1La loi du 11 février 2005 impose aux institutions culturelles, et notamment aux musées, de se rendre « accessibles à tous ».
2Elle fait écho au cahier des charges contenu dans la loi du 4 janvier 2002 sur les Musées de France (notamment l’article 2 définissant les missions d’un musée) et le précise. Elle attire notamment l’attention sur les conditions à réunir par le musée pour transmettre les savoirs ou les œuvres afin que toute personne en situation de handicap puisse y accéder, circuler et recevoir les informations qui sont diffusées dans les parties ouvertes au public. Si le handicap physique donne ainsi lieu à des aménagements de l’espace architectural, par exemple pour garantir l’accès aux personnes à mobilité réduite (à l’aide d’équipements bâtimentaires spécifiques : rampes d’accès, plans inclinés, ajouts d’ascenseurs, toilettes pour handicapés, etc.), le handicap sensoriel ou intellectuel est plus long et plus difficile à prendre en compte.
- 1 L’expression consacrée désignant la démarche qui soutient ce travail est anglo-saxonne, il s’agit d (...)
3Ainsi, à notre connaissance, il existe à ce jour dans les musées très peu d’environnements qui restent opératoires en cas de déficit intellectuel léger ou profond, d’autisme avéré, de cécité ou de surdité partielles ou totales. Cette difficulté s’explique d’une part par l’exigence accrue en termes de conception de solutions, car il ne s’agit pas ici de se contenter d’un équipement de complément : la médiation est à repenser dans sa totalité. D’autre part, l’extrême diversité des types de handicaps décuple la tâche. Nous aborderons dans cet article l’accueil dans les murs pour ces publics et la conception d’un dispositif « pour tous1 ».
- 2 « Cas » est entendu ici au sens scientifique de l’étude de cas, conformément à une approche de type (...)
4Deux approches peuvent être adoptées pour prendre en compte la diversité des besoins des personnes en situation de handicap dans les institutions culturelles. La première consiste à segmenter les publics et à concevoir des dispositifs – au sens de Michel Foucault (1977) ou de Giorgio Agamben (2007) – intégrant des parcours, des programmes, des médiations spécifiquement adaptés à chaque catégorie identifiée. Un découpage sociologique conventionnel conduit déjà à un grand nombre de catégories : enfant ou adulte, local ou étranger, découvreur ou expert, etc. La très grande disparité des types de handicap, éventuellement combinés, a pour conséquence une micro-segmentation dans laquelle, à la limite chaque personne serait un « cas2 particulier » ne répondant à aucune catégorie préétablie.
5Pour pallier cette atomisation des supports à produire, la seconde approche, dite « design for all » ou « conception universelle », prend le parti inverse. Elle consiste à intégrer un ou plusieurs handicaps dès la conception d’un objet non pas spécifique, mais destiné à tous. Ainsi s’affrontent deux points de vue opposés : d’un côté, un morcellement en une infinité de cas particuliers distincts nécessitant chacun un dispositif spécifique ; de l’autre, un dispositif unique conçu pour le plus grand nombre possible d’êtres humains, en dépit ou au-delà des particularités individuelles. Dans ce cas, au lieu de marginaliser le handicapé en le considérant comme particulier ou spécifique (appellation qui porte confusément en soi l’idée d’une dérogation à une norme implicite, cette norme s’érigeant alors en normalité) et d’adapter l’existant aux personnes en situation de handicap, le design for all propose d’intégrer le handicap directement au cahier des charges sur lequel se fonde la conception des dispositifs à produire, afin de concevoir « pour tous ». Si la France, à la suite de l’Union européenne, a ratifié la convention de l’Onu de décembre 2006 promouvant la conception universelle, force est de constater qu’il n’existe à ce jour aucune recommandation claire sur la conception universelle de contenus culturels. Les exemples rassemblés et valorisés par l’Observatoire interministériel de l’accessibilité et de la conception universelle (Obiacu) créé en 2010 concernent essentiellement les normes techniques de conception architecturale.
6La « conception universelle », plus connue dans l’appellation anglaise de « design for all », est « une stratégie qui vise à concevoir et à composer différents produits et environnements qui soient, autant que faire se peut et de la manière la plus indépendante et naturelle possible, accessibles, compréhensibles et utilisables par tous, sans devoir recourir à des solutions nécessitant une adaptation ou une conception spéciale » (Conseil de l’Europe ResAP, 2001).
7Concrètement, concevoir initialement dans la perspective d’un niveau d’exigences et de besoins très contraignant, par exemple pour des publics en difficulté lourde, peut profiter à chacun sans que l’apport ait forcément été anticipé au départ. Les exemples souvent cités sont les suivants : le bateau sur les bordures de trottoirs, conçu au départ pour une chaise roulante, s’est avéré très confortable pour les poussettes, les valises à roulettes, les déplacements des malvoyants, la mobilité en roller, etc. De la même manière, le vibreur du Smartphone, conçu au départ pour les sourds, est aujourd’hui employé par tous.
- 3 Nous avons évidemment repris la citation telle qu’elle figure dans le texte d’origine. Cet article (...)
