1Le 22 août 1844, William Makepeace Thackeray s’embarque à Southampton. Un peu plus d’un an après, il regagne l’Angleterre. Entre ces deux dates, il aura parcouru une dizaine de pays qu’il était de coutume de regrouper sous un vocable magique : l’Orient. La magie de cette partie du monde tient essentiellement à son opposition radicale avec l’Occident, référence exclusive des visiteurs européens. Thackeray était lui-même quelque peu « oriental » puisque, né à Calcutta, il avait passé en Inde les six premières années de sa vie. Pour ses Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo, publiées en 1846, il adopte une fois de plus un masque dont il était coutumier, puisque la préface explique que le Grand Tour dont le récit va suivre a été accompli par Michael Angelo Titmarsh, persona employée par l’écrivain dans Punch. Les Notes ont d’ailleurs été précédées par une série d’articles publiés dans ce magazine, sous le titre « Wandering of our Fat Contributor ». Le jeu narratif se poursuit tout au long du texte, avec de discrets rappels de temps à autre : « [...] I reasoned pleasantly with myself [...]. “Michael Angelo”, I said, ‘you are still (by courtesy) young [...] » (644).
2Ces Notes, rédigées par un intellectuel familier des réalités asiatiques et coloniales, se présentent donc délibérément comme les réflexions d’un touriste blasé, « concerned to emphasise the superiority of English ways of doing things » (Taylor 214), même si l’on peut imaginer les bévues qu’aurait pu accumuler au sujet de l’Orient l’autre personnage préféré de Thackeray, le domestique Yellowplush. À cette schizophrénie, fruit d’un étrange détour narratif et source de multiples détours stylistiques, s’adjoint le dédoublement d’un Thackeray à la fois auteur et illustrateur du texte. L’image joue dans les Notes un rôle central qui renvoie à l’impossible immédiateté du récit de voyage, nécessairement biaisé par quantité de filtres, de barrières et d’obstacles s’opposant à cette transcription/reproduction directe du réel dont rêvaient les Victoriens.
3Le chauvinisme et les limites du personnage par lequel l’Orient est filtré éclatent d’emblée, puisque tout objet, tout bâtiment, tout élément relevant de l’altérité dépaysante est aussitôt ramené à du familier, à une identité britannique censément connue du lecteur. Le recours à des références communes, à des réalités mieux balisées que celles qu’il faut décrire, est un procédé employé de longue date, puisque l’on a pu définir le genre du récit de voyage comme « un récit qui a le souci de traduire l’autre dans les termes du savoir partagé » (Hartog 19). L’usage d’analogies s’avère presque inévitable, puisque la comparaison est une figure qui offre un « modèle d’intelligibilité » (Hartog 55) de données qui pourraient, autrement, s’avérer difficiles à appréhender pour qui n’y a pas accès personnellement.
4Ce détour, qui fait comprendre l’inconnu en passant par le connu, peut fonctionner de plusieurs manières. « Issue du monde où l’on raconte, la comparaison fait voir ; directement : a est comme b ; ou analogiquement : a est à b comme c à d. Opérateur de traduction, elle filtre l’autre en même » (Hartog 242). L’on apprend ainsi dans les Notes que, pour le touriste britannique, Smyrne est à l’Orient ce que Calais est à la France. « Smyrna seems to me the most Eastern of all I have seen ; as Calais will probably remain to the Englishman the most French town in the world » (628). De par leur position commune de porte d’entrée sur l’étranger, les deux villes, pourtant si différentes l’une de l’autre, peuvent se rejoindre.
5Les premiers chapitres du voyage de Thackeray se contentent d’incursions momentanées en terre étrangère, chaque visite se terminant inéluctablement par un retour à bord du vaisseau qui transporte les touristes britanniques. La ville espagnole de Vigo où ils passent une demi-heure prend l’aspect théâtral des façades dressées par Potemkine pour donner à Catherine II l’illusion de traverser un pays prospère : « it appeared like a dream, too, or a little show got up to amuse us », mais lorsque l’escale prend fin, « we found ourselves again in the great stalwart roast-beef world » (593). En ces premiers temps, la seule vérité est encore celle de l’anglicité stéréotypée, qui consentira à peine à s’élargir à une certaine idée de l’Occident : « the churches are more or less large and splendid, the palaces pretty spacious, all the world over » (593). Voyager est un fardeau, puisque tout se ressemble, en Europe, d’une capitale à l’autre.
