Chantal Connochie-Bourgne (dir.), Façonner son personnage au Moyen Âge
Chantal Connochie-Bourgne (dir.), Façonner son personnage au Moyen Âge, Actes du 31e colloque du CUER MA, 9-10-11 mars 2006, Aix-en-Provence, PUP, 2007 (« Senefiance » 53), 363 p.
ISBN 978-2-85399-663-1
Texte intégral
1Le volume contient les actes d’un colloque international consacré à la construction d’un personnage au Moyen Âge. Il présente 29 articles classés par ordre alphabétique d’auteur, d’une grande diversité et d’un très bon niveau d’ensemble. Ils croisent les périodes médiévales et les genres, s’intéressent autant aux grandes figures qu’à des personnages plus secondaires et ne reculent pas devant la problématique singulièrement médiévale d’un même personnage rencontré dans différentes œuvres, impliquant toujours une « tension entre tradition et innovation » (p. 8). Les outils d’analyse sont pertinents et stimulants car ils croisent une bonne prise en compte des spécificité du matériau médiéval et la méthodologie moderne, comme celle de H. R. Jauss, E. Auerbach, de P. Hamon ou de V. Jouve, par exemple. Le recueil est dense et passionnant, aussi diversifié que cohérent. Ainsi, certains personnages sont l’objet de différentes analyses, comme Camel de Camois ou Tristan.
2L’avant-propos de Chantal Connochie-Bourgne rappelle que la notion même de personnage s’est considérablement enrichie aux XIIe-XIIIe siècles, grâce à la réflexion philosophique et théologique ou juridique (p. 7). Il précise également que la création d’un personnage se situe « à la rencontre d’un imaginaire collectif et individuel » (p. 8).
3Dans « Une à la douzaine : le statut du personnage de la sibylle dans le BnF fr 2362 », Julien Abed met en lumière la tension ou l’hésitation entre unité et pluralité dans la construction du personnage de la sibylle. On part de l’archétype romain des trois sibylles, celle de Cumes, la sibylle Tiburtine et la sibylle Erythréenne, pour passer au Moyen Âge à dix ou douze sibylles qu’on va tenter d’individualiser entre les XVe et XVIe siècles, notamment avec le Dit des douze sibylles contenu dans le manuscrit étudié, qui se situe aux confins de la littérature et de l’iconographie. J. Abed montre que l’individuation relève avant tout de l’iconographie et en donne pour preuve la description des images (qui malheureusement ne figurent pas dans le recueil).
4Dans « Briser le fil, nouer la trame : Galehaut le Brun dans Guiron le Courtois », Sophie Albert montre comment se construit le destin à la fois individuel et généalogique de Galehaut dans Guiron le Courtois et les remaniements postérieurs, en s’appuyant à la fois sur une élaboration interne au roman et sur un travail intertextuel. Elle s’intéresse aux modalités d’apparition de Galehaut le Brun et aux réseaux onomastiques et familiaux dont il relève. Galehaut a pour père Hector le Brun dont il conserve l’épée, la relique (l’origine du nom, la mauvaise coutume). Dans Guiron le Courtois, Galehaut n’apparaît que sous forme fragmentaire mais il est en lien avec le lignage même de Guiron dont il est cousin.
5Éléonore Andrieu, s’insinue « entre chair et esprit » dans son « petit exercice de déconstruction de l’héroïsme royal chez Suger ». Le roi apparaît seulement comme le premier des laïcs et il doit conjoindre en lui l’orator et le bellator. De plus, la beauté du corps est indissociable chez lui de celle des mœurs, car il appartient au double lignage, charnel, des carolingiens et des capétiens, et spirituel, des martyrs de Saint-Denis. Suger réfléchit sur la figure royale en dialogue avec les conceptions d’Hugues de Cluny et Bernard de Clairvaux, mais il récuse l’effacement des choses terriennes pour prôner l’union de la chair et de l’esprit dans la personna royale.
6Anna Maria Babbi s’intéresse à la « Bele Lienors ou [à] la vertu du nom », en exaltant le prénom. Anne Berthelot, quant à elle, voit dans « Merlin Samildanach » un « homme sans qualité » et un « hero with a thousand faces ». Elle traque l’essence de Merlin, personnage protéen, s’il en est, tantôt infans, puer senex… Par sa nature protéiforme, il n’est jamais pleinement personnage mais plutôt type, simplement ébauché, d’où son extrême variance et son caractère fuyant d’un texte à l’autre, ce qui fait conclure, très joliment, A. Berthelot que « Merlin est le rêve de l’écrivain : un personnage absolument malléable, susceptible d’assumer toutes les fonctions et de jouer tous les rôles » (p. 62).
