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2023

Géraldine Toniutti, Les derniers vers du roman arthurien. Trajectoire d’un genre, anachronisme d’une forme, 2021

Damien de Carné
Référence(s) :

Géraldine Toniutti, Les derniers vers du roman arthurien. Trajectoire d’un genre, anachronisme d’une forme, Genève, Droz (« Publications Romanes et Françaises » 273), 2021, 656 p.

ISBN 978-2-600-06223-7

Texte intégral

1La belle et très substantielle étude de Géraldine Toniutti s’organise autour de trois parties qui font progresser vers les spécificités les plus saillantes de son objet, le roman arthurien en vers « tardif », soit à partir du dernier tiers du xiiie siècle jusqu’à Melyador (p. 17). D’abord, une première partie (premier « chapitre », en fait, de 200 pages) réfléchit à la possibilité de définir le genre et d’utiliser cette étiquette pour les textes médiévaux, avant de l’appliquer au corpus arthurien en vers. Une deuxième (« Les derniers vers : écrire en vers après la prose », p. 239-425) synthétise dans un premier temps les différences poétiques et thématiques fondamentales entre les romans en vers qui continuent de s’écrire et la prose, avant de se pencher, dans deux développements qui paraissent moins centraux mais s’avèrent d’une richesse inattendue, sur le « destin du vers » (examen des usages narratifs du vers après le xiiie s., mise en valeur de sa spécialisation lyrique visible au sein même des romans en vers) et sur le feedback du vers à la prose, dans les mises en prose des xve et xvie s. et dans le Chevalier au Papegau. Le troisième chapitre (« Trajectoire du roman tardif », p. 427-630) s’attache à caractériser l’esthétique propre du corpus, d’abord sur la transformation complète de certaines figures (notamment Arthur) mais aussi de thèmes (le thème-objet qu’est le Graal, en particulier) ; puis sur des faits de structuration qui, au-delà de techniques rémanentes de la prose (l’entrelacement), procèdent à l’accommodation du long et du bref, de l’anecdote et de la prétention à l’exhaustivité ; enfin par la mise en valeur du « mélange des genres », à l’œuvre dans les textes du corpus : Biaudouz et l’exemplum, Rigomer et ses « effets-fabliau », affleurement de l’épique dans Claris et Laris (et dans une moindre mesure Floriant et Florete), « collision » (un peu dysfonctionnelle) entre roman arthurien et hagiographie dans Escanor.

2D’une grande ampleur, animée par un retour incessant à des textes parfaitement connus mais aussi situés avec soin dans un paysage beaucoup plus large (les proses principales, les imprimés, les autres œuvres représentées dans certains manuscrits, les romans qui peuvent servir de point de comparaison...), l’étude de GT présente un triple intérêt : sur le genre littéraire, sur la tardivité, et enfin sur les textes même qui composent le corpus, textes qui n’avaient pas été rassemblés dans une étude générale depuis longtemps.

3Il est évident que ces trois points sont liés : si GT a des choses intéressantes à avancer sur ce corpus, c’est qu’elle décide de croire à la pertinence poétique de ces textes, ce qui implique évidemment de s’être détachée du jugement peu amène nourri par d’éminents spécialistes, donc de réfléchir au lien entre tardivité et décadence, et donc d’une façon plus générale à la mobilité et au fonctionnement du genre en diachronie.

4Les lignes suivantes traiteront toutefois des apports concernant spécifiquement ces trois aspects, et d’abord, rapidement, du traitement du corpus. Les aspects novateurs de l’étude valent surtout pour la mise en rapport de ces différents textes ; individuellement, ils ont fait parfois l’objet de contributions sur lesquelles il était difficile d’enchérir dans le cadre comparatiste qui est celui de GT. Il reste qu’une foule d’excellentes remarques éclaire l’appréhension de chacun de ces textes (peut-être Rigomer au premier chef ; sur Biaudouz, GT développe une argumentation plausible en faveur de la forme originellement enchâssante du roman, et non après coup, p. 625-629 sq.).

