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Déviance sociale et déviance religieuse

La déviance dans l’œuvre de Charles Fourier : un symptôme de la société civilisée

Deviance in Charles Fourier’s Work : a Symptom of Civilised Society
Mariana Saad

Résumé

This article shows that Charles Fourier considers the world around him with the eyes of a physician and that he criticises the way society produces its own deviants which he sees as so many signs of malfunctioning. Resorting to patterns inspired from Vitalist medecine, Fourier demonstrates that society exerts an oppressive control over individuals and generates imbalance and suffering at every possible level. The novelty of these views lies in the way Fourier transposes a « pathological » analysis of the economic sphere to the political and private spheres.

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Texte intégral

1Charles Fourier écrit, au début du dix-neuvième siècle, pour dénoncer les dysfonctionnements de la société capitaliste naissante et proposer un nouveau monde à bâtir, plus juste et plus heureux, qu’il appelle Harmonie. Il condamne la société dans laquelle il vit, la « Civilisation », au point d’écrire :

  • 1 Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, 1808 (Paris, J. J. Pauve (...)

... le mécanisme civilisé est [...] la plus belle horreur politique qu’il y ait dans l’univers, car c’est un renversement complet de l’ordre combiné qui est la plus savante combinaison de Dieu1.

  • 2 Fourier145.
  • 3 Pascal Bruckner, Fourier (Paris, Éditions du Seuil, 1975) 40.

2La notion d’équité est centrale dans les analyses de Fourier qui affirme se rallier « aux vues de Dieu, qui tendent à la justice2 ». Il entend ainsi défendre les valeurs que le droit place au cœur des lois ; mais, contestant l’ordre établi, il ne conçoit évidemment pas les frontières entre normalité et déviance de la même manière que les lois civilisées. Dire que la société utopiste rêvée par Fourier fait une large place à ceux que la civilisation considère comme des marginaux, semble une évidence aujourd’hui tant la redécouverte de l’œuvre de Fourier par André Breton et les surréalistes d’abord, puis par les mouvements contestataires des années 1960-1970 a entériné cette image d’un Fourier dégagé de tous les préjugés. De façon très significative, Pascal Bruckner résume ce qui est devenu un lieu commun : « L’Harmonie est l’Utopie des marginalités [et] ne connaît plus aucun marginal3. » Cette lecture a le mérite de souligner un des aspects essentiels de la pensée de Charles Fourier : son refus de l’ordre civilisé et la manière subversive dont il perçoit les conduites condamnées par la société de son temps.

  • 4 Voir par exemple le début de Théorie des quatre mouvements.

3Renversant, Fourier l’est en effet. Il l’affirme à maintes reprises : il est le Christophe Colomb du monde social, il a choisi la route de « l’écart absolu4 ». Mais Fourier se décrit également comme un médecin, qui opère de la cataracte des civilisés jusque-là aveugles, et leur révèle toute la vérité sur un monde vicié et en proie au malheur.

4Ceux que la civilisation rejette dans ses marges, tous ceux qui se trouvent hors des normes fixées par le droit, sont donc aux yeux de Fourier dignes de la plus grande attention car ils disent quelque chose de l’ordre civilisé. Nous voudrions maintenant montrer comment son approche de la déviance ne se résume pas à une simple négation de la marge. Il nous semble, en effet, que Fourier en propose toujours une analyse dans laquelle se rencontrent à chaque fois la route de l’écart absolu et la médecine.

1 Déviance et droit chemin : la métaphore spatiale

5Dans son premier ouvrage important, Théorie des quatre mouvements, publié en 1808, Fourier dénonce

  • 5 Théorie des quatre mouvements 74.

... les nombreux indices d’égarement de la raison [...] l’indigence, la privation de travail, les succès de la fourberie, les pirateries maritimes, le monopole commercial, l’enlèvement des esclaves, enfin tant d’autres infortunes dont [il] passe l’énumération5...

6Fourier s’élève contre le malheur et la souffrance créés par un système inique. Bien qu’il critique toujours très vivement la Révolution française pour le retentissant échec qu’elle lui semble avoir été, ce qu’il constate, c’est le non-respect d’un certain nombre de droits qui sont, en fait, ceux défendus par beaucoup pendant cette même Révolution : droit au travail, à une vie digne, nécessité de maintenir le système économique à l’intérieur de certaines règles.

  • 6 Théorie des quatre mouvements 145.

