Ségurant ou le Chevalier au Dragon, éd. critique par Emanuele Arioli, t. 1. Version cardinale, t. 2, Versions complémentaires et alternatives, 2019
Emanuele Arioli, Ségurant ou le Chevalier au Dragon (xiiie -xve siècles), 2019
Ségurant ou le Chevalier au Dragon, éd. critique par Emanuele Arioli, t. 1. Version cardinale, t. 2, Versions complémentaires et alternatives, Paris, Champion (« CFMA » 188 et 189), 2019, 404 p. et 290 p.
ISBN 978-2-7453-5053-4 et 978-2-7453-5055-8
Emanuele Arioli, Ségurant ou le Chevalier au Dragon (xiiie -xve siècles), Paris, Champion (« NBMA » 126), 2019, 538 p.
ISBN 978-2-7453-5137-1
Texte intégral
1I. Après avoir travaillé depuis 2010 sur les vestiges textuels relatifs à Ségurant, et avoir publié dans l’Histoire littéraire de la France (t. 45, 2016) une première présentation remarquée de ses thèses, Emanuele Arioli a donné en 2019 l’édition des textes relatifs à Ségurant (2 vol.) et son étude du corpus. Cette dernière (désormais Étude) comprend le commentaire mais aussi les considérations développées sur la composition et la transmission des textes subsistants, ainsi que l’argumentation des hypothèses d’E.A. sur l’état premier de ce récit et ses rapports avec les textes environnants.
- 1 Les Aventures des Bruns. Compilazione guironiana del secolo XIII attribuibile a Rustichello da Pisa(...)
2Ce travail hors de l’ordinaire se distingue par l’ampleur des dépouillements sur lesquels il repose, l’ambitus chronologique qu’il envisage, ainsi que la dimension des textes considérés – car il ne s’agit pas seulement du possible Roman de Ségurant, mais aussi du matériau guironien, de la Compilation de Rusticien (la première et la « seconde », celle qu’a éditée Claudio Lagomarsini1) et des Prophéties de Merlin.
- 2 Les Prophesies de Merlin (Cod. Bodmer 116), éd. Anne Berthelot, Cologny-Genève, Fondation Martin Bo (...)
3La thèse développée par E.A. se résume ainsi : à l’origine des diverses apparitions de Ségurant le Brun et allusions à ce personnage se trouve un récit primordial datant du troisième quart du xiiie siècle (après la date de 1240 qui atteste Guiron le Courtois et avant les Prophéties de Merlin). Ce récit inachevé a été intégré et prolongé dans le cadre des Prophéties de Merlin, non pas celles que l’on connaît préférentiellement à partir du ms. Bodmer 116 (transcrit par A. Berthelot et pris comme base principale de sa propre étude par N. Koble2), mais le vaste archétype de l’ensemble de la tradition, dont E.A. fait l’hypothèse, qu’il nomme Ur-Prophéties et dont la surface narrative équivaut (sauf quelques chapitres plus tardifs) à l’ensemble des versions subsistantes. Parmi ces versions, celle du ms. 5229 de l’Arsenal, qui constitue à elle seule le troisième groupe dans les classifications actuelles des témoins des Prophéties, a conservé une image fidèle (ponctuellement retouchée) du début des Ur-Prophéties et, partant, de la version de l’histoire de Ségurant qui a été ainsi intégrée aux Prophéties. Lors de l’intégration, cette version primitive, qu’E.A. appelle « version cardinale », composée de tous les épisodes romanesques absents des autres manuscrits, a été prolongée par les aventures de Ségurant que l’on lit dans les mss du premier groupe (version longue des Prophéties, qui inclut les épisodes chevaleresques, notamment dans le Bodmer 116). Cette continuation est la « version complémentaire romanesque ». L’étoffement est aussi passé par la formulation de prophéties merliniennes concernant le destin de Ségurant : celles-ci constituent la « version complémentaire prophétique », étant à l’origine « chargées d’établir un lien avec les épisodes de la “version cardinale” » (Étude, p. 75). À l’exception éventuelle du segment II, qui pourrait avoir été un ajout de type prophétique destiné à aider à l’unification du matériau de Ségurant et de celui des Prophéties (p. 51), E.A. considère que les 39 chapitres romanesques spécifiques au ms. Arsenal 5229 ont conservé peu ou prou la « version cardinale » de Ségurant.
4À la version « cardinale » et aux deux « versions complémentaires » s’ajoute un « épisode complémentaire », conservé sous sa forme la plus ancienne dans le ms. BnF fr. 12599 (fin xiiie siècle) et sous une autre forme dans la seconde compilation de Rusticien de Pise (désormais Rusticien II). Sous la première de ces deux formes, il présente de nombreuses allusions au canevas de la « version cardinale » et atteste de son existence à date ancienne. Ce point est crucial, car la date tardive de 5229, xve siècle (qu’un examen attentif des marques de possession par E.A. ramène à la fin du xive siècle, dans la bibliothèque de Louis de Sancerre, p. 39), faisait penser jusqu’alors que le récit suivi concernant les débuts de Ségurant était composé tardivement et a posteriori.
