qui, en deux temps, affectent les représentations de la criminalité dans le long xixe siècle.

  • 1 Maurice Crubellier, Histoire culturelle de la France (xixe et xxe siècles) (Paris : A. Colin, 1974) (...)
  • 2 Thomas Cragin, Cultural Continuity in Modern France. The Representation of Crime in the Popular Pre (...)
  • 3 L’affaire Pranzini en 1885 ou l’affaire Vacher en 1895 furent ainsi de grosses productrices de cana (...)
  • 4 Je renvoie sur ce point à mon étude, « Illégalisme et littérature, le cas Arsène Lupin », Cahiers p (...)

2La force des innovations ne doit cependant pas faire oublier que les histoires de crime s’adossent durant le siècle à un vaste dispositif de représentations hérité de l’Ancien Régime. Canards criminels et feuilles volantes, complaintes et causes célèbres, confessions de bandits célèbres (Cartouche, Mandrin, compère Guilleri, dame Lescombat) et récits de la gueuserie, relayé par l’actif réseau des « livres bleus », demeurent très vivaces dans la France du xixe siècle. On peut même affirmer qu’ils connaissent là leur apogée. Les raisons en sont d’abord d’ordre quantitatif : l’essor de l’alphabétisation, les progrès des réseaux de colportage ou ceux d’une librairie en cours d’industrialisation donnent à ces productions une ampleur inédite. On évalue en effet à 9 millions le nombre d’imprimés diffusés chaque année par voie de colportage à la fin de la Monarchie de Juillet1. Mais la continuité est aussi celle des représentations. Thomas Cragin a récemment insisté sur la permanence des logiques canardières et la forte continuité culturelle de certains récits traditionnels2. On sait en effet que les canards criminels, les placards, les complaintes, les gravures prolifèrent encore dans les années 1880-19003, voire jusque dans l’entre-deux-guerres, comme en témoigne l’affaire Violette Nozières en 1933. Au-delà, l’esthétique et l’esprit des représentations traditionnelles percent souvent sous des formes plus neuves. On perçoit par exemple tout ce que l’imagerie de la presse à bon marché (les suppléments illustrés, les magazines de police) doit à celle des canards ou des gravures d’Épinal, ou encore la prégnance de l’imaginaire et des structures des récits de bandits au grand cœur dans les romans criminels du début du xxe siècle4. Filiations, chevauchements et réadaptations interdisent ici toute périodisation trop tranchée.

  • 5 Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du x (...)

3Les innovations du xixe siècle sont pourtant essentielles à signaler. Deux temps s’individualisent nettement. Le premier est celui des monarchies censitaires, surtout perceptible dans la séquence 1825-1845 qui enregistre les mutations les plus manifestes, mises en lumière par l’ouvrage fondateur de Louis Chevalier5. On peut, pour aller vite, résumer les inflexions majeures que connaît la période autour de quatre points principaux.

  • 6 Michelle Perrot, « La fin des vagabonds », dans Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au xix(...)

41. L’achèvement du processus de transfert de la délinquance et surtout de la dangerosité des zones rurales et des « grands chemins » vers les villes et leurs faubourgs, qui cristallisent désormais les frayeurs. À l’exception du vagabondage, dont la crainte persiste jusque vers la fin du siècle6, du nomadisme ou de quelques activités délinquantes résiduelles, la menace est maintenant clairement urbaine, et s’incarne dans les diverses figures du rôdeur, jeune délinquant issu des marges déclassées du monde ouvrier, escarpe, gouapeur ou apache, pour reprendre quelques-uns des termes forgés pour les désigner par le xixe siècle. Ce basculement précipite donc l’identification de la menace criminelle sous les traits des nouvelles couches de migrants prolétarisés et entassés dans les faubourgs ou les quartiers paupérisés des grandes villes.