7Sont dénoncées pêle-mêle à la fois l’injustice (la privation de travail) et ses conséquences (indigence, piraterie) considérées comme autant de signes « d’égarement de la raison ». Nous reviendrons sur cet amalgame, mais arrêtons-nous pour le moment sur la métaphore spatiale qui donne tout son sens au terme de déviance. La mention d’un égarement l’indique : la civilisation se trompe de chemin : de nombreuses variations sur le même thème courent dans toute l’œuvre de Fourier qui, toujours dans Théorie des quatre mouvements, écrit : « J’en ai dit assez pour prouver que les civilisés envisagent toutes choses à contresens6 ».

  • 7 Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle, 1822 (Paris, Anthropos, 1966-1970) vol. 1, xxxv.
  • 8 Théorie de l’unité universelle xxxv.

8Comme nous l’avons signalé, les comportements déviants sont ceux qui s’éloignent du droit chemin, c’est-à-dire ceux qui s’opposent au droit tout court, aux lois qu’une société se donne. Dénonçant les mensonges qui régissent la vie de ses contemporains, Fourier renverse l’opposition et désigne la société civilisée comme déviante. L’insatisfaction qu’il voit partout l’amène à cette conclusion : « le monde industriel est organisé en ordre faux, à contresens de la nature7 ». Fourier accuse à la fois la mauvaise répartition des richesses et la fausseté morale. Dire en effet, que « l’état civilisé où règnent le mensonge et l’industrie répugnante sera surnommé monde à rebours » en opposition à « l’état sociétaire, monde à droit sens8 », c’est bien identifier le mauvais sens avec la misère, la malhonnêteté (envers les autres et envers soi-même) et toutes les conduites criminelles qu’elles engendrent. Or, pour un ordre faux, il y en a forcément un autre qui, lui, est vrai et joue le rôle de norme. Cette norme, Fourier l’appelle nature.

  • 9 Théorie de l’unité universelle, vol. 4, 16.
  • 10 Théorie des quatre mouvements 79.

9À l’opposé de la raison donc, en sens inverse de l’ordre naturel, également : Fourier fait appel à des notions fortes dans la tradition philosophique. De cette manière, il indique qu’il y a un ordre per se des choses humaines, de l’univers en général. Si cet ordre n’est pas respecté en Civilisation, la question demeure de savoir quelle est la nature du désordre civilisé. Celle-ci apparaît lorsque Fourier condamne la Civilisation comme « un ordre social où l’éducation ne tend qu’à étouffer l’Attraction, travestir la nature et les caractères9 ». L’attraction est en effet le secret de la nature que Fourier a réussi à percer, la loi qui la régit et que la Civilisation vient constamment contrer. Il a découvert que la nature est un mécanisme où la loi d’Attraction opère comme une loi mathématique qui classe toutes ses créations en séries et en groupes. Tout ce qui existe, « animaux, végétaux, minéraux10 », est animé de forces propres qui le poussent à s’associer avec les autres créations de la nature d’une manière toujours unique.

  • 11 Cité par A. Vergez, Fourier (Paris : Édition du Seuil) 36.
  • 12 Théorie des quatre mouvements, voir dans le Discours préliminaire, le paragraphe « De l’attraction (...)

10Ce concept d’Attraction est clairement emprunté à la physique moderne, car, découvreur du Nouveau monde industriel et sociétaire (c’est le titre de l’un de ses ouvrages), Fourier n’est pas seulement le Christophe Colomb du monde social, il veut aussi en être le Newton11. Pour les penseurs du xviiie siècle, Newton est celui qui a établi la loi du cosmos ; grâce à lui, l’univers entier est devenu compréhensible pour la logique humaine. Profondément imprégné de cette pensée des Lumières, qu’il fustige si souvent, Fourier s’identifie à l’un de ses plus grands héros. Il a même réussi à le dépasser puisqu’il n’a pas seulement découvert les lois qui régissent les relations des corps entre eux, mais aussi celles qui règlent les passions des hommes et des animaux. Pour Fourier, c’est là le plus important car avoir découvert les lois de la mécanique des passions ou « attraction passionnée » lui permet d’établir « la science du mouvement social12 », qui explique la manière dont les hommes se lient entre eux.

