Ariane Bottex-Ferragne, Essai de poétique hélinandienne. Lire autour du Reclus de Molliens (XIIIe-XVe siècle), 2023
Ariane Bottex-Ferragne, Essai de poétique hélinandienne. Lire autour du Reclus de Molliens (XIIIe-XVe siècle), Paris, Classiques Garnier, 2023, 555 p.
ISBN 978-2-406-14093-1
Texte intégral
1L’auteur connu sous le nom de « Reclus de Molliens » nous a laissé deux œuvres écrites au début du XIIIe siècle, Carité et Miserere : dans Miserere on trouve des allégories, des sermons, des traités ; Carité, pour sa part, s’insère dans le cadre un peu lâche d’un récit qui emprunte la forme de la quête. Les deux textes sont définis dans les études littéraires d’aujourd’hui comme un « diptyque de poèmes en strophe non chantée » (p. 51). Ils ont été abondamment recopiés dans les manuscrits ; plus nombreuses encore sont les citations ou allusions qui en furent faites dans d’autres manuscrits. Pourtant Carité et Miserere n’ont connu qu’une édition moderne, celle d’Anton Van Hamel, en 1885, car la critique moderne s’est montrée réticente devant ces énumérations de topoï moralisants, traitant sans originalité un sujet austère et répétitif. Du Reclus lui-même nous ne connaissons presque rien ; sans doute picard, comme le laissent supposer son lieu d’origine et les traits dialectaux de sa langue, il dissimule sous cette posture sa véritable figure de reclus.
2C’est la strophe d’Hélinand (rimant en 8 x aab aab baa baa), forme-sens conçue comme une véritable identité sonore (p. 151), qui constitue le centre des analyses d’Ariane Bottex-Ferragne dans son Essai. Rejetant les lectures modernes de Carité-Miserere, la chercheuse cherche tout d’abord à expliquer le succès durable du poème hélinandien. L’intérêt que présente cette recherche mérite que l’on se penche sur la poétique de l’ouvrage dans l’histoire des lettres médiévales. La chercheuse y voit la justification d’une œuvre qui représenta, de par sa polysémie et son auto-réflexivité, un véritable bestseller pour les lecteurs contemporains : en attestent pas moins de 55 livres médiévaux, complets ou partiels, datés du XIIIe au XVe siècle.
3A. Bottex-Ferragne récuse la simplification qui voyait les deux poèmes se ranger sous l’appellation usuelle de didactisme, notion qu’elle estime à la fois anachronique et floue, marquée par une appauvrissante univocité où se perd irrémédiablement la luxuriante richesse de l’ouvrage. Intellectuelle et savante, l’œuvre se donne ici pour but l’édification, investie par la vision spirituelle. Les deux poèmes s’attachent à développer une véritable « poétique de la réception » que leur fournit l’ouverture à des exemples recueillis dans toutes les catégories du savoir. La chercheuse choisit alors d’élargir aux manuscrits son étude de tous les repères qui s’offraient au lecteur médiéval de Carité-Miserere, donnant en quelque sorte une « forme matérielle à son horizon d’attente » (p. 75).
4L’examen de la tradition manuscrite des deux ouvrages fait ressortir une très forte impression d’hétérogénéité. Néanmoins il faut garder en mémoire que les études modernes des textes d’édification du Moyen Âge se consacrent à ce qui relève du sens, moins à l’aspect purement formel, surtout dans des œuvres édifiantes qui relèvent des litteræ sine musica. Dans son Essai A. Bottex-Ferragne choisit une autre démarche pour se détourner de la plurivocité des critiques littéraires : ce sera de replacer l’œuvre du Reclus dans la typologie des lectures édifiantes ; la chercheuse peut alors définir l’ouvrage du Reclus comme « un archétype poétique au fort potentiel heuristique » (p. 72).
5Avec l’usage de la strophe hélinandienne quantité de genres divers composent une collection disparate. A. Bottex-Ferragne énonce les trois pistes qui sous-tendront ses centres d’intérêt : 1) la mise en livre du texte avec ses regroupements ; 2) les pratiques de lecture ; 3) l’examen des thèmes et des enjeux. Il s’agit toujours de recueillir les traits remarquables de la poésie hélinandienne en un essai de typologie visant à exposer les caractères récurrents du corpus du poète.
