1Charles Reade (1814-1884) est l’une des figures de l’époque victorienne auxquelles la postérité n’a pas encore accordé son pardon. Que son théâtre reste dans les poubelles de l’histoire littéraire est sans doute préférable, mais pour ses romans, le fait est plus étonnant. Alors que peu à peu, les plus improbables fantômes resurgissent (même Charlotte Yonge a trouvé grâce auprès de certains critiques modernes, et peut-être même de certains lecteurs), l’un des maîtres du sensation novel reste confiné dans son long purgatoire. Faut-il y voir la juste punition d’une fâcheuse tendance à la sensiblerie, péché mignon de tant d’auteurs victoriens ? Dans la pièce et le roman que Reade a consacrés à l’actrice Peg Woffington (1714-1760), ce défaut est certes présent, et l’on ne trouvera rien de la violence et de l’audace sexuelle qui, dans Hard Cash, par exemple, pourraient intéresser les universitaires d’aujourd’hui. La possible fascination des deux textes dont il sera ici question tient plutôt au brouillage des frontières entre apparences et réalité. Au moment-clef de l’intrigue, la comédienne, professionnelle des faux-semblants, se fait passer pour un portrait peint. Cet épisode semble résumer la problématique de Reade : peut-on comparer à cet art vivant qu’est le théâtre les beaux-arts « morts », ou du moins inanimés, du peintre et du sculpteur ?
2Au début de sa carrière, Reade connut quelques succès au théâtre, mais exclusivement en adaptant des pièces françaises (Scribe, Hugo, George Sand). En juin 1854, The Courrier of Lyons, s’inspire du Courrier de Lyon, de Moreau, Siraudin et Delacourt (1850), avant d’être joué par Henry Irving sous le titre The Lyons Mail. En avril 1855, Reade propose une pièce curieusement intitulée Art adaptée de Tiridate de Fournier. En 1871, un litige l’opposera à Trollope, dont il a porté à la scène le roman Ralph the Heir, sans demander son avis au principal intéressé.
3Dans ce flot d’adaptations, Reade ose, en 1852, proposer une pièce de théâtre de son cru, Masks and Faces, or Before and Behind the Curtain, comédie écrite en collaboration avec Tom Taylor, qui se double d’une fiction, Peg Woffington. Publié par Bentley, le roman commencé en juin paraît le 7 décembre 1852, alors que la pièce, créée le 26 novembre, connaît un succès qui lui permettra de tenir 103 jours à l’affiche et d’assurer à Reade ses premières rentrées financières. Même si le sujet est anglais et original, l’auteur y laisse transparaître une solide connaissance des intrigues du théâtre classique : on pourrait relever divers emprunts à Molière, à Marivaux ou au Turcaret, de Le Sage.
4De Peg Woffington, on pourrait dire que c’est à peine un roman. La narration ne s’y voit octroyer que la portion congrue, se limitant à des didascalies un peu plus développées que ne le suppose un texte purement théâtral. À peine trouve-t-on quelques brefs paragraphes dans lesquels Reade se donne libre cours sur des sujets qui l’inspirent, même s’ils n’ont qu’un rapport très vague avec l’intrigue principale (le Crystal Palace, P 250). Les vingt dernières pages du roman servent à suivre la carrière de chacun des personnages principaux. De son héroïne, une demi-mondaine du xviiie siècle, Reade fait ainsi le portrait en Victorienne respectable, multipliant en fin de parcours les exemples de sa piété, avant de dépeindre sa fin édifiante.
5Pourtant, grâce à ses dialogues, qui reprennent en les enrichissant ceux de la pièce Masks and Faces, le roman Peg Woffington présente une intéressante réflexion sur l’art dramatique et sur le statut de l’actrice. Le personnage de la comédienne est censé retenir l’attention du lecteur autant par son bon cœur à la ville que par sa virtuosité à la scène; Reade a choisi de dédicacer son roman à Tom Taylor, son collaborateur pour la version scénique, « and to the memory of Margaret Woffington, falsely ‘summed up’ until to-day ». Mais loin de rétablir la vérité en donnant tous les détails nécessaires, le romancier propose à son tour un « résumé » qu’il prétend plus vrai, sans doute grâce à sa connaissance alors toute récente des milieux du théâtre.