2 À rebours : action et réaction

11La loi de l’attraction indique que la nature ne suppose pas seulement un ordre, mais également un mouvement, et donc, suivant la mécanique newtonienne, une force à l’œuvre. Pour expliquer la déviance, vient ainsi s’ajouter à la métaphore spatiale — s’éloigner de la nature — une conception dynamique de cette même nature. Et il va apparaître que, de la même manière qu’elle s’oppose au sens commun, la civilisation exerce une force contraire à celle de la nature.

  • 13 René Schérer, Charles Fourier ou la contestation globale (Biarritz : Séguier, 1996).

12Un des plus importants commentateurs de Fourier, René Schérer, a montré comment l’analyse des relations sociales en Civilisation est bâtie autour de la notion de système d’échanges — échanges de marchandises, échanges amoureux13. Nous avons commencé cette étude en citant un passage de Théorie des quatre mouvements dans lequel Fourier dénonçait à la fois la misère qui règne dans le système capitaliste et les conduites criminelles que l’on rencontre dans le milieu du commerce. Contrairement à ce que certains veulent croire, Fourier ne défend pas un monde sans règles ; en mettant sur le même plan la souffrance des pauvres et la contrebande ou l’agiotage, il indique seulement qu’il s’agit toujours là des vices de la Civilisation. Il explique ainsi les méfaits de l’organisation sociale d’après les règles de la dynamique :

  • 14 Théorie des quatre mouvements 197.

... le mécanisme du commerce est organisé à rebours du sens commun. [le négociant] dirige et entrave à son gré tous les ressorts de la circulation14.

13On voit bien ici le double sens de « à rebours » : un premier sens spatial, et un deuxième sens qui fait intervenir l’idée de forces en présence. En Civilisation, la circulation des biens est « entravée ». Or, cela est vrai également des passions, puisqu’à propos des méfaits qu’il constate dans la classe des marchands, Fourier écrit :

  • 15 Théorie des quatre mouvements 198.

... on ne doit jamais blâmer les passions des individus, mais blâmer seulement la Civilisation qui, n’ouvrant aux passions que les routes du vice pour se satisfaire, force l’homme à pratiquer le vice pour arriver à la fortune, sans laquelle il n’est point de bonheur15.

  • 16 Théorie des quatre mouvements 116 (passage intitulé : “L’arbre passionnel et ses rameaux”).

14L’agiotage, la contrebande, la pratique de la contrefaçon, toutes ces conduites naissent de désirs contrariés. Plus loin dans le texte, Fourier indiquera que le « luxisme ou désir du luxe16 » est une des principales passions humaines. Lorsque la hiérarchie sociale, l’organisation des échanges, une morale inadaptée ne permettent pas aux hommes d’assouvir ce désir, ils se tournent nécessairement vers le crime.

  • 17 Charles Fourier, La Fausse industrie, Paris, 1835-1836 (Paris : Anthropos, 1966-1970, t. IX) N4-04.
  • 18 Charles Fourier, Le Nouveau monde amoureux (Paris : Anthropos, 1966-1970) 452.
  • 19 Théorie de l’unité universelle vol. 3, 179.

15Le « plus sublime ouvrage de Dieu17 », est toujours bon, puisqu’une autre des maximes de Fourier est que « Dieu ne crée rien d’inutile », les passions forment un fond immuable. Elles demeurent constantes dans un monde chaotique, car « le vœu des passions [...] est invariable en quel siècle et en quel lieu (sic18) ». Ce « vœu » des passions, c’est-à-dire ce vers quoi elles tendent est comparable dans le système de Fourier à une force. Les hommes sont donc pris dans un jeu de forces, celles qui les agitent et celles de la Civilisation, qui vont en sens contraire de leurs désirs. Car, Fourier l’affirme, en Civilisation, les « agents de CRÉATION NÉGATIVE » ont toute liberté19.

  • 20 Théorie des quatre mouvements 113.

16L’analyse de la déviance est donc double. D’une part les comportements déviants sont la conséquence de la Civilisation et d’autre part la Civilisation elle-même est déviante, puisqu’elle s’oppose à la nature. Ainsi, Fourier affirme, dès 1808 : « ce qui est vicieux, c’est la Civilisation20. »

  • 21 La Fausse industrie Q4.
  • 22 Théorie des quatre mouvements 73.
  • 23 Charles Fourier, Le Nouveau monde industriel et sociétaire, 1829 (Paris : Flammarion, 1973) 38.