7Florence Bouchet évoque « Camel de Camois, anti-héros problématique » dans le Roman de Camel et d’Hermondine du ms. du Méliador de Froissart (BnF fr. 12557). Le héros y est problématique car il souffre d’une tare : le somnambulisme. Pour autant, presque par compensation, il possède un nom d’élection, Pâris, qui l’inscrit dans un champ intertextuel positif. La nature complexe de Camel est liée à sa proximité avec des personnages merveilleux, tels Tydorel ou Robert le Diable. « L’ambiguïté de Camel serait alors redevable à l’instabilité ontologique du chevalier faé » (p. 71). Toutefois son « ambiguïté axiologique » (p. 72) semble précipiter sa mise à mort par le narrateur.
8Dans « Li Chevaliers as deus espees », Hélène Bouget pose l’hypothèse de « la fabrique ratée d’un personnage ». Elle montre que le héros hérite de deux figures connues : Perceval et Guinglain, en encore du Balaain, chevalier mescheant de La Suite du Roman de Merlin. Mais l’effet-personnage ne prend pas et il demeure un « fantoche » (p. 81), notamment en raison de son absence de progression : il est avant tout actant, « signe vide » (p. 85), dans un univers arthurien type. « Li Chevaliers as deux espees procède sans doute d’une interrogation sur l’écriture et la vocation du roman arthurien à une époque où le genre commence à s’épuiser » (p. 85).
9Dans « Construction concurrentielle du personnage romanesque : trois exemples tirés du roman médiéval », Damien de Carné montre la nécessité de la confrontation avec un double du héros pour la fondation de sa propre identité héroïque. Ainsi une concurrence lie Méléagant et Lancelot, Érec et Yder, le comte de Limors ou Maboagrain. Chez Thomas, Tristan est aux prises avec Marc, Cariado ou Tristan le Nain, alors qu’à Yseut fait écho Yseut aux Blanches Mains et à Marc, Estout. Enfin, dans le Lancelot en prose, la rivalité absolue du héros est à penser avec Arthur.
10Carlos F. Clamote Carreto accompagne « Rainouart au pays des fées. Interchangeabilité des personnages et dialogisme de la Bataille Loquifer ». Il s’interroge sur le liens entre le personnage et le genre du texte, en s’appuyant sur les analyses de Hans Robert Jauss : un personnage peut-il induire un genre ? C’est notamment la question du héros-type. Ainsi la chanson de geste se « dégraderait »-elle par sa contamination précoce par le roman ou, plus justement, la chanson de geste serait par essence « totalisante et omnivore » (p. 103) et participerait à une « confluence des genres » (p. 103) : à l’appui de cette thèse, le personnage de Rainouart dans la Bataille Loquifer. Ce n’est d’ailleurs sans doute pas fortuit, dans cette ouverture des genres, si le personnage incarne essentiellement l’Autre. « À bien des égards, La Bataille Loquifer constitue donc un ‘paradigme de l’étrangeté’ » (p. 106). Différents épisodes de l’œuvre le montrent particulièrement : celui autour du personnage de Picolet lou ligier (v. 965) et autour du motif de l’épée caractérisé par la conversion poétique d’un objet qui passe d’un univers générique à l’autre. On s’achemine avec Rainouart, dans « l’espace du pur jeu poétique » (p. 114).
11Dans « Comme un rêve de pierre », Annie Combes envisage « l’imaginaire de la sculpture dans le portrait médiéval ». Il s’agit d’une inversion du mythe de Pygmalion puisque de la vie, on passe à la fixité minérale, qui permet de donner forme à autant de créatures improbables. Dans Floris et Lyriopé, de Robert de Blois, on a le sentiment que la créature reflète la beauté même de Nature. Le corps devient œuvre d’art que l’on contemple et évalue selon les mêmes canons, jusqu’à la « capture » même du corps, comme dans Narcisse ou le Roman de Silence de Heldris de Cornouailles.
12Dans « L’anonymat définitif des personnages et l’avènement du roman », Danièle James-Raoul met en lumière « l’apport de Chrétien de Troyes » : elle montre que la pratique de ne pas nommer un héros n’est pas si fréquente avant Chrétien et elle le prouve en explorant d’autres œuvres, comme les romans antiques, par exemple. Chez Chrétien, D. James-Raoul souligne que les trois derniers romans affinent la technique et elle analyse chacun, pour conclure : « les personnages anonymes sont à apprécier en relation directe avec l’avènement du nouveau roman, tel qu’il se développe dans la seconde moitié du XIIe siècle » (p. 142).