6L’attention de la chercheuse se porte dans la suite de sa longue introduction sur les manuscrits où l’on retrouve les œuvres du Reclus. Les manuscrits de Miserere-Carité, complets ou fragmentaires, révèlent au lecteur d’évidentes constantes : la mise en page requise pour le texte met en valeur la forme-vers ; le premier vers de chaque strophe est marqué par l’alternance des lettres initiales en couleurs ; la construction de la page donne ainsi dès l’abord tous les renseignements nécessaires à sa lecture : dans certains manuscrits (comme le BnF, fr. 2199 = ms. B), on trouve de véritables jeux graphiques qui dessinent des sortes de « figures géométriques », comme l’écrit Van Hamel. La strophe s’essaie à diverses possibilités, par exemple des groupes de trois vers avec la répétition d’une anaphore. Certains manuscrits hélinandiens comme le ms. B vont jusqu’à asseoir la construction de la page sur ces jeux, soulignant les tours et détours des strophes, ce qui valorise la construction en miroir de la strophe. Il se crée ainsi une « sorte de signature visuelle » (p. 442) offerte au lecteur. Souvent les manuscrits présentent une seule enluminure située en tête de la copie, représentant le Reclus en sa cellule, pour les copies du Miserere, tandis que Carité renvoie à la caractérisation du personnage éponyme.
7Les manuscrits peuvent être très beaux et luxueux, de grande taille ; parfois, à l’inverse, on se trouve devant de petit volumes qui sont de véritables « livres de poche ». Généralement ces derniers ne contiennent que les livres du Reclus. Il arrive également que les deux œuvres soient séparées ; dans ce cas, celle qui est conservée est le plus souvent Miserere. Régulièrement l’illustration, unique, se choisit la place liminaire ; le rapport entre l’illustration et le texte est respecté. On peut conclure que l’attention et le soin portés à la forme sont soulignés par cette présentation qui offre une clef de lecture au copiste comme au lecteur ; le plus souvent l’identité formelle de la strophe reste privilégiée dans sa simplicité et sa force.
8Si l’on en vient à l’histoire de la strophe d’Hélinand, on sait que les Vers de la Mort du moine de Froidmont sont le premier témoignage de l’existence de la « strophe d’Hélinand » (p. 193), qui lui a donné son nom, comme le rappelle A. Bottex-Ferragne au début de sa première partie intitulée « Forme et versification ». Ses qualités intrinsèques et la complexité de la rimique soulignent la réussite formelle de la chanson d’Hélinand – litteræ sine musica. Néanmoins il vaut mieux ne pas comparer la strophe d’Hélinand et les chansons, que l’on ne saurait séparer de leur musique sans risquer de leur faire violence, pour les « plier aux contraintes de l’art musical » (p. 172). Plus intéressante est l’hypothèse que, chronologiquement seconde par rapport à la chanson, la strophe d’Hélinand a pu naître d’un geste fondateur ou peut-être de l’imitation d’un modèle qu’il réutilisait. Ex nihilo nihil. Telle quelle, en tout cas, la strophe d’Hélinand connaît un long succès, qui s’éteint assez brusquement avec le Moyen Âge.
9Le caractère éclectique des collections d’ouvrages écrits en strophe d’Hélinand est tout aussi indéniable que l’impression de continuité que ce corpus exerce sur ceux qui l’étudient, remarque justement A. Bottex-Ferragne. Toute classification doit donc modestement rappeler le cadre historique qui précède l’analyse ; il faut tenir compte aussi de la chronologie et de la réception des lecteurs. Tout d’abord donc, la chercheuse établit un recueil des traits les plus fréquents caractérisant les plus anciennes des œuvres hélinandiennes (avant 1250) ; on rencontre dans ce groupe les Vers de la Mort, Jean Bodel et les Congés, la Complainte de Jérusalem contre Rome de Huon de Saint-Quentin (première moitié du XIIIe s.), mais aussi De Renart et de Piaudoue… soit au total seulement sept pièces. Ces œuvres n’offrent pas de ressemblances entre elles, même si l’on admet que la poésie hélinandienne se « caractériserait dès son origine par un certain espace de jeu au niveau du genre et des thèmes » (p. 192), permettant le dialogue avec ces traditions littéraires. Il est plus sage de chercher ces formes dans la seconde étape chronologique (1250-1350.) Des traits vont apparaître alors, que marque leur récurrence véritablement définitoire, comme l’apostrophe. Un tel vocatif, présent dès le vers initial de la strophe, postule la réponse, installe un Tu auquel on s’adresse. En conséquence la première personne – l’interlocuteur vers lequel on se tourne – acquiert une place privilégiée que la strophe d’Hélinand ne manque pas de souligner.