8La démarche entraîne donc un changement de regard sur le handicap, qui passe de la déficience ou du surcroît de contraintes à une opportunité d’innovation au profit de tous. Ainsi que l’indiquaient Simon Houriez et al. (2013) : « L’intérêt principal de la conception universelle est de rétablir la communauté entre publics ordinaires et publics spécifiques, par l’emploi d’un seul et même outil3. Le partage culturel entre membres d’une famille, entre élèves d’une même classe, entre amis, etc., remplace ainsi la segmentation, la différentiation, voire la stigmatisation. Outre qu’elle optimise la conception, cette démarche s’impose par les conséquences sociales et sociétales qu’elle induit. » Cependant, elle pose de nouveaux impératifs en termes d’évaluation. Car l’absence d’un protocole apte à tester l’appropriation des contenus par tous est avérée : les exigences d’une même évaluation pour tous imposent de mobiliser des protocoles qui ne soient pas mis en échec par l’analphabétisme, l’aphasie, la surdité, l’autisme ou la déficience intellectuelle. Or les méthodes usuelles en sciences humaines et sociales, majoritairement fondées sur la verbalisation et l’écriture, comme les questionnaires et les entretiens, sont à cet égard défaillantes. L’enjeu de notre travail est, notamment, de surmonter ce type de difficulté.
9Le travail présenté porte sur un dispositif de type design for all développé au palais des Beaux-Arts de Lille. Il s’agit d’une application sur tablette destinée à guider une visite physique sur site, dans les murs, pour les enfants âgés de 6 à 12 ans. L’application a été conçue pour que les enfants effectuent le parcours en autonomie. Ils peuvent soit arpenter seuls les vastes espaces du palais des Beaux-Arts, guidés par l’interaction proposée par la tablette, soit être suivis par des accompagnants qui se tiennent à distance, mais néanmoins à disposition : ils n’interviennent ponctuellement, à la demande, que si les enfants les appellent à l’aide.
10Les dix œuvres du parcours ont été choisies par les équipes chargées de la médiation et de l’accueil des publics au palais des Beaux-Arts. L’association Signes de Sens, partenaire du projet, est spécialisée à l’origine dans la conception de supports culturels pour les publics sourds ; elle étend aujourd’hui son expertise à tous les publics spécifiques. Le dispositif a été mis en place en décembre 2013 sous le nom de « Muséo+ PBA Lille ».
11L’application est scénarisée et contient trente minutes de vidéo et dix jeux interactifs. Elle mobilise une comédienne qui joue le rôle de Karine, une jeune femme passionnée d’art qui prépare chez elle sa prochaine visite au musée. Karine a besoin de l’aide des enfants pour remettre de l’ordre dans ses dossiers. Un petit personnage animé espiègle, Mange-Tout, l’accompagne et la taquine tout au long de la visite.
12Dans le menu général, les enfants choisissent l’œuvre qu’ils veulent découvrir. Un plan apparaît pour les aider à trouver l’œuvre dans les salles, puis l’explication et les jeux commencent. Si nécessaire, les enfants n’ont pas à découvrir toutes les œuvres pour pouvoir accéder à la vidéo de conclusion et de fin.
13Le parcours dure de quarante-cinq minutes à une heure selon le rythme des enfants et le nombre d’œuvres découvertes. Toutes les vidéos de l’application sont doublées en Langue des signes française (LSF), avec une voix off et un sous-titrage.
14Au-delà d’un objectif d’apprentissage et de transmission de savoirs, l’application vise à ne pas faire l’objet d’un rejet ou d’un abandon immédiats de la part de publics considérés comme très démunis, et à être accessible (au sens de la loi du 11 février 2005) à tous les publics d’enfants. Ce sont ces deux points qui font l’objet de l’évaluation mise en œuvre.
15Trois laboratoires (deux en sciences de l’information et de la communication, à savoir Geriico de l’université de Lille-Sciences humaines et sociales et DeVisu de l’université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis, et un en psychologie, Scalab de l’université de Lille-Sciences humaines et sociales) se sont associés pour effectuer l’évaluation du dispositif en combinant les méthodes de recueil de données et les protocoles d’analyse.
16L’évaluation a été effectuée sur site, dans le cadre du musée. Deux catégories de publics ont participé à l’expérimentation : tout d’abord des familles, où un ou plusieurs enfants ont été amenés par des parents volontaires, lesquels ont accompagné à distance leurs enfants en n’intervenant pas sur le déroulé de visite si les enfants ne le demandaient pas. Les frères et sœurs ont dans ce cas effectué la visite ensemble, un des objectifs du dispositif étant le partage d’un moment familial collectif ; les enfants se sont alors réparti la responsabilité de la tablette selon leurs propres rituels. Les enfants uniques ont effectué la visite seuls. La seconde catégorie est celle des IME (Instituts médicalisés pour l’enfance), où les animateurs ont amené des groupes d’enfants qui ont alors été répartis en sous-groupes de deux ou trois. De la même manière, les groupes d’enfants ont effectué la visite en autonomie, sans requérir l’aide des accompagnants, ou alors de façon exceptionnelle ; ils ont également géré la prise en charge de la tablette en autonomie au sein du groupe, sans intervention des adultes.
17Les deux premières photos de la Figure 2 montrent bien les deux groupes de trois enfants, seuls avec la tablette au milieu des œuvres dans le cadre du musée. Aucune consigne n’était imposée aux enfants : le personnel du musée leur remettait la tablette, et démarrait pour eux l’application Muséo+, qui débute par une sorte de didacticiel intégré. Mais ils étaient libres de ne pas commencer s’ils le souhaitaient, et ils pouvaient abandonner à tout moment. Ils pouvaient également revenir en boucle autant de fois qu’ils le désiraient sur le même segment de contenu, sans passer à la suite, ou revenir en arrière à l’envi. Ils étaient également libres de ne pas se rendre devant les œuvres et de continuer le jeu sans itinérance et sans contemplation des œuvres originales physiquement présentes au musée. L’évaluation s’est donc appuyée en premier lieu sur l’observation des interactions avec l’application et de la manière de s’y engager (ou non) en autonomie et en contexte libre. Le dispositif comprend également une courte préparation de la visite avec les parents ou les animateurs d’IME. Cependant, seule la visite des enfants sur site au palais des Beaux-Arts a fait l’objet de l’observation par les chercheurs (il est donc fait abstraction de la préparation). La description du protocole mobilisé pour ce faire fait l’objet du paragraphe suivant.