52. En parallèle se réordonnent les conceptions et représentations de la délinquance urbaine. D’un monde clos, pittoresque, pensé en terme de destin singulier ou de morale individuelle, et donc fondé largement sur le principe d’une criminalité d’exception qu’il suffisait d’infiltrer ou de circonscrire pour la neutraliser, on passe à la perception d’un danger diffus, lancinant, insaisissable, d’une « plaie sociale », en étroite relation avec les profondes transformations matérielles que connaît alors la société. Statisticiens, enquêteurs sociaux et romanciers imposent un nouveau paradigme de description, en prise sur l’imaginaire romantique, et qui, adossé au postulat de l’association de la misère et du crime, propose une acception désormais sociale de la criminalité. Quittant le registre du singulier, de l’exotique ou du contre-nature, le crime devient le résultat du processus social de la déchéance, et l’univers à la fois sordide et pathétique des « misérables ».

  • 7 Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836. L’An I de l’ère médiatique. Analyse littéraire et histo (...)
  • 8 Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire ( (...)

63. La portée de ces transformations est d’autant plus grande qu’elles sont prises en charge par des vecteurs de diffusion nouveaux et performants. La période correspond en effet à la grande mutation du roman qui, devenu réaliste, donc social, et en passe de devenir la forme privilégiée de l’expression littéraire, fait de la transgression criminelle l’une de ses principales dynamiques narratives. Cette expansion romanesque est fortement accentuée par l’invention synchrone de la librairie industrielle, l’amélioration des structures de diffusion, et bien sûr la révolution du roman-feuilleton dans les mêmes années 1830. Le rôle de la presse est ici déterminant. En marche dès ces mêmes années vers l’horizon d’une culture médiatique7, elle travaille à élargir progressivement l’audience de la sphère publique, notamment au travers d’un thème criminel qui contribuait déjà depuis la fin du xviiie siècle à construire le débat public8.

  • 9 Voir sur ce point la belle démonstration de Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Par (...)
  • 10 Anne-Emmanuelle Demartini, L’Affaire Lacenaire (Paris : Aubier, 2001).

74. Ces années sont également déterminantes à cet égard, puisque sont alors échafaudés les premiers grands débats publics sur le thème criminel, qui mêlent statistique des agressions ou des homicides, ressassement d’un discours alarmiste et tentative d’exploitation médiatico-politique du phénomène9. Fondée, dans un climat de suspicion généralisée, sur la prolifération de récits d’« attaques nocturnes », la crise de l’automne 1826 dessine les contours des problématiques modernes de l’insécurité. Après une décennie d’accalmie, la question resurgit sous la Monarchie de Juillet, notamment durant les années 1836-1848 qui constituent à cet égard une période d’émotions continues. Dès 1836, l’affaire Lacenaire est l’objet d’un intense investissement médiatique, qui place en pleine lumière la figure du « voleur assassin10 ». La menace d’une ville offerte la nuit à une criminalité sauvage et prédatrice, œuvre d’une nation souterraine de rôdeurs issus des marges déclassées du monde ouvrier, semble alors devenir la figure majeure de l’insécurité. La publication des Mystères de Paris d’Eugène Sue (1842-1843) et le procès de la bande dite des Escarpes en 1844, coupable d’un grand nombre d’agressions et d’attaques nocturnes sur les bords du canal Saint-Martin, fixent assez durablement ces inquiétudes. Durant ces années s’esquissent donc les problématiques modernes de l’insécurité.

  • 11 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, t. 1 : 1860-1930 (Paris : La Découverte, 2001) ; J (...)
  • 12 Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque (Paris : Fayard (...)