10Lors de la deuxième période, la strophe d’Hélinand présente un nouveau mode de la parole qui introduit l’expression de la subjectivité en explorant tout l’espace sonore du discours, notamment dans ses figures – on pense à l’adnominatio chère à Gautier de Coinci. Dans ces jeux de langage indéfiniment repris, P. Zumthor reconnaissait une forme de lyrisme, le lyrisme de la persuasion (p. 195), qu’il définissait comme une compensation à la musique perdue des ouvrages cum musica, son et sens orchestrés autour du Je de la parole. Mais le discours hélinandien demeure dans le monde du réel que déchiffre la visée de l’édification. Le discours concret est étroitement balisé par des exclusions, à la fois du genre narratif que la strophe d’Hélinand ne pratique pas et de la lyrique amoureuse que le Cistercien ignore. Le second temps de la strophe d’Hélinand connaît alors son apogée. Cette période est marquée par l’ampleur du corpus qui fait de la strophe d’Hélinand une forme dominante de la versification de l’époque. A rebours, la taille du poème est marquée par un net rétrécissement. A. Bottex-Ferragne note que dans ce même temps où de nombreux textes hélinandiens voient le jour, se développe une foule de dits qui ne relèvent pas pour leur part de la poésie versifiée. Le dit se caractérise par les frontières floues où il se déploie, mais dit comme strophe d’Hélinand continuent de cultiver certains traits communs qui les rapprochent, notamment dans leur désignation. Le second âge voit aussi un élargissement de la thématique du genre.
11Le troisième âge de la poésie hélinandienne est celui de son déclin, après le XIVe siècle. Dans les œuvres de ce temps on relève des insertions hélinandiennes en des œuvres où elles n’assument plus guère qu’un rôle de simple parure. De telles « pauses lyriques », plus ou moins développées, sont surtout nombreuses dans l’œuvre de Guillaume de Digulleville. Leur succès est manifeste, mais elles ne sont plus vraiment des formes vivantes.
12A. Bottex-Ferragne consacre ensuite un gros chapitre de sa première partie à l’analyse de la figure d’apostrophe, un trait saillant de l’écriture d’Hélinand, qui jouit d’un rôle fondateur dans la fabrique de la forme et du sens. Figure essentielle dans la strophe hélinandienne, l’apostrophe, comme attendu, se place avec prédilection au début du premier vers du douzain ; mais elle peut aussi quitter cette première place pour en occuper une autre à l’intérieur de la strophe, représentant dès lors une dérogation à ce qui est attendu par le lecteur. L’apostrophe peut ainsi venir frapper l’attaque du vers, se dédoubler pour acquérir davantage de force, cultiver l’attente lorsqu’elle est retardée… Ces divers jeux de forme et de sens agrémentent et renforcent l’unité de la structure. On peut alors parler d’une importante diversité structurelle des textes (p. 242), que l’on pourrait illustrer par bien des exemples. Le lecteur médiéval était probablement sensible à ces adresses (p. 248) puisque divers dispositifs étaient employés pour les rendre visibles en les soulignant (lettrines, indications dans le texte ou marginales…). En outre, les séries d’adresses sont perceptibles par l’œil sans nécessiter d’autres signes de repérages quand ce dernier s’appuie sur l’initiale qui ouvre le douzain. L’apostrophe présente ainsi une fonction structurante qui a rôle de guide.
13Enfin l’apostrophe assume une fonction emphatique puisque l’adresse crée une dramaturgie de l’énonciation pour un public ou un auditoire particuliers ; elle donne une existence aux personnifications qu’elle anime, rejoignant par là-même d’autres formes de la lyrique, moins spécifiquement hélinandiennes.
