Emmanuelle Santinelli-Foltz, Couples et conjugalité au haut Moyen Âge (VIe-XIIe siècles), 2022
Emmanuelle Santinelli-Foltz, Couples et conjugalité au haut Moyen Âge (VIe-XIIe siècles), Turnhout, Brepols (« Haut Moyen Âge » 43), 2022, 411 p.
ISBN 978-2-503-59503-0
Texte intégral
- 1 E. Van Houts, Married Life in the Middle Ages. 900-1300, Oxford, 2019.
1Le mariage est l’une des réalités les mieux connues du haut Moyen Âge occidental. Les parents le voient comme le ciment de toute alliance donc de toute puissance durable, les juristes veulent le distinguer des unions privées en tant qu’il détermine la transmission des biens, les clercs savent qu’il est la condition d’une sexualité et d’une fécondité chrétiennes : comme la famille, le mariage est l’objet de discours complémentaires qui permettent à l’historien attentif de le connaître voire de le comprendre. Emmanuelle Santinelli-Foltz connaît bien le sujet et veut pousser plus loin l’analyse : elle n’étudie pas le mariage mais la conjugalité, un terme choisi pour englober la Married Life d’E. Van Houts1 sans se limiter aux unions maritales, pour désigner toute expérience de vie hétérosexuelle partagée et atteindre ultimement le couple lui-même. C’est affronter un défi épistémologique : les hommes du haut Moyen Âge faisaient-ils l’expérience de ces réalités qu’ils ne savent pas nommer ? Si « couple » finit par émerger de copula, copulare se traduisait sans doute rarement au Moyen Âge par « faire couple »…
2Le premier chapitre établit que les adultes, dans leur majorité, vivent en couple : « la conjugalité est la norme ». Le couple marital est l’idéal auquel les élites aspirent, mais le couple conjugal la réalité vécue par les humbles, sans que la société, clergé compris, ne regarde les conjoints qui vivent ensemble comme moins mariés que ceux qui ont conclu un contrat public. Cette relative indifférence aux fondements juridiques de l’union peut expliquer que des prêtres « mariés » apparaissent dans les sources durant toute la période, alors même que le célibat leur est imposé depuis le ive siècle : nombre de prêtres vivent de fait en concubinage, et sont donc perçus comme mariés. Ce premier constat démontre un décalage certain entre un modèle promu par des élites réformatrices qui s’expriment dans les sources normatives et ce que les documents de la pratique et sources narratives révèlent des situations conjugales. Le même décalage est observé à propos de l’idéale monogamie et de situations de polygamie avérée sous la forme de la coexistence d’une épouse et d’une ou plusieurs concubines. La polygamie est pratiquée par les élites tout en étant réprouvée comme adultère, plus vivement chez les femmes que chez les hommes évidemment, tandis que la monogamie reste la référence et la pratique majoritaire.
3Passée la question de sa fondation, le chapitre 2 aborde le couple dans la durée. L’indissolubilité étant posée en principe, des facteurs aussi différents que les pressions familiales, un renversement d’alliance ou la variabilité des sentiments viennent la remettre en question. Ces facteurs de fragilisation ne s’exercent pas de façon mécanique mais sont invoqués par ceux qui, conjoints ou entourage, ont intérêt à rompre une union. Le processus est connu à propos des interdits de parenté – on se souvient qu’un mariage est consanguin s’il est opportun de le dissoudre – mais on peut supposer qu’il agit aussi par exemple à propos des violences conjugales, parfois endurées et parfois dénoncées sans que cela préjuge de leur gravité objective. La durée s’évalue aussi sur un plan démographique. Sur 100 couples pour lesquels les données sont disponibles, 55 ont vécu moins de 15 ans de vie commune, 15 ans étant par ailleurs la durée moyenne vraisemblable d’un couple. Quand le couple s’achève, par la mort de l’époux le plus souvent, un autre se reforme dans la majorité des cas. L’expérience individuelle du couple est donc à la fois celle de sa précarité et de sa réitération. Est-ce pour compenser cette fragilité qu’à partir du ixe siècle et davantage encore aux xie et xiie siècles, les donations pro anima entretiennent le souvenir de couples de donateurs ? Ces couples sont bien visibles sans doute ; peut-être conviendrait-il de souligner davantage encore qu’il s’agit presque toujours de couples de parents – c’est du point de vue des enfants qu’ils ont eus que deux individus deviennent un couple.
