Nigel of Longchamp, Speculum stultorum, edited and translated by Jill Mann, 2023
Nigel of Longchamp, Speculum stultorum, edited and translated by Jill Mann, Oxford, Clarendon, 2023, clxx + 475 p.
ISBN 978-0-19-285771-2
Texte intégral
- 1 Un texte qui a également été l’objet des attentions de Jill Mann, il y a quelques décennies de cela (...)
1Avec ses 3900 vers composés en distiques élégiaques, le Speculum stultorum (dorénavant SS) – titre ô combien évocateur – fait partie des quelques chefs-d’œuvre que nous a légués la poésie latine médiévale, dans un genre bien particulier qui n’est pas celui de l’épopée antiquisante d’un Joseph d’Exeter ou d’un Gautier de Châtillon, contemporains pourtant de Nigel de Longchamp, ni du poème allégorique à la manière d’un Alain de Lille ou d’un Jean de Hauville, mais de l’épopée animale ou animalière (« beast epic »), ayant pour illustre précédent et modèle évident l’Ysengrimus composé probablement à Gand par un certain Nivard vers le milieu du 12e siècle1. Ce n’est toutefois pas d’un loup abbé dont il est question dans le SS, mais d’un âne moine nommé Burnellus, désireux de rallonger sa queue qu’il estime trop courte, en comparaison de ses oreilles : du moins est-ce là le prétexte ou le fil ténu qui permet de justifier l’assemblage d’un certain nombre de morceaux de bravoure rhétorique et de récits enchâssés, mettant eux-mêmes en scène nombre d’animaux (histoire des deux vaches, de la vengeance du coq, du débat des oiseaux, etc.). Outre son ostensible virtuosité prosodique et rhétorique, outre sa dimension fortement satirique, visant en premier lieu les moines (voir en particulier le copieux développement consacré aux différents ordres monastiques contemporains, augmenté dans certains manuscrits d’une longue interpolation visant les Mendiants, éditée dans l’Appendice B, p. 398-421) mais par extension l’ensemble du clergé et même de la société médiévale, le SS se caractérise en effet par la complexité de sa structure et de ses échos (voire de ses contradictions) internes, véritable défi à la sagacité du lecteur et du philologue – défi parfaitement relevé par l’édition sous examen, disons-le d’emblée.
- 2 Voir Gautier de Châtillon, Alexandréide, éd. de Marvin Colker, introduction, traduction et notes de (...)
- 3 Voir Alain de Lille, Anticlaudianus, éd. R. Bossuat, Paris, Vrin, 1955, p. 14, qui renvoie à G. Ray (...)
- 4 Parmi lesquels 9 manuscrits nouvellement mis en évidence par JM : voir la liste des mss p. lxiii-lx (...)
- 5 Sur cette notion de satire cléricale, plutôt qu’anti-cléricale, puisqu’elle est exprimée par un mem (...)
2Même si elle est loin d’atteindre les proportions de l’Alexandréide de Gautier de Châtillon (plus de 200 mss)2 ou de l’Anticlaudianus d’Alain de Lille (au moins une centaine de mss)3, le SS se distingue encore par l’ampleur de sa diffusion (41 mss complets, sans compter les fragments)4, aussi bien dans l’espace européen que dans le temps, la majorité des manuscrits conservés étant d’ailleurs datée du 15e s. (contre un seul ms. du 13e s. et huit du 14e s.) : de même que l’existence de quatre ou cinq éditions imprimées dans le dernier quart du 15e s. (signalées p. 394-395), cette particularité tout à fait remarquable de la tradition manuscrite du SS semble indiquer un regain d’intérêt pour le poème à la fin du Moyen Age, peut-être dû, ainsi que le suggère JM (p. cxliii-cxliv de son introduction), à son importante composante de satire cléricale5, susceptible d’entrer en résonance avec certains courants pré-réformistes contemporains.
- 6 Notons que ces quatre traductions sont elles-mêmes jugées assez sévèrement par JM, p. clxv de son i (...)
- 7 Dierenverhalen ter lering en vermaak. Ecbasis cuiusdam captivi en Speculum stultorum, vertaald en t (...)
3Fort donc de sa notoriété médiévale, le SS a bénéficié dès 1872 d’une première édition par Wright (dans le premier volume de ses Anglo-Latin Satirical Poets), puis d’une deuxième en 1960 par Mozley et Raymo, ainsi que de plusieurs traductions en anglais (Regenos, 1959 et Mozley, 1963, toutes les deux en vers), en allemand (Langosch, 1982), en italien (Albini, 2003)6 et tout dernièrement en néerlandais (Nieuwenhuis, 2023)7. Malheureusement, même si elle représentait un progrès important vis-à-vis de sa devancière, les insuffisances et les erreurs de l’éd. Mozley et Raymo (bien mises en lumière par JM p. clxii-clxv de son introduction) demeuraient telles qu’une nouvelle édition, enfin fondée sur un examen complet de la tradition manuscrite, était nécessaire afin de mieux rendre justice à ce poème aussi curieux que difficile.
4C’est donc à cette tâche, à vrai dire assez titanesque, que s’est attelée JM et il est probable que nul mieux qu’elle n’aurait pu l’accomplir, s’agissant d’un poème qui, comme elle le rappelle dans sa préface, l’a accompagnée pendant toute sa carrière académique. Aussi la parfaite connaissance qu’elle a du SS transparaît-elle à chaque page du volume publié par les OUP, depuis l’introduction de 170 pages jusqu’aux divers appendices en fin d’ouvrage en passant, bien évidemment, par le texte latin établi sur nouveaux frais et pourvu d’un copieux apparat, accompagné en vis-à-vis de sa traduction en prose anglaise (remarquable d’exactitude et de clarté, surtout si on la compare à ses devancières en vers), elle-même pourvue d’une très riche annotation.
