Olga Weijers, La « disputatio » dans les Facultés des arts au Moyen Âge
Olga Weijers, La « disputatio » dans les Facultés des arts au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2002, 383 p.
ISBN 2-503-51356-5
Texte intégral
1O. Weijers livre là le second volet de son travail sur la disputatio à la Faculté des arts ; il fait suite à un premier travail, publié dans la même collection (Studia artistarum, 2) en 1995, qui était consacré à la Faculté de Paris au XIIIe siècle, plus exactement jusqu’en 1350. Il apparaît cependant que la date charnière se situe plutôt autour de 1320, date après laquelle on ne trouve plus de rapports précis des disputes solennelles, alors que les commentaires sous forme de dispute changent aussi. Le présent volume reprend donc l’enquête en 1320 et élargit le cadre géographique avec les universités d’Oxford et de Cambridge, celles du Midi de la France, l’Italie (centrée sur le cas de Florence) et quelques exemples d’Europe centrale. Dans le cadre restreint d’un compte rendu, nous nous appuierons essentiellement sur la Faculté de Paris.
2La disputatio était, avec la lectio, l’une des méthodes principales d’enseignement dans les universités médiévales ; elle repose sur le principe d’une discussion organisée selon un schéma précis, dialectique, qui est fondé sur la questio scolastique, c’est-à-dire sur une méthode pédagogique utilisée dans le commentaire et dans de nombreux exercices. L’organisation traditionnelle en est la suivante : 1) formulation de la question ; 2) arguments pour la réponse affirmative et pour l’affirmation positive ; 3) solution ou determinatio 4) réfutation des arguments avancés auparavant contre cette determinatio. Dans la dispute, interviennent le maître et des acteurs, étudiants ou enseignants, jouant les rôles de respondens et d’opponens. Les maîtres se devaient d’organiser des disputes avec les étudiants sur les textes qu’ils enseignaient ; une fois par semaine, avait lieu une disputatio magistrorum, à laquelle participaient tous les maîtres et étudiants de la Faculté. Ces disputes jalonnaient donc le parcours de formation d’un étudiant : il devait avoir joué le rôle d’opponens et de respondens avant son baccalauréat, puis il devait participer à des disputes publiques. Lors de la cérémonie de l’inceptio, marquant le passage d’un étudiant au statut de maître, se déroulaient encore de telles disputes. La disputatio a donc en outre une place institutionnelle et honorifique. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la disputatio ne dépend guère des disciplines enseignées et paraît un exercice uniforme que ce soit pour le trivium ou le quadrivium. Si la disputatio est bien présente au niveau de l’exercice et comme méthode d’enseignement, il apparaît qu’elle joue aussi un rôle important dans la recherche universitaire, soit au niveau d’un véritable débat autour d’une question nouvelle, soit par un échange écrit.
- 1 Voir N. Gorochev, Le Collège de Navarre de sa fondation (1305) au début du XVe siècle (1418), Paris (...)
3C’est donc selon ces différents aspects que la disputatio est étudiée par O. W. qui mêle son enquête à travers les statuts d’une part, les textes d’autre part, dans une période difficile de l’histoire médiévale où l’université s’est trouvée confrontée – étant même parfois au centre comme lors du Grand Schisme – à de multiples conflits et difficultés. Celles-ci sont accompagnées de mutations propre à l’université elle-même : déplacement de l’enseignement des artes liberales vers les collèges, systématisation de l’internat, apparition de nouvelles écoles de pensée, comme le nominalisme. Face à cela, on peut enregistrer un certain conservatisme, même si les universités se réforment et, en tout cas, un réel manque d’audace en matière pédagogique, ce qui se traduira, entre autres, par une ‘prise de risque’ faible au niveau de la disputatio que l’on enregistre comme exercice plus écrit que comme transcription d’une véritable dispute. La dispute de quolibet semble par exemple tomber en désuétude, seulement rétablie dans les statuts de 1452, pour ce qui concerne la Faculté des arts de Paris. Par ailleurs, l’interdiction de dicter (legere ad pennam) qui se trouve dans les statuts à partir de 1355 est rétablie en 1452. Le texte prouve en tout cas que les maîtres avaient pris l’habitude de recopier des questions toutes faites qui étaient répétées. Il est donc dit que, si les maîtres ont le droit de dicter des questiones préparées à l’avance, elles doivent reposer sur un travail de recherche personnel. Les statuts du XVe siècle à Paris révèlent surtout une grande continuité par rapport à ceux du XIIIe siècle. À ceci près qu’ils témoignent d’une ‘fixation’ de la dispute, les commentaires sous forme de questions étant préparés à l’avance, ce qui ne devait laisser que peu de place aux étudiants pour se frotter à l’exercice de l’opposition et de l’argumentation. Il semble que les disputes conçues comme exercices se tenaient dans les collèges et les maisons d’étudiants plus qu’à la Faculté, comme le montre les statuts du Collège de Navarre étudié en détail par N. Gorochev1.
