Navigation – Plan du site

AccueilPublications en ligneRecensions par année de publication2008Cécile Treffort, Mémoires carolin...

2008

Cécile Treffort, Mémoires carolingiennes. L’épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique (milieu VIIIe-début XIe siècle)

Thomas Granier
Référence(s) :

Cécile Treffort, Mémoires carolingiennes. L’épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique (milieu VIIIe-début XIe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, 387p.

ISBN 978-2-7535-0425-7

Texte intégral

1Le livre de Cécile Treffort est issu de son Habilitation à Diriger les Recherches soutenue à l’Université de Poitiers en 2004. Les inscriptions du haut Moyen Âge, essentiellement funéraires, peu exploitées d’ordinaire parce qu’elles sont pauvres en informations de type événementiel (leur sens est ailleurs, dans le temps cyclique de la liturgie et de la prière), constituent l’essentiel du matériau sur lequel elle travaille depuis la publication de sa thèse, L’Église carolingienne et la mort, en 1996.

2Sont ici étudiées les épitaphes (en excluant donc les inscriptions de dédicace, de fondation, d’éloge…), connues de façon complète ou partielle, sous forme matérielle ou seulement en transcription, entre le milieu du VIIIe et le début du XIe siècle. Le volume du corpus et la période ne sont pas très exactement définis : le nombre de « plus de cinq cents » est donné pour la période du milieu du VIIIe au milieu du Xe siècle ; l’arrêt de l’étude au début du XIe n’est pas justifié par une explication des changements dans les sources et les pratiques auxquels correspond cette borne (p. 13-14). L’auteur reproduit quatre-vingt deux épitaphes (photographie ou dessin), donnant au lecteur une idée précise du matériau. Corpus vaste, même si Cécile Treffort souligne que les épitaphes sont plus rares à l’époque carolingienne qu’aux périodes précédente et suivante (et ce alors qu’elles remplacent la sépulture dans l’église qui tend à disparaître) : n’est concernée par des épitaphes connues qu’une partie très restreinte des élites ; quelques personnages seulement, aucun groupe dans son entier. La réalisation d’une épitaphe n’est donc jamais systématique, mais le fait de choix particuliers et signifiants. Par rapport au nombre de ceux dont la mémoire est confiée à Dieu par les inscriptions à l’intérieur de la tombe, invisibles, les graffitis sur table d’autel, les listes de commémoration, la liturgie…, celui des bénéficiaires d’une épitaphe visible par les hommes est infime. Les épitaphes carolingiennes se classent en trois groupes formels : plates-tombes, stèles et inscriptions murales, placées la plupart du temps, mais pas toujours, à l’intérieur des églises. Elles ne comportent quasiment jamais de motifs décoratifs autres que le texte lui-même. Certaines sont polychromes, le creux des lettres étant rempli d’ocre. Certaines sont peintes et non gravées, ce qui les rend bien plus fragiles : un très grand nombre a donc sans doute disparu.

3La réalisation d’une épitaphe n’est qu’une étape, exceptionnelle, d’un processus plus vaste : déploration rituelle, prière, distribution d’aumônes et commémoration rituelle. Les évocations dans l’épitaphe des étapes de sa réalisation (décision, commande, composition) sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont extrêmement rares : seules quelques épitaphes versifiées monumentales de très grands personnages sont détaillées à ce sujet. Pour les épitaphes de niveau courant, les informations, bien plus maigres, mettent toujours en évidence le rôle des parents, révélant, surtout lorsqu’elles sont réalisées loin des grands centres ecclésiastiques, des aspects de l’alphabétisation et de la culture des laïcs. Cécile Treffort fait remarquer que le texte et la forme d’une épitaphe prennent rarement toute leur signification seuls : dans la plupart des sanctuaires, les épitaphes s’accumulent successivement, les unes à côté des autres (ainsi, à Saint-Arnoul de Metz, celle de Louis le Pieux qui vient, en 840, s’ajouter à celles de ses mère, tantes et sœurs tour à tour inhumées depuis 783), elles sont donc visibles ensemble, renvoient les unes aux autres (souvent par des citations textuelles explicites) et doivent donc être comprises ensemble : l’interprétation d’une épitaphe en fonction du contexte de sa propre rédaction doit se doubler de celle tenant compte du groupe dans lequel elle vient s’insérer.

4L’un des intérêts du livre est de mettre en évidence et d’expliquer une pratique originale et jusqu’ici peu connue, celle des inscriptions invisibles aux hommes, que Cécile Treffort baptise du néologisme d’« endotaphes » (p. 14) : la plupart du temps une identification du défunt à l’intérieur de la tombe, éventuellement destinée à des chercheurs de reliques lettrés (évêques…), mais visant surtout à identifier aux yeux de Dieu le défunt à sa sortie de terre au jour du Jugement. Parfois aussi des formules apotropaïques, souvent dérivées de formules liturgiques du rituel des funérailles.

5Surtout, Cécile Treffort renouvelle l’approche des épitaphes comme source historique en développant deux lectures très novatrices : l’une dans le champ du pouvoir, l’autre dans celui des pratiques sociales et culturelles.