6À la fin du roman, lorsqu’elle renonce à la scène, Peg écrit au directeur du théâtre qu’elle entend désormais vivre « far from his dust, his din, and his glare » (Peg 278). Le théâtre agresse les sens, parce qu’il exagère les sons et les images, c’est un lieu de travail où l’on respire difficilement, « a dirty platform encumbered on all sides with piles of scenery in flats [where you meet] rusty velvet actors and fustian carpenters » (Peg 16). Dans son roman, Reade ne montre guère la scène; le lecteur ne voit l’héroïne fouler les planches qu’une seule fois, mais son talent ne trouve guère alors à s’exprimer, puisqu’elle se contente de déclamer un épilogue (Peg 10).
7Dans sa pièce, Reade n’ira pas jusqu’à offrir au spectateur un moment de théâtre dans le théâtre, qui lui aurait montré une actrice victorienne incarnant une actrice georgienne jouant un rôle sur scène. Dans le roman, quand un personnage déclare « Let us go upon the stage » (Peg 15), il veut simplement parler de la « Green Room » du Théâtre royal de Covent Garden : les profanes ne seront pas admis plus loin.
The green-room, my dear Madam, is the bower where houris put off their wings, and goddesses become dowdies ; where Lady Macbeth weeps over her lap-dog, dead from repletion; and Belvidera soothes her broken heart with a dozen of oysters : in a word, it is the place where actors and actresses become men and women, and act their own parts with skill, instead of a poet’s clumsily. (Peg 199)
8Lieu du désenchantement du monde théâtral, le foyer des artistes est le lieu d’une inversion carnavalesque qui remet au premier plan les fonctions du corps que la scène prétend faire oublier. L’estomac reprend ses droits, et l’on voit l’héroïne la plus éthérée se remplir la panse, quitte à la faire éclater, comme celle du petit chien. L’actrice qui vient d’être une reine sur le théâtre se hâte en coulisses de remplacer la tête par le ventre : « she wrenched from her brow a diadem and eyed it with contempt, took from her pocket a sausage, and contemplated it with respect and affection » (Peg 4).
9Les monstres merveilleux se dépouillent des prestiges que leur confèrent costumiers et décorateurs : lorsqu’il quitte sa machina, le deus n’est plus qu’un être humain comme un autre. La conclusion implicite est que « the world is a stage ». L’acteur qui sort de scène ne fait que changer de scène : il entre sur le théâtre de la vie, où chacun tient bien mieux son rôle. Les adultes ne sont ainsi que des « grown-up actors » (Peg 147), et Reade annonce ici cet « esprit de sérieux » que Sartre oppose à « l’esprit de jeu », ce sérieux avec lequel certains individus incarnent leur « emploi », comme le garçon de café qui tient à bien être son personnage.
10Lors d’un repas, Peg s’amuse à identifier les autres convives aux principaux protagonistes du théâtre des xviie et xviiie siècles. Mrs Clive, rivale de l’actrice, devient « Mrs Quickly », tandis que l’acteur Quin se confond avec ses rôles : « Sir John Brute Falstaff » associe au héros shakespearien le personnage central de The Provoked Wife, de Sir John Vanbrugh. Pomander devient « Lord Foppington », dans The Relapse du même Vanbrugh, et Woffington elle-même se baptise « Lady Betty Modish », héroïne de The Careless Husband de Colley Cibber. Notons au passage que l’intrigue de cette dernière comédie ressemble assez à celle du roman de Reade, le héros étant momentanément détourné de sa pieuse épouse par une belle ensorceleuse; en outre, le héros de Cibber s’appelle Sir Charles Easy, et l’on pourrait aisément rattacher à la tradition de l’onomastique signifiante le patronyme « Ernest Vane » (Earnest Vain ?) choisi par Reade pour son protagoniste.
11Le théâtre déteint également sur la réalité lorsque les mauvais acteurs, victimes d’une étrange forme d’aliénation, conservent à la ville leur jeu emphatique, déjà inacceptable sur scène :
« Madam... I am gone ! » These last words he pronounced with the right arm at an angle of forty-five degrees, and the fingers pointing horizontally. The stage had taught him this grace also. In his day, an actor who had three words to say, such as, « My Lord’s carriage is waitin », came on the stage with the right arm thus elevated, delivered his message in the tone of a falling dynasty, wheeled like a soldier, and retired with the left arm pointing to the sky, and the right extended behind him like a setter’s tail. (Peg 197-198)
12Reade défend la thèse d’un évolutionnisme théâtral, qui oriente le genre dramatique dans le sens d’un progrès continu : le jeu des acteurs victoriens doit être meilleur que celui de leurs prédécesseurs, puisque des recherches récentes lui ont permis d’avancer, de même que les disciplines scientifiques.