- 8 J. Mann, From Aesop to Reynard : Beast Literature in Medieval Britain, Oxford, OUP, 2009, chap. 3, (...)
5Extrêmement fouillée, l’introduction – pour n’insister que sur ce volet de l’édition – constitue à elle seule une contribution majeure à la connaissance du SS, quand bien même les aspects proprement littéraires n’y seraient pas traités aussi complètement qu’on aurait pu le souhaiter, probablement parce qu’ils ont déjà fait l’objet d’un chapitre d’une publication antérieure de l’autrice8. Entre autres points notables de cette introduction, soulignons l’importance, au moment de la rédaction du poème (au début des années 1190, comme le propose JM p. l-lv, voir en particulier la note 122, p. lv), du contexte local de Canterbury et de la querelle opposant alors les moines bénédictins de Christ Church (dont faisait partie Nigel de Longchamp, comme il le dit explicitement au début de son Tractatus contra curiales et officiales clericos, qui contient également des échos de cette querelle) et leur archevêque Baldwin, à propos de la fondation d’un chapitre de chanoines (ces derniers d’ailleurs vertement critiqués v. 2315-2370 du SS) ; la mise en évidence, après examen de l’ensemble de la tradition manuscrite, de deux versions d’auteur du poème, la première, plus courte (sans les v. 2483-3258 et les v. 3449-3900), représentée seulement par trois manuscrits (les mss LEF, correspondant au groupe alpha, voir p. lxxxiii), la seconde (correspondant aux groupes bêta et delta) augmentée probablement après 1194, date avant laquelle NL n’aurait pas pu connaître l’histoire des animaux reconnaissants qui conclut le poème, histoire rapportée par le roi Richard à son retour en Angleterre, si l’on en croit le témoignage du chroniqueur Matthew Paris (voir p. lxxii) ; ou encore la qualité remarquable du latin écrit par NL qui, comme d’autres poètes du 12e s., « achieves a standard which makes their writings, from the point of view of grammatical correctness, virtually indistinguishable from those of their classical and Late Latin predecessors » (p. cxliv), prédécesseurs et modèles parmi lesquels se distinguent, dans le cas de NL, Ovide d’une part (« his sense of metrical structure and rhythm is profoundly influenced by Ovid », p. cxlv) et encore une fois l’Ysengrimus, « the twelfth-century masterpiece which defined the genre of the Latin beast epic » (p. cxlvi). Pour le dire d’une phrase et conclure, il faut savoir gré à JM et aux OUP d’avoir enfin offert au SS l’édition qu’il méritait.
Notes
1 Un texte qui a également été l’objet des attentions de Jill Mann, il y a quelques décennies de cela : voir Ysengrimus. Text with Translation, Introduction, and Commentary, Leiden, Brill, 1987. Voir aussi la traduction française d’Elisabeth Charbonnier, Le Roman d’Ysengrin, Paris, Les Belles Lettres, 1991.
2 Voir Gautier de Châtillon, Alexandréide, éd. de Marvin Colker, introduction, traduction et notes de Jean-Yves Tilliette, Turnhout, Brepols, 2022, p. 43.
3 Voir Alain de Lille, Anticlaudianus, éd. R. Bossuat, Paris, Vrin, 1955, p. 14, qui renvoie à G. Raynaud de Lage. J.-Y. Tilliette en dénombre plus précisément 110 manuscrits, dont 83 complets, dans « La réception de la poésie épique médiolatine, ses heurs et ses malheurs : quelques cas d’espèce », Mittelateinisches Jahrbuch, 53, 2018, p. 187-204, ici p. 199-200 et 204 (accessible en ligne). Sauf erreur, cette question, il est vrai purement numérique, n’est pas évoquée dans la récente traduction de Florent Rouillé, Alain de Lille, Anticlaudianus, Genève, Droz, 2023.
4 Parmi lesquels 9 manuscrits nouvellement mis en évidence par JM : voir la liste des mss p. lxiii-lxviii et leur description complète dans l’Appendice A, p. 359-397.
5 Sur cette notion de satire cléricale, plutôt qu’anti-cléricale, puisqu’elle est exprimée par un membre du clergé visant d’autres membres du clergé, voir la mise au point récente de Th. Radomme, « L’abbé, l’ABC et le loup. Jeux de lettres et satire cléricale au XIIIe siècle », Romania, 139, 2021, p. 311-354, ici p. 321.
6 Notons que ces quatre traductions sont elles-mêmes jugées assez sévèrement par JM, p. clxv de son introduction.
7 Dierenverhalen ter lering en vermaak. Ecbasis cuiusdam captivi en Speculum stultorum, vertaald en toegelicht door Mark Nieuwenhuis, Turnhout, Brepols, 2023. Sauf erreur, il n’existe à ce jour aucune traduction française du SS, lacune qu’avec ma collègue Emilia Ndiaye nous ne désespérons pas de combler dans un avenir point trop lointain.
8 J. Mann, From Aesop to Reynard : Beast Literature in Medieval Britain, Oxford, OUP, 2009, chap. 3, p. 98-148.
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Référence électronique
Silvère Menegaldo, « Nigel of Longchamp, Speculum stultorum, edited and translated by Jill Mann, 2023 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 17 septembre 2024, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18636 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b9v
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