13Douglas Kelly revient sur Camel de Camois dans « Analogie et anomalie dans la description de chevaliers : la diverse ordenance de Camel de Camois ». Il est intéressant de lire cet article en miroir de celui de Florence Bouchet. Camel est paradoxal car il comporte les traits d’un idéal et des anomalies qui semblent s’y opposer.
14Nawar Khemir traite de « la notion de personnage à travers le texte lyrique troubadouresque (Bernard de Ventadour », en abordant le croisement de l’axe autobiographique et l’axe de fictionnalisation, par exemple, qui passe par une hypertrophie du cœur, une dissociation du corps ou une déshumanisation du moi qui tend à l’universel.
15Anna Elzbieta Korczakowska présente « Saraïde : une demoiselle arthurienne pas comme les autres » à travers ses actes : l’enlèvement de Bohort et Lionel, sa relation privilégiée avec Lionel, puis son effacement progressif et sa disparition. Jean Lacroix met en scène « le petit théâtre de Cecco Angiolieri et la fabrique des personnages (Sienne, XIIIe siècle) ». Il examine les onze sonnets du lettré, en rupture avec la société contemporaine, qui forment une sorte d’autobiographie. Je est celui de la contestation et de la protestation permanente ; il endosse des identités diverses (soi-même et son double, le mal aimé de Becchina, un cercle de complices qui le mettent en scène…).
16Armelle Leclercq aborde « la destinée d’un émir turc : Corboran, personnage historique, personnage épique », qui se caractérise par la métamorphose foncièrement médiévale, d’un émir musulman réel en un héraut fictif du christianisme. L’auteur part d’abord en quête du « vrai » Corboran, dans les chroniques latines, mais très vite des interpolations romanesques viennent brouiller les cartes historiques, spécialement autour d’un hypothétique antagonisme mère-fils. C’est ce qui induira la rédaction des Chétifs, de La Chrétienté Corboran ou de la Prise d’Acre. « Le personnage de Corboran constitue en fait une extraordinaire compensation onirique à l’échec des croisades » (p. 209).
17Dans « Quand le voyageur-narrateur façonne son personnage : Guillaume de Rubrouck dans le Voyage dans l’Empire mongol », Huguette Legros montre combien l’auteur se met en scène dans un récit de voyage adressé au roi de France. Or « cette propension à créer une image du moi tend à faire du narrateur un personnage à part entière » (p. 218). Jean-Pierre Martin suit « les nouvelles aventures d’Ami et Amile au XVe siècle » dans lesquelles la transformation des personnages passe par une « accentuation des traits » et par une « complexification romanesque » (p. 229), ainsi qu’à des contraintes narratives liées à l’amplification (genre des enfances, emprunts d’épisodes à d’autres chansons de geste ou à d’autres sources). Il s’ensuit « une rhapsodie d’aventures tenant à la fois de l’épopée, du conte, du roman et du récit hagiographique » (p. 231). « On est passé d’une œuvre fondée sur un principe éthique et théologique, la charité, à une œuvre prioritairement centrée sur l’aventure singulière d’un individu. L’enjeu dès lors est idéologique autant qu’esthétique » (p. 231).
18Silvère Menegaldo traite d’ « un avatar du jongleur : le personnage de gaite dans la littérature médiévale (XIIe-XIIIe siècles) ». Il montre son statut secondaire dans différents textes narratifs où il passe progressivement « d’opposant à adjuvant » (p. 240), avant de parvenir au rôle héroïque dans Gautier d’Aupais. Bénédicte Milland-Bove croise « figures bibliques et fabrique du personnage dans quelques récits de fiction des XIIe et XIIIe siècles » : « les figures bibliques, si elles aident à façonner les personnages, reçoivent donc en retour leur marque de l’œuvre dans laquelle elles s’insèrent. Témoignant de la volonté d’inscrire un destin individuel dans une histoire universelle, de relier le présent de l’œuvre en roman à l’origine qui lui donne sens » (p. 252).
19Catherine Nicolas observe la « fabrique du personnage et [la] fabrique du roman : Hippocrate dans l’Estoire del Saint Graal ». Hippocrate devient une figure trouble liée à la nigromancie et associée à la ville de Tolède : une âme damnée, dont l’Estoire va s’emparer pour « fabriquer un personnage dont la senefiance ne peut être élucidée que dans sa confrontation avec la figure imaginaire dont il émane » (p. 261), entre un anti-Joseph et un nouvel Adam.