They had not made the grand discovery, which Mr A. Wigan on the stage, and every man of sense off it, has made in our day and nation; namely, that the stage is a representation not of stage, but of life; and that an actor ought to speak and act in imitation of human beings, not of speaking machines that have run and creaked in a stage groove, with their eyes shut upon the world at large, upon nature, upon truth, upon man, upon woman, and upon child. (Peg 46).
13La notion d’imitation est évidemment au cœur de la problématique présentée par Reade, qui articule sa démonstration autour des concepts d’art et d’artifice. Mr Vane, épris de Peg Woffington, est rendu éloquent par l’amour, mais il ne trouve à la comparer qu’avec les plus célèbres statues antiques, dont elle reprend les postures et les expressions. Alors qu’elle pratique un art vivant, qui s’inscrit dans la durée, l’actrice est ici réduite à toute une gamme d’œuvres d’art nécessairement immobiles, qui ne peuvent donner qu’une image figée de son talent; au mouvement fluide et indivisible s’oppose la succession discontinue des images instantanées. Vane invite les sculpteurs et les peintres à immortaliser l’actrice, mais en la pétrifiant ou l’arrêtant sur la toile. Toutefois, un élément de son discours souligne ce qui sépare l’art mortifère de l’art vivant : « not that she strikes attitudes like the rest, but she melts from one beautiful statue into another » (Peg 19). Cette métaphore pré-cinématographique du fondu enchaîné est la seule à rendre justice à l’animation du modèle.
14Peg a entendu ces éloges, et elle les répétera par la suite pour mieux les tourner en dérision : « Painters might learn their art from me (in my dressing-room, no doubt) » (Peg 78). En jouant sur les deux sens du terme « to paint », peindre pour un artiste, se maquiller pour une femme, l’actrice est loin de mettre en valeur le naturel de ses attitudes puisqu’elle souligne l’artifice théâtral : comme la coquette, la comédienne doit se farder pour paraître autre qu’elle n’est.
Her bright skin, contrasted with her powdered periwig, became dazzling. She used little rouge, but that little made her eyes two balls of black lightning. From her high instep to her polished forehead, all was symmetry. Her leg would have been a sculptor’s glory ; and the curve, from her waste to her knee, was Hogarth’s line itself. (Peg 76)
15Une fois de plus, Peg Woffington se trouve réduite à un objet d’art inanimé, malgré la référence à la ligne serpentine chère à Hogarth. Pièce soumise à l’appréciation esthétique, la comédienne n’est qu’un corps fragmenté dont l’amateur peut goûter chaque morceau séparément, un jeu de surfaces alternativement mates et brillantes, une série d’effets de contrastes de formes et de couleurs.
16Dès le début de la pièce (Masks 126), mais beaucoup plus loin dans le roman (Peg 96), Vane oppose Peg à ses consœurs. Le roman répète la comparaison mot pour mot, mais ajoute un degré supérieur d’abstraction avec une formule dont Reade a dû sentir qu’elle aurait été malaisée à prononcer sur scène. Quand l’amant affirme que sa maîtresse n’est que nature alors que les autres actrices accumulent trucs et ficelles du métier, Sir Charles Pomander rectifie : « They have artifice — nature’s libel. She has art — nature’s counterfeit » (Peg 96). L’idée de « contrefaçon », si elle connote l’action déloyale, malhonnête, suppose néanmoins une identité quasi indiscernable entre l’original et la copie; par « libel », Reade renvoie sans doute à la caricature, déformation délibérée des traits qu’on prétend reproduire, mais involontaire chez le mauvais acteur.
17Quand Peg se fait passer pour une vieille femme, elle sait éviter de recourir aux formules stéréotypées, et Pomander l’en félicite : « Had you given us the stage cackle, or any of those traditionary symptoms of old age, we should have instantly detected you... but this was art copying nature » (Peg 53). Alors que, sous ses formes dévoyées, l’art théâtral tourne en rond, prisonnier d’une réflexivité stérile, chez l’actrice inspirée, l’art cesse de ne renvoyer qu’à lui-même pour revenir à la réalité extra-scénique : « the stage is a representation not of stage, but of life ».
