1La postérité n’a apparemment pas pardonné à Charles Reade (1814-1884) son goût pour la démesure. L’heure de la réhabilitation n’a toujours pas sonné pour l’auteur de It Is Never Too Late to Mend (1856), The Cloister and the Hearth (1861) ou Hard Cash (1863) pour ne citer que les trois titres auxquels cet article s’intéresse plus spécifiquement. Reade semble n’avoir jamais vraiment su où s’arrêter, que ce soit dans sa frénésie de recyclage des textes, dans son désir de choquer le public victorien par des scènes sanguinolentes ou dans sa volonté de tout dire, quitte à écraser le lecteur sous une masse excessive de mots.
2L’un des premiers points caractéristiques de la personnalité littéraire de Charles Reade est peut-être la pratique du recyclage à outrance. Reade adaptait les textes, les réécrivait, les faisant passer d’un genre à un autre, qu’il s’agisse de ceux des autres ou des siens propres. Selon une pratique illustrée par un maître du Sensation Novel comme Wilkie Collins, il lui arrivait d’élaborer une même idée d’intrigue sous des formes différentes, en concevant successivement, voire simultanément, la version scénique et la version romanesque. Le long purgatoire que Reade traverse encore aujourd’hui résulte peut-être de cette fâcheuse tendance à la répétition, à l’auto-plagiat et au pillage en règle de ses contemporains. Reade a toujours su prendre son bien là où il le trouvait, ce qui lui permit de produire jusqu’à trois versions à partir d’une seule et même œuvre.
3À l’aube de sa carrière, à partir du début des années 1850, Reade connut quelques succès au théâtre, mais exclusivement en adaptant des pièces françaises (Scribe, Hugo, George Sand, entre autres). Dès 1852, il propose une comédie entièrement neuve, écrite en collaboration avec Tom Taylor : la pièce, Masks and Faces, se double d’un roman, Peg Woffington, qui paraît quelques jours après la première de la pièce. Tout en rédigeant le roman, Reade avait esquissé une autre pièce de théâtre, intitulée Gold, créée le 10 janvier 1853 à Drury Lane. Malgré les succès qu’il remporte à la scène, il pratiquera encore l’adaptation pendant plusieurs années. En août 1853, Reade publie son deuxième roman, Christie Johnstone, indépendant de tout projet scénique. Mais dès avant la parution, une autre ambition l’anime : transformer Gold en fiction, et c’est alors qu’il invente sa méthode de documentation, en l’occurrence pour se renseigner sur l’Australie où se passe une partie de l’action (Hughes 75).
4Peut-être du fait de cette méthode, la rédaction l’occupe beaucoup plus longtemps que prévu : trois ans pendant lesquels il multiplie les activités annexes, nouvelles, adaptations ou créations théâtrales. C’est seulement le 1er août 1856 que paraît It Is Never Too Late to Mend, roman adapté de la pièce Gold, que la presse salue. Reade devient célèbre du jour au lendemain. Depuis 1852, tant d’événements sont survenus que la « novélisation » diffère considérablement de la version scénique. En septembre 1853, un scandale survenu dans une prison de Birmingham (le suicide d’un jeune détenu âgé de quinze ans) avait éveillé chez Reade une vocation de pourfendeur des abus de la société victorienne, renforcée par la lecture du best-seller planétaire de l’époque, La Case de l’Oncle Tom. Découvrant les préoccupations humanitaires des anti-esclavagistes, Reade s’inventa une mission du même genre pour les « esclaves » de son pays, les prisonniers. Il se contente cependant de greffer assez artificiellement cette préoccupation nouvelle à l’intrigue de Gold. À l’histoire d’un fermier qui s’exile en Australie, d’où il revient riche, s’ajoutera donc, tant bien que mal, le récit des souffrances d’un prisonnier victime de geôliers sadiques. Cette boursouflure du récit n’en est que partiellement une, puisque le thème des prisons aurait dû être abordé dans Gold, Reade ayant simplement dû y renoncer, faute de place. It Is Never Too Late to Mend remporta un grand succès, et marqua un tournant dans la carrière de Reade, dès lors établi en tant que romancier.