8Une seconde série de mutations, peut-être plus importantes encore et sur lesquelles je voudrais surtout insister aujourd’hui, affectent le dernier tiers du xixe siècle, et notamment les années 1880-1914. Si bien des traits des périodes précédemment évoquées demeurent effectifs, une inflexion centrale est perceptible, liée à l’essor de la figure de « l’enquête », dont les effets sont décisifs dans l’ordre social et politique. Deux transformations contextuelles sont d’abord à prendre en compte : le développement des industries culturelles d’abord, presse et édition en tête, qui entrent résolument en régime « médiatique » et consolident leurs positions sur une « culture de masse » dont les contours s’esquissent dès les années 1860 et apparaît solidement implantée à la Belle Époque11; l’établissement d’une démocratie parlementaire ensuite, dont le fonctionnement apparaît vite indissociable d’une « opinion publique » aux contours évidemment instables et volatiles, mais que les organes de la presse à grand tirage, soucieux de jouer un rôle dans la Cité, entendent bien incarner. Criminalité et délinquance prospèrent très largement dans cet environnement nouveau : faits divers, romans judiciaires et policiers, chansons de pègre ou d’apache, imagerie et cinématographie connaissent alors une incontestable explosion quantitative, qui font des années 1900 une sorte d’âge d’or de la « fabrique du crime12 ». Pourtant, plus que cette exceptionnelle croissance quantitative, ce sont les mutations qualitatives à l’œuvre dans la figuration du crime qui sont sans doute les plus porteuses de sens. On peut les ramasser autour de l’idée suivante : alors que l’attention se polarisait jusque là sur l’horreur du fait criminel, analysable au travers de trois séquences clé (le crime, le procès, l’exécution), c’est désormais autour du principe de l’enquête que se réordonne tout le procès de représentation. Bénéficiant d’un véritable engouement public, « l’enquête » affecte alors la mise en scène, les figures ainsi que l’appréciation publique, et donc politique, des affaires de crime et de délinquance, aux sources des conceptions contemporaines de l’insécurité.

  • 13 À l’arrière plan se tient toutefois la figure d’Œdipe, qui esquisse le principe de reconstruction d (...)

9Qu’entendre cependant par ce terme vague et polysémique d’enquête, employé depuis la fin du xviiie siècle dans des acceptions de plus en plus diverses? En un sens, le xixe siècle est tout entier le siècle de l’enquête : multiplication des enquêtes publiques et administratives, essor continu des observations et des enquêtes sociales, ère du reportage et des enquêtes de presse, sans évoquer même le registre scientifique où le paradigme naturaliste (observation, taxinomie, induction) impose son horizon méthodologique. Bien que témoignant d’intentions et d’enjeux spécifiques, et parfois même contradictoires, ces diverses procédures s’adossent cependant à une source commune, celle de l’inquisitio médiévale et des formes rénovées de l’enquête judiciaire, source et matrice de toute enquête13. Elles se rejoignent également à deux égards. Quels que soient leurs objets ou leurs visées ultimes, ces diverses formes d’enquête se présentent toutes comme les modes privilégiés de production et de diffusion du « vrai » dans la société nouvelle, individuelle, industrielle, urbaine, qui se précise alors; toutes se donnent comme la catégorie majeure d’approche, de questionnement et d’interprétation du social. Toutes s’adossent surtout à une procédure analogue, qui associe idéalement trois moments essentiels : une opération exploratoire d’abord, sorte de pratique et d’expérience de terrain fondée sur l’observation directe et la collecte des indices, une opération intellectuelle ensuite, pour partie fondée sur l’interprétation rationnelle et inductive des traces relevées, une opération narrative enfin qui, rompant avec les logiques du dévoilement ou de la révélation, offre un récit rétrospectif dont les enchaînements construisent la vérité pour la donner à lire. En dépit de nuances, et souvent de ratés, c’est bien autour de ce régime idéal que se retrouvent les meilleurs des enquêteurs, qu’ils soient observateurs sociaux, journalistes ou policiers.

  • 14 Tzvetan Todorov, « Typologie du roman policier » (1966), dans Poétique de la prose, (Paris : Seuil, (...)
  • 15 Uri Eisenzweig, Le Récit impossible. Sens et forme du roman policier (Paris : C. Bourgois, 1986).