18L’évaluation a été menée en deux temps. Le premier s’est déroulé au moment du lancement du dispositif et de la mise en service d’une première version de l’application au musée en novembre-décembre 2013 (81 enfants). Elle avait pour but d’effectuer un retour d’usage, notamment en termes ergonomiques, afin d’être en mesure d’apporter les corrections qui auraient pu s’imposer – tant en termes de scénarisation que d’utilisabilité ergonomique, de design graphique, ou d’amélioration du dispositif dans son ensemble – avant la mise en service définitive. Le second temps est intervenu après quelques mois d’exploitation, en mars-juin 2014 (49 enfants). Au total, 130 enfants et adolescents ont participé à cette évaluation. L’objectif étant d’examiner le caractère universel (i.e. pour tous) de l’application, les publics testés relèvent de cinq catégories différentes : autistes, déficients intellectuels, sourds, précoces, et sans handicap.
19Les trois graphiques ci-dessous présentent la répartition et la catégorisation des enfants ayant participé à l’expérience dans le premier et le second temps de l’évaluation, puis globalement.
Figure 1 : Indicateurs quantitatifs concernant l’expérimentation
20L’objet de l’étude est l’expérience de visite des enfants. L’expression désigne un champ de recherche complexe et aussi quelque peu confus, puisqu’il recouvre des objets aussi divers que l’expérience, la satisfaction, les apprentissages, les émotions, les interrelations, les catégories de publics, etc. Varié dans ses objets de recherche, le champ l’est aussi par les méthodes mobilisées, qui peuvent relever d’approches disciplinaires différentes. Nous l’utilisons ici dans un sens précis, et d’un point de vue scientifique spécifique qui fait suite aux travaux sur le « cours d’expérience » de Jacques Theureau. J. Theureau (2006 : 48) le définit ainsi : « Le cours d’expérience, c’est la construction du sens pour l’acteur de son activité au fur et à mesure de celle-ci, ou encore l’histoire de la conscience préréflexive de l’acteur, ou encore l’histoire de ce “montrable, racontable et commentable” qui accompagne son activité à chaque instant. » Il précise également que « le cours d’expérience est la construction des phénomènes de l’activité pour l’acteur. L’activité telle qu’elle ressort de l’expérience de l’acteur constitue un certain niveau du processus matériel (physiologique et physique) qui donne lieu à cette construction de sens » (Theureau, 2006 : 49). L’analyse par le cours d’expérience appliqué à la visite muséale a été théorisée par Daniel Schmitt (2012), qui lui a donné l’appellation synthétique d’« expérience de visite ». Cette méthode ne prétend pas saisir toute l’activité, ni toute la signification de l’activité, mais une partie significative de l’activité qui donne lieu à construction de sens et ce, du point de vue de l’acteur, ainsi que l’indique D. Schmitt (2013, 2015). Partant de ce fondement théorique, l’objectif était donc de recueillir les observables des comportements, mais aussi de collecter cette partie des données « montrable, racontable et commentable » (au sens de J. Theureau) concernant leur expérience de visite auprès des enfants eux-mêmes.
21Notre ambition était restreinte ; il s’agissait de vérifier le respect de trois principes : principe de cohérence (l’enfant ne se perd pas, i.e. il ne s’égare pas dans le musée, il n’erre pas dans les lieux, il ne se perd pas dans l’application, s’il revient en arrière c’est parce qu’il l’a voulu, etc.), principe de l’appétence et de l’intéressement (on ne le perd pas, i.e. il ne quitte pas l’expérience ni ne s’en désintéresse, il n’abandonne pas, il n’est pas distrait, il ne fait pas autre chose), principe de l’engagement émotionnel (il aime faire cela, i.e. il ne panique pas, il est concentré, il ne recherche pas de diversion, il ne montre pas de signe ni d’impatience, ni d’ennui, ni de colère, ni de stress, il déclare qu’il a aimé faire cela). Organiser ce recueil auprès de publics par définition très peu communicants constitue un véritable défi. En effet, les méthodes traditionnelles requérant de la verbalisation ou de la rédaction (entretiens ou questionnaires) ne sont pas adaptées à ce cas précis. Il a donc fallu imaginer un protocole inédit permettant de capturer, en temps réel et in situ, les réactions observables des visiteurs et les éventuels engagements dans les contenus proposés.
22L’expérimentation s’appuie en partie sur un outil médiascopique ad hoc (Kounakou, 2012) : le protocole VI.A.G.E., qui se déploie en quatre composantes : visionnage, appréciation, graphisme, entretien. Il a été conçu spécifiquement pour l’évaluation du dispositif expérimental Muséo, prédécesseur de Muséo+, développé pour un public d’enfants sourds au musée du quai Branly en 2010 (Kounakou & Verclytte, 2011). Dans ce cadre, par le biais d’un protocole quasi expérimental rigoureux comparant un groupe test effectuant la visite en autonomie avec la tablette et un groupe contrôle effectuant la même visite, avec le même scénario de visite, sous la conduite d’un guide humain, il a notamment démontré que l’utilisation d’une application numérique proposant des contenus adaptés favorise, par rapport à la médiation humaine, 1/ l’autonomie de l’enfant dans son expérience du musée, 2/ la concentration et l’immersion dans les contenus proposés, 3/ la satisfaction, 4/ l’expérience d’un nouveau rapport au musée.
