Hérésies chrétiennes dans l’Orient médiéval (ive-xve siècle). Approche comparatiste des discours polémiques et des contextes politiques, dir. Alessia Trivellone
Hérésies chrétiennes dans l’Orient médiéval (ive-xve siècle). Approche comparatiste des discours polémiques et des contextes politiques, dir. Alessia Trivellone, préface R. I. Moore, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2024, 131 p.
ISBN : 978-2-7535-9633-7
Texte intégral
- 1 Monique Zerner (dir.), Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Ni (...)
1Les quatre études réunies dans ce petit volume, fruit de deux journées d’étude du GIS HéPoS qui se sont tenues en 2018, s’inscrivent dans l’historiographie qui, depuis Inventer l’hérésie ?1, prône une approche résolument critique des sources relatives aux hérésies et s’attache, au-delà des questions de doctrine et de la relation entre orthodoxie et hétérodoxie, à cerner les causes politiques et sociales profondes qui expliquent leur apparition, ou, à tout le moins, l’emploi de la notion même d’hérésie dans le discours dont elles sont l’objet. Le regard est ici volontairement (dé)centré sur l’Orient, longtemps considéré comme le berceau des hérésies de la chrétienté latine, et en particulier de l’hérésie cathare, afin d’achever de tester une méthode critique dans un contexte historiographique moins miné, gage, selon Alessia Trivellone, d’« un recul salutaire » (Introduction, p. 13). Il porte aussi sur le temps long et sur des contextes géographiques et chronologiques très différents les uns des autres : l’Asie Mineure au ive siècle (Valentina Toneatto, « Entre ascèse et administration des biens ecclésiastiques. Un monachisme hérétique en Asie Mineure au ive siècle ? », p. 17-37) ; l’Arménie aux ixe-xie siècles (Isabelle Augé, « Les dénonciations des T‘ondrakiens. Des affaires d’hérésie au cœur d’un territoire convoité (Arménie, ixe-xie siècle) », p. 39-56) ; l’Éthiopie aux xive-xve siècles (Olivia Adankpo-Labadie, « Hérétiques ou rebelles ? Esṭifānos et ses disciples face au roi Zar’a Yā‘eqob (Éthiopie, xve siècle) », p. 57-80), pour revenir en dernier lieu à l’Occident et aux discours, fondés sur les textes et les images, dont les chrétiens d’Orient sont l’objet dans le monde latin du xiie au xve siècle (Rémi Plotard et A. Trivellone, « Les chrétiens d’Extrême et Proche-Orient au prisme des sources occidentales (xiie-xve siècle). Frères ou hérétiques ? », p. 81-118). Dans une démarche comparatiste, il s’agit « d’identifier les invariants, ou pour le moins des aspects récurrents, dans la construction des discours et dans les dynamiques sociales et politiques sous-jacentes aux dénonciations des “hérétiques” » (p. 14), ce que, outre chacune des contributions, s’attache parfaitement à faire la conclusion (p. 119-125) rédigée par la directrice du volume, qui souligne : 1) la relativité du concept d’hérésie, démontrée par une analyse contextualisée des sources qui n’élude ni leurs contradictions, ni leurs ambiguïtés ; 2) la prégnance des topoï ‒ par exemple celui de la dissimulation dont feraient preuve les hérétiques ‒ fondés sur les auctoritates qui ont permis sur le temps long la construction du discours antihérétique ; 3) la part des enjeux de pouvoir derrière les accusations, ce que les études récentes consacrées la construction de l’« imaginaire » de l’hérésie des sorciers et des sorcières en Occident au xve siècle et les modalités variées (parfois jusqu’à l’échec) de sa répression par les pouvoirs ecclésiastiques et/ou séculiers ont d’une autre manière fort bien montré.
