Anthony J. Bruder, Recovering the Medieval in the French Renaissance. Claude Fauchet’s Veilles ou Observations, 2024
Anthony J. Bruder, Recovering the Medieval in the French Renaissance. Claude Fauchet’s Veilles ou Observations, Genève, Droz (« Cahiers d’Humanisme et Renaissance » 197), 2024, 294 p.
ISBN 978-2-600-06487-3
Texte intégral
1Les Veilles ou Observations de plusieurs choses dinnes de memoire en la lecture d’aucuns autheurs françois, datées de 1555, sont une œuvre de jeunesse de Claude Fauchet (1530-1602) consistant en une collection de trente-et-un chapitres consacrés à la langue, à la littérature et plus largement à la civilisation médiévale française, regroupés en quatre livres, sans logique évidente, sinon qu’il y est presque – à deux exceptions près, les deux chapitres consacrés à « Clement Marot, poete » et « Pierre de Ronsard, poete » – toujours question de Moyen Age : cela va ainsi « Des autheurs du Roman d’Alexandre et pour quoi les vers ditz allexandrins sont ainsi appellez » (I, 2) à « De Maistre Allain Chartier, poete et orateur françois » (II, 7) en passant par « De l’estandart qui se plantoit au temps passé au meilleu des batailles » (II, 5) ou « Du Conestable et de son etimologie » (III, 7).
- 1 Paris, BnF, fr. 24726, numérisé sur le site Gallica.
- 2 J. Girvan Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, Droz, 1938, en particulier p. 27 (...)
2Conservées dans les cinquante premiers folios d’un unique manuscrit1 qui n’a jamais été imprimé, mais dont le texte a été abondamment corrigé et complété, et dont les quatre-vingts derniers folios ne recueillent plus que des notes de lecture, les Veilles ont longtemps souffert d’être considérées comme une sorte de chantier inachevé, voire de brouillon, d’autant plus que plus d’un chapitre qui les composent ont été repris, parfois à peine modifiés, dans les publications ultérieures de Fauchet et au premier chef dans son Recueil de l’origine de la langue et poesie françoise de 1581, comme on le sait depuis longtemps grâce aux travaux, essentiels dès qu’il s’agit de Claude Fauchet, de Janet Espiner Scott2 – auxquels la présente étude rend d’ailleurs un juste hommage, dès l’introduction (p. 38).
3Pourtant, comme le montre A. Bruder (dorénavant AB) dans son premier chapitre (« Contents, Context and Material History of the Veilles… »), les caractéristiques matérielles du manuscrit des Veilles, la lisibilité de la copie autographe et de sa mise en page, en dépit des nombreux ajouts et corrections ultérieurs, signalent bien un texte destiné à circuler, au moins dans les cercles érudits que fréquentait Fauchet dans les années 1550, autour de la jeune Pléiade ou d’un personnage comme Henri de Mesmes. D’où le choix herméneutique, qui s’avère in fine particulièrement fructueux, de considérer les Veilles comme une œuvre en soi (relevant d’ailleurs d’un genre parfaitement répertorié depuis l’Antiquité, celui des miscellanées), sans lien avec les œuvres imprimées ultérieures de Fauchet et dans son contexte intellectuel et culturel spécifique, avec lequel elle entre volontiers en résonance, y compris sur le ton de la polémique (voir ainsi, par exemple, les chap. I, 1 et II, 2 des Veilles, qui engagent un débat avec l’alors toute récente édition des Mémoires de Commynes procurée par Denis Sauvage en 1552).
- 3 « The generational gap between Marot and Sauvage – between the Œuvres de Françoys Villon of 1533 an (...)