4Le chapitre 3 essaie de connaître le couple vécu et plaide en faveur d’une évolution : à la définition sexuelle ou fonctionnelle de l’époque mérovingienne (le couple partage un toit et un lit) succéderait à l’époque carolingienne une définition de l’alliance conjugale où l’entraide et la poursuite de projets communs ont leur place. Le couple trouve alors sa légitimité aux yeux des moralistes dans l’existence d’un amour réciproque qui implique que chaque conjoint ait le souci du salut de l’autre, un salut qui se joue notamment dans la qualité de l’éducation donnée aux enfants et dans la pratique des bonnes œuvres. Ce couple heureux partage une chambre où il fait l’amour, parle et rit. Il partage aussi des biens : à l’occasion d’un contrat de précaire, on peut assister à la création d’un véritable patrimoine conjugal exploité en commun, qui contourne les dispositions du droit qui continue de distinguer au profit des enfants les biens de l’époux de ceux de l’épouse. Des centaines d’actes montrent de plus le couple gérant ensemble des biens qui proviennent de la famille de l’un aussi bien que de l’autre. On a déjà noté que les femmes de l’aristocratie sont plus visibles dans la documentation de l’âge féodal – disons trop rapidement au moment où la patrimonialisation des charges publiques donne aux filles et aux mères une responsabilité naturelle dans la pérennisation des statuts socio-politiques. La comtesse est donc citée à côté du comte – faut-il aller jusqu’à dire que cela les constitue en couple ? La comtesse figure-t-elle en tant qu’épouse, comme cette associée par excellence qui apporte aide et conseil, ou comme un individu doté de sa propre importance économique, symbolique voire juridique ? L’absence d’un terme pour désigner explicitement le couple comme abstraction socialement identifiée pose d’insolubles problèmes, sauf à considérer que « le roi et la reine » signifie immanquablement « le couple royal ». Les images viennent plus nettement prouver qu’il est important de faire figurer ensemble les deux conjoints dans les gestes qui engagent à partir des xie et xiie siècles.
5Le dernier chapitre essaie, avec le vocabulaire de la psychologie contemporaine, de jauger la répartition des tâches au sein du couple-type : à l’homme, les activités de production qui obligent à quitter la maison, à la femme les activités domestiques et religieuses. Cette norme stable serait modifiée à partir de la fin du viiie siècle quand des reines se substituent ponctuellement à leur époux, adaptation empirique qu’on voit reproduite par les cercles aristocratiques du ixe siècle sans jamais remettre en cause une répartition sexuée, asymétrique et hiérarchique des tâches. Tout approfondissement se heurte à l’indifférence des sources pour les gestes témoignant d’une attention réciproque. Par exemple, il revient bien aux conjoints de prévoir la répartition des biens qui permettra à l’épouse qui survivrait à son époux de jouir d’une certaine sécurité matérielle, mais qui pourrait dire la part ici des usages sociaux, des arbitrages familiaux et de l’affection personnelle ? Qu’un couple se lie à un monastère par un échange de biens ou l’élection d’une sépulture n’en dit pas davantage sur la nature de leurs relations intimes. On aurait tort en effet de donner aux inhumations conjointes une interprétation sentimentale : ce sont les couples fondateurs, ceux qui ont à inventer des symboles de puissance, qui sont inhumés ensemble, qu’ils aient ou non mené une vie commune faite d’amour et de complicité ; quant aux couples princiers dont le pouvoir n’est plus à prouver, ils choisissent au contraire de disséminer les sépultures de la famille, séparant les époux pour mieux jalonner le territoire qu’ils contrôlent de sanctuaires dynastiques – une pratique qui n’a rien à voir avec un quelconque degré d’harmonie conjugale. Les donations pro anima sont peut-être la source la plus utile pour approcher une réalité qui se dérobe ailleurs : de fait, elles montrent de nombreux époux vivants se souciant du salut de leur conjoint mort, et ce même s’ils sont remariés. Elles prouvent ce faisant que l’expérience conjugale crée une solidarité, entre chrétiens ajouterais-je, c’est-à-dire une fraternité où l’on aurait tort de chercher à savoir ce qui relève de l’amour sentimental, de la passion charnelle, du sentiment du devoir et de la charité qui les transcende tous.
6Parvenu au terme de l’enquête, le lecteur admire que son honnêteté la conduise souvent à ne pas conclure plutôt que d’affirmer ex cathedra. Emmanuelle Santinelli-Foltz préfère la nuance et la prudence à toute généralisation, attitude d’autant plus heureuse qu’elle scrute un objet dont peu de sources témoignent explicitement et aurait pu céder à la tentation d’interpréter davantage leur silence. Résolument fondé sur les usages de l’anthropologie historique, son travail cherche, derrière le discours construit des sources, à discerner ce que vivaient pour de vrai les couples du haut Moyen Âge. Cette méthode assumée conduit à maintenir toujours la balance égale et à parler des couples mariés et non-mariés, monogames et polygames, fidèles et adultères, durables et éphémères… alors même que ces situations variées sont l’objet de jugements tranchés dans les textes, qui promeuvent sans désemparer l’unique modèle du couple chrétien légitime.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marie-Céline Isaïa, « Emmanuelle Santinelli-Foltz, Couples et conjugalité au haut Moyen Âge (VIe-XIIe siècles), 2022 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 03 août 2023, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18408 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crmh.18408
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