6Dès l’arrivée en Espagne, soit quelques pages après l’ouverture du récit, le narrateur éprouve le besoin de prendre ce détour pour faire mieux comprendre ce qu’il évoque. « When it is said that these beggars were as ragged as those of Ireland, and still more voluble, the Irish traveller will be able to form an opinion of their capabilities » (592). Le meilleur moyen de dépeindre le mendiant espagnol, c’est de le réduire à une réalité familière, à peine modifiée. On remarque cependant que cette analogie n’est accessible qu’à un lecteur-voyageur : elle reste ésotérique pour celui qui n’a jamais quitté la métropole.
7Très vite, cependant, le narrateur a recours à des comparaisons directement explicites pour le plus indéracinable des cockneys, des images qui s’appuient sur des éléments de la réalité londonienne pour mieux déprécier l’univers exotique qu’elles rendent manifestes. C’est d’abord la grand-place de Vigo, « which may be about as big as that pleasing square, Pump Court, Temple » (592), puis le palais royal de Lisbonne, où la décoration de la salle du trône inclut « an enormous gilt crown, than which I have never seen anything larger in the finest pantomime at Drury Lane » (599). Mesquinerie des proportions ou démesure impossible, rien de ce qui est étranger ne saurait avoir les justes dimensions de l’Angleterre.
8Pourtant, la référence à l’une des plus célèbres scènes de la vie dramatique londonienne n’est pas nécessairement péjorative, même si elle contribue à la déréalisation des lieux ainsi comparés. Au chapitre 7, la description de Constantinople s’ouvre ainsi par l’analogie avec un de ces shows à grand spectacle dont les Britanniques étaient (et sont toujours) friands en période de fête :
There the fog cleared off as it were by flakes, and as you see gauze curtains lifted away, one by one, before a great fairy scene at the theatre. This will give idea enough of the fog ; the difficulty is to describe the scene afterwards, which was in truth the great fairy scene, than which it is impossible to conceive anything more brilliant and magnificent. I can’t go to any more romantic place than Drury Lane to draw my similes from — Drury Lane, such as we used to see it in our youth, when to our sight the grand last pictures of the melodrama or pantomime were as magnificent as any objects of nature we have seen with maturer eyes. (636)
9Le narrateur avoue ici son incapacité, ou du moins le sentiment de son incompétence lorsqu’il s’agit de résoudre le problème qui se pose à l’auteur de tout récit de voyage : « comment, de manière persuasive, inscrire le monde que l’on raconte dans le monde où l’on raconte » (Hartog 225). Il se voit contraint d’user de pis-aller, il doit se contenter, faute de mieux, d’images empruntées au carton-pâte du théâtre, aptes à éblouir des yeux d’enfants. C’est à un monde d’illusion que le narrateur doit alors renvoyer le lecteur, quitte à échouer dans sa mission si ce dernier ne partage pas les mêmes références britanniques : « I puzzle my brains and find no better likeness for the place. [...] If you were never in this way during your youth ravished at the play-house, of course the whole comparison is useless » (636).
10L’échec de l’analogie ne dépend plus ici du défaut de complicité géographico-culturelle entre narrateur et lecteur, mais d’une lacune essentielle dans la sensibilité de ce dernier. Thackeray déclare ici sa foi en la valeur évocatrice de la simple nomination : loin des précisions chiffrées chères aux guides touristiques, il affirme sa préférence pour l’effet que doit suffire à produire l’exotisme des noms de lieux :
But if you were never affected by a theatre, no words can work upon your fancy, and typographical attempts to move it are of no use. For, suppose we combine mosque, minaret, gold, cypress, water, blue, caïques, seventy-four, Galata, Tophana, Ramazan, Backallum, and so forth, together, in every so many ways, your imagination will never be able to depict a city out of them. [...] Has your fancy, which pooh-poohs a simile, faith enough to build a city with a foot-rule ? Enough said about descriptions and similes (though whenever I am uncertain of one I am naturally anxious to fight for it) [...] (637)
11Le texte littéraire visant à faire visualiser un lieu dans l’imagination n’est donc viable que s’il s’adresse à un lecteur doté de facultés suffisantes. Le narrateur décrit ici son travail comme le fruit d’une combinatoire : typographique régie par le hasard, comme s’il suffisait de réunir un certain nombre d’ingrédients lexicaux dépaysants, noms propres ou noms communs, et de les mélanger suffisamment pour que le pêle-mêle ainsi produit engendre le résultat escompté. Le pouvoir évocateur des mots ne résiste malheureusement pas à l’épreuve des faits : « The Palace of the Seraglio, the cloister with marble pillars, the hall of the ambassadors, the impenetrable gate guarded by eunuchs and ichoglans, have a romantic look in print ; but not so in reality » (652).