14Comme A. Bottex-Ferragne le montre dans le premier chapitre de sa deuxième partie (« Performance et pratiques de lecture »), les œuvres hélinandiennes se prêtent à toutes sortes de fragmentations ou segmentations qui incitent le public à une lecture morcelée (p. 271-272) : si l’ouvrage se constitue selon une « esthétique de la continuité », cette dernière est en retour liée à une « esthétique du détour » en raison de la multiplicité des digressions et des parenthèses qui rompent le fil du récit et le rendent discontinu. Le texte apparaît comme une composition de modules, découpés en quantité de morceaux complets dont on prend connaissance à la façon des auctoritates. Sont particulièrement jugés aptes à une telle ré-utilisation des fragments repris ailleurs, les exempla ou les contes des Vies des Pères par exemple. Le même emploi se retrouve à l’inverse lorsqu’il s’agit d’un morceau des Carité-Miserere qui vient clore un texte exogène. On obtient un véritable tissage qui offrait au lecteur une lecture linéaire accompagnant la reconnaissance du fragment recopié, selon la technique des oraisons (p. 286-287).
15Avec le chapitre intitulé « Des vers à l’envers de la chanson », A. Bottex-Ferragne aborde une partie plus hypothétique de son analyse. Certes on trouve quelques chansons recopiées parmi les textes en prose qui entourent Carité-Miserere. Néanmoins les études modernes ont montré sans contradiction possible que, par définition, la strophe d’Hélinand exclut un texte chanté. Soutenir une autre lecture paraît une gageure ; aussi bien les médiévistes musiciens séparent-ils le chant de la récitation (p. 313).
16Il semble probable que la strophe hélinandienne ait beaucoup emprunté au domaine liturgique ; elle a été employée notamment dans les déplorations liturgiques ; son rythme particulier se trouve pleinement en accord avec la thématique de la mort.
17Par conséquent, pour ce qui concerne l’étude des pratiques ludiques et poétiques associées à la lecture de la strophe d’Hélinand, le propos du philologue reste d’abord et avant tout de déterminer si l’on a affaire à un texte chanté ou à un texte récité, en bref de constater l’absence du chant ; mais pourquoi des œuvres qui usent de la strophe d’Hélinand se trouvent-elles recopiées parmi des chansons ? Ou faut-il rapprocher ces deux domaines jusqu’à y trouver des zones floues communes ? Évoquer la « musicalité » des syllabes ou les jeux sonores sur la voyelle de la rime relève de la métaphore sauf s’il s’agit de lectures à voix haute qui usent de la cantillation. A. Bottex-Ferragne s’attache alors au « sexe des rimes », qui permettait au lecteur médiéval de s’amuser de ces jeux de l’écrit destinés à son regard sans cesser d’apprécier cette autre mise en valeur qu’offre la musique. On rappellera que les troubadours posaient autrement la relation qui lie parler et chanter : pour un Bertran Carbonel, un texte sans musique est un moulin sans eau, ce qui redéfinit chanter et parler comme un tout indissociable.
18La chercheuse postule pour sa part une « zone frontalière », un « entre-deux », où ces deux domaines se rencontreraient, mais aussi se distingueraient. Il semble bien que la rencontre entre musique et parole ne soit pas originellement facile ni harmonieuse… Subsisterait un « héritage » où la forme parlée reste en « dette » de la forme chantée, où elle « n’en finit plus de régler ses comptes » avec la musique à laquelle elle n’a jamais pleinement payé son dû (p. 314).
19Pour en venir, dans la troisième et dernière partie de l’étude, aux chapitres qui traitent du moi et de la mort, on ne peut que constater avec A. Bottex-Ferragne l’omniprésence du thème de la mort dans les poèmes en strophes d’Hélinand. La peur de la mort est liée au Jugement qui la suit, puisque la mort n’est pas une fin. Ainsi, comme dans les Vers de la mort d’Hélinand de Froidmont, l’évocation de la mort débouche sur un appel à se convertir. Le thème prend alors la forme d’un « discours de la persuasion » (p. 347) et, comme tel, il suscite un traitement littéraire tout empreint d’intensité dramatique.