5Parmi les 39 épisodes de la « version cardinale », seuls trois sont attestés ailleurs que dans le 5229 : les épisodes II, VIII et X. Ces deux derniers forment un bloc narratif qui a été intégré dans Rusticien II et, de là, a migré dans des « versions alternatives », tardives et incompatibles avec la « version cardinale », qui se lisent dans les mss Paris BnF fr. 358, Londres BL Add 36673 et Turin BNU L.I.7-9. E.A. nomme « épisodes intertextuels » ces épisodes VIII et X.
6Tels sont les critères de description et de classement qu’applique E.A. aux nombreux et polymorphes textes relatifs à Ségurant. Très méritoire par la connaissance extrêmement large qu’elle suppose des textes arthuriens et surtout de leurs manuscrits, par l’effort considérable de répartition chronologique et génétique qui permet au lecteur d’y voir clair dans les parties du corpus, la proposition d’E.A. mène à une lecture renouvelée de l’histoire des textes arthuriens post-1250. Cette lecture, fondée certes sur des documents examinés avec grand soin mais aussi sur les hypothèses qui tentent d’expliquer la configuration de ce corpus, suscite évidemment nombre de questions délicates, que nous tâcherons de reprendre en détail infra. Elle a engagé en tout cas E.A. à publier l’intégralité du corpus en réservant un premier volume à la « version cardinale » et un second volume aux versions complémentaires et alternatives.
7II. Cette édition est très soignée. Le texte a été transcrit méticuleusement, les nombreux passages que j’ai eu l’occasion de vérifier – essentiellement sur les mss Arsenal 5229 et BnF fr. 12599 – sont exempts de toute erreur de transcription. En reproduisant le texte de la « version cardinale », conservée pour plus d’une trentaine de chapitres dans un manuscrit unique, l’éditeur adopte une position très prudente, conserve le texte du document tant qu’il le peut et signale en note des présomptions de lacune, plus ou moins étendues. On aurait pu en plus d’un lieu en soupçonner d’autres. Voici quelques remarques sur le texte édité, en particulier des problèmes non signalés :
8- p. 91 : les deux mères partent *o tous ses enfans ? Ou lire plutôt o tous [les] enfans ?
9- p. 101 : sur la n. 36, qui Dieu ait l’ame doit se comprendre comme cui Dieu ait l’ame et, bien que moins fréquente que dont Dieu ait l’ame, ne me paraît pas être une formulation qui ne soit pas « courante ».
10- p. 101 : comun avec le sens apparent de « compagnon » aurait pu être dans le glossaire.
11- p. 124 : je ne comprends pas très bien, en contexte, le sens de s’il eust sceu les desloyautez son pere, et me demande s’il ne faudrait pas supposer ici la déformation d’une leçon comme s’il n’eust eu les desloyautez son pere, il eust esté chevaliers de haut pris, etc.
12- p. 129 : le texte puis que ainsi est avenu que aler vous en voulez, je n’en puis mes, car je le pense, destourner sans vous courrocier. Sachiez vrayement que je le feroie trop voulentiers, neiz se je en deusse perdre la moitié, etc., est peu satisfaisant (placé comme il l’est, le segment car je le pense est très douteux). Il est certainement la déformation d’un original faisant dire au roi : [se je le/se je vos en puisse] destourner sans vous courroucier, sachiez vraiment que, etc.
13- p. 130 : Seguranz le Brun chevalier est difficile à admettre ; supposer soit une haplologie (Seguranz le Brun [le bon] chevalier), soit corriger en Seguranz le bon chevalier, cf. p. 253 et le seuil formulaire de la p. 254.
14- p. 160, compléter la l. 8, se ce est convenable chose qu’il la doive [avoir], ou [prendre].
15- p. 163 : Dinadan refuse sa garde à deux demoiselles victimes de deux chevaliers trop pressants, mais leur concède la possibilité de se joindre à la compagnie qu’il forme avec les dix villains qui sont ses propres gardes. Il faut sans doute lire : « Mes tant vous feray je bien que se vous mettez en nostre compaignie, ja par [eus] ne aurez nul destorbier », plutôt que par [nos] comme le propose l’éditeur en note. De fait, les jeunes femmes se réjouissent ensuite de ce que ja nulz des chevaliers[,] tant soit orguilleux[,] ne s’osera entremettre d’arrester les ne de leur faire villenie.