12Autre détour qu’emprunte le texte pour signifier l’Orient : l’image, où Thackeray trahit ses talents d’illustrateur privilégié de ses propres œuvres. Malgré d’évidentes limitations techniques, et même si son dessin reste le plus souvent malhabile, l’auteur des Notes propose un certain nombre d’images qui accompagnent son texte comme autant de suppléments qui semblent nécessaires pour donner au lecteur une plus juste idée des contrées visitées, ou plus précisément, de la diversité de leurs populations. L’image la plus schématique, reposant uniquement sur la typographie, est parfois la plus efficace pour transcrire une impression, ainsi lorsque le narrateur évoque les Pyramides du Caire, « two big ones and a little one — ! ! ! » (711).
13Pour tenter de rendre à l’altérité orientale l’immédiateté avec laquelle elle surgit quand elle s’impose aux yeux du touriste, le narrateur renonce à l’intelligible au profit du sensible, il cesse de parler à l’esprit du lecteur pour s’adresser directement à sa vue. « Here are a pair of them, Fath Allah and Ameenut Daoodee his father, horse-dealers by trade, who came and sat with us at the inn, and smoked pipes (the sun being down), while the original of the above masterpiece was made » (700 ; fig. 1). La phrase par laquelle le narrateur souligne la présence de l’image affirme que c’est l’Oriental en personne qui est alors brandi en face du lecteur occidental, la médiation de l’image étant rappelée par la référence ironique à un chef-d’œuvre. Plus loin, l’image est au contraire présentée comme une simple parenthèse, comme une note de bas de page à laquelle le lecteur peut se référer, mais sans que cela entrave le cours du récit : « I saw the chief eunuch of the Grand Turk at Constantinople pass by — (here is an accurate likeness of his beautiful features) — but with what a different expression ! » (708 ; fig. 2).
Fig. 1. — Illustration de Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo.
Fig. 2. — Illustration de Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo.
14L’emploi du substantif « likeness » pour désigner ces portraits d’autochtones, dont le caractère sommaire rend illusoire le projet de refléter une personnalité, renvoie aux comparaisons dont il a été question plus haut, que le narrateur qualifiait du même terme. Il s’agit bien, à partir d’une réalité observée, mais aussi interprétée, puis remémorée (l’image figurant au chapitre 15, « To Cairo », renvoie explicitement au souvenir d’une esclave vue à Constantinople ; fig. 3), de proposer au non-voyageur une similitude, une analogie verbale ou graphique, comme si le code sémiotique utilisé était somme toute indifférent. L’insertion d’images dans le texte de Thackeray est pourtant loin d’aller de soi, comme on peut le remarquer à propos des plus élaborées de ces illustrations.
Fig. 3. — Illustration de Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo.
15C’est au chapitre 7 qu’apparaît la première et la plus ambitieuse des images conçues par Thackeray. Il s’agit d’une planche hors-texte, intitulée « A Street View at Constantinople » (fig. 4). Curieusement, cette illustration est reliée au récit de manière bien plus lâche que celles dont il vient d’être question. Loin de renvoyer le lecteur à l’image enchâssée dans la page imprimée, le narrateur dépeint une scène en tous points comparables à cette « Street View », mais sans préciser le lien unissant texte et image. L’extrait suivant intervient au cours d’une évocation de l’affection des Turcs pour leurs enfants, et plus particulièrement la manière dont les parents promènent leurs rejetons dans de petites voitures :
I have a picture of one of them now in my eyes : a little green oval machine, with flowers rudely painted round the window, out of which two smiling heads are peeping, the pictures of happiness. An old, good-humoured, grey-bearded Turk is tugging the cart ; and behind it walks a lady in a yakmac and yellow slippers, and a black female slave, grinning as usual, towards whom the little coach-riders are looking. A small sturdy barefooted Mussulman is examining the cart with some feelings of envy : he is too poor to purchase a ride for himself and the round-faced puppy-dog, which he is hugging in his arms as young ladies in our country do dolls. (647)
16Le lecteur un tant soit peu observateur ne peut s’empêcher de remarquer la ressemblance entre cette scène et l’image hors-texte. Une question se pose alors : ce passage offre-t-il une image de la réalité turque, ou une image de l’image ? S’agit-il de la description d’une réalité observée ou de l’ekphrasis d’une œuvre d’art, soit a likeness of a likeness ? L’expression « I have a picture [...] in my eyes » semble indiquer que l’image, même si elle n’a pas encore pris forme concrète, pré-existe du moins dans l’esprit du narrateur, sous l’aspect d’une vignette composée. Le présent de narration fixe la scène dans l’éternité, arrachant l’anecdote au récit événementiel rédigé au passé. Curieusement, la description verbale renverse l’ordre d’importance des éléments visibles sur l’image : le petit garçon présent à droite, au premier plan, est bien plus frappant que la carriole. Il est plus grand, perspective oblige, et plus contrasté, les autres personnages se fondant davantage dans le décor. Un personnage est oublié par le texte : la petite fille agenouillée qui fait face à cet enfant. Il n’y a donc pas redondance totale, même si la suite du texte prolonge l’adéquation à l’image en évoquant son arrière-plan, la mosquée du sultan Ahmed et ses six minarets blancs, qui rendent le quartier de l’Atmeidan « exceedingly picturesque » (647).