23Avec Muséo+, l’expérimentation menée au palais des Beaux-Arts est, par rapport à l’expérience Muséo au musée du quai Branly, élargie, tant en termes d’échantillon, de publics ciblés que de méthodes mobilisées pour mener l’évaluation. Elle offre ainsi la possibilité de reconduire certains outils déjà utilisés au musée du quai Branly et de les compléter. L’objectif est triple : capitaliser et confirmer en partie (la confirmation n’est que partielle, car l’expérimentation Muséo au quai Branly comportait une étape post-visite de travail en atelier qui est absente de la présente expérience) les résultats observés pour Muséo+ ; rechercher un protocole universel, c’est-à-dire adapté à un ensemble de diverses catégories de population répertoriées ; pointer de nouvelles perspectives en combinant VI.A.G.E. avec de nouveaux outils de recueil inédits.
24Rappelons que les enfants sont amenés au musée par des adultes qui ne les accompagnent pas, les laissent en autonomie et ne participent pas à la visite. Ils effectuent l’expérience seuls ou en groupe de deux ou trois. Ils se connaissent, car ils appartiennent à la même fratrie ou font partie de la même classe d’IME. Dans ce cadre non contraint et en l’absence de consigne, il s’agit d’observer les interactions (avec l’application, avec les autres membres du groupe, avec les accompagnants, avec l’environnement muséal, etc.) et la manière de s’engager (ou non) dans l’expérience proposée en autonomie et en contexte libre, en l’absence de toute consigne. La combinaison de plusieurs outils et méthodes, adjoints à une grille d’observation socio-ethnologique, permet d’aboutir à un protocole adapté à nos contraintes, c’est-à-dire privilégiant le recours au non-verbal en raison des spécificités de la plupart des enfants et reposant, en définitive, sur un croisement de données.
25Pour répondre à l’impératif d’observation des interactions, une capture audiovisuelle (capturant à la fois l’image et le son de toutes les interactions) du parcours de visite des enquêtés a été réalisée en filmant les enfants à l’aide d’une, voire parfois de deux caméras, de manière à croiser les points de vue et récolter davantage de données. En effet, cette captation ne devait ni perturber ni parasiter l’expérience de visite ou l’activité spontanée des enfants, ce qui impliquait une prise de vues relativement distante, comme on peut l’observer sur la Figure 2 page suivante. Ce premier corpus de données d’observation permet de recueillir une trace des déambulations des enfants dans le musée, et d’évaluer ainsi s’ils se perdent ou non, comment ils s’orientent, etc. Il permet aussi d’enregistrer les interactions éventuelles dans le groupe ou avec des acteurs extérieurs (gardiens, autres visiteurs, etc.).
- 4 Il s’agissait d’expérimenter le protocole de recueil et non de capitaliser des données en masse aux (...)
26L’enregistrement par une caméra distante ne permet pas de conserver une trace objective de ce que capturait le regard des enfants, car la précision est insuffisante. Afin de recueillir ce type de données, un petit nombre d’entre eux4 ont été équipés d’un matériel ambulatoire permettant d’enregistrer leur champ de vision, auquel se superposent les déplacements oculaires en mobilité (dispositif d’eye-tracking), ainsi que d’un bracelet permettant d’enregistrer, toujours en mobilité, l’activité électrodermale (Poh et al., 2010). Ces deux équipements permettent d’enregistrer respectivement les parcours oculaires au cours de l’expérience (qui traduisent ce que regardent les enfants, et donc ce qui capte leur attention) et l’évolution de l’émotion physiologique : ils contribuent à renseigner respectivement les deux indicateurs d’appétence et d’intéressement et d’engagement émotionnel dans l’activité qui leur est proposée.
- 5 Ce qui précède les comportements écholaliques ou stéréotypés qui sont, eux, observables sans appare (...)
27La combinaison de ces deux outils permet d’obtenir une série d’objectivations du point de vue du regard de l’usager au cours de sa visite, ainsi qu’une mesure physiologique de l’activation, indispensable pour identifier par exemple si un enfant autiste est stressé ou inquiet5, mais permettant également de déterminer le degré de concentration et les pics d’émotion.
Figure 2 : Conditions expérimentales 1) de parcours avec capture audiovisuelle ; 2) de parcours avec eye-tracking ; 3) en phase de résurgence par le graphisme
© projet Museo+
28Dans ce cadre, nous avons eu recours au diagramme valence-activation qui repose sur des paramètres motivationnels (Lang et al., 1993). Ces deux indicateurs sont cotés, la valence en abscisse et l’activation en ordonnée, à l’aide de deux axes hérités des échelles du Self-Assessment Manikin (SAM), dont le modèle a été mis au point par Margaret Bradley et Peter Lang (1994). La légende est encore une fois graphique, car chacun de ces axes porte en ses extrémités deux émoticônes schématisés par des expressions faciales. Pour la valence (i.e. appréciation négative vs positive), on passe d’un personnage au visage grognon à un personnage souriant. L’axe « activation » débute par un personnage sous-activé, c’est-à-dire relaxé, voire endormi, pour aboutir à un personnage en activation maximale, qui paraît excité, énervé. Pour chaque évaluation, les enfants se positionnent seuls ou avec l’aide des accompagnants (les parents ou les éducateurs) en fonction des deux axes, de manière à nuancer leur réponse. Précisons cependant le fait que ce modèle permet uniquement de relever une mesure subjective de l’émotion. Toutefois, plusieurs recherches (Cheesman & Merikle, 1986 ; Kunimoto et al., 2001 ; Merikle & Daneman, 2000 ; Merikle et al., 2001 ; Ohman, 1999) soulignent sa pertinence et proposent d’y associer des mesures objectives, ce que permet l’application Muséo+ et ses informations statistiques (temps de parcours, pourcentage d’abandons, etc.). Un point reflétant l’état de l’enfant est ainsi positionné dans le plan au début et en fin de visite, de manière à caractériser et à quantifier la progression de cet état dans l’espace de valence-activation sous l’effet de l’expérience de visite. La position du point dans le plan définit « une disposition générale à éviter ou à approcher une stimulation et sa vigueur » (Lang et al., 1993), ce qui constitue une deuxième forme de mesure de l’appétence et de l’intéressement complémentaire aux relevés d’eye-tracking.