20Dans bien des œuvres à strophes d’Hélinand l’obsession du trépas nourrit une rhétorique de l’angoisse : la mort « convertisseuse » (suivant la formule de J. Delumeau) relève d’une expérience esthétique puisqu’elle tient en même temps de l’œuvre d’art et du prône. Cette expérience particulière est à la fois matière et manière, mais les strophes hélinandiennes ne cultivent pas le macabre pour lui-même, comme le feront d’autres œuvres, surtout plus tardives. Pour A. Bottex-Ferragne, « la mort se donne moins à voir qu’elle ne se laisse entrevoir » (p. 348). Les textes plus proprement littéraires quant à eux semblent destinés aux exigences des publics vernaculaires en leur offrant un rapport intime avec la mort.
21Cependant, puisque la simple vision de la page rend reconnaissable la strophe d’Hélinand, l’allusion à la mort peut rester fugace. Il s’agit alors d’une « dominante funèbre » plus que du macabre proprement dit. Certes la complaisance pour l’après-trépas perdure. Mais on rencontre un nombre relativement modeste de textes en strophes d’Hélinand (une petite trentaine) parmi les œuvres qui se présentent comme récits écrits « outre-tombe » (Congés, récits de voyage dans l’au-delà...). Les Paroles du Christ en croix, thème qui peut être lui aussi d’un réalisme assez horrible, ou les Regrets Notre Dame à l’emphase pathétique sont moins représentés dans l’héritage du Reclus. Pourtant même en ces œuvres, de toutes façons extrêmement marquées par la topique, la présence allusive de la strophe d’Hélinand installe en arrière-plan la dominante funèbre de la mort.
22Le XIIIe siècle voit se développer une longue réflexion sur les fins dernières : entre angoisse du jugement final et espérance vient s’insérer l’espace de la vie terrestre ; dans les artes moriendi le topos de la « mort convertisseuse » est étroitement lié au memento mori. Pour A. Bottex-Ferragne cette thématique relève autant de l’esthétique que de la parénétique en une évocation ô combien douloureuse ! Dans Carité-Miserere la mort se laisse terriblement entrevoir dans le même temps que le seul vocatif en anaphore – Morz – par sa récurrence donne encore plus de puissance au moi d’être celui qui « tutoie la mort ».
23On peut alors s’étonner qu’une trentaine de strophes seulement dans Miserere-Carité reprennent de façon explicite les topiques consacrées à la mort ; en réalité la réception qui en fut faite est plus importante. La chercheuse en prend pour preuve la place que le ms. BnF, fr. 24307 – manuscrit tardif, il est vrai – a accordée à la thématique de la mors subita : on y trouve, recopiée en guise de conclusion, la dernière strophe de Carité, un douzain qui vient clore la lecture de tonalité macabre ; cet ajout exogène est l’œuvre probable du scribe anonyme et atteste ici la forte impression qu’a laissée sur lui la lecture du Reclus (p. 364-365). On peut en conclure « qu’il existe une manière proprement hélinandienne de dire la mort et de faire sentir sa présence » (p. 369).
- 1 Voir M.-G. Grossel, « Hélinand avant Froidmont : à la recherche d’un ‘trouvère’ perdu », Sacris Eru (...)
24La mort la plus épouvantable reste bien la mort de soi. Le poème en strophes d’Hélinand puise à profusion dans ce domaine topique, très répétitif. Dans les Vers de la Mort déjà, Hélinand interpelle ceux qu’il dénomme et qui sont ses amis, ses familiers, ses connaissances. La place tenue par les « compagnons » en regard de celle de l’ermite reclus installe un nouveau rapport du je devant la mort de soi : dans les Vers de la mort, ce n’était pas le lépreux, mais le jeune noble insouciant dont la mort inattendue suscitait l’effroi. La portée exemplaire de la maladie laisse face à face le lépreux dont le corps devient la proie de la dissolution et le jouvenceau jouisseur qui ne pensait pas si tôt disparaître. Le cistercien de Froidmont ne donne pas de renseignements sur son âge personnel, mais l’on peut avancer l’hypothèse qu’il s’est rendu au mitan de sa vie – ce qui fait de lui le contemporain des amis invoqués1. Il semble que la violence de l’angoisse éprouvée devant la mort déborde la maladie ou le cas particulier de la lèpre. La déchéance du corps (Mort Rutebeuf) ou les transformations physiques du lépreux sont dessinées avec une ironie féroce qui est celle du désespoir. La proximité de la mort suscite une angoisse existentielle qu’augmente encore l’évocation du corps de celui qui était un familier. Le lépreux – et non la lèpre – impose sa réalité exemplaire, sa présence dévastatrice qui provoque l’effroi devant cette véritable mise en scène présentée par le poète.