Fig. 4. — Illustration de Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo.
17Le chapitre 10, « Telmessus-Beyrout », se termine sur une illustration, placée à la suite du texte en guise de cul-de-lampe ou colophon. On peut dire que l’image fait office de point final du chapitre qui reste en suspens en évoquant le don au narrateur, par un prince libanais, de cette « little figure of a doll dressed in the costume of Lebanon » (fig. 5) :
So Prince Cogia Hassan went over the side with his chest of sweetmeats, but insisted on leaving the doll, which may be worth twopence-halfpenny ; of which, and of the costume of the women of Lebanon, the following is an accurate likeness : — (671)
18Il est ici permis au lecteur de ressentir une certaine hésitation face à cette image qui remplit une double fonction en représentant aussi bien l’objet offert au narrateur que les êtres vivants dont il est une figuration. Un peu plus haut dans le texte, Thackeray mentionne « the dress of the blue-veiled woman from the Lebanon, stalking solemnly through the markets, with huge horns, near a yard high, on their foreheads » (669). C’est ici l’illustration qui jouit d’un statut ambigu, puisqu’il peut s’agir aussi bien de l’image d’une réalité que de l’image d’une image.
Fig. 5. — Illustration de Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo.
19Thackeray insinue lui-même le doute dans l’esprit du lecteur, à propos d’une autre illustration qui précède de peu celle dont il vient d’être question. Il propose dans le même chapitre un portrait de Mariam, jeune fille syrienne dont il fut autorisé à esquisser les traits, en compagnie d’un autre artiste (fig. 6). Selon une tradition de l’art occidental qui devait encore être illustrée quelques années plus tard avec la célèbre Olympia de Manet, la beauté de la femme blanche, ici richement vêtue, est mise en relief par la « laideur » conventionnelle de l’esclave noire munie d’un ustensile domestique. Thackeray souligne au passage l’inadéquation de ses moyens face à un sujet digne des plus grands maîtres, puisque la cuisinière africaine présente « a benevolent grin, that only the admirable Leslie could paint » (668 ; Charles Robert Leslie, 1794-1859, était un peintre réputé pour ses scènes de la vie quotidienne).
Fig. 6. — Illustration de Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo.
20Le récit qui accompagne « the following authentic drawing » (668) est de nature à rendre cette authenticité sujette à caution. Le narrateur explique en effet que, pour vaincre la résistance de la timide Mariam, il a recours à un stratagème : il dessine d’abord la mère de la jeune fille. Convaincue par cet échantillon du talent de Thackeray, la belle Syrienne jusqu’alors tapie dans l’ombre se laisse enfin voir. Mais le portrait de la mère s’avère être un « anti-portrait » : « we did not depict that big old woman, who would have been frightened at an accurate representation of her own enormity ; but an ideal being, all grace and beauty, dressed in her costume, and still simpering before me in my sketch-book like a lady in a book of fashions » (668). La ruse est ingénieuse, mais comment le lecteur peut-il être assuré que pour le second portrait, l’artiste a renoncé au code stéréotypé des journaux de modes ? Le texte jette un pont entre la réalité et l’image, en affirmant que « the young creature stepped forward, and submitted ; and has come over to Europe as you see » (669). Pourtant, le narrateur vient précisément de rappeler au lecteur toute la distance qui peut séparer l’expérience vécue de sa traduction sémiotique.
