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2024

Michele Tomasi, Ecrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360-1420). Le témoignage des chroniqueurs, 2022

Philippe Maupeu
Référence(s) :

Michele Tomasi, Ecrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360-1420). Le témoignage des chroniqueurs, Turnhout, Brepols (« Les Etudes du RILMA » 12), 2022, 199 p.

ISBN 978-2-503-59588-7

Texte intégral

1Dans ce volume des Etudes du RILMA, l’a., comme il s’en explique en introduction, « souhaite montrer comment les chroniqueurs de la seconde moitié du XIVe siècle peuvent nous aider à mieux apprécier la manière dont les hommes et les femmes du temps percevaient les arts » (p. 11). Les arts en question, œuvres durables et œuvres éphémères, sont principalement les objets d’orfèvrerie et les tapisseries, auxquels l’a. consacre un chapitre complet (Chap. III), mais également les spectacles telles les entrées royales ou princières, entre 1360 et 1420 environ. La part consacrée à la sculpture et (surtout) à la peinture est réduite, car ce ne sont pas ces arts, que nous plaçons aujourd’hui au sommet de la hiérarchie, qui suscitent alors l’intérêt des chroniqueurs. L’a. s’appuie essentiellement sur la chronique du règne de Charles VI par le « religieux de Saint-Denis » Michel Pintoin et les Chroniques de Froissart, plus ponctuellement sur le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V de Christine de Pizan, Guillebert de Mets ou la Chronique de Jean le Bel, source principale des premiers livres de Froissart. Les livres de comptes et inventaires ne sont que très peu sollicités (alors qu’il existe tout de même une vraie poétique de l’inventaire chez les deux chroniqueurs mentionnés), l’a. préférant se tourner « vers d’autres types de textes, notamment littéraires » (p. 10), dans une attention vigilante portée au lexique, « clé d’accès à la manière que les auteurs ont de penser leur monde ».

2Après une rapide présentation du corpus textuel considéré (Chap. I), l’accent est mis sur la « fonction sociale des œuvres » (Chap. II) : sculpture funéraire, « images religieuses », architecture dans son rapport à la « vie sociale », chaque paragraphe étant illustré par de longues et abondantes citations des deux chroniqueurs (non traduites). Le chapitre consacré « Au sommet de la hiérarchie des arts : orfèvrerie et textiles » (Chap. III) situe les œuvres dans la dynamique sociale du don, toujours fortement ritualisé, en vertu du principe de largitas propre au bon gouvernement du Prince, et de la nécessité d’« estat tenir » (manifester son rang, comme l’a. le rappelle en citant Froissart). Prix des œuvres, distinction entre opus et materia, enjeux diplomatiques des dons de tapisseries (les pages consacrées aux conférences de paix franco-anglaises de Leulinghem, en avril-juin 1393, et aux significations politiques des tapisseries déployées pour l’occasion sont particulièrement intéressantes, p. 78-87). Un quatrième chapitre est consacré à l’« appréciation esthétique des arts », relevé lexical à l’appui glané au fil des citations, avant que l’a. n’essaie de dégager les partis pris de Pintoin et Froissart en croisant leurs regards sur des événements qu’ils rapportent tous deux, sans toutefois conclure véritablement, l’a. paraissant en fin de compte s’en remettre à d’autres méthodologies que la sienne pour l’étude de « ces longues séquences textuelles : une analyse fine et exhaustive de leur construction (…) et de leurs enjeux au sein des ouvrages où elles sont insérées est plutôt du ressort de l’histoire ou de l’histoire de la littérature que de l’histoire de l’art » (p. 146).

  • 1 On pourra à ce propos se reporter à la contribution de B. H. Rosenwein dans Le sujet des émotions a (...)

3Au terme de ce parcours parmi les textes et les œuvres, parcours qui semble suivre une logique globalement thématique, on peut finalement s’interroger sur le véritable gain heuristique de la démarche adoptée, entre histoire des œuvres d’art et herméneutique littéraire. Si l’on fera son fruit de certaines remarques lexicales ponctuelles, notamment sur les termes d’estrangeté peregrinus paraissant dans la prose latine de Pintoin comme une traduction du français estrange – et d’oubliance – chez Froissart : à savoir une émotion esthétique dont l’intensité « met en oubli » ce qui n’est pas elle –, il semble qu’il manque une méthodologie lexicologique à même de livrer des résultats plus fiables et probants sur le lexique du jugement et de l’émotion esthétique qui fait l’objet du chapitre IV1. Les analyses lexicologiques auraient ainsi pu être affinées et mieux étayées. La distinction entre merveille et estrange, par exemple, recouvre moins, semble-t-il, « deux sphères artistiques différentes », celle du spectacle théâtral pour la première et de la contemplation rapprochée des objets d’arts pour la seconde, qu’elle ne situe chez Froissart l’appréhension esthétique tour à tour du côté de l’objet (estrange, c’est-à-dire à la fois étranger et étonnant, original) et du côté du sujet (le sentiment de la merveille). On peut s’étonner de lire, alors que les travaux lexicologiques sont très discrètement convoqués, qu’« on ne peut pas, dans l’état actuel des connaissances, établir une filiation directe entre l’utilisation du mot [estrange] que l’on fait dans les romans arthuriens et celle qu’en font les chroniqueurs » (p. 117) : il ne s’agit pas de filiation intertextuelle mais de sémantique historique. Et peut-être aurait-il fallu ouvrir le corpus froissartien à sa poésie et ses dits lyriques ainsi qu’au Melyador, survivance tardive des romans arthuriens, pour mieux cerner les contours d’un jugement esthétique et d’une appréhension du sensible en mettant en perspective les relevés lexicaux ponctuels effectués sur les Chroniques – pour le dire avec Michel Zink, une prise en considération plus globale de « Froissart dans sa forge » où s’articulent et conjoignent, plus qu’ils ne se spécifient, la lyrique et la chronique, le vers et la prose.

