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2024

Marie Bouhaïk-Gironès, Le mystère de Romans. Une cité en spectacle, 2023

Natalia Wawrzyniak
Référence(s) :

Marie Bouhaïk-Gironès, Le mystère de Romans. Une cité en spectacle, Paris, Éditions de l’EHESS (coll. « En temps & lieux »), 2023, 240 p.

ISBN 978-2-7132-2999-2

Texte intégral

1Cet essai consacré au spectacle du mystère joué en 1509 à Romans, aujourd’hui Romans-sur-Isère dans le Dauphiné, est issu d’un mémoire d’habilitation soutenu en 2019 à Sorbonne Université. Il offre une synthèse des recherches de l’auteure, spécialiste de l’histoire sociale, culturelle et matérielle des arts du spectacle. La genèse de ce livre explique le soin particulier apporté par la chercheuse à l’explicitation de sa pratique historiographique qu’elle qualifie de pragmatique, orientée vers l’homme et son expérience, laquelle s’exprime par ses actes et ses interactions (p. 17). La structure du livre, comportant cinq chapitres et de nombreux sous-chapitres dont les titres emploient des verbes actifs et des noms de métiers du spectacle, reflète cette intention.

2Le Mystère des trois doms, pièce de plus d’onze mille vers dédiée aux trois patrons de la ville de Romans, les saints martyrs Séverin, Exupère et Félicien, représenté lors de la fête de la Pentecôte en 1509 dans la cour du couvent des Franciscains, fut un spectacle votif entrepris par la communauté en juillet 1508 à la suite de la sécheresse et de la peste.

3La justification du choix de ce spectacle particulier comme cas paradigmatique pour les études sur les mystères apparaît assez tardivement dans l’essai (p. 44). En effet, il s’agit du dossier le plus complet que nous possédons concernant la mise en scène d’un mystère entre le XIVe et le XVIe siècle, période de floraison du théâtre chrétien. Outre les documents d’archives que la chercheuse joint en annexe, à savoir les comptes de Jean Chonet ainsi que le prix-fait des charpenteries, nous possédons également le texte intégral du mystère, composé (mais pas rédigé) par le chanoine Pra, soutenu par Maître Chevalet, qui fut conservé par la municipalité. Ce texte est préfacé et suivi d’un compte rendu, ainsi que d’une liste d’acteurs, rédigés par le juge Louis Perrier, faisant partie intégrante du manuscrit.

4Cette situation documentaire est unique, car pour les quelque six cents pièces conservées pour la période allant de 1430 à 1570, dont deux cents vingt mystères, exceptionnels sont les dossiers si complets et variés. Le dossier de Romans est d’ailleurs connu depuis le XIXe siècle et fut édité par Paul-Émile Giraud dès 1848, même si le manuscrit (NAF 1261) n’en a été acquis par la Bibliothèque nationale de France qu’en 1981. L’auteure mentionne la nouvelle édition critique du texte du mystère, préparée dans le cadre d’une thèse de doctorat rédigée sous la direction de Gabriella Parussa et soutenue en 2016 par Laetitia Sauwala à l’Université Sorbonne Nouvelle, actuellement inaccessible. M. B.-G. propose dans l’annexe une nouvelle transcription de la comptabilité de l’événement, accompagnée du document notarial et du compte rendu du spectacle. Les pièces du dossier documentaire sont précédées d’une introduction très utile, qui offre une description codicologique ainsi qu’une contextualisation. Cette nouvelle édition des sources archivistiques est motivée par les lacunes de l’édition précédente (absence d’un feuillet entier, suppression des insertions), mais aussi par la volonté de fournir aux lecteurs un accès direct à la matière historique consultable au fil de la lecture de l’essai. Pourvu d’un glossaire, d’un lexique, ainsi que d’une riche bibliographie primaire et secondaire, le volume est susceptible de susciter la curiosité tant du public estudiantin ou du lecteur non averti que des spécialistes du domaine.

5Le premier chapitre du livre est consacré à une mise au point méthodologique visant à déjouer certains biais qui ont influencé l’étude des mystères et du théâtre médiéval en général. Il s’agit notamment de contrecarrer le « textocentrisme » des études théâtrales, qui a nui à la compréhension des formes spectaculaires pré-classiques, ainsi que de remettre en question la thèse de l’obsession antithéâtrale de l’Église médiévale, qui a empêché de reconnaître dans les mystères une forme de théâtre sacré. L’auteure explique que l’historien des spectacles médiévaux doit accorder une égale valeur testimoniale au texte dramatique et à tous les documents d’archives. Selon elle, le spectacle de mystère est avant tout une expérience religieuse qui remplit des fonctions bien plus spécifiques que la simple édification des croyants. Elle souligne notamment sa fonction apotropaïque, qui renforce l’implication de toute la communauté urbaine dans cette entreprise.

6Les quatre chapitres suivants correspondent aux différentes étapes préparatoires du spectacle et de sa mise en scène. Le deuxième chapitre se concentre sur les aspects financiers et matériels de la production. L’analyse des documents d’archives, notamment des délibérations consulaires, permet à l’auteure d’éclairer les motifs et la logique de l’organisation de l’événement, dont la municipalité et les institutions ecclésiastiques partagent la responsabilité, ce qui est d’autant plus remarquable compte tenu des tensions importantes qui existent à cette période entre les différents ordres présents à Romans et les pouvoirs civils.