10Or c’est bien autour de cette figure de l’enquête et de l’étonnante ferveur publique qu’elle engendre (l’heure est au « sherlockholmisme » et au « détectivisme ») que se recomposent dans le dernier tiers du xixe siècle toutes les représentations du crime. On pourrait multiplier les exemples, j’en évoquerai brièvement trois. Tôt mis en évidence par les théoriciens du texte14, ce processus de renversement du récit est bien connu en matière littéraire, où il est aux sources du roman policier. On passe ainsi d’un texte criminel, qui saturait jusque là l’espace narratif, à un texte d’investigation dont la fonction est précisément de reconstituer, par fragment, le récit de crime initial. Crime et criminels ont disparu au profit de l’enquêteur — policier, détective ou reporter —, maître d’un récit rétrospectif qui reconstitue in fine la trame des événements. Même s’il ne fut jamais absolu15 et suscita, surtout en France, des résistances ou des adaptations (prégnance du héros criminel, du registre événementiel, de la trame feuilletonesque), ce schéma fut progressivement mis en œuvre par les romanciers. Il s’esquisse dans les grands cycles criminels de la Monarchie de Juillet et du milieu du siècle (Balzac, Sue, Dumas, Féval, Barbara, Ponson du Terrail), se précise à la fin du Second Empire avec le roman judiciaire (Gaboriau et ses suiveurs), se généralise à compter des années 1890 qui voit émerger massivement un roman policier à la française.

  • 16 François Naud, Des envoyés spéciaux aux grands reporters (1920-1930). La reconnaissance d’une profe (...)

11Une évolution analogue est au même moment repérable dans l’écriture de presse, principalement celle du fait divers. On assiste en effet au basculement progressif d’une forme de narration classique, interne, monologique et centrée sur la relation factuelle de l’événement criminel (son horreur, sa sauvagerie, ses « détails circonstanciés »), vers un autre type de récit, aux modes d’énonciation et de focalisation plus complexes, désormais centré sur la traque et la production de la vérité par le journaliste. Un récit rétrospectif donc, dont l’objet (reconstituer un événement initial resté inintelligible), la méthode (inférer les causes à partir des effets par induction et principe indiciel) et la mise en texte l’apparentent clairement au régime de l’enquête. Même si elles s’adossent à un imaginaire ancestral (l’univers de la chasse) et ne congédient pas sine die les motifs plus traditionnels, comme les « détails atroces » qui savent trouver leur place dans le nouveau dispositif, ces formes renouvelées de récit tendent à bouleverser l’approche et la compréhension du phénomène criminel. Elles connaissent surtout une fortune croissante. Esquissée dans les années 1860, l’enquête journalistique (et avec elle la promotion de la figure du reporter) s’impose peu à peu comme le mode le plus moderne et le plus productif d’écriture de presse, et finit par gagner sa bataille professionnelle au tournant du siècle. Parti du crime et du fait divers, le phénomène affecte peu à peu toutes les représentations de la déviance (prostitution, pauvreté, lieux de l’exotisme social comme le bagne, les prisons, les asiles, les Bat d’Af’), voire du social, et triomphe au lendemain de la Première Guerre mondiale. Écriture de l’investigation, le grand reportage est alors devenu la catégorie reine de l’écriture de presse16.

  • 17 Dominique Kalifa, « Les Mémoires de policiers au xixe siècle : l’émergence d’un genre ? », dans Cri (...)

12Les Mémoires de policiers fournissent une autre illustration de ce phénomène composite. La publication des Mémoires Vidocq inaugure en effet en 1828 un train continu et important d’ouvrages similaires. Une centaine de Mémoires, Souvenirs, Confidences ou autobiographies diverses (et parfois imaginaires) paraissent ainsi jusqu’en 1914, constituant un véritable sous-genre aux motivations complexes et contradictoires, mais qui convergent tous dans la primauté accordée aux figures de l’enquête17. De Vidocq à Goron, de Canler à Macé, Claude ou Belin, en passant par la multitude de commissaires obscurs ou de fonctionnaires anonymes qui décidèrent un jour de rendre compte de leur activité, tous attribuent à la mise en scène de l’investigation judiciaire une place et un rôle décisifs. Le récit de l’enquête y apparaît en fait comme le principal instrument de légitimation et de requalification symbolique d’une profession méprisée, assimilée au mouchard, à l’espion et aux infamies de la « basse politique ». L’enquête trouve ici une nouvelle fonction : non pas seulement produire du « vrai » ou donner sens à des réalités jusque là inintelligibles, mais conférer aussi à ceux qui la pratiquent une part de l’autorité dont elle est investie, et contribuer ainsi à réorganiser le social.