17Or, si la société contrarie les passions naturelles des hommes, elle le fait au nom de la morale, qualifiée de « science répressive21 », et poussée par les « philosophes », auteurs de théories « qui ne sont pas compatibles avec l’expérience22 ». Fourier nomme « monde à rebours » cet « état civilisé où règnent le mensonge et l’industrie répugnante23 ». Il se maintient à l’intérieur de son schéma dynamique pour critiquer la morale, et montre comment une société qui suit un ordre lui-même contre nature impose son désordre à ses membres :

  • 24 La Fausse industrie 94.

[La morale] jugeant que nos passions SONT NOS ENNEMIS, [...] nous condamne à une lutte perpétuelle contre ces ennemis, lutte qui nous constitue en état de guerre avec Dieu, avec la nature, avec nous-mêmes24.

  • 25 Théorie de l’unité universelle vol. 2, 324.

18Un nouveau schéma, à connotation plus guerrière, prolonge les analyses dynamiques que nous avons vues plus haut. Avec l’idée que chacun, en civilisation, est condamné à une « lutte perpétuelle » contre soi-même, Fourier peut pousser plus avant son explication du désarroi émotionnel qui saisit ses contemporains, de ces « inquiétudes [...] ces vides affreux25 » dont il est partout le témoin.

3 Fourier, médecin vitaliste

  • 26 Théorie de l’unité universelle vol. 4, 200.

19Le sentiment de souffrance, l’inquiétude perpétuelle dont il est ici question renvoient à un ensemble de phénomènes que, depuis l’antiquité, la médecine rassemble sous le nom de symptômes. L’ensemble des textes du Corpus hippocratique indique bien que toute maladie se signale par le mal-être du patient. Or, Fourier utilise constamment le vocabulaire médical pour dénoncer une « civilisation gangrenée » pour laquelle il ne semble y avoir « ni cure ni palliatif26 ». Il se décrit volontiers comme le médecin qui a su enfin identifier le mal qui ronge à la fois la société civilisée et les êtres civilisés eux-mêmes et présente ainsi la réception de son système :

  • 27 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 65.

C’est bien dit ; votre théorie est si extraordinaire, disent les sceptiques. Sans doute elle est éblouissante : mes lecteurs sont comparables à l’homme opéré de la cataracte : il ne peut pas soutenir l’éclat de la lumière ; il se plaint du soleil27.

  • 28 Nouveau monde industriel et sociétaire 548.
  • 29 Parmi les nombreuses occurrences de ce thème, nous retiendrons ce passage dans Le Nouveau monde ind (...)

20L’image de la cataracte est intéressante à plusieurs titres. D’une part, elle permet d’identifier la maladie de la civilisation avec une affection particulière et réelle : pour Fourier, ses contemporains sont aveuglés par les mensonges civilisés (« il y a croûte de ténèbres sur les esprits28 »). D’autre part, en se présentant comme le seul à avoir su percer le voile d’illusions, Fourier prend malgré tout place parmi tous ces héros des Lumières qui ont levé le voile sur le secret de la nature29, et en tout premier lieu, Newton. Enfin et surtout, l’opération de la cataracte occupe une place singulière dans l’imaginaire philosophique du dix-huitième siècle. Cette intervention alors rare et difficile devait permettre de répondre à nombre d’interrogations sur la genèse de la connaissance ; l’utilisation qu’en fait Diderot dans sa Lettre sur les Aveugles est tout à fait caractéristique des débats de l’époque.

  • 30 Sur le vitalisme en France au xviiie siècle, l’ouvrage de référence reste : Roselyne Rey, Naissance (...)

21Cette image de la cataracte montre également avec force à quel point Fourier s’appuie sur la pensée du xviiie siècle pour conduire sa critique de la Civilisation et faire l’analyse de ses déviances. Et, nous allons le voir, la doctrine médicale qui lui sert de modèle, est celle qui s’impose à Montpellier vers 1750, le vitalisme30. Bordeu est un des théoriciens les plus célèbres de cette école qui est représentée à la fin du siècle et au début du dix-neuvième par des médecins comme Cabanis ou Bichat. Les vitalistes opèrent un retour militant aux œuvres d’Hippocrate et insistent sur l’importance de l’apprentissage au lit du malade qu’ils considèrent comme un des apports essentiels de la médecine antique. Le médecin est avant tout, pour eux, un observateur, capable de distinguer les symptômes dans la foule des phénomènes que le malade lui présente, et suffisamment astucieux et expérimenté pour comprendre le lien entre ces signes et les circonstances qui environnent le malade, par exemple ses conditions de vie, son régime, etc. Faut-il alors s’étonner que Fourier, présentant sa découverte pour la première fois, annonce :

  • 31 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 65.