20Cristina Noacco se consacre à « Tout en Tout : un personnage en trois personnes (Estoire del Saint Graal, § 320-371) ». Suivant une typologie contemporaine, Tout en Tout est à la fois un personnage-vecteur, un acteur, Figura Dei, et que construction romanesque.
21Jean-Marc Pastré conçoit « le personnage de Tristan » comme « un archétype » et illustre la façon dont les écrivains du Moyen Âge ont pris en charge littérairement un « archétype bien attesté dans l’aire indo-européenne » (p. 285). Il étudie le caractère de Tristan au sens moderne du terme : sa manière de sentir et d’agir car les trois traits constitutifs de la figure tristanienne sont les qualités intellectuelles, la vaillance et la force physique, ainsi que la « sensibilité », y compris dans les dons artistiques. L’auteur analyse le personnage chez Eilhart, Thomas de Bretagne et Gottfried de Strasbourg.
22Juliette Pourquery de Boisserin travaille à l’« identification de Méliadus dans les miniatures du manuscrit BnF fr. 350 de Guiron le Courtois » qui date de la fin du XIIIe siècle et comporte douze miniatures représentant le personnage. L’identité du personnage peut se construire par désignation : par les lignes qui encadrent l’image, un nom figurant directement dans l’image ou la mise en place d’un système d’attributs propres au personnage. L’identité peut aussi surgir par confrontation avec d’autres personnages, notamment lors de scènes courtoises. J. Pourquery de Boisserin donne des exemples de chaque type et s’appuie sur des images - en couleurs - fournies dans le volume.
23Maria Pilar Suarez fait une place au « personage du juif et [à] l’énonciation de l’hétérogène » dans le Miracle de Théophile de Rutebeuf et Le Mystère de la Saincte Hostie joué à Paris au XVe siècle. On passe de Salatin à un juif accompagné de femme et enfants. Richard Trachsler considère « Gautier Map » comme « une vieille connaissance ». Il montre les incertitudes qui pèse sur la personna de Gautier Map, puisque dès l’époque médiévale, on peut identifier un Gautier Map historique qui semble différent de l’auteur dont les œuvres sont parfois contestées : ses Nugis Curialium ont pu lui être disputés alors qu’il est connu pour un Lancelot-Graal dont il n’est pas l’auteur mais qu’on lui attribue coûte que coûte. Dans quel but ? Au service de quelle stratégie littéraire ou politique ? Peut-être pour mettre en avant la latinité de Gautier qui s’oppose à l’envoiseure anglaise du Tristan en prose. Qui plus est, l’époque moderne complique la donne, puisque quand on cherche à identifier Gautier sur les images médiévales de La Mort Artu, les moteurs de recherche électronique nous présentent de nouvelles figures, illégitimes.
24Karin Ueltschi fait face à « Hellequin bi-frons : à propos du sacré, du comique et du théâtral ». L’essence ambivalente du personnage explique sa prise en charge par différents genres tout autant qu’elle s’en nourrit. Le personnage est d’amblée incertain : son nom varie, il est tantôt nain, tantôt géant, il a des fonctions diverses voire opposées, il est diabolique, burlesque, carnavalesque… Il est tête et/ou masque par sa barbe, sa cape/sa coule, ou son chapeau, et passe ainsi aisément de la forêt aux planches, jusqu’à devenir Arlequin. « Hellequin est aux antipodes de l’allégorie. L’étoffe de Hellequin est mythique. (…) Ainsi, notre figure initialement ‘anti-personnage’ va connaître par la suite une fécondité littéraire paradoxale et absolument inouïe » (p. 336).
25Jean-René Valette se prononce « pour une poétique du personnage merveilleux » dans « la fabrique des fées ». Les fées sont au croisement de la catégorie mentale et du jeu littéraire, d’une sémiotique et d’une topique, à la frontière entre le signe et le motif, qui entretient une relation dialectique avec le chevalier dans l’écriture de la merveille. La fée dépend du « double principe, du motif merveilleux et de l’écriture de la merveille » (p. 346).
26Enfin, Barbara Wahlen s’insinue « entre tradition et réécriture » pour rendre visite au « bon Morholt d’Irlande, chevalier de la Table Ronde », du Tristan en prose, de la Suite du Roman de Merlin ou du Roman de Méliadus. « Au fil des retours, l’altérité originelle de l’adversaire légendaire de Tristan s’est donc peu à peu effacée. Cette normalisation s’est faite aux dépens d’une véritable individuation romanesque » (p. 358).
Pour citer cet article
Référence électronique
Myriam White-Le Goff, « Chantal Connochie-Bourgne (dir.), Façonner son personnage au Moyen Âge », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 30 novembre 2009, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/3773 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.3773
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