5Désormais, dans la pratique de Reade, la version théâtrale ne précède plus, mais suit la version en trois volumes. Et pour bien illustrer ce principe, Reade retransforma, une dizaine d’années après, son roman en pièce de théâtre. Une adaptation scénique « pirate » avait été créée peu après la parution du roman, et c’est seulement en 1865 que Reade s’attela à It’s Never Too Late to Mend (on notera la contraction, qui distingue les deux titres), drame en cinq actes (puis quatre lors des reprises ultérieures), qui fut d’abord joué en tournée avant d’être créé à Londres, au Princess’s Theatre, le mercredi 4 octobre 1865. La pièce, qui resta 148 jours à l’affiche, devait connaître une longue carrière dans les pays anglophones. Avec un réalisme que certains jugèrent gratuit, le spectacle comprenait divers effets complexes de décor et d’éclairage (une ferme avec de vrais animaux, du vrai foin, un vrai moulin et une vraie pompe pour le premier acte, une prison au second acte, le clair de lune australien au troisième acte). Le passage d’un genre littéraire à l’autre fut relativement simplifié par l’écriture de Reade, extrêmement théâtrale même dans ses romans : le dialogue y est privilégié, et on retrouve mot pour mot les répliques de Gold dans It Is Never Too Late to Mend, à leur tour « recyclées » dans It’s Never Too Late To Mend, du moins dans la version postérieure à 1865, telle que Léone Rives l’a transcrite en annexe de sa thèse.
6En 1857, poursuivant ses activités de traducteur-adaptateur du théâtre français, Reade avait proposé The Pride of Poverty, version anglaise de la pièce Les Pauvres de Paris, d’Édouard Brisebarre et Eugène Nus. Cette « création » fut à l’origine d’un procès entre Reade, des adaptateurs concurrents et le Strand Theatre ; un échange de courrier eut lieu entre Reade, les auteurs français, la Commission des Auteurs et Compositeurs Dramatiques à Paris, le Ministère de l’Intérieur et le Consulat général de France en Angleterre. Une autre adaptation théâtrale, s’appuyant cette fois sur un roman anglais, donna lieu à un procès, lorsque Reade s’attaqua à Ralph the Heir de Trollope. Le vingt-sixième roman d’Anthony Trollope était paru en avril 1871. Enthousiasmé, contrairement aux critiques, Reade en rédigea, en à peine dix jours, une adaptation théâtrale qu’il termina en octobre, intitulée Shilly-Shally. Six mois après, alors que la pièce avait été acceptée par John Hollingshead, directeur du Gaiety Theatre, Reade se rendit compte qu’il aurait peut-être dû demander son avis à Trollope, parti en mai 1871 pour l’Australie. Il lui écrivit donc, le 7 mars 1872, mais les liaisons transcontinentales étant ce qu’elles étaient, Trollope ne reçut la lettre que le 20 mai, soit beaucoup trop tard pour intervenir.
7En l’absence du père, Reade s’était également adressé à Henry, l’aîné des fils de Trollope, pensant que cette adaptation, qu’il qualifie en toute modestie de « tolerably secure against failure », profiterait à tout le monde : « [It] is to the advantage of the novelist by throwing the doors of the theatre open to him on some future occasion » (Rives 134). Trollope père n’apprécia guère de se retrouver l’auteur malgré lui d’une œuvre dramatique. Il reçut de Reade une seconde lettre, à laquelle il répondit : « I admire your genius and value your friendship, and am anxious that there should be no quarrel between us. But I think you have done towards me what should not be done, and I should be pusillanimous were I not to express my opinion ». Cependant, il était déjà trop tard pour intervenir : la première de Shilly-Shally avait eu lieu le 1er avril 1872, le lundi de Pâques, devant un public enthousiaste. Il y eut au total 28 représentations. D’excellents comédiens avaient été engagés pour l’occasion, dont John L. Toole dans le rôle du tailleur Neefit. Le jeu de cet acteur comique très populaire « literally brought down the house and made the audience rock with delight » (Hollingshead, Gaiety Chronicles, dans Hall 371).
