Navigation – Plan du site

AccueilPublications en ligneRecensions par année de publication2024Jean-Philippe Juchs, « Des guerre...

2024

Jean-Philippe Juchs, « Des guerres que aucuns nobles font entre eulx ». La faide à la fin du Moyen Âge

Vincent Challet
Référence(s) :

Jean-Philippe Juchs, « Des guerres que aucuns nobles font entre eulx ». La faide à la fin du Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, « POLEN, 22 », 2021, 765 p.

ISBN : 987-2-406-11296-9.

Texte intégral

1Issu d’une thèse accomplie sous la direction et le magistère intellectuel de Claude Gauvard et soutenue en 2012, l’ouvrage de Jean-Philippe Juchs jette un regard novateur sur ce phénomène complexe peu étudié pour la fin du Moyen Âge que constitue la faide, en portant une attention soutenue « aux acteurs de la faide, à l’expression, à l’actualisation et à la constitution des solidarités ainsi qu’aux différentes actions du processus social étudié » (p. 15) dans le royaume de France et la principauté de Liège sur un long xive siècle et en étudiant les rapports qu’elle entretient avec la longue genèse de l’État moderne. Novateur, ce travail l’est à la fois par la prise en compte d’un certain vide historiographique pour la période considérée – puisque l’on associe spontanément la faide à des temps plus reculés sans toujours percevoir sa subsistance aux xive et xve siècles – et par les méthodes d’analyse lexicale et sémantique mises en œuvre – on se réfèrera aux abondantes annexes qui donnent à voir les résultats des analyses factorielles des correspondances et des analyses des correspondances multiples – pour l’exploitation d’un corpus qui mêle et confronte sources monarchiques et seigneuriales.

2La première interrogation qui saisit le lecteur découvrant le titre de ce livre réside dans le choix fait par l’auteur de retenir le terme même de faide, de préférence à celui de « guerre privée » , choix que Jean-Philippe Juchs justifie pleinement en soulignant que cette dernière expression ne se retrouve pas dans les sources médiévales et que son apparition, dès la fin du xviie siècle dans le contexte de la mise en place de l’absolutisme, l’assimile d’emblée à une pratique néfaste et cause de désordres, même si certains auteurs – tel le Héraut Berry – en avaient dénoncé les effets dès le milieu du xve siècle. Certes, le terme de faide n’apparaît-il guère non plus dans les textes du Moyen Âge mais l’auteur l’a néanmoins retenu, au détriment du plus convenu « vengeance », en raison des « potentialités qu’offre ce mot dans la perspective d’une étude des logiques vindicatoires à l’échelle de la chrétienté occidentale tout entière, auxquelles s’ajoute l’impossibilité de projeter sur la société médiévale la valeur péjorative donnée à la vengeance dans la société occidentale contemporaine où elle apparaît comme une alternative individuelle à la justice de l’État » (p. 34). C’est donc en raison d’une certaine neutralité du vocable par rapport à nos présupposés intrinsèques que l’auteur a choisi de faire référence à la faide, le mettant ainsi en position de l’appréhender comme une pratique ordinaire favorisant la cohésion sociale, à partir d’un corpus le moins lacunaire possible et parfaitement homogène pouvant éclairer les rapports entretenus entre l’État et la faide.

3Cette démarche l’a conduit à interroger tout d’abord des sources monarchiques, telles que les « ordonnances »  des rois de France, les lettres de rémission qui laissent entrevoir le discours porté par le pouvoir monarchique sur la faide, des coutumiers dont les fameuses Coutumes de Beauvaisis de Philippe de Beaumanoir qu’il faut lire avec toute la prudence nécessaire tant la mise par écrit contribue à fixer une norme davantage qu’elle n’en est le reflet, et à les confronter avec cette source exceptionnelle que constitue le Traité des guerres d’Awans et de Waroux entièrement consacré au récit d’une faide qui ravagea la principauté de Liège à partir de 1290 jusqu’à ce que, en 1335, l’évêque de Liège ne parvienne à imposer sa paix. Dans ce texte, composé après 1350 par Jacques de Hemricourt qui fut secrétaire, notaire puis bourgmestre de Liège, l’auteur fait de la faide un élément essentiel de l’unité, voire de l’existence de l’aristocratie liégeoise, et y développe un discours nobiliaire et lignager que Jean-Philippe Juchs s’attache à soumettre à une analyse lexicale et sémantique serrée. Mais c’est sans doute la belle série des Arrêts et Plaidoiries du Parlement de Paris – essentiellement d’ailleurs les registres du Parlement criminel – ou, plus exactement, l’enregistrement de ces plaidoiries par le biais de l’écriture – qui constitue le cœur de la documentation utilisée par Jean-Philippe Juchs. Ce dernier a ainsi pu retrouver environ 500 actes relatifs à la faide, dont plus de 180 plaidoiries, l’ensemble de ces textes ayant ensuite été méticuleusement décortiqué de manière à alimenter une base de données et à nourrir une réflexion lexicale et sémantique approfondie dont l’auteur développe longuement les techniques et méthodes sans jamais en dissimuler les limites – ainsi, à propos du poids des questions sans réponse (p. 104-109).