25Dans ce domaine, le Reclus dédaigne les formes présentées dans des œuvres antérieures – toute la tradition des voyages dans l’au-delà ou les représentations qui en avaient été faites dans la littérature médio-latine. « Nous aboutissons à la création d’une forme littéraire nouvelle, un changement double puisqu’il touche à la fois les formes et les traditions antérieures et le statut de l’écrivain » (p. 378). Ici la mort est sans concession, et plus intime.
26Alors que dans ses Vers de la Mort, Hélinand ne fait aucune allusion à la Vierge Marie et que l’on chercherait en vain trace du culte marial, ce n’est pas la dame courtoise ni la fine amor (de fait assez peu attendues) qui apparaissent dans les poèmes en strophes d’Hélinand, mais la figure de la Vierge, qui en devient l’un des thèmes récurrents. Cette thématique – abordée dans le dernier chapitre de l’ouvrage – se présente sous un éclairage très fréquent, localisé dans des prières selon le schéma que la strophe d’Hélinand empruntait : apostrophe, première personne et « lyrisme de persuasion ». Le poète ne chante pas la bien aimée, il campe un tu marqué par l’inquiétude quand est mise devant lui la « mort de soi », une image que le contexte, ou le genre de l’œuvre qui la reprend, peut très facilement glisser dans la strophe d’Hélinand.
27A. Bottex-Ferragne se penche attentivement sur la fourme de l’escrit en s’appuyant notamment sur le vaste poème de Guillaume de Digullevillle, le Pèlerinage de Vie Humaine. Le Reclus évoque les affres du pécheur dans une prière dont le style est spécialement soigné avec un acrostiche abécédaire. L’œuvre de Guillaume se range dans la catégorie des prières mariales en strophes d’Hélinand, très développées dans la littérature de son temps. C’est la célèbre thématique de la Vierge advocata et mediatrix. La gravité de la faute et la peur devant la mort enflent encore les hyperboles. Face à l’obscurité et à l’évocation mortifère de l’avenir, la Vierge miresse, la Vierge étoile du matin, la Vierge lumière est porteuse du retour de l’Espoir.
28La prière, « verbe efficace » suivant la formule de P. Henriet (La parole et la prière au Moyen Age, Bruxelles, 2000), est un acte de langage très particulier, où le Moyen Âge distingue les obsecrationes, orationes, postulationes et gratiarum actiones. Communication avec le divin, l’oraison use de tous les raffinements de la langue pour garantir son efficacité ; la poésie en strophes d’Hélinand ne pouvait qu’être réceptive à cette virtuosité littéraire. La répétition aide à la mémorisation, car elle est souvent caractéristique de textes qui s’appuient sur un poème latin antérieur fortement structuré. Des farcitures peuvent jouer ce même rôle, même si la spécificité de la figure mariale les empreint d’une affectueuse intimité. Insinuer une rivalité d’auteur entre « l’amour des lettres et le désir de Dieu » serait exagéré (p. 426), Hélinand demeurant dans son rôle de sermonneur avec toute son âpreté, surtout quand il passe en revue les beaux parleurs : le religieux et le laïc ne parlent pas depuis le même endroit.
29En fait, Hélinand comme le Reclus, de conviction attritioniste, se gardent de toute pensée vraiment critique. Une grosse partie de Carité-Miserere s’attache à développer une diatribe topique des états du monde, mais le Reclus reste prudent, on chercherait en vain chez lui les cinglantes railleries d’un Gautier Map contre les moines blancs. C’est dans la matière que l’on doit admirer le talent du Reclus, non dans la manière et les cris d’amour d’un Gautier de Coinci.