J’ai suivi cette marche, décrivant d’abord les symptômes, caractères et phases de la contagion sociale ; industrie morcelée, relations mensongères etc.31

22Médecin, Fourier diagnostique le mal et il en donne l’étiologie. Pour cela il élabore ce concept entièrement original qui lui permet d’expliquer la souffrance et la mauvaise conduite de ceux qui ne peuvent suivre leurs passions : l’engorgement. La souffrance, l’insatisfaction, le malheur que Fourier constate partout autour de lui s’expliquent en effet ainsi :

  • 32 Théorie de l’unité universelle vol. 2, 323.

Beaucoup de civilisés sont condamnés à l’inquiétude perpétuelle, par la pression d’une dominante engorgée32...

23La « dominante » dont il est ici question est la passion dominante d’un individu. Fourier distingue douze passions principales qui se combinent ensuite avec des passions dérivées de manière à former les 810 caractères qui composent l’humanité. Renvoyant à l’idée que des forces sont contrées dans leur premier élan et dévient alors vers un objet autre, le terme d’engorgement indique qu’il y a un ordre — la passion et son but propre — et un équilibre — celui qui naît du respect de cet ordre — qui ne sont pas respectés. Nous sommes là dans un schéma newtonien où les passions sont des forces qui s’exercent dans un sens alors que la Civilisation produit d’autres forces pour les contrer. La déviance alors est une réaction, suivant la troisième loi de Newton qui indique qu’ « À toute action est toujours opposée une réaction égale ». L’individu qui lutte contre lui-même n’est pas, en effet, le réceptacle passif de la force négative que la civilisation exercerait sur lui. Il est, au contraire, capable de produire une réaction pour répondre à cette pression.

  • 33 Ann Thomson, « Mechanistic Materialism vs Vitalistic Materialism ? », in M. Saad éd, Mécanisme et V (...)

24Ici encore, Fourier retrouve la logique de la médecine vitaliste. Le vitalisme, en effet, se caractérise par une attention particulière portée à la sensibilité qui lui permet d’affirmer l’autonomie du vivant. Ann Thomson33 a admirablement montré comment les vitalistes ont tiré avantage du mécanisme de Newton pour affirmer que la matière qui possède une force peut la transformer. Cependant, d’une manière tout à fait remarquable, Fourier combine un point de vue vitaliste avec l’idée d’un obstacle, d’une entrave que l’on ne trouve que rarement chez les médecins vitalistes. Par là, il se rattacherait plutôt à la théorie circulatoire défendue par un Sydenham et que Mesmer avait si judicieusement interprétée à la lumière de la mécanique newtonienne pour établir sa propre doctrine.

4 Engorgement et déviance

25La notion d’engorgement est centrale dans la pensée de Fourier et dans son analyse des conduites que la société civilisée rejette et condamne. La lecture attentive de son œuvre montre qu’il étudie le mal provoqué par une passion contrariée à partir de deux types d’exemples. D’une part les cas bien connus, où les personnes atteintes sont nommées, de l’autre la masse des enfants et le problème de leur éducation.

  • 34 Le Nouveau monde amoureux 395 et suivantes pour l’ensemble des citations de cet alinéa.

26Les hommes célèbres et la femme dont les comportements ont attiré l’attention de Fourier sont Néron, Tibère, Marat, Robespierre, le marquis de Sade et la princesse Strogonoff. Le goût pour la cruauté de Néron, Sade et Mme Strogonoff, qui prend à chaque fois des formes différentes « n’est que contre-effet d’engorgement de certaines passions ». Robespierre, Néron, Tibère illustrent de manière exemplaire la soif de destruction des tyrans, qu’un excès d’énergie mal dirigée condamne à tuer et à piller. Dans Le Nouveau monde amoureux, suite de textes consacrés au lien amoureux en civilisation et à la description du bonheur érotique en Harmonie, Fourier consacre quelques lignes importantes à la princesse Strogonoff. Chez cette dame, c’est « une branche d’amour » qui est engorgée. Fourier rapporte que cette noble moscovite avait pour habitude de piquer avec des épingles une de ses esclaves, jeune et belle. Il interprète cette cruauté comme le contre-essor de l’amour que la princesse portait, sans le savoir à sa servante, et « cette fureur était d’autant plus grande que l’engorgement venait du préjugé qui, cachant à cette dame le véritable but de sa passion, ne lui laissait même pas d’essor idéal » (c’est-à-dire que même le recours à l’amitié passionnée était dans ce cas impossible34). On voit ici comment la morale « entrave » une passion bien présente, mais que la personne « passionnée » n’est pas en mesure d’identifier.