21Cette ambiguïté tient sans doute en grande partie au regard que le touriste porte sur cet Orient qu’il ne « découvre » pas à proprement parler, puisqu’il semble très souvent qu’il se contente d’y reconnaître ce que lui en avaient déjà appris diverses œuvres d’art, littéraires ou esthétiques. Nouveaux détours, donc, celui du regard, déjà formé par la contemplation d’images rapportées par d’autres voyageurs, et celui de l’esprit, déjà instruit de ce qui l’attend dans ces contrées par un récit antérieur qu’il lui appartiendra d’approuver ou de contester. On le sait, les mensonges des voyageurs précédents « sont producteurs de récits et permettent aux récits de proliférer : j’écris pour dénoncer le récit de l’autre ; ils font donc écrire. Ils font croire, puisque désigner le récit de l’autre comme fiction, c’est du même coup, de la part du narrateur, valider son propre récit comme sérieux » (Hartog 305). Thackeray n’échappe pas à cette règle, même s’il préfère généralement confirmer ce qu’ont écrit avant lui d’autres touristes.
22« The last good description of a Turkish bath, I think, was Lady Mary Wortley Montagu’s — which voluptuous picture must have been painted at least a hundred and thirty years ago ; so that another sketch may be attempted by a humbler artist in a different manner » (639) : cet hommage se double d’une pique contre tous les autres récits parus entre celui de la voyageuse du xviiie siècle et les Notes. Autre ouvrage qui fait autorité, bien que plus récent : Eöthen, or Traces of Travel Brought Home from the East, d’Alexander Kinglake, paru l’année même du départ de Thackeray pour l’Orient, « a work for which all passengers on board our ship had been battling, and which had charmed all — [...] a book which has since (greatest miracle of all) excited a feeling of warmth and admiration in the bosom of the god-like, impartial, stony Athenaeum » (639). On y reviendra, l’existence de ces ouvrages qui préparent le touriste et l’incitent au voyage peuvent être une source de déception : « I had formed a finer idea of it [the desert] out of “Eothen” » (725).
23La référence n’est pas forcément un texte documentaire ; ce peut être aussi une œuvre d’imagination, à commencer par les Mille et une nuits. « If they love the odd and the picturesque, if they loved the “Arabian Nights” in their youth, let them book themselves on board one of the Peninsular and Oriental vessels [...] » (629). Ces contes, bien connus du public occidental depuis la fin du xviie siècle, apparaissent comme l’alpha et l’omega du voyage en Orient puisque, après en avoir fait naître le désir, ils consoleront le touriste parfois déçu par ce qu’il a découvert sur le terrain : « If it be but to read the “Arabian Nights” again on getting home, it is good to have made this little voyage and seen these strange places and faces » (677).
24Divers textes poétiques, occidentaux cette fois, ont également pu, sinon pousser au voyage, du moins créer chez leur lecteur une image mentale de l’Orient. La lecture du « Kubla Khan » de Coleridge contribue ainsi à créer un horizon d’attente, si chimérique soit-il, puisque le voyageur rêve d’entrevoir les beautés exotiques « playing on dulcimers » (629), « singing to the dulcimers » (645). Le mythe poétique de la belle Orientale ne résiste d’ailleurs pas au contact avec la réalité, puisque Thackeray prend clairement position à ce sujet, après avoir entrevu quelques jeunes femmes grecques. « They may talk about beauty, but would you wear a flower that had been dipped in a grease-pot ? No ; give me a fresh, dewy, healthy rose out of Somersetshire ; not one of those superb, tawdry, unwholesome exotics, which are only good to make poems about » (624).