16- p. 201 : la forme t’ay, dont la note souligne l’unicité dans l’énonciation du narrateur, doit certainement être lue l’ay : je me departiray de poursuivre celle matiere, car assés souffisamment est divisee illec ou je [l]’ay dit.
17- p. 216 : je ne vois pas comment admettre la phrase Or donc en pouoie je faire. Il faut supposer une lacune ([ma volenté] ?).
18- p. 235 : à la ligne 2 du second §, lire le[s] (ou lé ?) nouvel chevalier.
19- p. 253 : pour élucider la forme atresbuche, on peut songer aussi, en sus des propositions figurant dans la n. 395, à une mélecture de si tresbuche ou et tresbuche (ou de la note tironienne pour et), au prix d’une reponctuation qui paraît préférable de toute façon : onques ne mist main a l’espee, mais il se heurte en eus que du pys du cheval que de l’escu, [si] tresbuche et abat, etc.
20- p. 265 : la leçon ou n’estoit plus li jayans est contradictoire avec le contexte, puisque les lignes précédentes et la page suivante montrent que le géant est bien là.
21- p. 273 : autre leçon difficile, qui laisse penser que le texte est détérioré et aurait mérité une note : Et quant li dragon vit que Seguranz oÿ soner une petite cloche tres devant le lieu ou le dragon estoit couchiez, etc. ; le dragon voit-il que Ségurant entend une cloche ?
22- p. 281 : une lacune probable dans le segment Ou est vostre maris qui en ceste [?] s’est mis pour estre jaloux ?
23- p. 282 : la remarque précédente et la lacune signalée au milieu de la page montrent que le passage est détérioré. De même, il faut supposer une lacune d’une certaine importance – sinon en volume, du moins en termes d’informations narratives – après la réponse de la femme, en haut de page. En effet, dans les lignes suivantes, le(s) référent(s) de ceste chose, de a tel honte, de a tel meschief, de cestui despit, de cestui peril, est/sont inidentifiable(s). La demoiselle montre donc quelque chose qui concerne ce que son mari lui fait subir (peut-être en rapport avec sa chose escorchiee dont le lecteur est informé plus tard) et qui a disparu du texte subsistant. Des explications minimales s’imposaient ici.
24- ibid. : dans autre que vous ne la delivrera, la négation est surnuméraire, à moins de comprendre la tournure comme un italianisme résiduel, équivalant à autre que vous l’en delivrera.
25- p. 283 : une lacune évidente, non signalée, sépare Palamedes le prist au frain, et li dist et la suite au discours direct, dans laquelle c’est Guerrehet qui s’exprime ; il manque au minimum une réplique dans laquelle Palamède demandait son nom à son adversaire.
26- p. 289-290 : incohérence narrative et textuelle non signalée à la charnière de ces deux pages : Marc est à la fois celui qui fait prendre Pellinor et à la fois celui qui est moult corrouciez quand il est bien certain de ce, et de surcroît fait mettre le siège autour du château… où précisément il a emprisonné Pellinor ! Il aurait été difficile de prétendre résoudre ce désordre, mais l’éditeur aurait pu le remarquer.
27III. J’en resterai à la « version cardinale » d’abord parce que les autres textes ont pour partie d’entre eux déjà été publiés, également pour conserver dans la suite de ce compte rendu un espace suffisant pour discuter des propositions d’E.A., parmi lesquelles le statut de cette « version cardinale » est la principale question.
28De la même façon, je passerai vite sur les aspects littéraires de l’étude, aux mêmes grandes qualités (par exemple le très riche et très savant examen de la postérité de Ségurant, les rapports possibles avec le modèle de Sigurd/Siegfried), aux jugements fiables (le rapport renouvelé au comique, la question de l’inachèvement consubstantiel à la réécriture arthurienne après les premiers grands cycles) et aux trouvailles indiscutables (remarquons ici l’identification à Ségurant du Severause le Brewse de Malory, Étude, p. 144-145) ; mais dont bien des aspects ont déjà été formulés dans l’ouvrage de 2016 et donnent ici lieu à des reprises littérales qu’il est d’usage de signaler (sur la description du ms. 5229 de l’Arsenal, p. 385-386, cf. p. 14-16 de 2016 ; sur l’espace, p. 184-185, cf. 2016 p. 50-51 ; sur le temps, p. 185-186, cf. 2016 p. 49-50, et les n. 39-43 vs les n. 127-131 de ces p. ; sur les personnages, p. 182-183, cf. 2016 p. 56-57, etc.). L’Étude consacre aussi une part notable de ses « suppléments » à la description détaillée de tous les témoins, avec des pages remarquables sur les illustrations.