5Au sujet du genre, Géraldine Toniutti commence par rappeler la position délicate des textes médiévaux par rapport à la notion, puisque la distinction des « genres » n’est pas assurée au Moyen Âge par un canon explicite (et GT a raison de rappeler à quel point les distinctions de « matière » par les médiévaux sont limitées dans leur efficacité). L’étude se livre donc, en son début, à l’examen des mentions génériques par lesquels les textes se désignent eux-mêmes (ou sont désignés dans les manuscrits), puis à l’examen des mises en recueil, en de très bonnes pages, informées et stimulantes, qui persuadent bien, s’il en était besoin, que le roman arthurien en vers est un genre distinct d’autres genres narratifs en vers et distinct aussi du roman arthurien en prose. GT réfléchit évidemment à la distinction entre genre et matière et commente la « diversité des points de contact » qui les unissent mais ne les fait pas se superposer (p. 172). Si l’on permet de passer sur les détails théoriques de la description (prise en compte de la dimension architextuelle, reprise avisée de concepts de Jean-Marie Schaeffer, très bon usage du concept de typicité, de l’« horizon d’attente »...), ce qui paraît excellent dans la méthode de GT est qu’elle ne travaille pas tant à une définition positive du genre arthurien en vers qu’elle ne la compose à la lumière de ses marges. En effet, Brun de la Montagne, La Bataille Loquifer, Huon de Méry, le Roman de Hem, Blandin de Cornouailles – roman arthurien sans Arthur – introduisent leur différence au cours de l’étude pour faire sentir ce qu’est ou ce que n’est pas un roman arthurien, et le poids réparti que pèsent les différents critères définitoires (personnages, motifs, fonctionnement, tonalité, objectifs, etc.). Le Lai du Cor pose problème faute d’errance aventureuse et du fait de son registre, Blandin de Cornouailles coche toutes les cases mais se déroule en dehors du chronotope attendu. Lequel est arthurien ? Or en cette matière l’expérience de (probablement) tout lecteur est que l’intuition vaut mieux que la définition, l’induction (ou peut-être plutôt l’abduction) que la déduction. Puisque aucune définition a priori ne peut tracer de frontière absolument nette entre ce qui est un roman arthurien en vers et ce qui ne l’est pas (une telle définition finirait toujours par achopper sur un cas indécidable), c’est au lecteur de peser sans cesse, de façon dynamique, ses propres attentes par rapport au texte qui lui est soumis. S’ils ne sont pas tous formalisables comme des « règles » d’appartenance au genre, les gains heuristiques de cette manière de faire sont considérables. Comme en sémiotique, comme en anthropologie, « l’identité se forge par des interactions sur les frontières » (Ph. Descola). GT s’appuiera sur une même réflexion par l’écart dans la partie réfléchissant au « destin du vers ».

6Quelques remarques viendront interroger pourtant certains aspects des propositions de GT. Le critère de l’équivocité générique est-il vraiment spécifique au corpus tardif qui est le sien ? Comme GT le reconnaît, des textes arthuriens précoces, ou du moins d’avant la délimitation historique qu’elle propose, portent quelque ambiguïté générique : outre ceux qu’elle donne, on pourrait mentionner aussi l’exemple de Gliglois et le décrire comme un « roman idyllique arthurien ». La distinction entre hybridité et « confluence » (p. 555-558) suffit-elle à légitimer un type d’éloignement différent du canon arthurien dans les cas les plus précoces et dans les cas les plus tardifs ? Si un texte semble vraiment « hybride » (plus que « confluent » ?), est-ce très différent de la « collision » entre roman chevaleresque et récit hagiographique que montre Escanor ? Cette question (posée de façon ouverte) recoupe en fait celle de la chronologie qui découpe le corpus arthurien entre romans tardifs et non tardifs, point sur lequel reviendra le dernier paragraphe.

7À la p. 173, GT considère qu’il faut renoncer à considérer la forme comme un critère qui prévaudrait sur les autres critères génériques. Effectivement, le syncrétisme des traits génériques et formels, jamais réalisé de la même façon d’une œuvre à l’autre, est certainement une façon intelligente d’envisager le problème du genre littéraire, et qui nourrit l’utilisation éclairante de Blandin de Cornouailles ou de Brun de la Montagne. Pourtant, n’y a-t-il pas quelque danger de confusion à voir dans le Conte du Papegau l’équivalent d’un roman arthurien en vers, un « roman en vers » composé en prose (p. 424) ? Ne serait-il pas plus opportun et plus efficace de considérer que la prose a sa propre évolution, très sensible formellement et thématiquement à travers presque toutes les occurrences de prose arthurienne – à moins d’attribuer à la prose arthurienne la fixité que l’on dément de chapitre en chapitre au roman en vers ?

8Dans un autre genre, certaines pages à la fin de l’étude laissent transparaître un problème plus gênant à propos de l’épique. Malgré la diversité de ses formes médiévales et extra-médiévales, dont GT est bien consciente puisqu’elle se garde d’assimiler chanson de geste et épopée, et déclare que la chanson de geste est « la manifestation romane de l’épopée », GT commence à peu près la réflexion sur les interférences épiques en posant qu’« une “esthétique épique” renvoie à un style ou des motifs propres au récit de guerre » (p. 573), i. e. en assimilant épopée et récit guerrier. Cette approximation tranche notablement avec les précisions théoriques et analytiques accumulées pendant la plus grande partie de l’étude (et si elle était vraie, elle obligerait à sortir du corpus épique canonique presque toute l’Odyssée et presque toute la « version standard » de Gilgamesh ; il est vrai qu’il y a des gens pour qui seule l’Iliade est une épopée véritable... parce que c’est la guerre !). De cette inexactitude fondamentale et hélas fort répandue, on tire des analyses qui auraient peut-être dû faire la part entre transgénéricité et transdiscursivité, et un raisonnement circulaire qui finit par dénier à Berte aux grands pieds sa nature de chanson de geste – certes discutée par ailleurs – au motif qu’« aucune bataille ne vient satisfaire les attentes d’un lecteur intéressé par la chanson de geste pour sa dimension épique » (p. 593-594). Là encore, on peut se demander si les évolutions des autres genres que le roman arthurien en vers ne sont pas un peu sous-estimées. Autre faux pas, ponctuel lui aussi : le recours temporaire au concept de paralittérature (p. 232-235), utilisé d’une façon qui confond valeur esthétique et canonicité générique (car un livre n’est pas paralittéraire parce qu’il est mauvais mais parce qu’il appartient à un genre déclassé ; mais les références critiques convoquées par GT sèment la confusion). L’application même d’un tel concept au Moyen Âge, où seul le latin demeure pendant longtemps le seul véhicule culturel admissible, et où la littérature de fiction en roman est en position de minorité culturelle jusque tard, étonne dans un livre si attentif par ailleurs à la canonicité.