8Avec son adaptation, représentée lors de soirées théâtrales particulièrement longues, entre une « Bouffonnerie Musicale » et une « Japanese Extravaganza », Reade avait fait subir un traitement de choc à Ralph the Heir, dont il avait du moins le mérite d’avoir clarifié l’intrigue. Au terme de leurs disputes, Reade « denounced Trollope as a literary know-stick and a publisher’s rat, alluding to Trollope’s methodical way of composing his novels » (John Coleman, dans Hall, 371). Reade était pourtant plus méticuleux que Trollope dans sa recherche de documentation préalable, mais il était moins scrupuleux dans ses emprunts. Ironie du sort, il allait se faire un peu plus tard l’avocat de la loi sur le copyright au théâtre.
9L’adaptation de Ralph the Heir par Reade reçut des spectateurs un accueil favorable, même si certains journalistes parlèrent d’« indelicacy » et firent la fine bouche devant cette pièce pleine de choses « that must make a modest woman blush » (Daily Telegraph). Le reste de l’article signalait clairement que les passages vulgaires étaient l’œuvre du seul Reade. Celui-ci ne tarda pas à réagir, en dénonçant l’auteur de l’article qui n’était autre que Clement Scott, également auteur dramatique, dont la pièce avait été supplantée par Shilly-Shally. Richard Lee, dans The Morning Advertiser du 5 avril, parla même d’« indecency » (Trollope 365).
10Reade traîna l’affaire devant les tribunaux et obtint 200 livres de dommages et intérêts. Dans The Observer, Percy Fitzgerald, ami de Reade, rendit compte de la pièce, dont il déclara plus tard ne voir que « sad stuff ». Shilly-Shally ne fut jamais publié, le texte manuscrit en étant actuellement conservé à la bibliothèque de Princeton. Il semblerait cependant que la phrase la plus osée soit « He must marry her in her smock ».
11Le texte de It’s Never Too Late to Mend a été perdu, mais l’on sait grâce aux journaux que la première londonienne en fut houleuse ; il faut dire que ce n’est pas simplement le langage qui en était choquant, mais l’élément visuel. La représentation, sur scène, du suicide du jeune détenu provoqua des réactions indignées dans le public. Frederick Guest Tomlins, critique dramatique, se leva pour protester contre tant de brutalité. Les spectateurs prirent parti pour ou contre Reade, transformant la salle en « debating society » (MacCarthy, Reminiscences 412) ; la représentation fut interrompue, mais reprit après quelques instants et se termina sans incident.
12En 1863, le roman Hard Cash fut publié en feuilleton (sous le titre Very Hard Cash) par Dickens dans All the Year Round. Lorsque parut le dernier épisode, Dickens jugea nécessaire d’ajouter un préambule pour se désolidariser complètement du texte qu’il diffusait :
The statements and opinions of this Journal generally, are, of course, to be received as the statements and opinions of its Conductor. But this is not so, in the case of a work of fiction first published in these pages as a serial story, with the name of an eminent writer attached to it. When one of my literary brothers does me the honour to undertake such a task, I hold that he executes it on his own personal responsibility, and for the sustainment of his own personal reputation ; and I do not consider myself at liberty to exercise that control over his text which I claim as to other contributions. (« Note », All the Year Round, X, 26 December 1863, 419 ; Letters 10, 317 n.)