Figure 3 : Exemple de diagramme valence-activation complété
© projet Museo+
29Notons que les enfants ont été particulièrement réceptifs à cette mise en image de leurs émotions. La compréhension des pictogrammes s’est révélée immédiate : l’enfant ne demandait pas d’éclaircissement à l’accompagnant et ne manifestait pas d’hésitation. Il indiquait rapidement la représentation correspondant à son état et le verbalisait fréquemment (« je suis content », « j’ai aimé », « c’était trop bien », etc.). L’exploitation de cet outil et le dépouillement des résultats ne sont pas envisagés dans le présent article, dont l’objet est le protocole d’évaluation en lui-même et non les résultats qu’il produit. Sa présentation succincte ne vise qu’à fournir une description exhaustive de VI.A.G.E. et de chacune de ses étapes.
30Comme pour Muséo, cette nouvelle étude a de nouveau cherché à estimer l’appropriation des contenus par les enfants. À l’instar de l’expérience de visite, le concept d’appropriation est polysémique. Il est récurrent dans le langage professionnel de la médiation muséale, mais sur le plan scientifique, il est jusqu’à présent très diversement défini. C’est au sujet de l’environnement technologique que sa conceptualisation est la plus précise. Ainsi, Jennie Carroll (2004) caractérise le cycle des usages d’une technologie par trois moments clés : l’adoption, l’utilisation et l’appropriation. À l’étape d’adoption, l’usager choisit ou non d’utiliser un environnement en fonction des possibilités qu’il laisse entrevoir (Michel, 2015). Au cours de l’usage, l’utilisateur explore et adapte les affordances à ses propres contextes. Au stade de l’appropriation, les usages sont considérés comme persistants, c’est-à-dire intégrés dans les pratiques et stabilisés. Plusieurs indicateurs rendent compte de l’appropriation dans cette acception : l’acceptation pratique et sociale (Nielsen, 1994), l’utilisabilité (Bastien & Scapin, 1993), l’utilité (DeLone & McLean, 2003).
- 6 Pendant technologique de la définition de Josiane Jouët, Paul Dourish (2003) indique dans le même e (...)
31Dans un registre plus large et surtout plus social que celui de l’interaction homme-machine, Josiane Jouët (2000) caractérise l’appropriation par « l’acte de se constituer un soi6 ». L’expression « appropriation muséale » apparaît dans divers travaux. Ainsi, rejoignant J. Jouët, Marie-Anne Brière (1996) déclare : « L’appropriation, c’est l’intégration à soi d’un élément perçu comme extérieur à soi. » Lucille Bourroux et Mathilde Schneider (2010 : 28) précisent que « l’appropriation réside en réalité dans les liens que tisse le visiteur avec l’objet qui retient son attention, et qui prennent racine dans l’expérience du visiteur, dans ses connaissances, ses souvenirs, mais aussi qui s’appuient sur le contexte même dans lequel l’objet est exposé, l’univers immédiat de celui-ci » (Brière, 1999). Dans le contexte muséal, cette notion désigne donc la personnalisation par le visiteur du message offert par l’institution. Elle peut donc être qualifiée de « transformation des savoirs préalables » (Vareille & Frémont-Colin, 2000 : 201). En effet, en intégrant ces nouveaux éléments extérieurs, les connaissances du visiteur s’en trouvent vérifiées ou contredites, modifiées, enrichies. Dans le contexte qui est le nôtre et compte tenu de nos publics, il paraît très présomptueux de discerner cette transformation des savoirs préalables, les connaissances et les savoirs actuels ou antérieurs n’étant pratiquement pas accessibles. « La personnalisation par le visiteur du message offert par l’institution » représente également un horizon inaccessible. Nous sommes donc contraints à des visées bien plus modestes. C’est encore une fois J. Theureau (2011) qui fournit un cadre conceptuel adéquat, et cependant rigoureux, en caractérisant l’appropriation comme un processus en trois temps. Le premier niveau correspond à « l’intégration d’éléments du monde au monde propre de l’acteur », le monde propre étant l’ensemble des signes qu’il perçoit et qui lui permet de prendre des décisions. Le deuxième niveau, l’incorporation, est « l’intégration, partielle ou totale, d’un objet, d’un outil ou d’un dispositif au corps propre de l’acteur, accompagnée (toujours) d’une individuation de son usage et (éventuellement) de transformations plus ou moins importantes de cet objet, de cet outil ou de ce dispositif lui-même ». Par « corps propre », J. Theureau considère « le système des actions “naturelles” (c’est-à-dire ne nécessitant ni suspension de l’action en cours ni élaboration de l’action nouvelle) et possibles de l’acteur ». Le troisième niveau, « l’in-culturation », correspond à une appropriation intégrée et adaptée à la culture propre, c’est-à-dire le système de savoirs symboliques spécifiques à l’acteur. C’est l’appropriation de premier niveau au sens de J. Theureau qui va être considérée ici.