4O. W. se penche sur les textes, dont elle donne les grandes structures (on pourra regretter l’absence d’extraits plus détaillés en appendice) pour envisager les grandes catégories d’emploi de la disputatio : 1) les commentaires ; 2) les questions indépendantes ; 3) le quolibet ; 4) les sophismata ; 5) les obligationes et les insolubilia. Pour le 1), O. W s’appuie sur les exemples de Jean Buridan et d’Albert de Saxe, pour montrer que finalement, la structure générale reste la même et que c’est dans la solution à la question que se décèle les véritables particularités. La questio se décompose en séquences qui révèlent un souci d’organisation systématique : l’encadrement constitué par les arguments préliminaires et leur réfutation à la fin est respecté selon la tradition. Mais la determinatio est considérablement développée et se structure en articuli, puis notanda, conclusiones et, éventuellement, correlaria. Selon O. W., ces commentaires ont surtout le caractère de textes rédigés et ne sont pas le reflet de véritables discussions. On arrive à des remarques analogues pour les questions indépendantes qui se existent bien entre 1320 et 1420, en moins grand nombre qu’au XIIIe siècle, mais qui « ressemblent beaucoup plus à des traités composés selon le procédé de la question disputée »où l’on ne voit pas, comme précédemment, de trace d’une discussion préalable. Les questions quolibétiques s’appliquent à Paris essentiellement dans le domaine des sciences naturelles ; bien que figurant dans les statuts, il semble qu’elles furent moins développées qu’ailleurs, comme à Bologne par exemple. Au départ, le sophisme est conçu comme un exercice, en grammaire et logique, permettant aux étudiants de développer l’argumentation. Mais les sophismes se développent considérablement, s’appliquant à de nombreux problèmes et ils peuvent prendre la forme écrite de véritables traités. Nous avons de grandes collections de sophismata de Jean Buridan et d’Albert de Saxe en particulier, organisés en chapitres, dont chacun peut contenir plusieurs sophismes. La conclusion d’O. W. sur les sophismes de la fin du Moyen Âge à Paris demeure incertaine : il est en effet difficile de mesurer leur place réelle à l’université de Paris, en tout cas plus réduite qu’à Oxford (cf. p. 137 sq.). Il est possible que l’exercice soit devenu un simple mécanisme. Il faut mettre à part les traités sophismatiques, qui servent à traiter de questions de logique formelle et dont la place par rapport à la disputatio est complexe. On notera à ce propos une contradiction dans le texte d’O. W. qui dit p. 66 que ces textes n’ont pas de rapport direct avec la dispute et annonce le contraire p. 67. La cinquième catégorie proposée par O. W. pour sa recherche sur la dispute concerne surtout la dispute dialectique dont les traces sont à chercher dans différents recueils de sophismata, suppositiones, consequentie, obligationes et insolubilia. L’étude cependant se limite aux deux dernières questions. La dispute dialectique obéit à des règles sensiblement différentes des autres disputationes, car elle met en scène seulement un opponens et un respondens. Dans les obligationes, on dispute surtout formellement : il ne s’agit pas ici, comme dans les autres questiones, de rechercher la vérité d’une proposition, mais il faut cultiver l’art de l’argumentation en soi : dans l’exercice le plus répandu de la positio par exemple, le respondens doit défendre une position proposée par l’opponens, selon des règles précises données à l’avance ; l’opponens doit pousser son interlocuteur à se contredire. Il s’agit donc surtout de logique formelle, discipline qui, avec un Jean Buridan, sera très développée à Paris.
5Dans les parties suivantes, O. W. reprend la même démarche, étudiant les différentes catégories de disputes dans les Facultés d’Oxford et Cambridge, du Midi de la France, de l’Italie et de l’Europe centrale. Du point de vue des statuts, la disputatio figure partout, déjà comme partie intégrante de la lecture ordinaire. On rencontre en Angleterre et à Vienne des lectures systématiquement associées à des disputes, avec la lectura cum questionibus. La disputatio magistrorum figure également dans tous les statuts, comme la dispute quodlibétique et la disputatio est également donnée comme méthode d’examen. L’étude des textes donne une vision plus précise de ce qui pouvait se passer dans la réalité. On va, de façon générale, vers des exercices qui se figent : la determinatio devient de plus en plus complexe, prenant l’allure d’un traité et les étudiants n’ont plus vraiment de participation active. La dispute de quolibet ne laisse guère de trace, à l’exception de l’Europe centrale ; il semble que la pratique réelle de ce genre de dispute s’efface après le début du XIVe siècle.
6De façon générale, force est de constater l’écart entre statuts et textes ; ce qui figure dans les premiers n’est pas nécessairement appliqué dans la réalité. Par ailleurs, les textes ne constituent pas en général des rapports écrits de disputes réelles et orales. On se dirige donc vers un formalisme de plus en plus important et vers une domination absolue de l’écrit sur l’oral, la place du maître devenant écrasante par rapport à celle des étudiants tels qu’ils participaient effectivement aux disputes au XIIIe siècle. L’ouvrage d’O. W. offre donc un bon panorama de la dispute en Europe après 1320. La recherche est conduite avec méthode et d’une façon systématique qui permet la comparaison d’une partie à l’autre. On pourra seulement reprocher à l’ouvrage son caractère un peu trop descriptif et le manque de conclusions plus générales sur ce que reflète l’évolution de la dispute par rapport aux tendances des universités du Moyen Âge tardif.
Notes
1 Voir N. Gorochev, Le Collège de Navarre de sa fondation (1305) au début du XVe siècle (1418), Paris, Champion, 1997, p. 176.
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Référence électronique
Bernard Ribémont, « Olga Weijers, La « disputatio » dans les Facultés des arts au Moyen Âge », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 15 juillet 2008, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/260 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.260
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