25Malgré ce désaveu, le narrateur ne renie pas la possibilité d’une poésie orientaliste, puisque, à Constantinople, l’histoire de Mahmoud le sultan meurtrier lui inspire cette réflexion : « Now I say this would be a fine subject for an Oriental poem » (646). C’est grâce à Tennyson que Michael Angelo Titmarsh doit de connaître déjà le territoire qu’il vient re-connaître : « Placid sphinxes brooding o’er the Nile — mighty Memnonian countenances calm — had revealed Egypt to me in a sonnet of Tennyson’s, and I was ready to gaze on it with pyramidal wonder and hieroglyphic awe » (705). Puisqu’il n’y a plus rien à découvrir, c’est bien l’inverse du dépaysement qu’apporte le voyage, source au contraire d’une impression de déjà vu :
[...] try one dip into Constantinople or Smyrna. Walk into the bazaar, and the East is unveiled to you : how often and often have you tried to fancy this, lying out on a summer holiday at school ! It is wonderful, too, how like it is : you may imagine that you have been in the place before, you seem to know it so well ! (629)
26L’opération que décrit ici Thackeray peut surprendre, puisqu’elle participe à la fois du dévoilement de ce que l’imagination échouait à saisir et des retrouvailles avec un cadre familier. Alors que, pour le touriste britannique, l’altérité commence dès qu’il quitte l’Angleterre, avec différents degrés, jusqu’à l’autre absolu qu’il rencontre en Orient, cet autre ne s’apparente pas à l’inconnu. La différence, sans être niée, est maîtrisée, « canalisée » (Hartog 240). On pourrait même dire que la principale différence n’est plus celle qui sépare l’Orient de l’Occident, mais celle qui existe entre la réalité orientale et l’image qu’en a donné au touriste l’art occidental. Les chefs d’œuvre de la poésie orientaliste ont rendu l’Égypte nécessairement décevante : « Shelley’s two sonnets are the best views that I know of the Pyramids — better than the reality ; for a man may lay down the book, and in quiet fancy conjure up a picture out of these magnificent words, which shan’t be disturbed by any pettinesses or mean realities [...] » (729).
27On l’a vu, le détour par l’image est un autre moyen de juguler l’altérité radicale de l’Orient. Le touriste doté d’un certain talent, et donc susceptible de produire lui-même des esquisses, sera comblé par son voyage puisque, au lieu de se prêter à un regard englobant, les contrées visitées semblent faites pour être découpées en autant de « sujets » conformes aux règles du pittoresque et de l’exposable en vigueur en Occident (« a score of pleasant episodes of Eastern life », 628). Thackeray envisage le Proche-Orient comme une mine de « motifs », un terrain de prospection artistique qui se prête à l’exploitation raisonnée, à la fragmentation lucrative, et il appelle de ses vœux l’apparition d’une catégorie esthétique encore à ses balbutiements dans les années 1840 : la scène de genre orientaliste,
I wonder that no painter has given us familiar views of the East : not processions, grand sultans, or magnificent landscapes ; but faithful transcripts of everyday Oriental life, such as each street will supply to him. The camels afford endless motives, couched in the market-places, lying by thousands in the camel-square, snorting and bubbling after their manner, the sun blazing down on their backs, their slaves and keepers lying behind them in the shade : and the Caravan Bridge, above all, would afford a painter subjects for a dozen of pictures. (632)
28Émigrer en Orient est la solution du problème d’inspiration et d’emploi que rencontrent les peintres britanniques : « an artist might here employ himself for months with advantage and pleasure » (669). L’avantage auquel Thackeray songe n’est pas seulement spirituel mais bien matériel puisqu’il se traduit en espèces sonnantes et trébuchantes : « There is a fortune to be made for painters in Cairo, and materials for a whole Academy of them » (723). À plusieurs reprises, le narrateur se prend à regretter l’absence d’un artiste bien connu du public pour immortaliser les scènes dont il est le témoin (le caricaturiste John Leech [1817-1864], 648 ; le peintre et illustrateur George Cattermole [1800-1868], 697). Il est cependant un peintre qui a déjà eu l’idée de tirer profit du foisonnement visuel oriental : John Frederick Lewis, installé au Caire depuis 1841, et auquel Thackeray rend visite lors de son passage dans la ville :
There is a picture in every street, and at every bazaar stall. Some of these our celebrated water-colour painter, Mr Lewis, has produced with admirable truth and exceeding minuteness and beauty ; but there is room for a hundred to follow him ; and should any artist (by some rare occurrence) read this, who has leisure, and wants to break new ground, let him take heart and try a winter in Cairo, where there is the finest climate and the best subjects for his pencil. A series of studies of negroes alone would form a picture-book, delightfully grotesque. (724)
29L’auteur des Notes fait ici figure de privilégié, car Lewis n’avait encore exposé aucune de ses scènes orientales en Angleterre. Il est permis de supposer que Thackeray eut l’occasion d’admirer certaines œuvres dont le public britannique n’aurait connaissance que plusieurs années après. L’on reconnaît au détour du texte divers « sujets » traités par Lewis. Ainsi, l’évocation du marché aux esclaves annonceThe Hhareem qui fit sensation à la Royal Academy en 1850 : « The dealer pulled her blanket off one of them, and bade her stand up, which she did with a great deal of shuddering modesty » (724), ou la description de la demeure d’Ibrahim Pacha (726), dont on a pu souligner la grande ressemblance avec l’œuvre de Lewis intitulée The Courtyard of the House of the Coptic Patriarch (voir Steven 183).