7Le chapitre suivant est consacré au travail d’écriture et repose sur les articles déjà publiés par l’auteure concernant la fonction-auteur du mystère, assumée par une communauté plutôt que par un individu. B.-G. décrit en détail les conditions de composition du manuscrit, adoptant une approche pragmatique plutôt que philologique. Elle souligne que le texte du mystère était, avant tout, un support de spectacle, un écrit de pratique théâtrale, et qu’il ne faut pas surévaluer son rôle dans la production, pas plus que celui du fatiste.

8Le quatrième chapitre se concentre sur les charpentiers, les peintres et les maîtres des secrets, des acteurs cruciaux du spectacle, à en juger par la somme qui leur est versée, représentant les trois quarts du budget total. L’auteure fournit des détails pittoresques sur la construction et la décoration des dispositifs scéniques, ainsi que sur la conception des effets spéciaux, dont François Thévenot était responsable.

9Le cinquième chapitre aborde l’expérience des acteurs et la question épineuse du jeu scénique à l’époque évoquée. Le spectacle est joué par près de cent personnes, dont de nombreux notables de la ville, tels que des consuls, des conseillers, des marchands, des juges, des chanoines, des prêtres et des notaires. Comme le rappelle l’auteure, l’absence de sources explicites sur les techniques de jeu théâtral pour la période médiévale rend sa reconstruction incertaine. Suivant les traces d’autres spécialistes, elle propose le cadre de l’actio rhétorique comme modèle probable du comportement scénique. Elle tente de déduire, à partir des formes versifiées complexes du mystère romanais, incluant une quantité importante de formes fixes à refrains, les mises en scène probables, qui impliqueraient un jeu mêlant déclamation, chant et danse.

10Enfin, dans l’épilogue de son essai, l’auteure aborde l’expérience du spectateur, un autre angle mort des études sur le théâtre médiéval, en insistant sur le fait qu’elle fut non seulement esthétique, mais aussi et avant tout religieuse. En se basant sur le livre des comptes conservé, elle constate qu’environ quatre mille personnes, en moyenne, assistaient chaque jour au mystère de Romans. Or l’auteure propose de mesurer l’impact de cet événement en prenant en compte le « temps long » du spectacle, depuis le début des préparatifs, à travers les trois jours de festivités, jusqu’aux rituels mémoriels, afin de rendre compte de son retentissement dans la communauté, qui vivait cet événement urbain majeur comme une contribution à la « fortification » symbolique de la ville contre les menaces imminentes.

11L’un des aspects les plus enrichissants de cette étude est l’exploitation exemplaire de la comptabilité de l’événement. Le recours aux comptes et aux registres urbains comme sources de datation de spectacles médiévaux, d’ailleurs toujours utilisés à des fins de recensements numériques, est pratiqué depuis au moins les travaux de Louis Petit de Julleville (1841-1900). Cependant, grâce à sa transformation magistrale d’une liste d’items rébarbatifs en un récit chronologique et problématisé, l’auteure démontre que les livres de comptes possèdent une valeur historico-anthropologique aussi considérable qu’inattendue.

12L’essai oscille entre un panorama des pratiques de la forme théâtrale « flamboyante » qu’est le mystère et la chronique d’un spectacle romanais. L’auteure met en relation les données sur la représentation du Mystère des trois doms avec d’autres dossiers similaires connus. L’objectif est d’éclairer le cas étudié « en faisant des détours par d’autres dossiers documentaires » (p. 127). Le parti pris de l’essai peut justifier certains raccourcis ou rapprochements libres, mais il semble parfois qu’une systématisation des développements proposés pourrait remplacer le caractère anecdotique de ces excursions, ou bien que les dossiers parallèles pourraient être plus explicitement liés au casus romanais pour en justifier l’étendue.

13En postulant un renouvellement méthodologique, l’auteure polémique avec les philologues positivistes des années 1880-1920, les « pères du théâtre médiéval », ou plutôt d’une certaine vision du théâtre médiéval — laïcisé, déspectacularisé, désincarné — qu’elle souhaite remettre en question. De nombreux chercheurs et chercheuses ont depuis œuvré pour faire évoluer ce paradigme, notamment en intégrant les archives du spectacle à l’analyse du fait théâtral. B.-G. cite certes les travaux d’Estelle Doudet, Jelle Koopmans, Katell Lavéant, Élisabeth Lalou, Mario Longtin ou Graham A. Runnalls, mais en les reléguant aux notes infrapaginales, elle crée l’impression d’une absence de critique explicite de l’héritage positiviste, critique pourtant récurrente chez tous les spécialistes du théâtre médiéval depuis plusieurs décennies. Son essai résume judicieusement cette évolution de l’approche face au théâtre chrétien, en proposant au passage une nouvelle définition de l’histoire théâtrale comme une « histoire des acteurs jouant des textes ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Natalia Wawrzyniak, « Marie Bouhaïk-Gironès, Le mystère de Romans. Une cité en spectacle, 2023  »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 17 septembre 2024, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18624 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12b9t

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