Jean-Louis Biget, Hérésie et inquisition dans le midi de la France
Jean-Louis Biget, Hérésie et inquisition dans le midi de la France, Paris, Picard, 2007, 247 p.
ISBN 978-2-7084-0803-6
Texte intégral
1Ce huitième volume de la collection « Les Médiévistes français » rend un hommage ô combien justifié à Jean-Louis Biget dont les travaux ont, depuis déjà longtemps, éclairé d’un jour nouveau les dissidences religieuses de la France méridionale des XIIe-XIIIe, parfois regroupées sous le vocable d’albigéisme et que l’on se gardera bien de nommer désormais, après la lecture de cet ouvrage, catharisme. Obéissant aux règles de la collection dont l’objectif est de mettre à la disposition des lecteurs dans un même volume les articles les plus marquants des plus éminents des médiévistes français actuels, ce volume regroupe, après une copieuse introduction intitulée Le « catharisme », une histoire en devenir, six articles dont on ne peut que se féliciter qu’ils aient été choisis parmi les plus récents d’une production fort abondante – à la seule exception du chapitre consacré à l’extinction de la dissidence urbaine, reprise d’une contribution parue dans les Cahiers de Fanjeaux en 1985. Le titre sous lequel sont rassemblés ces articles reflète en partie les conceptions de l’auteur en évitant soigneusement de faire figurer en couverture le terme même de « catharisme » même s’il eût été plus juste de parler d’hérésies au pluriel, voire de dissidences. C’est qu’en effet Jean-Louis Biget démontre avec force que le « catharisme » entendu comme une religion unique, structurée et dualiste, appuyée sur une contre-Église n’est en réalité qu’une construction intellectuelle de clercs fondée sur les écrits patristiques et notamment sur les écrits de Saint-Augustin contre les manichéens, construction suffisamment subtile et efficace pour que des générations d’historiens s’y laissent prendre. Si cette image de l’hérésie méridionale a si longtemps prévalu, c’est en grande partie parce que les historiens se sont laissé abuser par ce discours des clercs, si soucieux de catégorisation et de retrouver chez les Pères de l’Église des arguments applicables aux dissidences religieuses de leur temps, qu’ils en sont venus à « inventer » l’hérésie. C’est donc à un méticuleux travail de déconstruction du discours des clercs – et, parmi eux, le rôle essentiel fut sans doute joué par les Cisterciens – sur l’hérésie que nous convie Jean-Louis Biget. Il montre ainsi, en premier lieu, comment la naissance de l’hérésie doit tout d’abord être contextualisée ; elle procède, en Languedoc comme ailleurs, de la réforme grégorienne qui, en s’appuyant sur l’Évangile, a remis en lumière des courants évangéliques, et d’une réaction à cette même réforme qui, en faisant des clercs les médiateurs exclusifs entre Dieu et les laïcs, a cantonné les laïcs à un rôle strictement passif. Elle s’inscrit donc au sein d’une éclosion de mouvements évangéliques portés par des prédicateurs itinérants tels que Pierre de Bruis ou Henri de Lausanne, voire des laïcs comme Pierre Valdès. L’hérésie naît donc d’abord d’un propos de vie évangélique qui, en réaction à une Église voulue toute-puissante, génère un anticléricalisme. Et ce n’est qu’à partir de 1180 qu’apparaît, lié à cette hérésie méridionale, un dualisme qui « n’est pas le principe de l’anticléricalisme, mais son résultat » (p. 47) et qui d’un dualisme vécu et déjà latent dans le christianisme roman va se transformer, en partie en raison du discours élaboré par les clercs, en un dualisme ontologique.