32Avec les contraintes liées à ces publics qui s’expriment très peu verbalement, voire pas du tout, nous avons décidé de mettre en œuvre la restitution par le dessin. Nous faisons l’hypothèse que les fragments de visite (œuvres, forme, couleurs, fragments narratifs, etc.) qui apparaissent dans les dessins (fragments que nous qualifions de résurgences graphiques) témoignent alors des saillances cognitives, à savoir l’information que les enfants ont captée et retenue et les contenus qu’ils se sont appropriés (au moins au premier niveau défini par J. Theureau) lors de la visite avec l’application Muséo+. Cette approche par la saillance prend appui sur les travaux de Frédéric Landragin. Il distingue deux types de saillance, la saillance physique et la saillance cognitive, qu’il définit ainsi : « Les phénomènes de saillance mettent en avant un élément d’un message linguistique ou visuel. En confrontant des travaux issus de disciplines variées, nous proposons une classification des facteurs qui déterminent la saillance d’une entité dans un énoncé linguistique ou dans une scène visuelle. Certains de ces facteurs ne dépendent que des caractéristiques physiques du message : on parlera alors de saillance physique (ou P-saillance). D’autres facteurs dépendent des processus cognitifs du sujet traitant le message : on parlera alors de saillance cognitive (ou C-saillance). À partir de cette classification, nous montrons que les notions de P-saillance et de C-saillance ne sont pas tributaires de la modalité (linguistique ou visuelle) à laquelle on les applique. Cela nous permet d’aborder une caractérisation générique de la saillance physique et d’en tirer des conclusions sur la notion de structure informationnelle. » (Landragin, 2004.)
33Ainsi, les éléments de structure informationnelle identifiés et mémorisés par l’enfant sont restitués à travers la résurgence de fragments de l’expérience de visite dans les dessins réalisés lors de la phase d’expression graphique du protocole. Celle-ci prend place à l’issue de la visite dans l’enceinte du musée, à la cafétéria. Elle se situe dans un espace ouvert sur l’atrium accueillant les expositions temporaires. Ce lieu présente la particularité de ne pas être en rupture totale avec les collections du musée, mais sans donner à voir les œuvres du parcours proposé par Muséo+. Les enfants prennent place à une table avec une palette de feutres et de crayons ; ils sont libres de participer à cette activité et ils reçoivent la consigne orale suivante : « Ta visite au musée est terminée. Peux-tu dessiner ce qui t’a marqué ou ce que tu as aimé lors de ton parcours ? Peux-tu nous donner ton dessin ? » Certains enfants ont accepté de dessiner et ont décidé de reprendre le dessin afin de le garder en souvenir ou de l’offrir à un parent. Nous le prenions alors en photo. Cette activité se situe donc hors parcours, une fois la tablette restituée et sans contact visuel avec les œuvres du musée.
- 7 Rappelons que les enfants ont tous entre 8 et 10 ans d’âge mental, même si des enfants précoces de (...)
34Comme pour la phase « Appréciation » de VI.A.G.E., cette étape privilégie également le recours à l’image. La résurgence graphique permet de laisser libre cours à l’expression graphique des enfants7. La moitié environ des enfants s’est prêtée volontairement à cet exercice. L’autre moitié, qui n’a pas participé aux deux phases finales de VI.A.G.E., en a été empêchée du fait que les enfants venant dans le cadre de structures (majoritairement des IME) étaient soumis à une contrainte temporelle forte et devaient repartir immédiatement. Un faible quota d’enfants (3 sur les 130) présentant des problèmes de motricité fine à la main droite ont été de leur côté dans l’incapacité physique de répondre à la demande. Seuls 5 % des enfants se sont donc trouvés dans l’incapacité d’effectuer une résurgence graphique. Concrètement, nous savions que nous serions confrontés à des enfants qui n’entendent pas (sourds), qui ne parlent pas (autistes), qui ne comprennent pas (déficients intellectuels), analphabètes (tous ceux présentant un handicap). À l’issue de l’expérimentation, il ressort que pratiquement tous (95 % exactement) sont en capacité de restituer au moins en partie leur expérience de visite par le dessin (ce dont nous n’avions aucune garantie au départ).
35Cependant, le dessin n’est pas interprétable en tant que tel : les dessins 3 et 4 de la Figure 4 montrent bien que la signification ne se livre pas d’elle-même. À la fois ce qu’il représente (dimension iconique si elle existe), mais surtout ce qui fait sens pour l’enfant (dimension symbolique ou indicielle) ou ce qui témoigne de son investissement affectif et de ses préférences (dimension esthétique ou émotionnelle) nécessitent confirmation de sa part. Un entretien semi-directif très court avec l’enfant est indispensable pour mieux identifier visuellement les éléments graphiques. Il s’agit d’une simple interrogation destinée à confirmer ce qui est représenté. Les questions sont du type : « Qu’as-tu dessiné à cet endroit ? », « Ça correspond à quoi, ce que tu es en train de dessiner ? », « Pourquoi as-tu choisi cette forme, cette couleur ? », etc. Le dispositif a été conçu pour être empathique et peu stressant. Il prend la forme d’un échange informel, de l’ordre de la conversation courante, en cours de réalisation du dessin (voir Figure 2). De fait, aucun stress, aucun évitement, aucune réaction négative, aucun abandon précoce de la tâche, aucun rejet n’ont été observés de la part des enfants.