  • 35 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 7.
  • 36 Théorie de l’unité universelle vol. 4, 64.

27Ces personnages extraordinaires ne sont pas les seuls à souffrir de passions opprimées. Tout au plus peut-on dire qu’ils sont représentatifs d’une situation générale. En Civilisation, les ennuis commencent dès le berceau. C’est pourquoi Fourier s’est beaucoup intéressé aux problèmes de l’éducation, alors que la vue des enfants suscitait en lui plutôt le dégoût que l’attendrissement. Dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire toute une section traite de l’ « Éducation harmonienne » et de longs passages sont consacrés à l’analyse des méfaits de l’éducation civilisée dans les différents volumes de la Théorie de l’unité universelle, de La Fausse industrie et dans Le Nouveau monde amoureux. Fourier a pleinement conscience que l’enfance explique le criminel : « Nos instituteurs armés de fouets, de palette et d’abstractions métaphysiques, savent former des Nérons et des Tibères35 » écrit-il dans Théorie de l’unité universelle. Le système éducatif, et même, plus largement, toute la formation de l’enfant qui étouffe sa vraie nature sont sources de déviance. À la naissance, l’homme possède « une foule d’instincts que nous ne connaissons pas, instincts qui, faute d’essor, poussent l’enfant à la malice, aux fureurs, et nuisent à son accroissement36 ». La passion contrée devient dangereuse et se développe alors selon deux directions possibles : le non essor et le faux essor :

  • 37 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 7.

En NON ESSOR, elle excite l’enfant comprimé à la rébellion secrète ou intentionnelle, et souvent à la mutinerie. Elle compromet l’autorité du père (et de l’instituteur), qui luttent contre la nature sans pouvoir la dompter. L’enfant privé de satisfaire ses goûts ne les conserve pas moins et s’y livre dès qu’il échappe aux Argus.
En FAUX ESSOR, elle excite l’enfant à d’autres méfaits. Entravé sur l’un de ses goûts, il deviendra rancuneux, malfaisant37...

28Ainsi les enfants ne peuvent satisfaire leur gourmandise, ni leur goût pour la parure ou pour la saleté. La philosophie et la morale, au nom de grands principes vertueux, les condamnent à s’agiter et criailler dans le vide.

  • 38 Le Nouveau monde amoureux 283.
  • 39 Le Nouveau monde industriel et sociétaire 462.

29À l’origine de tous ces maux se trouve, nous le savons, la civilisation analysée dans Le Nouveau monde amoureux comme « un mécanisme de subversion générale qui comprime et travestit tout38 ». Le mot même d’engorgement, ainsi que les explications métaphoriques données par Fourier du phénomène, impliquaient indirectement l’idée d’un mécanisme. Celui-ci prend, dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire, la forme d’un barrage : « la passion étouffée sur un point se fait jour sur un autre, comme les eaux barrées par une digue39 ». Curieusement, Freud utilise une image semblable à propos du refoulement :

  • 40 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité (Paris : Gallimard, 1983) 59.

... la libido est arrêtée dans son cours, comme un fleuve est détourné de son lit principal, et elle se dirige vers des voies collatérales qui, jusque-là, étaient restées sans emploi40.

  • 41 P. J. G. Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, 1844 (Genève : Slatkine, 1980) 134.