30Il semble bien que même le lecteur intéressé par l’Orient doive en passer par le biais de l’image : en l’absence d’illustrations, le narrateur invite à composer un résultat visuel à partir des données textuelles qu’il fournit. Thackeray déplore l’ingratitude de la tâche qu’il s’est fixée : « It is poor work this landscape-painting in print » (729). À défaut de pouvoir peindre dans son livre, c’est-à-dire de restituer à la fois la hiérarchie et la simultanéité des impressions recueillies par l’œil face à un paysage, il décide dans un passage de livrer une suite de notations brutes, à partir desquelles il suggère au lecteur de se fabriquer sa propre image mentale : « Perhaps it is best for a man of fancy to make his own landscape out of these materials » (666). À plusieurs reprises, Thackeray semble s’adresser à un lecteur artiste, apte à partager ses impressions d’esthète et à élaborer une image selon les règles de l’art : « Put these and the huge old Gothic gate as a background dark against the yellowing eastern sky : the foreground is a deep grey : as you look into it dark forms of horsemen come out the twilight » (701).
31On le voit, la communication directe est impossible, comme s’il fallait toujours que s’interpose le passage par l’analogie ou par l’image, entre la lecture du texte et sa compréhension, de même qu’entre la perception de la réalité orientale et sa transcription verbale. Ce voile qui se dresse constamment entre deux étapes intellectuelles qu’on voudrait immédiatement consécutives renvoie a contrario à toute la rhétorique du dévoilement reprise par Thackeray, à l’instar de tout auteur de récit de voyage.
32En principe, l’objectif d’un ouvrage comme les Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo est, métaphoriquement, de rendre visible ce que dissimulent l’ignorance et l’éloignement. Comme il suffit au touriste de voir pour savoir, il ne lui reste plus ensuite qu’à disséminer ce savoir récemment acquis. Mais chez Thackeray, la levée du voile n’apparaît pas nécessairement comme le but suprême, au contraire.
33« Walk into the bazaar, and the East is unveiled to you » (629). La découverte de l’Orient, à travers la visite de Smyrne, est une révélation, mais dont l’intérêt s’évanouit presque aussitôt. « The first day in the East is like that. After that there is nothing. The wonder is gone, and the thrill of that delightful shock, which so seldom touches the nerves of plain men of the world, though they seek for it everywhere » (628). C’est le voile qui faisait tout le prix de l’Orient ; une fois dévoilée, l’inconnue perd tous ses attraits, et le voyageur est condamné à l’insatisfaction. C’est le désir de dévoilement qui est à son tour dévoilé, révélé pour ce qu’il est : un fantasme d’adolescent, et guère plus. Et Thackeray d’évoquer ces Orientales au visage masqué, « whose masks nobody would feel a curiosity to remove » (632). Voilées, toutes les femmes, belles ou laides, se ressemblent (643) ; leurs draperies font penser à la toiture d’un fiacre décapotable (« like a cab-head », 722), leurs masques rappellent la musette des chevaux (« the nose-bag », 730).
34Voile collectif qu’il est encore plus impossible de soulever que celui que porte chaque femme, le harem avec ses portes closes garde toute sa force mythique, tant qu’il demeure un objet contemplé dans l’imaginaire. Thackeray évoque le sérail de Constantinople, en reproduisant dans sa phrase la lente montée du désir de voir ce qui est soustrait au regard :
[...] when floating by the Summer Palace, a barbaric edifice of wood and marble, with gilded suns blazing over the porticoes, and all sorts of strange ornaments and trophies figuring on the gates and railings — when we passed a long row of barred and filigreed windows, looking on the water — when we were told that those were the apartments of his Highness’s ladies, and actually heard them whispering and laughing behind the bars — a strange feeling of curiosity came over some ill-regulated minds — just to have one peep, one look at all those wondrous beauties [...] (645)
35Pourtant, les dames du sérail s’avèrent, durant une de leurs sorties, être des Orientales comme les autres : « they were wrapped up, and looked just as vulgar and ugly as the other women » (648-649). Au Caire, le harem du Patriarche n’est qu’un bâtiment blanc, à l’européenne, sans intérêt (715).