18Déguisée en vieille femme, quand elle se fait passer pour Mrs Bracegirdle, actrice retraitée, Peg Woffington convainc tous ses critiques; c’est paradoxalement lorsque personne ne sait qu’elle joue la comédie qu’elle remporte ses plus grands succès. Lorsque la supercherie est révélée, le commentaire des dupes crée un nouveau lien entre théâtre et beaux-arts : « This was as if a painter should so paint a man as to deceive his species » (Peg 51). Les notions de tromperie et de contrefaçon traversent en fait tout le roman, comme nous le montrerons. Pour une anecdote relatée par l’actrice elle-même, Reade semble s’être inspiré du maître des faux-semblants, Marivaux, et plus précisément de La Fausse suivante, l’une de ses comédies les plus amères : Peg s’est déguisée en homme pour séduire la riche fiancée que lui préférait un amant infidèle (Peg 54-57).
19Le postulat de Reade est exprimé par la bouche d’un des personnages : « she is a decent actress on the boards, and a great actress off them » (Masks 126). On ne peut que croire le narrateur sur parole lorsqu’il déclare que Peg excelle sur les planches, car c’est uniquement dans la vraie vie que Reade choisit d’illustrer le talent de son héroïne. Ou du moins, sur un théâtre qui n’est pas celui où on l’attend, car le moment clef du roman (Peg 211-222), l’événement central de la pièce (Masks 157-159), c’est l’épisode dans lequel la comédienne se fait passer pour son propre portrait. Renouvelant et améliorant l’exploit du Grec Zeuxis dont les grappes de raisin peintes étaient picorées par les oiseaux, Peg Woffington se lance dans un exercice d’« incarnation » particulièrement ambigu puisque l’actrice renonce à son existence de chair et d’os pour devenir une image bidimensionnelle :
The actress had flattened her face ! She had done all that could be done,... in the way of extracting life and the atmosphere of expression from her countenance. She was « dead still ! » (Peg 216-217)
20Après s’être efforcée, sur scène, d’animer les statues antiques, Peg Woffington se transforme en nature morte, elle supprime le mouvement qui déplace les lignes pour devenir éternelle comme un rêve de pierre. Mais après avoir été détaillé, critiqué pour la maladresse de son clair-obscur, pour son excessive netteté, son infidélité au modèle, son caractère totalement artificiel, le portrait s’anime et semble rejouer la scène finale du Conte d’hiver de Shakespeare, où la statue de la reine Hermione prend vie par le même type de miracle. Reade ne se risque pas, d’ailleurs, à décrire la transformation, il se contente d’ajouter une réplique supplémentaire à la conversation des critiques :
The picture rang out, in the voice of a clarion, an answer that outlived the speaker : « She’s a woman ! for she has taken four men in! She’s nature ! for a fluent dunce doesn’t know her when he sees her ! »
Imagine the tableau ! It was charming ! Such opening of eyes and mouths ! Cibber fell by second nature into an attitude of the old comedy. And all were rooted where they stood, with surprise and incipient mortification... (Peg 221)
21Les qualités s’inversent : quand l’immuable se met à bouger, les vivants se pétrifient ou plutôt se mortifient, selon les termes du narrateur, qui préfère attirer l’attention du lecteur vers le « tableau (à peine) vivant » que forment à présent ceux qui contemplaient le tableau peint, désormais bien plus vivant qu’eux. Ceux qui reprochaient à la toile son manque de naturel tombent dans les attitudes figées que leur a apprises une longue pratique du théâtre ou de la société.
22En découpant la toile pour y insérer son visage comme, dans les fêtes foraines, on passe la tête par un trou pour être photographié au-dessus d’un corps qui n’est pas le sien, Peg Woffington lancera la carrière du peintre, qui avait lui-même lacéré une toile qu’il jugeait par trop inférieure au modèle. Alors que, dans le Conte d’hiver, Hermione vivante remplaçait et annulait Hermione statufiée, dans le roman de Reade, les spectateurs cherchent à reformer l’œuvre d’art qui subsiste, mais désormais percée d’une béance essentielle : « they looked alternately at her and at the hole in the canvas » (Peg 221). Pourtant, dans le discours de l’artiste, le modèle ne faisait qu’un avec le portrait qu’on lui conseille de mettre au mont-de-piété : « would you really have me pawn Mrs Woffington to-day ? » (Peg 92). Le peintre s’était peu à peu approprié son modèle : « I took your face home with me — forgive my presumption, Madam — and I produced this faint adumbration, which I expose with diffidence » (Peg 112). Par un surprenant échange de qualités, l’évocation d’une œuvre qui se substitue si bien au vivant entraîne une description quasi picturale du modèle agréablement surpris par le résultat : « The colour rushed into her face » (Peg 112).