2Concernant ce dernier aspect, les trois premières études apportent chacune leur écot. La première montre des mouvements monastiques tenants d’un « ascétisme dissident » et d’une pauvreté radicale dans la lignée d’Eusthate de Sébaste aux prises avec le pouvoir impérial (qui les qualifie de « manichéens ») et la hiérarchie épiscopale, dans la mesure où ils remettent en cause d’une part le monopole traditionnel des évêques dans la gestion des biens consacrés aux pauvres, notamment les aumônes et les dons faits aux églises, d’autre part le modèle cénobitique de Basile de Césarée favorisé à la fin du ive siècle par les autorités. Dans ce cas, « l’hérésie peut être envisagée comme une catégorie souple, sans lien exclusif avec des questions doctrinales » (p. 37) ; ce sont les enjeux ecclésiologiques et politiques qui priment, comme le montre aussi la troisième contribution, qui concerne là encore des moines contestataires auxquels est vite accolée l’étiquette de l’hérésie : l’abbé Esṭifānos et ses disciples sont en effet en proie vers 1438-1439 aux desseins autocratiques du roi Zar’a Yā‘eqob, qui entend régenter l’Église éthiopienne et réformer le culte (en faisant de la Vierge la figure tutélaire du royaume) sur fond de millénarisme érigeant le souverain en nouveau messie. La seconde contribution, quant à elle, déconstruit le discours hérésiologique qui vise les T‘ondrakiens, inspirés, comme les moines, par les principes de l’Évangile.
3La dernière contribution, complémentaire des précédentes, clôt brillamment le volume, en analysant sur le temps long et par le biais d’une multitude de sources (notamment des récits de voyage et les miniatures extraites d’une dizaine de manuscrits, réunies dans un cahier central de 8 pages en couleurs) la façon dont les chrétiens d’Occident percevaient leurs coreligionnaires orientaux, entre préjugés sévères, dérision et reconnaissance d’une appartenance commune. Les récits varient profondément quant aux noms dont ces groupes chrétiens sont affublés, à leurs croyances et à leurs rites, certains auteurs les cantonnant dans l’hérésie, d’autres les reconnaissant comme chrétiens, quand de leur côté les images se dissocient parfois des textes qu’elles accompagnent et véhiculent le cas échéant un discours ambivalent. Dans le manuscrit de Paris, BnF, fr. 2810 par exemple, qui conserve plusieurs récits de voyage copiés pour le duc de Bourgogne Jean sans Peur vers 1410, les images figurant des missionnaires dominicains rencontrant des chrétiens d’Orient (par exemple les Jacobites) utilisent des codes iconographiques quasi identiques à ceux utilisés pour peindre une rencontre avec les Sarrasins de Bagdad, ce qui est évidemment très péjoratif (fig. 2-3 et 5) ; à l’inverse, dans le même manuscrit, la représentation du miracle marial qui se déroule au monastère de Sardenach près de Damas (fig. 12) met en scène des religieuses orientales vêtues à la manière de dominicaines. « L’extrême versatilité des récits et des jugements portés sur les groupes chrétiens d’Orient […] met donc en garde contre toute tentative d’essentialisation de leur identité et de leurs “erreurs” : en Orient comme en Occident, à toute époque, l’hérésie reste un concept relatif, largement influencé par les discours » (p. 118). Les auteurs notent aussi que les récits de voyage du xve siècle, parfois considérés comme davantage fondés sur l’expérience, ne s’affranchissent pas totalement des poncifs textuels et/ou iconographiques, loin s’en faut.
4Ainsi, quels que soient les contextes, les espaces et la chronologie, on reste confondu par la permanence des motifs relatifs à l’hérésie et, plus encore, par l’importance des enjeux politiques qui lui sont liés, dans une acception large. La construction de l’autorité, qu’il s’agisse de celle de l’Église ou du prince, a bien souvent pour corollaire celle de l’hérésie, accolée le cas échéant à une forme de dissidence bien réelle, dont elle vient renforcer le caractère quasi sacrilège et la nécessité de sa répression. Ces quelques exemples relatifs à l’Orient le montrent, comme d’autres concernant l’Occident du xiie au xve siècle, lorsque se construisent la monarchie pontificale et les souverainetés royales, voire princières.
Notes
1 Monique Zerner (dir.), Inventer l’hérésie ? Discours polémiques et pouvoirs avant l’Inquisition, Nice, 1998.
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Référence électronique
Julien Véronèse, « Hérésies chrétiennes dans l’Orient médiéval (ive-xve siècle). Approche comparatiste des discours polémiques et des contextes politiques, dir. Alessia Trivellone », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 12 décembre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18668 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12wuq
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