13En 1867, Reade osa aller encore un peu plus loin avec son roman sur la bigamie, Griffith Gaunt, dont Dickens trouva certaines scènes « extremely coarse and disagreeable » : « I should say that what was pure to an artist might be impurely suggestive to inferior minds (of which there must necessarily be many among a large mass of readers), and that I should have called the writer’s attention to the likelihood of those passages being perverted in such quarters » (Lettre à Wilkie Collins, 20 février 1867 ; Letters 11, 318).
14Plus frappante aujourd’hui que ses écarts en matière de franchise sexuelle, c’est la « cruauté » de Reade qui étonne, un goût pour le sang répandu qui cherche tous les moyens de s’exprimer. Jusque dans son épopée médiévale, Reade parvient à satisfaire cette passion. Les scènes de bagarre s’y prêtent évidemment (« the Abbot’s body came flying, hurled, as they thought by no mortal hand, and rolled on the floor spouting blood from back and bosom in two furious jets », CH 287), ainsi que l’évocation de la procession des flagellants (« flogging their bare shoulders till the blood ran streaming down ; but without a sign of pain in their faces, and many of them laughing and jesting as they lashed », CH 596). Le passage le plus « gore », le plus « graphic », de The Cloister and the Hearth correspond néanmoins à l’évocation de la vie d’anachorète du héros Gerard. Son épouse cherche à le rejoindre dans sa caverne entourée d’épaisses ronces, « tearing her clothes and her hands and feet, so that she was soon covered with blood » (CH 809-810). Refusant de céder à l’appel de la chair, l’ermite décide de se mortifier par tous les moyens : « he scourged himself till the blood ran, and so lay down smarting » (CH 833). Mais comme ce châtiment ne lui apparaît pas suffisant, il va plus loin : « he rose hastily with a cry of dismay, and stripping to the skin climbed up to the brambles above his cave, and flung himself on them, and rolled on them writhing with the pain : then he came into his den a mass of gore, and lay moaning for hours » (CH 834).
15Détail intéressant, l’amour extrême de Reade pour les moments « gore » n’était apparemment pas du goût de tous les publics, et le public d’outre-Atlantique se voyait offrir de ses romans une version expurgée, d’où disparaissaient les passages les plus riches en hémoglobine. Se trouve ainsi écourtée, dans Hard Cash, la scène de la bagarre entre le héros, Alfred Hardie, et les différents employés de l’asile psychiatrique où il est enfermé abusivement. Au paroxysme du combat, on peut lire dans les deux versions :
Cooper then sprang furiously on Alfred, and went kneeling up and down him. Cooper was a heavy man, and his weight crushed and hurt the victim’s legs ; but that was a trifle ; as often as he kneeled on Alfred’s chest, the crushed one’s whole framework seemed giving way, and he could scarcely breathe.
16Dans l’édition américaine, l’infirmier est alors freiné dans son élan par un collègue : « But Brown drew Cooper back by the collar, saying, “D”ye want to kill him ? » (HCus I, 546). L’agresseur est aussitôt maîtrisé par le reste du personnel. C’est donc tout le passage suivant qui est purement et simplement supprimé, passage qui se trouve précisément être le plus sanglant :
Cooper warmed to his work, and kneeled hard on Alfred’s face. Then Cooper jumped knees downwards on his face. Then Cooper drew back and jumped savagely on his chest. Then Alfred felt his last hour was come : he writhed aside, and Cooper missed him this time and overbalanced himself ; the two faces came together for a moment, and Alfred, fighting for the life, caught Cooper with his teeth by the middle of the nose, and bit clean through the cartilage with a shrill snarl. Then Cooper shrieked, and writhed, and whirled his great arms like a windmill, punching at Alfred’s head. Now man is an animal at bottom, and a wild animal at the very bottom. Alfred ground his teeth together in bull-dog silence till they quite met, and with his young strong neck and his despair shook that great hulking fellow as a terrier shakes a cat, still grinding his teeth together in bull-dog silence. Then men struck him, shook him, in vain. At last they got hold of his throat and choked him, and so parted the furious creatures : but not before Mrs Archbold and nurses Jane and Hannah had rushed into the room, drawn by Cooper’s cries. The first thing the new comers did was to scream in unison at the sight that met them. On the bed lay Alfred all but insensible, his linen and his pale face spotted with his persecutor’s blood. Upon him kneeled the gory ruffian swearing oaths to set the hair on end. (HCgb II, 330)
17Il n’est pas difficile de repérer pourquoi ce passage devait être exclu : par son insistance cynique sur l’animalité des combattants, par ses relents de cannibalisme, par la frénésie inhumaine qui s’empare des personnages dans ce qui s’avère être un combat à mort, et peut-être tout simplement parce qu’on y voit couler le sang, le sang du bourreau comme celui de la victime. Fort heureusement pour les âmes sensibles, Reade s’était lui-même imposé un minimum de retenue puisqu’il se contente d’évoquer sans les transcrire les jurons à faire dresser les cheveux sur la tête.