23Dans la scène du portrait, l’actrice cesse d’être en représentation pour être représentation. C’est aussi l’occasion pour Reade de décocher une flèche à l’adresse des critiques de tout poil, qui jugent l’art en fonction des catégories desséchées sur lesquelles sont crispés les arbitres du goût. Ces critères préétablis empêchent de voir clair et d’apprécier spontanément : « I don’t think we could deceive [children] this way, because their eyes are without coloured spectacles; but when people have once begun to see by prejudices and judge by jargon, what can’t be done with them ? » (Peg 213).
24Une première preuve de la sagacité des enfants, supérieure à celle des adultes qui s’érigent en juges de tout, avait déjà été administrée lorsque l’actrice était venue répandre la joie dans le foyer du misérable peintre Triplet :
Happy Woffington ! and suppose this was more than half-acting, but such acting as Triplet never dreamed of; and to tell the honest simple truth, I myself should not have suspected it; but children are sharper than one would think, and Alcibiades Triplet told, in after years, that when they were all dancing except the lady, he caught sight of her face — and it was quite, quite grave, and even sad : but as often as she saw him look at her, she smiled at him so gaily — he couldn’t believe it was the same face. If it was art, glory be to such art so worthily applied ! (Peg 146)
25Preuve suprême de l’art de l’actrice, le narrateur se déclare lui-même dupé par le personnage de comédienne, dont il est pourtant le créateur. Lors de cette scène émouvante, ce n’est pas le romancier, mais un de ses personnages qui prend directement l’actrice en flagrant délit de relâchement, succombant à la sensibilité qui fait d’elle un être humain à part entière.
26Une nouvelle preuve du bon naturel de la comédienne est faite lorsqu’un personnage candide, la provinciale Mrs Vane, découvre le faux portrait : « How like! It seems to breathe. You are a great painter, sir. A glass is not truer... The pictures I see have a look of paint; but yours looks like life » (Peg 240). Mais cette fois, loin de contrôler totalement la mise en scène de la révélation, Peg Woffington se laisse surprendre. Le miracle passe non plus par un effet sonore, mais visuel, et s’apparente à celui de ces statues saintes d’où suinte un liquide que la piété fait prendre pour du sang ou des larmes. Précisément, c’est par ses sécrétions que le corps de l’actrice se révèle : « a big tear rolled down her cheek, and proved her something more than a picture or an actress » (Peg 242).
27Les larmes ont évidemment une valeur symbolique tout autre que n’en aurait la sueur au front de la comédienne en plein travail. « There is a heart at the bottom of all her acting, and that heart is good and noble » (Peg 239). La rédemption de la femme-objet passe par le cœur, comme chez Marguerite Gauthier sacrifiant son amour pour que paraissent sans tache les bonnes mœurs de la famille Duval. Chez Reade, ce n’est pas le père qui vient réclamer un fils, c’est l’épouse qui reconquiert son mari :
« Ah ! » cried Mabel; « Heaven will bless you ! But will you give me back his heart ? »
« How can I do that ? » said Mrs Woffington uneasily ; she had not bargained for this.
« The magnet can repel as well as attract. Can you not break your own spell ? What will his presence be to me, if his heart remain behind ? »
« You ask much of me. »
« Alas ! I do. »
« But I could do even this. » She paused for breath. « And perhaps if you, who have not only touched my heart, but won my respect, were to say to me, ‘Do so,’ I should do it. » Again she paused, and spoke with difficulty; for the bitter struggle took away her breath. « Mr Vane thinks better of me than I deserve. I have — only — to make him believe me — worthless — worse than I am — and he will drop me like an adder — and love you better, far better — for having known — admired — and despised Margaret Woffington. » (Peg 244-245)
28Reade, grand adaptateur du théâtre français de son temps, semble avoir lu de près La Dame aux camélias (1848), dont la version scénique fut jouée à Paris en février 1852; Peg Woffington date justement de novembre-décembre de la même année. Dans son dernier tiers, le roman bascule définitivement dans la sensiblerie victorienne : l’actrice devient une courtisane au grand cœur, une autre Traviata qui prend tout à coup conscience d’être exclue de la société. Celle qui, à la scène, feint d’éprouver les sentiments d’un personnage, n’a pas le droit d’en ressentir d’authentiques à la ville.
