Gautier de Châtillon, Alexandréide, éd. de Marvin Colker, introduction, traduction et notes de Jean-Yves Tilliette, 2022
Gautier de Châtillon, Alexandréide, éd. de Marvin Colker, introduction, traduction et notes de Jean-Yves Tilliette, Turnhout, Brepols (« Témoins de notre histoire » 20), 2022, 354 p.
ISBN 978-2-503-59474-3
Texte intégral
1Grâce à Jean-Yves Tillliette et aux éditions Brepols, l’on a enfin accès pour la première fois en traduction française au chef-d’œuvre – en tout cas, assurément considéré comme tel au Moyen Age, avec plus de deux cents copies manuscrites aujourd’hui conservées, sans compter quelques éditions anciennes – de Gautier de Châtillon, « un auteur qui passe souvent, rappelle JYT dans son introduction, et non à tort, pour l’un des meilleurs poètes latins du Moyen Age, sinon le meilleur » (p. 6) : l’Alexandréide, ample poème épique (ou anti-épique ?) consacré à Alexandre le Grand, en dix livres et 5407 vers composés suivant la métrique latine classique (en hexamètres dactyliques, le vers par excellence de l’épopée) à la demande de l’archevêque de Reims Guillaume aux Blanches Mains, à la fin des années 1170. Accompagnée d’une solide introduction (p. 5-51) et d’une annotation sobre et efficace (p. 323-344), la traduction, qui se lit très agréablement, est donnée en prose et en vis-à-vis du texte latin tiré de l’édition de référence procurée par Marvin Colker en 1978 (édition qui ne se prétend pas critique mais qui, en se fondant sur six des plus anciens manuscrits du poème, propose toujours « un texte lisible et compréhensible », précise JYT p. 49), légèrement modifiée en quelques rares endroits (liste des modifications p. 49-50).
- 1 Voir F. Mora, « L’Ylias de Joseph d’Exeter : une réaction cléricale au Roman de Troie de Benoît de (...)
2En une quarantaine de pages fort denses, l’introduction de JYT offre une synthèse riche et éclairante sur une œuvre qui a déjà donné lieu, comme on s’en doute, à de très nombreuses études, monographies et articles (voir la bibliographie p. 53-61), synthèse qui permet notamment de mettre en évidence à la fois les divers modèles antiques de Gautier de Châtillon, la forme de « réaction cléricale »1 que représente probablement son poème aux Romans d’Alexandre français contemporains, enfin certains aspects spécifiques (non seulement esthétiques mais aussi politiques ou moraux) du projet littéraire poursuivi par le clerc champenois.
- 2 Alors que le texte de Quinte-Curce est peu diffusé à l’époque, « parmi les rares copies antérieures (...)
- 3 En effet, note JYT, « la personnalité du conquérant est ambiguë, voire contradictoire. A l’époque o (...)
3Après avoir rappelé le peu que l’on sait de l’auteur, notamment ses liens probables avec la cour du comte de Champagne Henri le Libéral, qui était le frère de Guillaume aux Blanches Mains, et donné une analyse du poème, JYT s’attaque au cœur du sujet, ce qu’il appelle « le projet littéraire et moral de l’Alexandréide » (p. 11 et suivantes). A propos des sources et modèles latins de Gautier de Châtillon, deux points principaux retiennent l’attention : d’une part, bien évidemment, la volonté de produire un poème épique en bonne et due forme, avec les traits propres au genre (ekphraseis, notamment de tombeaux, aristies et catabase, cette dernière prenant la forme un peu particulière, en ouverture du dernier livre, d’une visite de Nature aux enfers), en suivant les modèles des prestigieux devanciers que sont Virgile, Lucain ou encore Claudien (ces deux derniers faisant l’objet d’un éloge appuyé au mitan du poème, à la fin du livre V) et en usant de toutes les ressources de la rhétorique minutieusement exposées dans les arts poétiques latins contemporains ; d’autre part, le choix de suivre, parfois avec une grande fidélité, une source appartenant à la tradition historiographique et non romanesque de la vie d’Alexandre, en l’occurrence l’Historia Alexandri Magni de Quinte-Curce, qui d’un côté présentait l’avantage tout à fait circonstanciel de se trouver à portée de mains du poète2 et de l’autre celui de « se démarquer de la production contemporaine en langue vulgaire sur le même sujet, […] opposant ainsi à l’Alexandre fantastique des laïcs celui, authentique, des clercs » (p. 12). On touche là à un autre aspect important de l’Alexandréide, qu’il faut assurément comprendre, comme d’autres œuvres contemporaines (ainsi l’Ylias de Joseph d’Exeter), comme une sorte de « réaction cléricale » au roman français alors en plein essor, et singulièrement au roman dit « antique » ou assimilé : c’est ce que rend manifeste en particulier tout un jeu d’oppositions, que JYT souligne à plusieurs reprises, entre l’Alexandre de Gautier et son équivalent français, fils légitime et non bâtard (p. 12), « quasi-analphabète » plutôt que savant explorateur (p. 32), enterré enfin en un simple « trou de la terre », en lieu et place du somptueux tombeau que lui réserve le Roman d’Alexandre (p. 41), dessinant ainsi, au total, une image moins favorable, plus ambivalente du conquérant que dans les romans français3.