13Cette promotion tous azimuts de l’enquête dans le dernier tiers du siècle a de très nombreuses conséquences sur lesquelles je voudrais terminer. Elle est d’abord très largement responsable de l’expansion quantitative du récit de crime : inscrire un événement dans la chaîne « médiatique » d’une enquête de presse suscite en effet des descriptions exponentielles et sans cesse réactivées d’un même fait, fut-il minime (récit récapitulatif, interview d’un nouvel acteur, résumé à l’occasion d’un « rebondissement », nouvelle hypothèse, impressions, commentaire, etc.). À l’inverse du processus de dilution sociale du crime repéré dans les années 1825-1845, les représentations dominantes de la fin du siècle tendent également à réinscrire la société délinquante dans un cadre plus circonscrit et professionnalisé (« l’armée du crime »), passible d’une exploration méthodique et réitérée. Phénomène d’autant plus net qu’il coïncide avec les problématiques mises au jour par la « science criminelle » (notamment l’invention du récidivisme, que précipitent les usages statistiques et les perfectionnements de l’appareil répressif) et qu’il recoupe le souci républicain d’intégration, et donc de décriminalisation, du monde ouvrier. De nouvelles figures de la menace se profilent, qui renouent avec le monde clos des « malfaiteurs de profession » et ou des individus « vicieux ». L’Apache, qui surgit vers 1900, synthétise ces appréhensions. Membre d’une tribu que l’on sait rebelle, sauvage et inassimilable, il justifie les stratégies d’élimination mises en œuvre (relégation, bagne, échafaud), au moment où les autres peuplades sauvages, entendons les « bons ouvriers », sont en voie d’intégration.

14Enfin, ce mode renouvelé de représentation, notamment journalistique, accentue la constitution d’une conscience sécuritaire, et son appropriation par tout le corps social. À l’inverse du fait divers isolé, expression d’un évènement toujours singulier ou extraordinaire, les chaînes de représentation que constituent les « enquêtes », pourtant souvent constituées de micro-récits artificiellement reliés, tendent à rendre plus proches, plus ordinaires, plus inquiétantes des transgressions minimes. On voit ainsi se multiplier des séries journalistiques (« Paris la nuit », « Série rouge », « L’insécurité ») qui, sous couvert d’information et d’investigation, projettent des événements anodins ou incertains au cœur d’une dramaturgie tourmentée du monde social, construisant la « sécurité publique » comme un fait à la fois insupportable et incontestable. Assortie d’une morale indignée et de quelques solutions « de bon sens », la structure simple et engageante de ces récits permet au lecteur d’approcher de l’intérieur les « réalités » criminelles, favorisant appropriation et répétition. Un effet d’évidence en résulte, qui suscite le sentiment d’une pression délinquante devenue inédite et intolérable. Le « malaise de la sécurité publique » qui émerge dans les années 1880 et culmine en 1900-1914 s’articule étroitement à ces nouvelles façons de lire et de dire le crime. Il autorise surtout la rapide politisation de questions de délinquance et d’insécurité, effective à compter de 1907.

15Sans doute le crime continue-t-il de fasciner, nourrissant toujours le pittoresque, l’exotisme, le goût du morbide et de la transgression. Sans doute aussi peut-il toujours incarner certaines formes de refus et de dissidence sociale, comme en témoigne la vague d’illégalisme qui resurgit alors dans les milieux rebelles ou libertaires. Mais son ambiguïté ou sa réversibilité tendent à se déplacer. Sa prise en charge par les logiques de l’enquête fait de lui un événement toujours plus effrayant et redoutable — parce qu’à la fois plus proche et plus lointain — aux yeux d’une société qui s’assagit et connaît une amélioration sensible de son standard de vie. Du crime, l’enquête tend également à gommer les arêtes et les aspérités, à le fondre dans le cadre technique et intellectuel d’une forme rationnelle de résolution, à le mouler dans l’ordre policé de la société industrielle.

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Bibliographie

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Notes

1 Maurice Crubellier, Histoire culturelle de la France (xixe et xxe siècles) (Paris : A. Colin, 1974) 174.

2 Thomas Cragin, Cultural Continuity in Modern France. The Representation of Crime in the Popular Press of Nineteenth Century (Paris : Ph.D, Indiana University, 1996).