36Même le spectacle de l’une des sept merveilles du monde est incapable d’émouvoir le touriste las, que seule la perspective du déjeuner parvient à tirer de sa torpeur. Trop connues par des descriptions et des images antérieures, les Pyramides laissent indifférent. « Are we so blasés of the world that the greatest marvels in it do not succeed in moving us ? » (711). Même phénomène sur le canal qui rejoint le Nil : « there is nothing to see » (710). Comme d’autres à Hiroshima, Thackeray n’a rien vu au Proche-Orient :
This, as an account of Cairo, dear M — —, you will probably be disposed to consider as incomplete : the fact is, I have seen nothing else as yet. I have peered into no harems. The magicians, proved to be humbugs, have been bastinadoed out of town. The dancing-girls, those lovely Alme, of whom I had hoped to be able to give a glowing and elegant, though strictly moral, description, have been whipped into Upper Egypt, and as you are saying in your mind — — Well it isn’t a good description of Cairo : you are perfectly right. (714)
37Un peu plus loin, le narrateur donne à nouveau la parole à un lecteur indigné par son évocation des Pyramides, tout à fait prosaïque, et récuse la méthode littéraire que ce personnage lui suggère : « build up a monument of words as lofty as they are ». Sa réponse est sans ambiguïté : « No : be that work for great geniuses, great painters, great poets ! This quill was never made to take such flights » (732). Sa plume (dont il laisse entendre qu’elle provient d’une dinde) se refuse à ce genre d’exercice. Le narrateur thackerayen répugne au dévoilement. Déjà, à Lisbonne, son soulagement avait été grand en découvrant qu’il lui serait impossible de voir une mosaïque réputée : « it was veiled from our eyes in a side-chapel by great dirty damask curtains, which could not be removed [...] So we were spared this mosaic exhibition ; and I think I always feel relieved when such an event occurs » (595).
38Loin de vouloir lever tous les voiles, Thackeray propose une esthétique de la flânerie, selon laquelle ne mérite d’être vu que ce qui s’offre à l’œil sans que le voyageur n’ait à produire d’effort. « what are sights after all ? and isn’t that the best sight which makes you most happy ? » (638). D’où ce catalogue des choses non vues qu’il déclare donner, à l’instar de Victor Hugo visitant Cologne : « I didn’t see the dancing dervishes », etc. (642). Au refus de voir fait écho le refus de dire, qu’il soit justifié par la pudibonderie victorienne (« the only joke which was translated to me would make you do anything but laugh, and shall therefore never be revealed by these lips », 717) ou par une fausse modestie (« the squalor [...] could hardly be painted by Swift in his dirtiest mood, and cannot be, of course, attempted by my timid and genteel pen », 654).
39À quoi bon tous ces détours, toutes ces barrières qu’interpose Thackeray entre la réalité orientale et lui, entre ses impressions et le récit qu’il en donne ? La pudeur d’un auteur manquant d’assurance pourrait y être pour beaucoup : les différents masques employés par Thackeray tout au long de sa carrière sont là pour en témoigner, et l’on sait que ce voyage en Orient lui inspirait de vives craintes : dans une de ses premières lettres de voyage, il se lamente dès l’arrivée à Gibraltar : « he could find no material to make an article for the Foreign Quarterly Review » (Taylor 214), et l’un de ses derniers biographes le présente comme « conscious of his deficiencies as a registrar, [... wondering] whether I shall be able to make anything like a book of it » (Taylor 215). Alors que ses prédécesseurs dans le genre avaient rivalisé d’anecdotes extraordinaires, Thackeray choisit pour innover de donner la parole à un voyageur que rien n’émerveille, ou presque, plaçant ainsi l’homme moyen sensuel au centre d’une littérature jusque-là monopolisée par des êtres d’exception : les Notes of a Journey from Cornhill to Grand Cairo coïncident avec l’avènement du tourisme de masse. Rappelons que Thackeray avait lui-même été poussé à entreprendre cette expédition grâce à la gratuité offerte par les responsables de la Peninsular & Oriental Company qui en espérait des retombées publicitaires. L’histoire ne dit malheureusement pas quelle fut leur réaction en découvrant un texte qui décrivait le tourisme comme une corvée et qui affirmait qu’il suffit de deux heures pour comprendre l’Orient.