36Des questionnaires et entretiens ont été en outre administrés en complément, non pas auprès des enfants eux-mêmes, mais auprès de leurs accompagnants (i.e, les parents ou les animateurs d’IME). Le présent article porte sur le protocole d’évaluation par le cours d’expérience auprès des enfants eux-mêmes : il fait donc abstraction des données fournies par les adultes accompagnants. L’exploitation de cette partie des données est en cours et doit faire l’objet d’un autre article, à paraître.
37Quatre-vingts dessins ont été récoltés. Nous n’en avons éliminé aucun. Ainsi, le dessin d’un ordinateur a été conservé : il a permis à un enfant autiste d’établir un parallèle entre l’outil qu’il avait à domicile pour s’adonner à la pratique de jeux vidéo et la tablette qu’il utilisait pour la première fois sans difficulté. Leur analyse a dans un premier temps consisté en une classification des dessins en fonction des fragments représentés (œuvres du parcours, éléments ou œuvres hors parcours dans le musée, éléments ou œuvres compris uniquement dans l’application numérique), des éléments détachés du contexte et des relations établies entre eux (association de plusieurs œuvres, d’œuvres et d’accompagnants, etc.). Leur explicitation par l’entretien met en évidence différentes catégories de résurgences visuelles dont l’enfant verbalise la logique, c’est-à-dire notamment pourquoi il les a choisies et comment elles font sens pour lui. Là encore, nous n’avions aucune assurance que ce type d’entretien pouvait aboutir avec les publics que nous avions à questionner. En définitive, il ressort de l’expérience qu’un seul et même protocole administré de façon identique d’une part est opératoire pour tous, et d’autre part fait émerger des logiques et des appropriations éminemment spécifiques, car propres à chaque enfant.
38Nous allons illustrer les particularités de l’appropriation par un seul exemple. En termes de fréquence, une première analyse montre que, sur l’ensemble des enfants participant au cours de la première phase d’expérience qui s’est clôturée fin décembre 2013, L’Amour piqué de Jean-Antoine Idrac (représenté dix fois) et le Retable de saint Georges (représenté neuf fois) sont largement dominants (ce sont les plus restitués, c’est-à-dire ceux qui ont la meilleure saillance cognitive eu égard aux hypothèses formulées au paragraphe précédent). Parmi les hypothèses à même de justifier cette saillance, relevons le fait que ces œuvres présentent des structures imaginaires que l’on attribue usuellement au monde de l’enfance (triptyque princesse-chevalier-dragon par exemple) et paraissent ainsi plus susceptibles de favoriser un processus d’appétence, d’intéressement et d’engagement émotionnel.
39Si cette hypothèse paraît sans nul doute séduisante et pointe un critère d’appréciation plausible, celui du rapport entre la narration proposée et la sphère de l’enfance, la seconde phase d’expérimentation qui s’est déroulée de mars à juin 2014 a apporté des résultats infirmant cette hypothèse première. Cette fois, l’œuvre du parcours la plus représentée fut en effet le tableau d’Eugène Leroy, une peinture contemporaine abstraite qui était sous-représentée lors de la première campagne de résurgence graphique.
40Pourquoi cette divergence ? L’application avait certes fait l’objet de quelques rectifications ergonomiques à la suite de la première campagne d’évaluation (la place du bouton « valider » avait été modifiée de manière à être plus visible par exemple), mais sans subir de modifications scénaristiques tant au niveau des œuvres proposées par le parcours que de la structure de la scénarisation multimédia. L’analyse des publics indique en revanche une forte proportion d’enfants autistes et déficients intellectuels qui ont représenté majoritairement la toile du peintre nordiste. Ainsi, sur onze représentations du Leroy au total, trois seulement sont dues à des enfants sans handicap. Il est encore à noter que les enfants sans handicap associent systématiquement l’œuvre à d’autres éléments, comme on le voit page suivante dans les dessins 1 et 2 : des œuvres du parcours, des éléments externes au parcours ou présents uniquement dans l’application (comme la comédienne ou le personnage de Mange-Tout – cf. Figure 4 –). Le Leroy ne représentait jamais le motif majeur de leur production, à l’inverse absolu des enfants avec handicap (cf. dessins 3 et 4).
Figure 4. Dessins 1 et 2 produits par des enfants sans handicap. Dessins 3 et 4 produits par des enfants déficients intellectuels
41Par ailleurs, si les enfants sans handicap ont pour la plupart rejeté cette œuvre, la jugeant « mal dessinée », « c’est comme un brouillon », « ça n’a pas de sens », « on comprend rien », un « dessin raté qui ne représente rien », « c’est moche », il n’en est pas de même pour les enfants présentant un syndrome TED (Trouble envahissant du développement, associé à l’autisme) ou une déficience intellectuelle. Relevons les commentaires suivants : « J’aime bien les couleurs », « C’est celle que j’ai préférée ». Le caractère abstrait de l’œuvre ne perturbe nullement ces enfants qui semblent trouver dans le non-figuratif une fenêtre supplémentaire de liberté. Ainsi, le pacte établi selon lequel le figuratif et la ressemblance avec l’original, i.e. l’iconicité, sont gages d’un dessin « réussi » ne semble pas entrer de façon aussi déterminante dans les codes de l’enfant atteint de handicap intellectuel, ce qu’il verbalise au cours des entretiens (exemple : « Je préfère les couleurs que les formes. »). Rappelons que l’objet n’est pas ici de procéder à l’analyse détaillée des résultats produits, mais d’examiner si un même recueil pour tous de données permet d’attester que la diversité des œuvres et des scénarios multimédias permet à chacun, atteint de handicap intellectuel, sensoriel ou sans handicap, de puiser des éléments d’intérêt dans les ressources de l’application et le rapport qu’elle offre au lieu, et de développer une appropriation cognitive propre. En ce sens, l’exemple ci-dessus, parmi un grand nombre d’autres, atteste que le protocole, dans sa phase graphique, est pertinent pour l’intégralité des enfants et aboutit à une lecture mettant en relief des disparités fortes entre les diverses expériences de visite, en fonction des particularités de chacun.