30« Poète incontournable », « auteur à succès », « guide » et « point de repère », c’est bien un parfés trouveurs dont A. Bottex-Ferragne veut recréer la persona poétique. Il ne s’agit pas tant du Reclus d’ailleurs, dont la vie nous est irrémédiablement inconnue, mais du créateur d’un système poétique que ses deux œuvres, Carité et Miserere, explorent pour un public extraordinairement nombreux et réceptif. A. Bottex-Ferragne part des études qui se sont attachées de façon classique à la forme – la fameuse « strophe d’Hélinand » – ou qui en étudiant la thématique des deux poèmes se sont accordées à les ranger dans la didactique. Mais ici le but de la chercheuse est de repenser le didactisme pour le dépasser dans une démarche résolument technique afin d’aboutir à un système poétique nouveau. Et ce faisant, elle découvre toute une constellation qui se construit, dans le même temps qu’elle génère un corpus de textes nouveaux. L’écriture en strophes va se multiplier en de très nombreux textes : la forme de la strophe d’Hélinand – en 8 x aab aab baa baa – tient le deuxième rang pour la fréquence entre 1250 et 1350.
31Non seulement un très grand nombre de textes en strophes d’Hélinand se retrouvent en fragments ou complets dans les manuscrits, mais les manuscrits en question sont immédiatement reconnus comme tels par l’œil du lecteur médiéval, car la strophe d’Hélinand fait l’objet d’une mise en page spécifique avec son vocatif en incipit qui se présente comme une signature visuelle ; en incipit toujours, on note le rôle rhétorique qu’assume la figure de l’apostrophe. Mort à laquelle s’adresse ce « mort au siècle » joue ainsi un rôle prépondérant auquel répond, tout aussi omniprésent, l’appel à la figure mariale, rejoignant dans la strophe d’Hélinand les deux thèmes essentiels traités dans les œuvres contemporaines.
32Carité-Miserere semblent avoir offert au lecteur deux types d’écriture, spécialement pour les textes courts. La brièveté est choisie par des écrits en strophes d’Hélinand que le Reclus utilise : le lecteur peut choisir de les lire de façon continue ou bien, au contraire, d’en pratiquer une lecture par fragments. La digression devient en ces cas une autre façon d’en prendre connaissance, comme on retiendrait des gloses. Rencontrer dans la strophe d’Hélinand des termes comme chanter pousse A. Bottex-Ferragne à hasarder l’hypothèse que, entre le chant et le dire, les frontières étaient improbables pour les contemporains ; la chercheuse revient par deux fois sur ce point sans aller jusqu’à trancher. Dans ce domaine les mots ont des sens fluctuants, aussi bien dans la chronologie que dans l’espace – les mots et leurs prononciations (la rime) ont évolué. Le moment des conclusions indubitables ne semble pas encore venu.
33Finalement, on ne peut qu’admirer l’ampleur du travail accompli pour mener à bien cette étude remarquable de précision et d’exhaustivité, même si les exemples étudiés dans l’ouvrage, fort nombreux, ne présentent pas tous le même intérêt et la thèse aurait peut-être gagné en vigueur et en légèreté si l’analyse avait été parfois un peu resserrée. L’obscur « créateur » d’une strophe omniprésente pendant deux bons siècles se voit attribuer un rôle sans pareil sur la poétique de son temps, au risque d’occulter d’autres formes : nous ne sommes pas loin du dithyrambe ! Mais l’intérêt de l’étude est aussi de montrer que la figure du « fin trouveur » ne reste pas immuable, depuis les œuvres les plus anciennes (Hélinand lui-même, le Reclus) jusqu’à la disparition d’un modèle longtemps apprécié. La troisième grande partie de la thèse prend un caractère plus thématique avec des chemins déjà bien frayés dans nos études contemporaines, et la partie mariale en est sans doute la moins novatrice dans un ensemble qui néanmoins se lit toujours avec plaisir et profit.
Notes
1 Voir M.-G. Grossel, « Hélinand avant Froidmont : à la recherche d’un ‘trouvère’ perdu », Sacris Erudiri, 52, 2013, p. 319-352.
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Référence électronique
Marie-Geneviève Grossel, « Ariane Bottex-Ferragne, Essai de poétique hélinandienne. Lire autour du Reclus de Molliens (XIIIe-XVe siècle), 2023 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 09 août 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18560 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/125rn
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