30Nombreux sont les critiques qui ont signalé le pré-freudisme du concept d’engorgement fouriériste ; son interprétation de la cruauté de la princesse Strogonoff a tout particulièrement retenu l’attention. Il est vrai que l’on retrouve là beaucoup des conceptions freudiennes parce que, comme Freud près d’un siècle plus tard, Fourier prend pour base de sa réflexion la métaphore du mécanisme, du flux, de l’énergie. Si de nombreuses études ont montré que Freud a recours à des images mécaniques dès ses tout premiers écrits, peu ont souligné l’influence du vitalisme français sur sa pensée. Il faut pourtant rappeler que, dans la préface aux Études sur l’Hystérie (rédigée par Breuer, il est vrai, mais indiquant un fond commun de références) une phrase fondamentale de Cabanis est citée : « la sensibilité se comporte à la manière d’un fluide41. » Cette comparaison qui se trouve dans les Rapports du physique et du moral de l’homme est essentielle pour comprendre les maux de l’âme, les hallucinations, tous les phénomènes par lesquels nous nous trompons nous-mêmes. En un mot, toutes les cataractes morales dont nous souffrons.

31Il nous semble que ce qui importe dans l’engorgement décrit par Fourier, ce n’est pas l’esquisse du refoulement (où peut bien mener une telle remarque ?) mais le fait qu’à l’origine du concept élaboré par un médecin cent ans après, on trouve aussi ce mécanisme. Ce que nous voulons souligner, c’est qu’en étudiant l’engorgement, Fourier fait œuvre de médecin. Comme Cabanis qui puise à la fois dans l’enseignement de Mesmer et dans la doctrine vitaliste, il assimile les passions à un cours liquide, animé de forces. Il peut ainsi analyser toute déviance comme le produit du crime de la philosophie et de la morale qui, en instaurant un régime répressif, détournent les hommes de la vérité et de la nature confondues. Et alors la nature, engorgée, de reprendre en secret son empire :

  • 42 La Fausse industrie 588.

... mais elle le reprend par voie du mal, par des désordres qui, au lieu de favoriser l’industrie, portent le trouble dans les relations sociales42...

32Dans le monde harmonieux qu’il bâtit, Fourier donne une place et une fonction à chacun. Les Nérons et les Tibères pourront enfin laisser leurs passions s’exprimer librement et pour le plus grand avantage de chacun : ils seront d’excellents bouchers.

  • 43 Théorie de l’unité universelle, vol. 4 : « Tout n’est que démence politique, tant que l’intérêt de (...)

33Face à la misère et au malheur que produit le monde capitaliste, Fourier s’est élevé contre la « démence politique43 » qui ne se soucie pas de combiner l’intérêt de l’individu avec celui de la masse et rejette ainsi vers ses marges tous ceux qui ne sont pas directement utiles. Prenant la route de l’écart absolu, il a ainsi pu établir que ce que la société considère comme anormal n’est pas en soi pathologique et que la déviance relève à la fois de l’économie politique et de l’économie des passions.

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Bibliographie

Bruckner, Pascal. Fourier. Paris : Éditions du Seuil, 1975.

Cabanis, P. J. G. Rapports du physique et du moral de l’homme. 1844. Genève : Slaktine, 1980.

Fourier, Charles. Théorie des quatre mouvements et des destinées générales. 1808. Paris : J. J. Pauvert, 1967.

Fourier, Charles. Théorie de l’unité universelle. 1822. 4 vol. Paris : Anthropos, 1966-1970. T. 2-6. (reédition des Œuvres Complètes de 1842). [Unité Universelle]

Fourier, Charles. Le Nouveau monde industriel et sociétaire. 1829. Paris : Flammarion, 1973.

Fourier, Charles. La Fausse industrie. 1835-1836. Paris : Anthropos, 1966-1970. T. 8-9.

Fourier, Charles. Le Nouveau monde amoureux. Manuscrit. Paris : Anthropos, 1966-1970. T. 7.

Freud, Sigmund. Trois essais sur la théorie de la sexualité. Paris : Gallimard, 1983.

Rey, Roselyne. Naissance et développement du vitalisme en France de la deuxième moitié du xviiie siècle à la fin du Premier Empire, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 381. Oxford : Voltaire Foundation, 2000.

Schérer, René. Charles Fourier ou La contestation globale. Biarritz : Séguier, 1996.

Thomson, Ann. « Mechanistic Materialism vs Vitalistic Materialism ? », in M. Saad éd. Mécanisme et Vitalisme. La lettre de la Maison Française d’Oxford 14 (2001) : 21-36.

Vergez, André. Fourier. Paris : Presses Universitaires de France, 1969.

