Noah D. Guynn, Pure Filth. Ethics, politics and religion in early french farce, 2020
Noah D. Guynn, Pure Filth. Ethics, politics and religion in early french farce, Philadelphie, University of Pennsylvania press, 2020, 261 p.
ISBN 978-0-8122-5168-5
Texte intégral
1Le projet de l’ouvrage est clair : rendre à la farce française des XVe et XVIe siècles sa complexité et sa finesse. Pour cela, Noah D. Guynn reprend de vieux débats ; il veut répondre d’abord à ceux qui ont réduit cette forme dramatique à une « simple ordure », amorale voire immorale ; à la critique structuraliste aussi, qui a parfois décrit la farce comme une « machine à rire », dont le seul enseignement est l’absurdité ou le cynisme du monde. Il faut, nous dit Guynn, prendre la farce au sérieux et mesurer la manière dont elle porte les préoccupations éthiques, politiques et religieuses de son temps.
2La force de l’ouvrage tient notamment à sa méthode : prenant acte du retour aux archives constaté ces dernières années, et partageant avec Jelle Koopmans ou Marie Bouhaïk-Gironès le souci d’interroger les performances du point de vue de leur ancrage contextuel, Guynn entend surtout travailler à partir d’un petit nombre de textes dramatiques, sans ouvrir de nouveaux dossiers. Toutefois, ces textes, plus ou moins connus, sont éclairés par des lectures que les historiens du théâtre ont rarement exploités avec un tel profit : comparatiste de la littérature, Guynn s’appuie sur un outillage théorique hétérogène, il s’en amuse lui-même ; il excelle autant à mettre à contribution la pensée philosophique du Moyen Âge (la philosophie nominaliste notamment) ou les études récentes sur les structures familiales qu’en projetant sur les textes anciens les apports de la culture queer ou les réflexions de Certeau sur les résistances du quotidien. Il en ressort une étude stimulante et neuve, qui ouvre de riches perspectives pour un réexamen du corpus farcesque tout entier.
3A partir de l’étendard héraldique de Mère Sotte, société joyeuse de Dijon, l’introduction pose avec clarté deux préalables. La culture festive de la farce, des sociétés joyeuses et du carnaval est traversée de contradictions apparemment irrésolubles, associant notamment le sérieux et le comique, le profane et le sacré. Or, ces catégories modernes, dans leur fonctionnement antinomique, empêchent de penser l’objet ; Guynn souhaite au contraire souligner leur articulation dialectique. Il défend également l’idée qu’une société ne se donne jamais à lire qu’à travers divers visages et qu’un produit culturel comme une performance théâtrale ne saurait être univoque ; il propose plutôt de comprendre la scène festive comme un lieu d’interaction de significations et d’intentions diverses, qui entrent parfois en tension. Si la farce peut se faire le miroir des idéologies dominantes, elle les travaille en retour ; si elle paraît dégrader les valeurs du groupe, elle peut appeler en même temps à les refonder. La scène farcesque ouvre donc un espace et fait entrer du jeu dans les mécaniques intellectuelles et sociales ; ce faisant, elle s’offre comme un lieu d’expérimentation capable de reconfigurer les possibles.
4Le premier chapitre explore les formes plus ou moins latentes de résistance que la farce oppose volontiers aux forces hégémoniques, tout en paraissant parfois s’y soumettre. Que la farce n’ait jamais été essentiellement inoffensive ou conservatrice, les textes dramatiques et les dossiers archivistiques que présente Guynn le rappellent assez : les farceurs de Rouen, de Dijon ou de Paris ont eu plusieurs fois à rendre compte de leurs spectacles devant la justice. Toute représentation a pu être suspectée de pouvoir, sinon de vouloir, provoquer des troubles. Mais chacune des affaires évoquées illustre la difficulté de documenter une signification stable et des intentions avérées. En s’appuyant ensuite sur Le jeu du Prince des Sotz et de Mere Sotte, donné aux Halles de Paris lors du carnaval de 1512, Guynn montre comment la scène peut être un lieu de négociation et, à certains égards, de brouillage. Quand Gringore monte ce spectacle, il souhaite, semble-t-il, défendre la politique italienne de Louis XII, alors contestée. Mais, ce faisant, Gringore dit aussi que le roi a besoin du bon conseil de son peuple et propose de l’associer plus étroitement aux décisions. La farce, surtout, qui termine le spectacle, ne se réduit pas à un simple délassement conclusif qui récrée les esprits. Elle se fait l’écho des préoccupations politiques et sociales dont témoigne tout le Jeu. Surtout, son absence de clôture interroge le dispositif spectaculaire dans son entier et laisse irrésolues les questions posées. Au terme de cette première partie, le théâtre des farces apparaît comme l’instrument possible d’un discours infrapolitique (James J. Scott), à l’heure où le pouvoir royal tente d’affermir son emprise ; souvent ambigu, il oscille entre conformité et déviance, déjoue les tentatives de catharsis sociale et construit acteurs et spectateurs en sujets actifs.