4Plus généralement, le modèle même de la chronique, avec la situation énonciative et les lieux institutionnels qu’elle implique, aurait dû être interrogé en ce qu’il détermine un certain discours esthétique orienté vers la conservation des faits passés (d’où les effets d’inventaire) dans le cadre d’une rhétorique démonstrative (chez Froissart) plus que vers l’expression d’une subjectivité singulière. Persistance de modèles poétiques également : lorsque la comtesse Jeanne de Montfort voit depuis le château d’Hennebont l’arrivée attendue des secours anglais sur la mer, en 1342, il ne s’agit pas seulement de la sensibilité personnelle d’un écrivain « au sommet de son art » pour le spectacle des nefs colorées sur la mer (p. 102), mais aussi d’une configuration de la description modalisée par le topos épique du panorama par la fenêtre, et d’un jeu subtil entre topique et écriture du sensible. Dans le champ proprement dit de l’histoire de l’art, on aurait peut-être attendu certaines analyses plus spécifiquement informées par l’anthropologie des images – J.-Cl. Schmitt, H. Belting, G. Didi-Huberman, J. Baschet, H. Bredekamp… – lorsqu’il est question notamment d’images de dévotion (voir la citation du Mesnagier de Paris, p. 39, où l’auteur recommande à la jeune épouse de garder à l’église son regard « au visage de l’imaige »). Enfin, on peut regretter que les abondantes citations du texte original, que ce soit dans la langue très complexe de Froissart et de ses scribes, émaillée de picardismes, ou dans le latin pré-humaniste de Pintoin, n’aient pas été traduites, alors que c’est dans l’exercice ô combien délicat de la traduction que la recherche se confronte à l’épreuve du sens (on apprécie les réflexions sur la difficulté de traduire les termes latins pour désigner les pièces d’orfèvrerie, p. 139, mais cette mise au point très ponctuelle paraît insuffisante). De fait, le parcours parmi les textes, malgré tout le plaisir que le lecteur y prendra, s’avère in fine quelque peu décevant au regard de l’ambition annoncée et de ce que pouvait laisser attendre le patronage de M. Baxandall, convoqué en introduction par l’a., fût-ce d’ailleurs pour s’en démarquer en partie. Là où, dans Giotto et les humanistes, Baxandall mobilisait les catégories de la rhétorique cicéronienne pour dire l’ambition d’Alberti, peintre humaniste, dans son entreprise de défense de la peinture comme art de l’esprit, l’a. se trouve ici face à un corpus textuel beaucoup plus mouvant, moins théorisé, qui nécessitait des approches disciplinaires plurielles (histoire de l’art, poétique de la chronique, lexicologie, sémantique historique, etc.) qui paraissent finalement, au regard des conclusions que dégage lui-même l’a., insuffisamment mobilisées.

5Ces réserves méthodologiques faites, on appréciera le parcours que l’a. nous propose à partir des nombreuses citations du texte dans un livre, comme toujours dans cette collection, impeccablement mis en page et illustré, et pourvu d’un index très utile. Les connaisseurs de l’époque des premiers Valois et amateurs d’art médiéval y découvriront de nombreuses anecdotes riches de sens, et matière à nourrir leur connaissance du sentiment esthétique et de son expression autour de 1400.

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Notes

1 On pourra à ce propos se reporter à la contribution de B. H. Rosenwein dans Le sujet des émotions au Moyen Âge, dir. P. Nagy et D. Boquet, Paris, Beauchesne, 2009.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Philippe Maupeu, « Michele Tomasi, Ecrire l’art en France au temps de Charles V et Charles VI (1360-1420). Le témoignage des chroniqueurs, 2022  »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 09 août 2024, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18610 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/125rv

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Auteur

Philippe Maupeu

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