3 L’affaire Pranzini en 1885 ou l’affaire Vacher en 1895 furent ainsi de grosses productrices de canards. Il en est de même en 1901 de l’affaire Vidal : voir ceux reproduits dans Philippe Artières et Dominique Kalifa, Vidal, le tueur de femmes. Une biographie sociale (Paris : Perrin, 2001).

4 Je renvoie sur ce point à mon étude, « Illégalisme et littérature, le cas Arsène Lupin », Cahiers pour la littérature populaire 13 (1991) : 7-21.

5 Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du xixe siècle (Paris, Plon, 1958, rééd Perrin 2002). Si certains aspects de l’ouvrage ont été à juste titre discutés (voir notamment Barrie McRatcliffe, « The Chevalier Thesis Reexamined », French Historical Studies (1991) : 542-574 ; Paul-André Rosental et Isabelle Couzon, « Le Paris de Louis Chevalier : un projet d’histoire utile », dans B. Lepetit et C. Topalov éds., La Ville des sciences sociales (Paris : Belin, 2001) 191-226, le constat principal, centré sur la mise au jour d’un imaginaire social, reste un acquis majeur de cette étude.

6 Michelle Perrot, « La fin des vagabonds », dans Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au xixe siècle (Paris : Flammarion, 2001) 317-336, et Jean-François Wagniart, Le Vagabond à la fin du xixe siècle (Paris : Belin, 1999).

7 Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836. L’An I de l’ère médiatique. Analyse littéraire et historique de La Presse de Girardin (Paris : Nouveau Monde Éditions, 2001).

8 Sarah Maza, Vies privées, affaires publiques. Les causes célèbres de la France prérévolutionnaire (Paris : Fayard, 1997).

9 Voir sur ce point la belle démonstration de Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Paris au xixe siècle (Paris : Albin Michel, 2000).

10 Anne-Emmanuelle Demartini, L’Affaire Lacenaire (Paris : Aubier, 2001).

11 Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, t. 1 : 1860-1930 (Paris : La Découverte, 2001) ; Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli dir., La Culture de masse en France de la Belle Époque à aujourd’hui (Paris : Fayard, 2002).

12 Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque (Paris : Fayard, 1995) dont je reprends ici certaines des conclusions.

13 À l’arrière plan se tient toutefois la figure d’Œdipe, qui esquisse le principe de reconstruction de la Vérité par fragment. Pour un essai de généalogie de la notion, voir Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et Écrits, 1954-1988 (Paris, Gallimard, 1994, t. II) 538-646.

14 Tzvetan Todorov, « Typologie du roman policier » (1966), dans Poétique de la prose, (Paris : Seuil, 1971) 9-19.

15 Uri Eisenzweig, Le Récit impossible. Sens et forme du roman policier (Paris : C. Bourgois, 1986).

16 François Naud, Des envoyés spéciaux aux grands reporters (1920-1930). La reconnaissance d’une profession, thèse d’histoire, EHESS,1996 ; Christian Delporteé, Les journalistes en France, 1880-1950. Naissance et construction d’une profession (Paris : Le Seuil, 1999).

17 Dominique Kalifa, « Les Mémoires de policiers au xixe siècle : l’émergence d’un genre ? », dans Crime et culture au xixe siècle (Paris : Perrin, 2003) (sous presse).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Dominique Kalifa, « Représenter le crime : permanences et inflexions (France, xixe siècle) »Cahiers victoriens et édouardiens [En ligne], 61 Printemps | 2005, mis en ligne le 20 mars 2024, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cve/14154 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s9d

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Auteur

Dominique Kalifa

Dominique Kalifa, spécialiste de l’histoire du crime et de ses représentations, est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-1 où il dirige le Centre d’histoire du xixe siècle. Il a notamment publié : L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque (Fayard, 1995), Naissance de la police privée (Plon, 2000), La Culture de masse en France, 1860-1930 (La Découverte, 2001), Vidal le tueur de femmes. Une biographie sociale (avec Ph. Artières, Perrin, 2001). Son nouvel ouvrage, Crime et culture au xixe siècle, paraîtra à la rentrée 2004 chez Perrin.

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