18Dans It Is Never Too Late to Mend, Reade fait également couler l’hémoglobine à plaisir. Même s’il cherche à y égaler Uncle Tom’s Cabin, roman qui prêche la compassion et la tendresse, Reade s’éloigne sur un point décisif du chef-d’œuvre de Mrs Beecher Stowe, où « the master-hand unrolled the great chromatic theory » (It Is 293). C’est avec une jubilation sadique qu’il semble décrire les souffrances infligées aux prisonniers, alors que Harriet Beecher Stowe pratique au contraire l’ellipse de la torture ; Uncle Tom’s Cabin ne décrit que des cruautés morales, et évite soigneusement de basculer dans le sanglant. Ainsi, à la fin du chapitre 33, Legree donne à ses acolytes un ordre sinistre : « Here, Sambo, Quambo, give this dog such a breakin’ in as he won’t get over, this month ! ». Le chapitre se clôt sur ces mots : « all rose, as by a general impulse, while they dragged him unresisting from the place » (Tom 309). Le chapitre 34 s’ouvre sur cette évocation : « It was late at night, and Tom lay groaning and bleeding alone, in an old forsaken room of the gin-house, among pieces of broken machinery, piles of damaged cotton, and other rubbish which had there accumulated » (Tom 310). Par un habile mélange d’understatement et d’une sorte de pathetic fallacy (« broken » et « damaged » s’appliquent autant à Tom qu’aux objets qui l’entourent), la romancière américaine parvient à contourner la difficulté et à ne pas offenser la sensibilité de ses lecteurs et peut-être surtout de ses lectrices. Nouvelle ellipse au chapitre 40, qui provoque ce commentaire de la narratrice : « Scenes of blood and cruelty are shocking to our ear and heart. What man has nerve to do, man has not nerve to hear » (Tom 358).
19Reade, au contraire, se complaît dans l’évocation de la barbarie et comble ainsi les blancs laissés par le texte de Mrs Beecher Stowe. Au chapitre 4, le narrateur revendique une certaine pudeur : « What she suffered in that room the first month after George’s departure I could detail perhaps as well as any man living ; but I will not ; there is a degree of anguish one shrinks from intruding upon too familiarly in person : and even on paper the microscope should spare sometimes these beatings of the bared heart » (It Is 51). Mais Reade cède bientôt à une fascination dickensienne pour le spectacle de la violence. Son roman, malgré une réminiscence d’Oliver Twist (après la rébellion du jeune prisonnier, la direction déclare : « It would be well if Josephs’ gruel were not made so strong for him », It Is 133), préfigure plutôt A Tale of Two Cities dans son intérêt morbide pour le sang versé. « At a period of the reign of terror the Parisians got to find a day weary without the guillotine. If by some immense fortuity there came a day when they were not sprinkled with innocent blood, the poor souls s’ennuyaient. This was not so much thirst for any particular liquid as the habit of excitement » (It Is 237).