4Si la visée esthétique est fondamentale dans le projet littéraire de Gautier, qui ne craint pas de rivaliser avec ses plus prestigieux devanciers, y compris Virgile comme on l’a dit – Virgile à propos duquel il déclare dans son prologue, en une « litote confondante de naïveté », « ce n’est pas que je me considère supérieur au poète de Mantoue… » (p. 14), « naïveté » et / ou prétention à laquelle l’extraordinaire succès qu’a connu l’Alexandréide (rappelé dans la partie « Réception » de l’introduction, p. 42-48) tendrait toutefois à donner raison –, elle ne doit pas conduire à négliger d’autres aspects de l’œuvre, également mis en lumière par JYT, notamment sa portée politique, qu’exprime en particulier le « miroir aux princes » que tend Aristote au jeune Alexandre au début du livre I, proposant un véritable « programme de gouvernement » au « destinataire idéal » (p. 29) qu’était peut-être alors le jeune Philippe Auguste (associé au trône et sacré à Reims le 1er novembre 1179, à l’âge de quatorze ans, par son oncle l’archevêque Guillaume aux Blanches Mains, encore lui) ; mais aussi sa portée morale, qui pourrait faire de la carrière d’Alexandre, même si elle apparaît finalement exclue de « toute tentative de récupération chrétienne » (p. 39), l’illustration entre autres de « la vanité de l’héroïsme mondain » (p. 36), d’où une possible lecture de l’Alexandréide comme « anti-épopée ironique » (p. 36), en tout cas comme un texte où le récit de vie se fait « exemplum » (p. 42), un exemplum dans lequel « plus encore qu’un modèle de royauté, [Alexandre] est un modèle d’humanité. » (p. 42)
- 4 J. de Ghellinck, L’essor de la littérature latine au XIIe siècle, Paris / Bruxelles, 1946, t. II, p (...)
5Avec un guide comme JYT, toutes les conditions sont donc réunies pour aborder un texte que J. de Ghellinck n’hésitait pas, pour sa part, à désigner comme « le meilleur poème épique latin du moyen âge »4 et qui constitue assurément un jalon important dans le développement de la légende médiévale d’Alexandre le Grand.
Notes
1 Voir F. Mora, « L’Ylias de Joseph d’Exeter : une réaction cléricale au Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure », dans Progrès, réaction, décadence dans l’Occident médiéval, éd. E. Baumgartner et L. Harf-Lancner, Genève, Droz, 2003, p. 199-213.
2 Alors que le texte de Quinte-Curce est peu diffusé à l’époque, « parmi les rares copies antérieures à 1200, toutes effectuées en France, […] l’une fut réalisée à la demande et au profit du comte de Champagne Henri le Libéral, frère aîné de l’archevêque de Reims Guillaume, le patron de notre poète. » (p. 13)
3 En effet, note JYT, « la personnalité du conquérant est ambiguë, voire contradictoire. A l’époque où l’Alexandre des romans de langue d’oïl, comme ceux d’Alexandre de Paris ou de Thomas de Kent, assume totalement le rôle de héros positif, on est plus incertain quant au jugement à porter sur celui du poète latin. » (p. 11).
4 J. de Ghellinck, L’essor de la littérature latine au XIIe siècle, Paris / Bruxelles, 1946, t. II, p. 210.
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Référence électronique
Silvère Menegaldo, « Gautier de Châtillon, Alexandréide, éd. de Marvin Colker, introduction, traduction et notes de Jean-Yves Tilliette, 2022 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 26 janvier 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18533 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crmh.18533
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