- 8 Bien entendu, il importe de laisser les professionnels de santé qualifier les catégories de public (...)
42Des spécificités ressurgissent parfois et certains outils prévus dans le dispositif d’évaluation peuvent poser problème. Concernant par exemple les mesures physiologiques indispensables pour déterminer le stress ou la concentration des enfants autistes, le port du bracelet Affectiva a parfois fait l’objet d’un rejet de la part de certains autistes. De même, le port de lunettes de vue a entraîné l’annulation de l’enregistrement par eye-tracking initialement prévu. Afin d’assurer un confort optimal de visite à l’enfant et de permettre au chercheur d’optimiser le recours à certains outils, il serait nécessaire d’être mieux informés sur le profil de l’enfant et sur ses particularités comportementales éventuelles (informations généralement non accessibles au chercheur car protégées par le secret médical)8. Certaines difficultés apparaissent également dans le cadre du déroulement de la visite : d’autres éléments, tels que la concurrence dans les salles avec d’autres publics scolaires particulièrement bruyants, ont parfois contrarié le dispositif en perturbant certains enfants autistes. Néanmoins, ces épisodes restent ponctuels et l’intégralité des enfants a pu surmonter ces problèmes ou les intégrer dans la visite comme un paramètre nécessaire, et continuer le parcours sans encombre.
- 9 Ce sont leurs propres termes.
43Nous n’avons constaté aucun abandon, ce qui indique le maintien continu de l’appétence et de l’intéressement. Cette première estimation est confirmée par le pourcentage d’enfants se déclarant satisfaits de l’expérience avec Muséo+, via la partie « Appréciation » du protocole VI.A.G.E. : 94 % des enfants interrogés ont répondu positivement à cette question de satisfaction dans le questionnaire rempli par les enfants et les accompagnants dans la partie « Appréciation » du protocole. L’expérimentation conforte donc les résultats observés auparavant pour Muséo+ : les enfants, même en situation de handicap lourd, sont autonomes dans leur visite, aucun d’entre eux n’a présenté de problème de concentration même en cas de handicap intellectuel important, aucune manifestation écholalique ou situation de stress intense n’ont été observées pour les autistes. L’immersion dans les contenus scénarisés contribue à instaurer un rapport inédit au musée pour ces publics jusque-là exclus de ce type de lieu – aucun d’entre eux n’avait jamais pu accéder à une visite de musée au préalable, certains parents ayant exprimé qu’ils n’auraient jamais cru possible de pouvoir passer un « bon moment9 » au musée avec leur enfant autiste ou déficient intellectuel.
44Les données recueillies au cours de l’expérimentation dans son ensemble, de novembre 2013 à juillet 2014, tendent à prouver que l’ensemble est opératoire et répond aux attentes d’une évaluation fondée sur l’analyse par le cours d’expérience. Conformément au cahier des charges, le dépouillement exhaustif des données recueillies permettra de vérifier le respect (ou non) des trois principes : principe de cohérence, d’appétence et d’intéressement, et enfin d’engagement émotionnel.
45Le palais des Beaux-Arts de Lille souhaitait pouvoir proposer un dispositif pour développer l’accueil des publics autistes. L’évaluation confirme que l’application Muséo+ permet aujourd’hui de le faire et de répondre ainsi aux exigences de la loi « accessibilité » du 11 février 2005. Pour les chercheurs, ces premières évaluations demandent à être complétées. Il conviendrait d’approfondir l’analyse par le cours d’expérience de la visite muséale, par exemple pour déterminer si, au-delà d’un bon moment collectif partagé dans le calme, un intérêt maintenu dans le temps a pu être suscité, si des connaissances durables ont pu être acquises, ou si une revalorisation de l’image de soi a pu être obtenue grâce à une meilleure intégration sociale, ainsi que l’ambitionne l’approche design for all. Concrètement, il s’agit d’opérer une distinction entre les niveaux 1, 2 et 3 de l’appropriation au sens de J. Theureau (2011). L’expérimentation actuelle et le protocole mis en œuvre ne permettent pas de répondre encore à ces questions.
46En outre, une nouvelle étude est envisagée pour analyser le tressage de dispositifs divers conçus pour les trois temps de la relation au musée : prévisite, visite sur site et post-visite. À l’heure de l’accessibilité numérique généralisée, cela amènera les chercheurs à tenter de mieux cerner ce qui n’est pas substituable dans la relation physique aux œuvres des collections telles qu’elles sont exposées au musée, et ce qui est transférable dans une relation virtualisée au travers d’une médiation numérique. C’est, de fait, le rôle et la place du musée en tant que médiateur entre le public et les patrimoines qui sont bousculés par l’émergence du numérique et qui nécessitent d’être repensés en profondeur, en tenant compte de la variété et de la complémentarité des dispositifs possibles.