But who is Margaret Woffington... that she should pretend to honest love, or feel insulted by the proffer of a stolen regard ? And what have we to do with homes, or hearts, or firesides ? Have we not the play-house, its paste diamonds, its paste feelings, and the loud applause of fops and sots — hearts ? — beneath loads of tinsel and paint ? Nonsense ! (Peg 228-229)
29Le librettiste de Verdi ne fera pas mieux, l’année suivante, pour le grand monologue de Violetta à la fin du premier acte. Même quand l’actrice quitte le théâtre, elle n’a accès qu’à une « imitation de la vie », pour reprendre le titre du dernier film de Douglas Sirk, grand maître du mélodrame hollywoodien : Imitation of Life (1958, Mirage de la vie en version française) a pour héroïne une actrice, et le générique montre justement une pluie de faux diamants...
30Pour rendre un mari à son épouse légitime, l’actrice atteindra un nouveau sommet de son art. Elle devra feindre d’avoir feint les sentiments qu’elle ressentait vraiment et d’avoir séduit sans l’aimer un gentilhomme campagnard, à la suite d’un pari. Le jeu se serait prolongé si l’épouse fidèle n’était arrivée : « [she] took our play for earnest. It became necessary to disabuse her and to open your eyes » (Peg 261). En déclarant n’avoir jamais aimé, l’actrice agit pour une bonne cause, mais cette action morale reste une tromperie qui l’éloigne plus encore de la femme honnête, de celle qui affirme : « I cannot feign. Were I to attempt talent and deceit, I should be weaker than I am now » (Peg 238).
31Selon Charles Reade, Peg Woffington sait faire oublier son existence et dissimuler ses charmes propres pour devenir entièrement l’être qu’elle doit incarner. « She disfigured her own beauties to show the beauty of her art : in a word, she was an artist ! » (Peg 12). Le romancier convoque Colley Cibber en personne pour fournir sa définition du grand acteur : « an artist who has gone deep enough in his art, to make dunces, critics, and greenhorns take it for nature » (Peg 27-28). L’art théâtral apparaît donc comme une forme de contrefaçon, plus ou moins bien réalisée; en français dans le texte, Reade appelle les mauvaises actrices « Mesdames les Charlatanes » (Peg 11).
32Basculant irrémédiablement dans la sensiblerie, le roman propose en fin de parcours une exaltation de la sororité indéfectible qui permet à la vile théâtreuse et à l’épouse vertueuse de devenir amies, de s’appeler « sister » pour mieux pleurer ensemble, avant la séparation irrémédiable qu’imposent les convenances. Reade se montrera bien plus téméraire dans ses romans ultérieurs, mais à l’aube de sa carrière, il semble encore bien respectueux de la tyrannie de Mrs Grundy, qui rendait par exemple impossible une Bovary anglaise. Dans Peg Woffington, un personnage d’auteur dramatique s’exclame, en découvrant la liaison de l’actrice avec M. Vane : « What business had he, with a wife at home, to come and fall in love with you ? I do it for ever in my plays — I am obliged — they would be so dull else, but in real life to do it is abominable » (Peg 227). Le roman de Reade, contraint d’être « dull », ne se termine pas comme Masks and Faces. Dans la pièce, une fois tout rentré dans l’ordre dans le ménage Vane, le mot de la fin revenait comme il se doit à l’héroïne, avec une captatio benevolentiae traditionnelle :
Yes ; sure those kind eyes and bright smiles one traces
Are not deceptive masks — but honest faces.
I’d swear it — but if your hands make it certain,
Then all is right on both sides of the curtain. (Masks 172)
33Peg Woffington, au contraire, se termine quasiment en récit de conversion, la pécheresse repentie devenant une bienfaitrice de l’humanité, et la postérité aura eu beau jeu d’approuver le narrateur lorsqu’il déclarait, avant de passer à son long et peu palpitant épilogue :
« My story as a work of art... ends with that last sentence » (Peg 265).