2À la suite de cette rigoureuse démonstration, l’inanité de la recherche d’une origine orientale du « catharisme », via des filiations imaginaires avec le bogomilisme et le manichéisme apparaît en pleine lumière. Là encore, il s’agit d’un leurre introduit par le discours des clercs pour lesquels le danger ne peut être qu’externe à l’Église et qui croient retrouver dans les écrits de Saint Augustin l’hérésie passée qu’ils ont à combattre au présent. À juste titre, Jean-Louis Biget démontre que la notice du concile tenu à Saint-Félix de Lauragais en 1167 au cours duquel un pontife du nom de Niquinta aurait refondé les églises « cathares » et si souvent évoquée à l’appui d’une filiation orientale, n’est qu’un faux forgé par l’érudit Guillaume Besse au XVIIe siècle. De même, les autres documents avancés pour étayer l’hypothèse d’une filiation entre bogomiles et cathares ne résistent-ils guère mieux à l’analyse. La dissidence religieuse – terme qui doit être préféré à celui d’hérésie parce qu’il met l’accent sur une déviation plus que sur une rupture –observée dans le Midi est ainsi « fille de l’orthodoxie » (p. 84), issue d’une réflexion nouvelle fondée sur l’Évangile et nourrie des derniers apports de la théologie et de la scolastique. On lira à ce propos les pages convaincantes que l’auteur consacre aux innovations introduites par Abélard, notamment en ce qui concerne l’Esprit Saint qui joue un rôle fondamental dans le catharisme (p. 122-130). L’un des fondements de ce dualisme chrétien n’est autre en effet que l’approfondissement d’un verset de l’Évangile selon Saint Jean : « Tout a été fait par Lui et rien n’a été fait sans Lui ». En faisant du nihil non pas un rien mais un néant et en assimilant ce néant au monde terrestre, les cathares produisent donc un dualisme évangélique. Cependant, les clercs, non contents de refuser et de réfuter cette logique purement chrétienne vont, en usant et en abusant de la métaphore des « petits renards qui détruisent la vigne du Seigneur » ériger ces dissidences diffuses en une véritable contre-Église dûment hiérarchisée alors que tout dans le mode de pensée de ces hérétiques prêche pour des communautés vivant une existence quasi-autonome et entretenant entre elles des liens relativement lâches.
3À leur suite là encore, nombre d’historiens se sont laissé abuser et ont étroitement épousé les vues de l’Église, de même qu’ils ont repris les dénominations imposées par ces mêmes clercs. Or, nommer fait sens et l’enjeu sémantique se révèle ici primordial. Jean-Louis Biget montre ici que le qualificatif de « cathares » qui apparaît en 1164 sous la plume d’Eckbert, abbé de Schönau dans son Liber contra hereses katarorum n’est que la reprise d’un vocable d’origine antique emprunté à Saint-Augustin. Désigner les dissidents sous le terme de « cathares » permet de les stigmatiser définitivement comme dualistes et de les replacer dans l’histoire des hérésies. De même, le vocable d’Albigeois est bien une arme, forgée par les Cisterciens suite à la houleuse réception de Saint Bernard à Verfeil en 1145 et à la mission pontificale menée par Henri de Marcy en 1178 dans la même région. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de 1179, à l’occasion du concile de Latran III que l’Albigeois est clairement identifié, grâce aux amplifications cisterciennes, comme une région totalement acquise à l’hérésie. Or, il s’agit là d’un vocable polémique car il permet d’attirer l’attention de l’Église sur les terres détenues par les Trencavel et, dans cette longue genèse, la lettre adressée en 1177 au chapitre général de Cîteaux par le comte de Toulouse, Raymond V, ennemi juré de la famille Trencavel, a aussi été d’une grande importance. Clairement, les clercs ne pouvaient laisser les membres du clergé dissident se parer du terme de bons hommes, qui dérive de l’expression de boni homines et les désigne comme des porteurs du Be, autrement dit de l’Esprit Saint, et leur mouvement se qualifier de gleisa de Dio ou de santa gleisa.