9Le point théorique crucial de cette étude est cependant celui de la tardivité, un sujet qui connaît une vogue légitime, et qui contient en creux son pendant nécessaire : la canonicité. Envisagée d’un point de vue poétique, c’est une question difficile puisque les organes médiévaux de la canonicité n’existent pas (institutions, Académie) ou nous échappent en grande partie (ainsi le marché du livre, étant entendu que succès public et canon ne vont pas toujours de pair de toute façon, comme le prouvent les études sur les bibliothèques modernes), situation qui est du reste un des arguments de ceux qui s’opposent à la pertinence de la catégorie de genre pour la littérature médiévale. Rappelons que, si l’on reprend l’histoire des études médiévales, le canon littéraire du Moyen Âge est fort jeune. Une redoutable antienne a sévi jusque récemment : tout ce qui vient après Chrétien de Troyes, qui était à soi seul le roman canonique – comme le Roland pour la chanson de geste et le Lancelot pour la prose arthurienne – était « tardif ». Outre qu’une telle limitation a toujours été trop drastique pour être opératoire, cette perspective gênait l’étude en ce qu’elle jetait mécaniquement le discrédit sur la facture et l’intérêt des corpus ainsi sous-évalués : GT rappelle d’ailleurs à plusieurs reprises que telle était, paradoxalement, la posture de B. Schmolke-Hasselmann elle-même dans son étude de référence consacrée aux romans en vers après Chrétien. Les repères proposés par GT ont le mérite de se fonder sur des critères poétiques et non pas sur la comparaison incessante avec Chrétien, qui aurait été « mal compris ». Elle met en valeur l’augmentation tendancielle des dimensions, le caractère de « fictions assumées » (p. 129) de ces textes, la réception ludique qu’ils supposent (à la différence de la prose), l’influence des textes en prose « de deuxième génération » (qui fait fluctuer l’esthétique du roman en vers), l’introduction de la « vie réelle », au sens de la domesticité (un critère applicable aussi à la prose – témoin certains passages du Perceforest), la diversification de l’emploi de personnages figés (Arthur, Gauvain, Keu)... Sur tous les points, les remarques de GT portent avec une grande justesse et mettent en valeur la cohérence du corpus et de son esthétique.

10On pourra toujours se demander si tel ou tel texte qui ne correspond pas à l’empan historique déterminé par GT ne présente pas des traits décrits ici comme tardifs. Les 16000 vers de Durmart le Gallois ainsi que la « collision » entre roman et hagiographie qui a lieu lors de leur dénouement édifiant et miraculeux (cf. Escanor) ne le font-ils pas pencher vers le « roman tardif », bien que Durmart ait été composé dans la première moitié du xiiie siècle ? Les 12600 vers du Chevalier aux Deux Épées, la « fiction assumée » et la « réception ludique » que suppose ce centon arthurien ne remplissent-ils pas les critères de la « tardivité », alors même que le texte a dû être écrit dans le courant du xiiie siècle ? En réalité, bien consciente que la limite qu’elle propose « ne doit pas être appréhendée comme un tournant ferme [...] mais plutôt comme une époque de fluctuation » (p. 16), GT a anticipé les multiples questions que pouvaient susciter la borne chronologique qu’elle posait. Que cette tardivité puisse s’appréhender avec quelque souplesse, rien de plus naturel. Que les phénomènes que GT met en valeur et dont elle regroupe l’étude puissent être étendus à d’autres exemplaires du roman arthurien en vers, qu’ils aident à réfléchir à ses tendances et à son évolution, qu’ils permettent de rapprocher ou de faire contraster ces textes de diverses façons, ce sont là des marques de la richesse de cette étude. Ces questionnements ne remettent en cause l’intérêt ni la pertinence de la remarquable réflexion menée par GT sur le genre arthurien : ils en prolongent les qualités.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Damien de Carné, « Géraldine Toniutti, Les derniers vers du roman arthurien. Trajectoire d’un genre, anachronisme d’une forme, 2021  »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 18 octobre 2023, consulté le 11 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18425 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crmh.18425

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Damien de Carné

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