6Les grandes épitaphes monumentales, souvent versifiées, des membres de la famille royale et impériale et de leurs proches brossent le portrait d’une société idéale en mettant en scène les vertus des membres du groupe dirigeant du monde carolingien et en transmettant la mémoire de leurs noms et de leur proximité avec le pouvoir. Au total se dessinent une géographie du pouvoir carolingien et une prosopographie de ses élites et de leur adhésion à des valeurs et à un projet. Les conclusions de Cécile Treffort à ce sujet rejoignent les résultats récents de l’histoire culturelle du haut Moyen Âge qui tendent à mettre en évidence l’élaboration autour des souverains d’un programme de gouvernement impérial dans ses aspects culturels, moraux et idéologiques et de l’adhésion active de membres lettrés de la haute aristocratie laïque à ces valeurs (des résultats récents sont en particulier exposés dans Lay Intellectuals in the Carolingian World. Edited by Patrick Wormald and Janet L. Nelson, Cambridge, Cambridge University Press, 2007).

7Du point de vue textuel, l’épitaphe est un genre limité, caractérisé par le poids des passages obligés et des lieux communs. Loin d’être un signe de pauvreté du genre, la pratique du centon témoigne d’une culture largement partagée, dans le temps et l’espace, entre le groupe restreint de ceux et celles pour qui l’on grave des épitaphes et celui, bien plus large, de tous ceux et celles qui peuvent les lire. Une culture qui valorise la tradition et la mémoire, des modèles particuliers et la répétition comme signe d’identité, le tout lié à des conceptions eschatologiques et des pratiques simples. À partir de quelques éléments-clefs (hic requiescit, ora pro eo…), le public des VIIIe-XIe siècles, c’est-à-dire tous les chrétiens susceptibles de voir l’épitaphe, y compris des semi-lettrés, voire des illiterati, saisit exactement qu’il s’agit d’une épitaphe, même s’ils ne peuvent la lire, et qu’elle invite à consacrer un peu de son temps à l’exercice d’une solidarité à travers le temps (le défunt peut l’être depuis fort longtemps) entre chrétiens par une prière individuelle, hors du cadre liturgique, pour le défunt, même inconnu : tous sont pécheurs, nul ne peut se sauver seul, chacun peut et doit prier pour les autres. Même si aucune source du haut Moyen Âge ne décrit explicitement une prière devant une épitaphe, l’existence du genre et ses caractères récurrents suggèrent bien que l’ensemble des fidèles partage ces idées sur l’efficacité de la prière pour les morts entre chrétiens et cette conscience d’une solidarité : Cécile Treffort parle à ce sujet d’une « culture de la prière » (p. 272). Elle a donc le grand mérite de dégager du corpus des sources et de formuler de façon claire la signification spirituelle de l’épitaphe comme genre et comme pratique dans la société chrétienne du haut Moyen Âge : l’ecclesia des simples fidèles, des laïcs, a donc un authentique rôle à jouer dans le « système commémoratif » (p. 298) carolingien.

8Après le texte proprement dit, la deuxième partie du livre (p. 313-349) est un Catalogue bibliographique des principales inscriptions funéraires françaises (VIIIe-milieu XIe siècle) : un inventaire de deux cent cinquante-huit épitaphes ou fragments, classés dans l’ordre alphabétique de la commune de découverte. Ces épitaphes proviennent de cinquante-deux départements, et de façon fort inégale, six départements, tous de la moitié nord de la France, étant très nettement surreprésentés : trente-trois inscriptions rémoises (51), trente-et-une dans le Maine-et-Loire (49) dont trente à Angers, dix-huit dans le Cher (18) dont dix-sept à Bourges, seize dans la Vienne (86) dont dix à Poitiers, treize à Tours (37), douze dans les Deux-Sèvres (79) dont onze à Melle. À eux seuls, Maine-et-Loire et Marne livrent un quart du corpus. Une telle inégalité reflète certes l’importance de quelques sanctuaires du haut Moyen Âge, le nombre d’inscriptions provenant de Tours, Reims ou Saint-Riquier (80) se comprenant aisément. Mais elle est aussi le fruit des hasards de la destruction et de la conservation : par exemple, plus d’épitaphes actuellement connues (onze) proviennent de Melle, siège d’un atelier monétaire, que du très important monastère de Saint-Denis (93) (huit). L’absence de la moitié des départements français et la très faible représentation de certains sites (seulement deux inscriptions de Saint-Victor de Marseille (13) et trois de Saint-Sernin de Toulouse (31), toutes du XIe siècle) doit, elle aussi, être le fait de pertes. Cécile Treffort donne par ailleurs une édition scientifique d’une partie des inscriptions ici repérées dans un volume à paraître intitulé Corpus des inscriptions carolingiennes de Poitou, Anjou et Touraine.

9Les coquilles un peu trop nombreuses sont à peu près le seul reproche que l’on peut faire à un beau livre facilement lisible, clair et bien organisé, dans lequel l’auteur sait dire l’essentiel de façon ramassée, en trois cents pages, sans négliger d’appuyer toutes les étapes de sa réflexion historique sur des exemples, en particulier ceux qui font l’objet des illustrations, et renouvelle de façon convaincante notre regard sur un type de sources injustement considéré comme aride, mettant en lumière un pan jusqu’ici négligé de l’alphabétisation et de la culture des laïcs. Preuve que Cécile Treffort ne réserve pas ces remarquables qualités à ses Collègues chercheurs, elle publie en outre un manuel destiné à permettre aux étudiants l’accès à ce type de source, rarement rencontré en Histoire du Moyen Âge dans un cursus de Licence : Paroles inscrites. À la découverte des sources épigraphiques du Moyen Âge, Rosny-sous-Bois, Bréal, coll. Sources d’Histoire, 2008.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Granier, « Cécile Treffort, Mémoires carolingiennes. L’épitaphe entre célébration mémorielle, genre littéraire et manifeste politique (milieu VIIIe-début XIe siècle) »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 14 juillet 2008, consulté le 16 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/6613 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.6613

Haut de page

Auteur

Thomas Granier

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search