5La réflexion se concentre, au second chapitre, sur la question éthique et religieuse ; elle prend pour objet la Farce de Maître Pathelin et ses continuations. La plus connue et la plus étudiée de toutes les farces semble briller par son cynisme et laisser, au terme d’une intrigue bien huilée où chacun trompe et se trouve trompé, le spectateur sans repères. Toutefois, comme le rappelle Guynn, le recueil Bigot présente ce texte, selon l’interprétation de Darwin Smith, comme un support de méditation individuelle et collective ; Michel Rousse a montré, à partir du recueil La Vallière, les liens que tisse la farce avec l’enseignement moral. Guynn propose quant à lui de déceler dans la farce la présence d’une promesse messianique et eschatologique. Si les allusions nombreuses à la Justice de Dieu apparaissent dans le texte sous une forme parodique et dégradante, cette justice-là n’en est pas moins présente comme un horizon. Prenant au sérieux l’exigence religieuse des contemporains, Guynn veut voir dans cette présence une réponse aux carences trop humaines de la justice ici-bas, cible privilégiée de la satire. La pièce tout entière tendrait à mettre à distance un monde d’illusions, en exposant et ridiculisant ses mensonges, pour mieux attirer l’attention sur l’urgence d’une justice fondée en Dieu ; celle-ci, toujours « à venir », n’en est pas moins exigeante hic et nunc. Dans ce raisonnement, notre attention se porte en particulier sur cette forme de renversement qui conduit à voir dans la manipulation comique de la parole scripturaire le moyen d’une régénérescence éthique, politique et sociale. Si, dans le détail, tout n’emporte pas l’adhésion du lecteur, le cadre conceptuel d’un tel renversement est cependant bien posé, qui invite à repenser Bakhtine (et l’« utopie critique » du carnaval) à la lumière de l’éthique derridienne.
6La troisième partie s’intéresse au Mystère de saint Martin d’André de La Vigne et aux deux farces qui s’y insèrent (ou devaient s’y insérer). Guynn montre combien le théâtre en général, et la farce en particulier, participent de la nouvelle sensibilité religieuse des laïcs et témoigne, en l’espèce, de leur immense insatisfaction à l’égard d’une foi définie comme adhésion irréfléchie. La Vigne propose notamment de réfléchir au sacrement de la pénitence et aux risques de dérapages et de falsifications qu’il présente. L’intérêt de l’analyse menée réside dans l’articulation ferme que défend Guynn entre le mystère hagiographique et les deux farces. Celles-ci parodient ouvertement les pratiques sacramentelles et dénoncent les mensonges de ceux qui accordent, ou reçoivent, le pardon divin ; or, il y a bien communauté de projet entre formes « sérieuse » et « comique » ; l’une et l’autre mettent en scène « miracles et canulars, brouillant la distinction entre les signes qui manifestent la volonté de Dieu et ceux qui la simulent ou la déforment ». L’ensemble du programme spectaculaire invite à interroger l’ambiguïté de ces signes, dont les manifestations visibles et les interprètes trop humains présentent bien des points communs avec les jeux du théâtre. En déstabilisant les piétés conventionnelles, en rendant sa part au doute, il s’agit, selon Guynn, de réveiller le sentiment religieux, même si, pour cela, le sacré se trouve contaminé par la puanteur excrémentielle du comique farcesque.