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Notes

1 Charles Fourier, Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, 1808 (Paris, J. J. Pauvert, 1967) 196.

2 Fourier145.

3 Pascal Bruckner, Fourier (Paris, Éditions du Seuil, 1975) 40.

4 Voir par exemple le début de Théorie des quatre mouvements.

5 Théorie des quatre mouvements 74.

6 Théorie des quatre mouvements 145.

7 Charles Fourier, Théorie de l’unité universelle, 1822 (Paris, Anthropos, 1966-1970) vol. 1, xxxv.

8 Théorie de l’unité universelle xxxv.

9 Théorie de l’unité universelle, vol. 4, 16.

10 Théorie des quatre mouvements 79.

11 Cité par A. Vergez, Fourier (Paris : Édition du Seuil) 36.

12 Théorie des quatre mouvements, voir dans le Discours préliminaire, le paragraphe « De l’attraction passionnée et de ses rapports avec les sciences fixes », 79-80.

13 René Schérer, Charles Fourier ou la contestation globale (Biarritz : Séguier, 1996).

14 Théorie des quatre mouvements 197.

15 Théorie des quatre mouvements 198.

16 Théorie des quatre mouvements 116 (passage intitulé : “L’arbre passionnel et ses rameaux”).

17 Charles Fourier, La Fausse industrie, Paris, 1835-1836 (Paris : Anthropos, 1966-1970, t. IX) N4-04.

18 Charles Fourier, Le Nouveau monde amoureux (Paris : Anthropos, 1966-1970) 452.

19 Théorie de l’unité universelle vol. 3, 179.

20 Théorie des quatre mouvements 113.

21 La Fausse industrie Q4.

22 Théorie des quatre mouvements 73.

23 Charles Fourier, Le Nouveau monde industriel et sociétaire, 1829 (Paris : Flammarion, 1973) 38.

24 La Fausse industrie 94.

25 Théorie de l’unité universelle vol. 2, 324.

26 Théorie de l’unité universelle vol. 4, 200.

27 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 65.

28 Nouveau monde industriel et sociétaire 548.

29 Parmi les nombreuses occurrences de ce thème, nous retiendrons ce passage dans Le Nouveau monde industriel et sociétaire : « C’en est fait des voiles d’airain ; adieu l’excuse de l’indolence académique : plus de mystères de la nature, elle a capitulé, nous tenons la clé de son grimoire, en dépit de certains anges des ténèbres » (535).

30 Sur le vitalisme en France au xviiie siècle, l’ouvrage de référence reste : Roselyne Rey, Naissance et développement du vitalisme en France de la deuxième moitié du xviiie siècle à la fin du Premier Empire, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century 381 (Oxford : Voltaire Foundation, 2000).

31 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 65.

32 Théorie de l’unité universelle vol. 2, 323.

33 Ann Thomson, « Mechanistic Materialism vs Vitalistic Materialism ? », in M. Saad éd, Mécanisme et Vitalisme, La lettre de la Maison Française d’Oxford 14 (2001) : 21-36.

34 Le Nouveau monde amoureux 395 et suivantes pour l’ensemble des citations de cet alinéa.

35 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 7.

36 Théorie de l’unité universelle vol. 4, 64.

37 Théorie de l’unité universelle vol. 1, 7.

38 Le Nouveau monde amoureux 283.

39 Le Nouveau monde industriel et sociétaire 462.

40 Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité (Paris : Gallimard, 1983) 59.

41 P. J. G. Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, 1844 (Genève : Slatkine, 1980) 134.

42 La Fausse industrie 588.

43 Théorie de l’unité universelle, vol. 4 : « Tout n’est que démence politique, tant que l’intérêt de l’individu ne se trouve pas combiné avec celui de la masse. » (343).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mariana Saad, « La déviance dans l’œuvre de Charles Fourier : un symptôme de la société civilisée »Cahiers victoriens et édouardiens [En ligne], 61 Printemps | 2005, mis en ligne le 11 mars 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/cve/14090 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11s97

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Auteur

Mariana Saad

Mariana Saad a consacré sa thèse de doctorat aux notions de santé et de maladie dans l’œuvre du médecin philosophe et homme politique P. J. G. Cabanis. Elle est actuellement attachée scientifique adjointe au Service Scientifique de l’Ambassade de France à Londres et poursuit ses recherches sur la philosophie et les idées médicales à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle en France et en Grande-Bretagne. Elle a publié dernièrement « Cabanis, Destutt de Tracy, Volney : science de l’homme et épicurisme » dans le numéro 35 de la revue Dix-huitième Siècle.

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