20Même après les scènes de la prison, où l’on concevait encore que Reade ait à évoquer des atrocités, le goût de l’hémoglobine continue à se manifester jusqu’aux dernières pages. L’infâme Meadows évoque la force de ses dix-huit ans, prouvée lors d’une bagarre : « I put my foot on his neck and kept him down for all he could do, and over his body I fought the best man of the lot, and thrashed him so that his whole mug was like a ball of beetroot » (It Is 693).
21Reade ne concevait apparemment pas la possibilité d’une narration d’où le sang ruisselant soit exclu, comme l’illustre au détour d’une phrase la métaphore de la torture comme récit. Dans It Is Never Too Late to Mend, la flagellation du prisonnier surnommé Little Gillies est très explicitement comparée à la publication d’un roman en feuilleton dans quelque revue victorienne :
Little Gillies was hoisted to receive twenty lashes ; at the twelfth the governor ordered him down.
He broke off the tale as our magazines do, with a promise — « To be continued. »
Little Gillies, like their readers, cried out, « No, sir. Oh, sir, please flog me to an end, and ha’ done with it. I don’t feel the cuts near so much now — my back seems dead like. » (It Is 140)
22La victime suppliant son bourreau de poursuivre son travail, telle est l’image fantasmatique du lecteur tel que Reade se plaît à le concevoir. Plus loin dans le même roman, la torture est proposée comme support d’un exercice spirituel : « Imagine now the severest Cramp you ever felt artificially prolonged for hours and hours. Imagine yourself cramped in a vice, no part of you movable a hair’s breadth, except your hair and your eyelids. Imagine the fierce cramp growing and growing, and rising like a tide... » (It Is 264-265). Reade ne dédaigne pas de rejoindre la cohorte des « moral butchers » (It Is 217), mais comme il l’explique par la bouche d’un de ses personnages, « Volenti non fit injuria — that means, you may torture a bishop if he bids you » (It Is 161). Le lecteur victorien est donc cet évêque qui appelle de ses vœux les mauvais traitements, et l’interruption volontaire du récit est en effet l’une des tortures que Reade aime lui infliger, entre autres. Quantité de ses chapitres se terminent sur des effets d’annonce qui ne font que différer les révélations tant attendues : « What followed will be related by the assassin » (CH 651). Cette phrase qui clôt le chapitre LXIX de The Cloister and the Hearth est immédiatement suivie du discours promis. La clef de l’énigme se fait parfois attendre plus longtemps : « He locked the information in his own breast. The use he made of it ere long, my reader will not easily divine : for he did not divine it himself. But time will show » (CH 452).
23The Cloister and the Hearth relate, sans le dire avant la toute dernière page, l’histoire des parents de l’humaniste Erasme, et le narrateur sème, sinon des indices, du moins des phrases qui laissent présager la célébrité de l’enfant des deux protagonistes (CH 663). « Suspense is the soul of narrative » et le conteur avisé sait « when to water the suspense, and extract the thrill as far as possible » (CH 425-426). Mais Reade affirme respecter de tout autres principes et prétend éviter toute attente inutile. Deux objectifs contradictoires sont articulés par le narrateur de The Cloister and the Hearth, et Reade déclare écrire tantôt dans l’urgence, tantôt à loisir.