4Ceci conduit l’auteur à mener une enquête poussée sur les mots du corpus qui montre que, dans les ordonnances des rois de France, le terme de « guerre » apparaît avec une très forte fréquence entre 1350 et 1375 ainsi que sous le règne de Philippe le Bel et de ses fils, tandis que l’analyse des co-occurrences révèle que la guerre est souvent associée à l’idée de défi et de vengeance. Au sein des plaidoiries du Parlement en revanche, le mot de « guerre » se révèle rare à l’exception de la décennie 1390-1400, mais permet malgré tout de discerner une nette opposition entre faide et justice du roi. En réalité, ce qui se dessine n’est rien d’autre que la volonté du roi de s’approprier la guerre en procédant à un acte de nomination, de distinction et de hiérarchisation – description dans laquelle il est aisé de reconnaître l’influence féconde de la pensée de Bourdieu sur la réflexion de l’auteur. La tendance est en effet nette à réserver la définition de la guerre au pouvoir monarchique et à opposer d’un côté la faide du souverain devenue guerre à la faide nobiliaire sur laquelle le roi s’arroge un pouvoir normatif et qu’il tend à faire disparaître, le tournant décisif semblant se dérouler sous le règne de Philippe le Bel. Ainsi, dans les plaidoiries du Parlement de Paris, la faide n’apparaît que comme une succession de faits, ce qui a pour effet de la vider de son sens dans la mesure où elle concourt « à une profonde remise en question de la pratique considérée » (p. 143), sans que, pour autant, la monarchie ne cherche vraiment à interdire la faide, se contentant de la suspendre dans les moments de crise.

5Ces fondations méthodologiques et lexicales posées, l’auteur peut logiquement se pencher sur les acteurs et les solidarités à l’œuvre au sein de la faide, selon une logique qui emprunte beaucoup à la démarche anthropologique. L’analyse du corpus laisse clairement ressortir que la faide, au sein de l’aristocratie laïque (certes, les clercs ne sont pas totalement absents mais ils sont néanmoins rares) est d’abord une pratique d’hommes, les femmes y apparaissant le plus souvent comme victimes, même si elles peuvent, à l’occasion, être – essentiellement en tant que veuves – capitaines de faide, en se plaçant à l’initiative des opérations vindicatoires ou, dans le cas le plus courant, médiatrices s’interposant face à la violence masculine et se conformant ainsi au rôle que la société leur assigne. Plus instructif et plus déterminant pour les analyses que conduit l’auteur tout au long de son ouvrage, l’étude du corpus montre que la faide, plus qu’une pratique aristocratique, est d’abord et avant tout une guerre seigneuriale qui engage lignages urbains et ruraux souvent apparentés et une forte proportion d’officiers royaux ou princiers : loin d’être une pratique d’acteurs sociaux marginalisés et de s’apparenter à un simple brigandage comme on pourrait avoir tendance à le penser, la faide se révèle un élément existentiel de l’aristocratie, capable d’engager dans une action commune des individus au-delà du cercle étroit de la parenté. Certes, étudier la structure et la composition de tels groupes peut s’avérer difficile tant en relativiser l’importance – ou, a contrario – la majorer pour la partie adverse – fait partie des stratégies usuelles déployées au sein des plaidoiries, ce qui indique, par ailleurs, qu’est en train de se mettre en place un processus de criminalisation de ces groupes. La faide concerne bien entendu en premier lieu des frères, des serviteurs, des époux, des parents (affins) ou encore des amis, autant d’individus dont la participation est reconnue par toutes les parties comme légitime et qui, en perpétrant leur faide, n’accomplissent, au final, qu’un « beau fait ». En revanche, en-dehors de ce cercle, existent également des groupes dont la participation enfreint très clairement les normes acceptées par la société médiévale : compagnons, complices, vagabonds, Anglais – ou prétendus tels –, routiers, gens d’armes, bannis de tout poil, autant d’associations que l’auteur qualifie de « solidarités déconsidérées » (p. 221) même si l’on pourrait plutôt y voir un recours à une forme de mercenariat qui ne cesse de se répandre au cours des deux derniers siècles du Moyen Âge. Ces groupes rassemblés dans l’action doivent évidemment en revanche être soigneusement distingués des groupes représentés au cours de l’action judiciaire, la justice royale réaffirmant « la conception selon laquelle la solidarité au cours du processus vindicatoire concerne au premier chef la parenté, c’est-à-dire le groupe de tous ceux liés par le sang ou par l’alliance » (p. 224).