7Dans sa quête des significations latentes qui font de la farce un outil critique fort inventif, Guynn étudie enfin le rôle qu’y jouent les femmes. Chacun s’accorde sur la place éminente des personnages féminins dans l’économie farcesque : sans eux, très souvent, il n’y a pas de pièce. Pour répondre à l’accusation de conservatisme machiste souvent portée contre les farces, Guynn part de la réflexion de Natalie Zemon Davis sur la « femme de tête » (woman on top) qui, dans la culture du temps, « élargit les possibilités de comportement des femmes au sein et même en dehors du mariage ». Toutefois, le tour de force est ici de montrer que ce ne sont pas seulement les femmes « mal élevées » qui font l’histoire (les mégères à fort caractère), mais aussi celles qui demeurent « bien élevées » et semblent se soumettre (au moins in fine) aux exigences sociales. Comme dans le premier chapitre de l’ouvrage, l’auteur illustre la façon dont le théâtre comique, irrémédiablement, met du jeu dans les rouages, crée des « marges de manœuvre » pour celles et ceux que la société assigne au silence. Pour cela, Guynn s’appuie sur l’analyse de plusieurs farces qui reposent sur le motif du travestissement et de l’échange des rôles et des places entre les sexes ; or, si l’homme semble volontiers l’emporter comme seul destinataire de l’action, c’est le plus souvent en se soumettant, le temps du jeu, à l’astuce féminine, en se faisant femme parfois, et au prix, toujours, d’un questionnement proprement théâtral sur les rôles sociaux et les assignations genrées. Guynn met cette pratique en relation avec le développement des mariages tardifs qui, au même moment, transforment les relations au sein du foyer et donnent à l’épouse une autonomie nouvelle. Comme le couple réel, le ménage de la farce (« moins fantasmagorique que mimétique », donc) est un lieu de négociations permanentes et d’expérimentations sociales, où la capitulation et la soumission deviennent tactiques et autorisent une nouvelle forme d’agentivité féminine. C’est donc un « féminisme de l’ombre » (Jack Halberstam) que Guynn met ici en évidence. La farce permet au sujet constitué par la norme de vivre en instaurant un rapport critique avec elle ; ce faisant, elle interroge les identités assignées et rend le système « vulnérable aux perturbations ».
8A partir d’un nombre limité de textes (dont la représentativité, parmi deux cents farces conservées environ, n’est guère discutée), l’étude atteint son but : montrer comment les farces analysées, bien loin d’être de pures « ordures », sont non seulement modelées par les enjeux sociétaux et intellectuels de leur temps, mais fonctionnent comme un laboratoire sophistiqué, un lieu d’expérimentation critique dans les domaines de l’éthique et de la religion, de la politique et des rapports sociaux. Certaines réflexions peuvent évidemment faire l’objet de discussions. Nous ne prendrons ici qu’un exemple : le théâtre de Gringore, en tant qu’il se fait critique, fait-il exception dans la production politique du polygraphe ? Car les textes versifiés sur les guerres d’Italie ne montrent, semble-t-il, guère de recul par rapport à la politique menée. La réflexion sur le Jeu de Gringore gagnerait ainsi à s’inscrire dans un cadre plus vaste, qui ne se limite pas au théâtre, mais s’élargit à la poétique et à l’éthos politique de ceux qu’on a nommés les « rhétoriqueurs ». Ainsi prenons-nous à la lettre l’appel de Noah Guynn à la vigilance et à la souplesse dans la lecture du corpus : elles seules permettent de circuler entre les strates de significations, de distinguer les « masques » superposés dont les acteurs et les auteurs ne cessent de jouer. La réflexion conclusive sur la « protohistoire » et le « protoféminisme » (notions que l’auteur récuse) invite à « faire revivre un passé répudié » sans projeter sur lui nos fantasmes de rupture et de modernité. Si le propos de Guynn n’échappe pas toujours à ce dernier écueil, l’appel est salutaire et la démarche exemplaire.
Pour citer cet article
Référence électronique
Mathieu Ferrand, « Noah D. Guynn, Pure Filth. Ethics, politics and religion in early french farce, 2020 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 08 avril 2023, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18270 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crmh.18270
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