4Le chapitre 2 (« Continuity, Rupture and Recovery in French Renaissance Literary Culture, 1530-1550 ») élargit encore la perspective contextuelle – au risque de perdre un peu de vue les Veilles elles-mêmes – en les situant dans un processus aboutissant à ce qu’on pourrait appeler, de manière peu originale, la naissance du Moyen Age, plus précisément défini, suivant les termes employés par AB, qui illustre le phénomène en analysant certains aspects du marché du livre dans les décennies 1520-1550, comme la réponse à un sentiment de « rupture » dans la transmission de la tradition médiévale, faisant suite à une période de « continuity » (telle que la représente le catalogue d’un Galliot du Pré par exemple, et notamment la collection de « French "classics" » conçue en collaboration avec Tory et Marot) et aboutissant à un besoin de « recovery » de cette même tradition, qui devient de ce fait un objet susceptible d’une approche philologique et d’un discours savant (un « vernacular antiquarianism », dit AB p. 117), ceux-là mêmes que pratiquent à la même époque que le jeune Fauchet un Gilles Corrozet avec ses Antiquitez de Paris (1550), un Denis Sauvage avec son édition de Commynes3 ou encore un Henri Estienne, autre amateur de manuscrits médiévaux (voir le cas dorénavant bien documenté du ms. Bern, Burgerbibliothek, 354).
5Revenant au texte des Veilles, le chapitre 3 (« Recovery and Nativism in Fauchet’s Veilles ») s’attache à montrer comment Fauchet dans ce texte « read the vernacular literary corpus as a documentary source for the (re)construction of French identity » (p. 130), usant de son approche érudite et philologique des textes français médiévaux, et plus particulièrement en l’occurrence des Chroniques de Froissart, afin de mettre au jour une série d’« exemples domestiques » (l’épisode des bourgeois de Calais lors du siège de la ville en 1347, le personnage de Gaston Phébus, un duel judiciaire entre deux chevaliers à Paris en 1386) susceptibles d’illustrer le passé national, mais aussi de le faire entrer en résonance avec la France contemporaine, comme c’est le cas par exemple pour le duel de 1386, qui ne peut manquer de rappeler un autre duel judiciaire, et le dernier du genre, en 1547, entre Jarnac et La Chastaigneraie (p. 158-166).
- 4 Sans qu’il s’agisse pour autant, comme le souligne AB, de faire de Fauchet un adversaire de la Pléi (...)
6Prolongeant le précédent, le quatrième et dernier chapitre (« The Veilles and the Early Pléiade. Recovering History, Defining Frenchness ») continue d’examiner le dialogue et parfois le débat qui se nouent entre le passé médiéval qu’exhument les Veilles et le présent des années 1550, plus précisément avec les idées de la Pléiade alors en train de s’affirmer (rappelons que la Deffense de Du Bellay date de 1549), concernant cette fois la définition d’une poésie nationale et de ses modèles, aussi bien du point de vue de la langue (et du recours à l’archaïsme) que de la forme et du genre (mise en évidence des origines médiévales de l’alexandrin et du modèle que peut constituer le Roman d’Alexandre, réflexion sur le « long poëme françoys » et les sujets à tirer d’« exemples domestiques » comme celui des bourgeois de Calais, etc.). A plus d’un titre, les Veilles peuvent ainsi apparaître comme une réponse critique aux positions de la Pléiade, faisant le choix de la continuité plutôt que de la rupture avec le passé médiéval, comme en témoigne d’une autre manière le chapitre dédié à Ronsard (III, 9), qui ne manque pas d’ironie (voir l’excellent commentaire qu’en donne AB, p. 212-221)4, par comparaison avec ceux dévolus à Marot (III, 8) et Lemaire de Belges (III, 10), par contraste particulièrement élogieux.
- 5 Je pense, par exemple, au passage du chapitre 3 (p. 129-140) où AB cherche, de manière peut-être un (...)
- 6 Introduction, p. 23, et Conclusion, p. 233.
- 7 Autre petite chose, mais qui est vraiment de l’ordre de la broutille, ou de la coquille : il s’agit (...)
- 8 Et dont on regrette aussi, en dépit d’utiles annexes comportant le plan des Veilles et la liste des (...)