24D’une part, il faut aller vite, ne pas perdre de temps, et il est vain de laisser le lecteur spéculer sur des questions qui peuvent être rapidement tranchées : « if my reader is fond of wasting his time, as some novel readers are, he cannot do it more effectually than by guessing [which incident then happened] » (CH 441). Pour aller encore plus droit à l’essentiel, l’écriture paraît souvent inefficace, et cède la place à un medium apparemment beaucoup plus direct et plus rapide : le dessin. Dès les premières pages du roman, Reade déplore son incapacité par rapport à l’art des dessinateurs les plus réputés de son temps : « I need the pencil of Granville or Tenniel to make you see... » (CH 30). Cet aveu d’incapacité entraîne logiquement un éloge de l’image, signe supérieur car immédiatement compréhensible par tous :
But although the words were to them what hieroglyphics are to us, there was something in the letter they could read. There is an art can speak without words : unfettered by the penman’s limits, it can steal through the eye into the heart and brain, alike of the learned and unlearned : and it can cross a frontier or a sea, yet lose nothing. It is at the mercy of no translator : for it writes an universal language. (CH 404)
25L’image dessinée est employée à plusieurs reprises dans les autres romans de Reade : pas moins de trois fois dans It Is Never Too Late to Mend : sont ainsi représentés la tombe maternelle où se réconcilient le héros et son frère (« By-and-by the brothers came to this — », 39), les premières pépites d’or (« Then turn your eyes hither, for here it is », 506), le ciel étoilé de l’Australie (« George’s eye followed Robinson’s finger, and in the centre of the dark vault of heaven this glittered : — », 622).
26Selon un procédé comparable, la métaphore, image faite de mots, a pour effet de faire gagner du temps au lecteur comme au narrateur. Reade propose au lecteur une comparaison lui permettant de mieux percevoir l’état d’esprit des personnages et commente : « This image is to supply the place of interminable details, that would be tedious and tame » (CH 874). Reade fait confiance au pouvoir de suggestion de certains mots-clefs, et c’est à l’imagination de son lecteur, ou plutôt de sa lectrice, qu’il revient de se former une image mentale de ce qu’il serait trop long de décrire en détail : « Maternity. You, who know what lies in that word, enlarge my little sketch, and see the young mother nursing and washing, ... » (CH 688). Autre appel à la sensibilité féminine, capable d’étoffer un récit délibérément peu disert : « we male writers seldom do more than indicate the griefs of the other sex. The intelligence of the female reader must come to our aid, and fill up our cold outlines. So I have indicated, rather than described, what Margaret Brandt went through... » (CH 651).
27La hâte du narrateur est cependant toute relative, dans ces romans d’une longueur toute victorienne. Quand Reade déclare « as this part of the letter was occupied with notices of places, [...] I skip the topography, and hasten to that part where... » (CH 514). Quand on sait que la lecture à haute voix de la lettre en question occupe plus de soixante pages (483-546), dans une édition moderne comptant un peu plus de neuf cents, on s’interroge sur la bonne foi du romancier qui prétend souvent condenser et résumer, d’autant que le principe qui gouverne cette narration est exposé, en creux, dès la première page : « There is a musty chronicle, written in tolerable Latin, and in it a chapter where every sentence holds a fact. Here is told, with harsh brevity, the strange history of a pair... » (CH 5). Ce que prétend faire Reade, c’est relater cette histoire d’une manière tout autre, c’est donner de l’épaisseur à des personnages que les chroniqueurs sévères présentent « curtly and coldly [...] for epitomes are not narratives, as skeletons are not human figures » (CH 5). Le romancier moderne intervient pour donner un peu de chair à ces squelettes, pour suppléer aux déficiences du « general reader » : « the writers have left so much to the imagination, and imagination is so rare a gift » (CH 5).
28Tout en se déclarant fréquemment limité par l’espace alloué par l’éditeur (It Is 137), Reade a précisément pour but, dans The Cloister and the Hearth, de suggérer l’écoulement du temps, et plus spécialement d’un temps lent :
Now all narrators whether of history or fiction, are compelled to slur these barren portions of time — or else line trunks. The practice however tends to give the unguarded reader a wrong arithmetical impression, which there is a particular reason for avoiding in these pages as far as possible. I invite therefore your intelligence to my aid, and ask you to try and realize that [...] they trudged over a much larger tract of territory than that, their passage through which I have described so minutely. (CH 237)
29Est-ce la raison pour laquelle il multiplie les digressions, ou du moins les développements qui peuvent paraître inutilement développés ? Outre la très longue « lettre » évoquée précédemment, on trouve dans ce roman dix pages de querelles byzantines sur la théologie (672-683) et de très longs discours médicaux (CH 203-215 ; c’est le péché mignon de Reade, qui en abuse également dans Hard Cash [88-102]).