4On l’a dit, la grande force de Jean-Louis Biget est de resituer la naissance et le développement de l’hérésie dans son contexte politique et social. Il montre ainsi que l’inachèvement de l’État toulousain constitue pour le Midi une faiblesse qui attire les convoitises de ses voisins – rois de France, ducs d’Aquitaine auxquels succèdent les rois d’Angleterre, comtes de Barcelone devenus rois d’Aragon – et que l’hérésie fut ainsi instrumentalisée à des fins politiques. Elle l’est tout autant à des fins religieuses puisque la dénonciation du catharisme permet à la papauté d’épurer un haut clergé méridional, jugé trop tiède dans sa lutte contre les hérétiques alors qu’il est surtout trop indépendant, et d’imposer l’action des légats pontificaux. Cette instrumentalisation est d’autant plus nette que le catharisme, loin d’être majoritaire dans le Midi, demeure une religion d’élite qui touche peut-être 5 à 7 % de la population. Elle recrute ses adhérents dans la petite noblesse des castra en voie de déclassement social et dans une bourgeoisie conquérante de manieurs d’argent et de techniciens de l’écrit dont le mal-être spirituel ne peut qu’être aggravé par la rigidité de la position de l’Église quant au prêt à intérêt. Sur ce point, les analyses de la composition sociale des dissidents à Albi et Carcassonne à la fin du XIIIe siècle sont tout à fait éclairantes. Cette faiblesse numérique de la dissidence ainsi que sa structuration en groupes familiaux – et Jean-Louis Biget rappelle opportunément que la dissidence est bien plus un choix familial qu’individuel – expliquent largement les succès de l’Inquisition mise en place en Languedoc à partir de 1234 mais qui doit plus à l’affrontement entre Grégoire IX et l’empereur Frédéric II qu’aux hérétiques eux-mêmes. Tant par la procédure utilisée que par les méthodes employées – prison préventive, recours à la torture, interrogatoires poussés, utilisation d’anciens « parfaits » retournés – et les châtiments infligés – peines infamantes telles que le port de croix, confiscation des biens, crémations, y compris posthumes – l’Inquisition se révèle d’une redoutable efficacité parce qu’elle prive « les différents groupes sociaux et les communautés rurales ou urbaines de leurs chefs traditionnels » (p. 200) et fait disparaître ou contraint à l’exil une large part du clergé cathare. Elle est en outre largement soutenue par l’action du pouvoir royal, maître de la majeure partie du Languedoc à partir de 1229 et qui sort renforcé de l’épreuve des révoltes méridionales de 1240 et 1242. Toutefois, l’Inquisition à elle seule, même secondée par l’action royale, n’aurait pu venir à bout de la dissidence religieuse sans un revirement de la part des élites impliquées dans l’hérésie. L’aggiornamento de l’Église opéré sous l’action des ordres mendiants dissipe largement le mal-être spirituel des élites urbaines tout en offrant, au sein du clergé, des places de choix aux fils des marchands et des brasseurs d’argent. Sur ce point, l’élection de sépulture privilégiée dans les couvents mendiants et l’entrée chez les Prêcheurs de fils d’hérétiques sont des indices très nets de ce retournement. En outre, ces élites urbaines, dont les aspirations politiques sont désormais limitées au sein de leurs propres villes par l’implantation du pouvoir royal, trouvent de nouveaux débouchés dans le service du roi, ce qui implique une rupture définitive avec le « catharisme ».
5« Refusant l’imaginaire et l’idéologie, les partis pris et les a priori » (p. 7), s’appuyant sur une érudition sans faille qui fait la part belle aux apports les plus nouveaux de la recherche – ainsi les emprunts à la récente thèse d’Uwe Brunn sur les « cathares » des pays du Rhin – autant que sur une plume alerte, maîtrisant parfaitement la surabondante bibliographie suscitée par la question, Jean-Louis Biget livre ici une leçon d’histoire aussi utile qu’elle est magistrale et qui dépasse largement la simple question de l’hérésie puisque le « catharisme » y est érigé en paradigme des temps nouveaux et du changement global de la société des XIIe-XIIIe siècles. L’ouvrage est agrémenté d’une bibliographie sélective – mais comment pourrait-il en être autrement ? – et d’un index dont on ne résistera pas au plaisir de livrer un extrait : « Catharisme, terme ambigu, appliqué arbitrairement et depuis peu à l’hérésie languedocienne, authentifiant de manière abusive une représentation biaisée des dissidences ; artefact ignorant chronologie et diversité régionale qui fait problème car il masque, pour des raisons idéologiques ou commerciales, la réalité historique » (p. 240). Ite missa est, allez encore parler, après une telle définition, de « catharisme » ! Signalons cependant que l’ouvrage n’échappe pas aux redites, ce qui est malheureusement la loi du genre. Et que, si le catharisme est encore et toujours « une histoire en devenir », il reste en tout état de cause à expliquer sa très large absence dans une zone qui court de Montpellier au Rhône et qui partage pourtant avec le reste du Midi une situation sociale et politique quasi-identique. Comment se fait-il en effet qu’à Avignon, Montpellier, Nîmes ou Saint-Gilles dont les consulats sont parmi les premiers du Languedoc, comme dans l’Uzège, l’Argence ou encore dans les terres des Sabran, fidèles alliés du comte de Toulouse, la dissidence religieuse ne constitue pas outre mesure un danger pour la chrétienté ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Vincent Challet, « Jean-Louis Biget, Hérésie et inquisition dans le midi de la France », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 18 septembre 2008, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/3082 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.3082
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