6L’étude du vocabulaire de désignation des groupes chez Jacques de Hemricourt – dont il faut encore une fois rappeler le caractère singulier du discours par rapport à ceux exprimés au sein des plaidoiries, ce qui incite à la prudence en termes de généralisation des propos retenus – révèle, sans que ce soit une surprise, l’importance primordiale du lignage, même si l’appartenance à un lignage ne constitue pas une garantie en soi de solidarité absolue en cas de faide, tant d’autres logiques peuvent également entrer en ligne de compte. En fin connaisseur des normes aristocratiques de la principauté de Liège, Jacques de Hemricourt n’en considère pas moins que si le lignage « est le cadre au sein duquel la solidarité dans l’honneur et dans la faide s’impose » (p. 234), cette dernière est aussi traversée par l’apparition de partis, groupements supra-lignagers que l’on peut définir comme « le rassemblement d’unités parentales constituées de consanguins » (p. 237) et dont la formation serait liée aux actions conduites dans le cadre du processus vindicatoire. Le discours nobiliaire dont le Traité des guerres est porteur passe d’ailleurs sous silence le rôle joué dans la faide par les non-nobles qui apparaissent pourtant dans les plaidoiries, mais met pleinement en lumière le rôle joué par le capitaine de faide, chargé notamment d’adresser les lettres de défi et de mobiliser les parents même si « l’existence et l’actualisation des solidarités au cours du processus vindicatoire ne semblent pas aller de soi » (p. 263). Certains des parents « mandés » ne participent d’ailleurs pas à main armée à la faide, se contentant de fournir chevaux, conseil et hospitalité et, surtout, le groupe peut se révéler mouvant tout au long de la faide. Il n’est pas rare en effet que se produisent des revirements et des désolidarisations en même temps que se manifestent des positions de neutralité, même si de telles conduites font l’objet d’une nette réprobation de la part de Jacques de Hemricourt, d’autant que nombre de faides se déroulent dans un monde qui est celui de l’interconnaissance, entre parents ou entre individus liés par des relations vassaliques, à l’instar de celle qui oppose Jeanne de Châtillon à sa propre fille, Anne de Laval.