30Outre ces pièces rapportées, qui allongent démesurément le récit, Reade a recours à tous les moyens disponibles pour produire un texte aussi plein, aussi débordant que possible. On a mentionné l’introduction de dessins, mais il faudrait aussi évoquer le recours aux onomatopées dans It Is Never Too Late to Mend, que ce soit pour suggérer les coups assénés, comme dans une bande dessinée : « Smack ! ooff ! » (173), ou pour évoquer les mille bruits de l’éveil de la nature : « “Yock ! yock ! o chio faliera po ! Otock otock tock ! o chio chee ! o chio chee !” “Jug ! jug ! jug ! jug !” “Off we go ! off we go !” » (577-579). Reade apprécie notamment la présentation sur deux colonnes, censée opposer deux discours ou deux événements simultanés mais divergents (It Is 153-155, 336 ; HCus 149-150). Reade aime à faire proliférer les codes linguistiques en introduisant des fragments rédigés dans d’autres idiomes (latin, jargons divers) suivis de leur traduction (HCus 78-79). En insérant dans le récit les textes d’autres scripteurs, Reade accumule les voix narratives, phénomène qui se démultiplie dans Hard Cash, lorsqu’il reproduit le journal intime de l’héroïne, qui inclut d’autres documents encore, des lettres en particulier (HCus 426-448), puis, annoté et commenté par le héros, le journal intime de la sœur de celui-ci (HCus 447-457). Ce procédé
may be trusted to conduct this narrative forward, and relieve its monotony a little : only of course the reader must not expect to see the plot of a story carried minutely out in two crude compositions written with an object so distinct : he must watch for glimpses and make the most of indications. Nor is this an excessive demand upon his intelligence ; for, if he cannot do this with a book, how will he do it in real life, where male and female characters reveal their true selves by glimpses only, and the gravest and most dramatic events give the diviner so few and faint signs of their coming ? (HCus 426)
31Cette profusion des formes, cette surabondance de moyens s’avère bien nécessaire face à l’ampleur des sujets abordés par le romancier, en ce siècle excessif qu’est le xixe siècle. Pour chanter la glorieuse époque victorienne, où les Titans sont vaincus par l’homme, où l’esprit humain défie le temps et l’espace, il faudrait un nouvel Homère, un grand poète, ou du moins un auteur auquel les conditions de publication de son temps laissent la possibilité de souffler dans une trompette épique. « I cannot sing this song, because I am neither Lamartine, nor Hugo, nor Walter Scott. I cannot hum this song, because the severe conditions of my story forbid me even to make the adventurous attempt. I am here to tell not the great tale of gold, but the little story of how Susan Merton was affected thereby » (It Is 532). Reade, pourtant plein d’assurance, en viendrait presque à douter de ses capacités :
When we write a story or sing a poem of the great nineteenth century, there is but one fear — not that our theme will be beneath us, but we miles below it ; that we shall lack the comprehensive vision a man must have from heaven to catch the historical, the poetic, the lasting features of the Titan events that stride so swiftly past in this gigantic age. (It Is 534)
32À époque excessive, littérature excessive. Reade conclut The Cloister and the Hearth par une affirmation de son propre génie exceptionnel. « [History] has no more comprehended magnum Erasmum, than any other pigmy comprehends a giant, or partisan a judge » (CH 913). S’ensuit un paragraphe où le narrateur nous explique précisément ce qu’était Erasme : il faut donc que Reade soit lui-même un géant, pour avoir pénétré la personnalité d’un tel génie. Et pas n’importe quel génie, en l’occurrence : « First scholar and divine of his epoch, he was also the heaven-born dramatist of his century » (CH 913). Autrement dit, Erasme était un collègue de Reade, et entre génies, il est normal de se comprendre. Décidément, Reade ne reculait devant aucun excès.