7Dense, efficace, très bien construite et argumentée, situant son objet d’étude (assez mince, à première vue) dans un réseau complexe de relations qu’AB s’efforce toujours d’expliciter, peut-être un peu systématiquement parfois5, témoignant de ce fait d’une excellente connaissance (pour autant que je puisse en juger, n’étant pas spécialiste) du contexte littéraire et intellectuel des années 1550, l’étude, qui se conclut sur une évocation de la postérité de Fauchet, emporte largement la conviction. Son principal mérite, me semble-t-il, est de parvenir à montrer, par un important travail de contextualisation (qui est loin de se limiter au chapitre 2), que les Veilles ne sont pas, ou pas seulement, le produit d’une érudition individuelle portant sur les textes médiévaux le regard du philologue et de l’historien (forme de « scholarly medievalism »6 déjà remarquable en soi, il est vrai), mais avant tout celui d’un milieu (parlementaire, juriste, gallican) et d’une époque qui réfléchit et qui débat sur ce qui peut ou doit constituer une langue et une littérature françaises, et une identité nationale consciente et fière de son passé médiéval. Revers probable de cette médaille de l’attention portée au contexte, et c’est le seul petit reproche que je me permettrai de formuler7, on perd parfois de vue le texte même des Veilles, qui n’est peut-être pas suffisamment – et paradoxalement, étant donné le désir évident de réhabilitation qui anime AB – cité et étudié pour lui-même8. Cela n’enlève pas grand-chose aux qualités de cette excellente étude, qui ne manquera pas d’intéresser aussi bien les spécialistes du Moyen Age que de la Renaissance.
Notes
1 Paris, BnF, fr. 24726, numérisé sur le site Gallica.
2 J. Girvan Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, Droz, 1938, en particulier p. 270-281 sur les Veilles, et Documents concernant la vie et les œuvres de Claude Fauchet, Paris, Droz, 1938, ce dernier ouvrage donnant à lire p. 135-179 et 233-263 à peu près tout ce qui est demeuré sous forme manuscrite dans les Veilles sans avoir été repris par Fauchet dans ses publications ultérieures.
3 « The generational gap between Marot and Sauvage – between the Œuvres de Françoys Villon of 1533 and the Memoires de messire Philippe de Commines of 1552 – thus frames a momentous parallax shift in the rapport between literary present and past in France : a shift from a relation experienced as continuity to one experienced as recovery » (p. 121-122).
4 Sans qu’il s’agisse pour autant, comme le souligne AB, de faire de Fauchet un adversaire de la Pléiade : « Thus, Fauchet may tease and criticise particular poets such as Ronsard while still being broadly in favour of the avant-garde culture that they represent » (p. 220).
5 Je pense, par exemple, au passage du chapitre 3 (p. 129-140) où AB cherche, de manière peut-être un peu forcée, me semble-t-il, mais en même temps avec une analyse emblématique tout à fait intéressante, à opposer les démarches de Corrozet dans les Antiquitez de Paris et de Fauchet dans les Veilles ; ou encore, dans le chapitre 4 (p. 207-210), où il suggère une antinomie entre une Pléiade plutôt « aristocratique » et le milieu parlementaire plutôt « bourgeois » auquel appartient Fauchet.
6 Introduction, p. 23, et Conclusion, p. 233.
7 Autre petite chose, mais qui est vraiment de l’ordre de la broutille, ou de la coquille : il s’agit p. 43 et 44 de Guiot de Provins et non « de Provence », comme cela figure d’ailleurs dans l’Appendice B, p. 251.
8 Et dont on regrette aussi, en dépit d’utiles annexes comportant le plan des Veilles et la liste des auteurs et œuvres cités (p. 243-258), qu’il ne soit pas édité intégralement à l’occasion de ce travail (J. Espiner-Scott dans ses Documents ayant seulement édité les chapitres non repris dans le Recueil ou ailleurs). Mais ce manque devrait être comblé grâce au projet d’édition des œuvres de Claude Fauchet actuellement en cours, auquel participera AB pour les Veilles.
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Référence électronique
Silvère Menegaldo, « Anthony J. Bruder, Recovering the Medieval in the French Renaissance. Claude Fauchet’s Veilles ou Observations, 2024 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 09 août 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18568 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/125ro
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