7La dernière partie de l’ouvrage est consacrée au développement du conflit, en partant de ses origines, lesquelles peuvent être une voie de fait au cours d’une chaude mêlée – ainsi d’une mouvementée partie de soule qui dégénère en faide entre le seigneur de Chivres et Baudouin du Hamel –, des injures et menaces proférées contre les corps et les biens ou des lettres de défi en bonne et due forme, usage plutôt réservé à l’aristocratie. Quelle que soit sa forme, le défi apparaît comme un acte préalable nécessaire à la moindre opération, son absence s’apparentant à une véritable trahison comme le rappelle dans plusieurs affaires le procureur du roi. Il s’agit donc bien d’une pratique encadrée – la hiérarchisation croissante de la noblesse fait que l’on ne peut pas défier qui bon vous semble –, étant entendu qu’il appartient à la partie qui estime son honneur bafoué de défier la partie adverse, ce qui ne saurait surprendre dans une société fondée tout entière, comme l’a définitivement établi Claude Gauvard, sur l’honneur. Il semble même qu’en ce qui concerne les lettres de défi, leur contenu importe moins que leur existence et que la publicisation de leur remise, de tels documents devant être remis au vu et au su de tous ou attachés directement à la porte de la demeure de l’adversaire. Les mobiles de la faide mis en évidence à partir du corpus tiennent, sans surprise, aux mariages des femmes, aux problèmes de succession ou encore à la possession et l’usurpation de droits seigneuriaux, et ont en commun de concerner la lancinante question de la reproduction d’un pouvoir seigneurial en perte de position sociale. Ainsi, pour l’auteur, font-ils sens. « Ils sont liés à la position des acteurs dans le champ des rapports sociaux et au caractère seigneurial du pouvoir de l’aristocratie ou, plus précisément, à la reproduction du pouvoir seigneurial de celle-ci » (p. 343). Les actions liées à la faide paraissent marquées par un double sceau, celui de la captation (d’hommes et de biens) et celui d’infliger à l’adversaire des dommages visant à affaiblir ses positions. Il s’agit bien en effet de prendre des hommes – même si l’on peut aussi à l’occasion s’emparer d’orphelines dont il convient de s’assurer la part d’héritage –, des biens ou encore des animaux, la prise aux dépens d’autrui constituant un moyen d’appropriation sociale des marqueurs les plus éminents de l’identité sociale de la partie adverse et remettant en question son identité aristocratique et seigneuriale tout en le privant plus prosaïquement des facteurs qui permettraient sa reproduction sociale. De même, de telles opérations visent à causer du dommage à l’adversaire, d’abord à son propre corps en lui faisant subir des mutilations humiliantes ou en le battant plus qu’en le tuant – l’auteur souligne ici « le caractère peu mortifère du processus vindicatoire » –, en occupant ou en détruisant ses châteaux parce qu’ils sont les sièges d’un pouvoir seigneurial que l’on conteste, ou en s’en prenant directement à ses terres en abattant ses arbres ou en emportant ses récoltes : « ce qui est en jeu, c’est bien la position du seigneur (et de sa parenté), en tant que seigneur, dans le champ des rapports sociaux, face à ses pairs et face à ses dépendants » (p. 390).

8Le contraste entre le regard porté sur de telles actions par le médiéviste qui en fait une lecture très anthropologique et celui affirmé, à partir du xive siècle, par le Parlement de Paris qui, à travers les déclarations du procureur du roi, voit dans la faide une succession d’excès n’en est que plus saisissant. C’est qu’en effet, le discours des procureurs ne cesse de s’emplir de références à la notion de lèse-majesté – dont on sait quel puissant levier elle fut pour la construction de l’État – pour des cas touchant à l’infraction de sauvegarde, la désobéissance, la rébellion ou encore le port d’armes prohibées, l’ensemble participant d’un processus de criminalisation de la faide bien engagé déjà au tournant des xive et xve siècles mais encore inachevé. Va évidemment dans le même sens l’assimilation progressive de la faide au vol et au pillage ou le fait que les morts d’hommes au cours du processus vindicatoire soient de plus en plus qualifiées d’homicide ou de meurtre, ouvrant ainsi la voie à des poursuites judiciaires et à une répression plus stricte d’un phénomène longtemps considéré comme une pratique constitutive de la société médiévale et auquel cet ouvrage entend redonner tout son sens en nous incitant à la voir, non avec les yeux des chantres de la monarchie qui n’y discernent que désordre et guerres privées, mais avec ceux des aristocrates pour lesquels elle demeure encore le lieu de l’existence et de la réaffirmation de l’honneur et de la domination seigneuriale, avant que le souverain ne s’approprie définitivement la faide pour la convertir en guerre. Reste enfin un léger regret, celui que l’auteur n’ait pas doublé son analyse par quelques études de cas bien choisies et documentées qui auraient permis de suivre, depuis leurs origines jusqu’à la résolution des conflits, les processus vindicatoires qu’il sait si bien appréhender.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Vincent Challet, « Jean-Philippe Juchs, « Des guerres que aucuns nobles font entre eulx ». La faide à la fin du Moyen Âge »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 16 décembre 2024, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18669 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12xt8

Haut de page

Auteur

Vincent Challet

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search