29C’est sur la question philologique, la « reconstitution philologique » revendiquée par E.A. (p. 11, 12, 13, 17, 21… de l’Étude), que je voudrais m’arrêter plus spécifiquement. Selon que l’hypothèse d’E.A. sur la « version cardinale » paraisse valide ou non, ou à tout le moins raisonnablement fiable, les conséquences sur le contenu de son Étude, sur l’histoire des Prophéties de Merlin, sur le statut du texte publié dans le premier volume de l’édition, seront drastiques.
30La question est évidemment celle de la période de composition de cette « version cardinale », qui implique soit de la considérer comme un avant-texte des Prophéties de Merlin et de « l’épisode complémentaire », soit de la lire comme une préquelle ajoutée a posteriori aux textes existants.
31Pour justifier de la date ancienne du récit qui constitue la « version cardinale », les arguments d’E.A. sont constitués, principalement, par : A. les conclusions que l’on peut tirer du stemma applicable aux épisodes qui existent dans plusieurs manuscrits ; B. l’opposition entre le texte cohérent de la reconstruction d’E.A. et l’incohérence des formes textuelles qu’il considère comme plus tardives (en particulier les Prophéties de Merlin) ; C. l’attestation précoce, par divers documents, d’épisodes empruntés au canevas unitaire publié à partir du ms. 5229.
- 3 Emanuele Arioli, « Nouvelles perspectives sur la Compilation de Rusticien de Pise », Romania, 136, (...)
32III. A. Considérons d’abord la réflexion stemmatique menée par l’éditeur. Elle se lit aux p. 317-324 de l’Étude et on peut la trouver également dans l’article de Romania consacré expressément à cette question par E.A.3, qui reprend exactement les pages ici mentionnées. À partir du constat que « le ms. Arsenal 5229 s’oppose à tous les autres » (p. 317), E.A. examine 7 lieux variants tirés des « épisodes intertextuels » (= chap. VIII et X). On peut être intimement persuadé de la validité des examens stemmatiques, tout en ayant bien conscience des chausse-trappes et des difficultés qui se présentent au stemmaticien : beaucoup de constructions stemmatiques peuvent s’avérer fragiles du fait du peu d’indices que l’on peut réunir quant aux branches supérieures, beaucoup de classements que l’on peut échafauder sont réversibles et risquent de reposer sur des raisonnements circulaires, contre lesquels il est souvent délicat de se prémunir. Lorsqu’E.A. écrit que « la division entre les deux familles de manuscrits va de soi lorsqu’on accepte [ses] remarques sur l’unité de la “version cardinale” » (ibid.), nous sommes devant une pétition de principe : l’acceptation de l’hypothèse de départ conditionne la configuration du stemma. Or, que le ms. Arsenal 5229 soit le seul à porter certaines leçons ne suffit évidemment pas pour considérer qu’il constitue à lui seul une branche supérieure du stemma, contre le reste de la tradition, car sa spécificité ne garantit en rien qu’il ne soit pas dérivé d’une branche inférieure et que ses leçons individuelles ne soient pas dues à des réécritures (dans bien des contextes, on le sait, la leçon individuelle est au contraire un facteur de disqualification). Comme E.A. en est bien conscient, et que ce qu’il faut démontrer est justement que le texte du 5229 n’est pas une réfection tardive, il ajoute aussitôt qu’il « convient également de prendre en considération quelques arguments externes, c’est-à-dire les fautes partagées par tous les autres manuscrits » (ibid.). Malheureusement, il n’est pas certain que les sept « fautes » examinées ensuite en soient vraiment ; et la manière dont E.A. les traite relève dans plusieurs cas du raisonnement circulaire que la prémisse faisait craindre :
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cas 1.3, p. 318 : la présence d’un toponyme dans le seul 5229 ne garantit pas que ce nom ne provienne pas d’une réfection a posteriori.
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cas 1.1, p. 318 : même remarque sur la modification de l’incise ici commentée : on ne peut s’assurer que ce n’est pas com se il fust seigneur qui aurait été remplacé par com je vous ay dit ça en arriere à l’occasion d’une refonte a posteriori du récit.
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cas 1.2, p. 318 : il me paraît extrêmement douteux que il furent, ainçoiz qu’ilz descendissent en terre, demandé de pluseurs pars, etc. soit la leçon originale, et non une erreur de copie à partir de firent. La syntaxe tourmentée fait penser à un moment de distraction du copiste (l’incise, au lieu d’avoir « conduit » à l’erreur, pourrait en être la résultante). Narrativement, on s’étonne que les nouveaux arrivants répondent autour d’eux qu’ils n’ont pas de nouvelles de Ségurant avant de filer donner ces mêmes nouvelles de Ségurant, qu’ils ont bel et bien, à Hector, qui ensuite en donne à toute la population. Il paraît plus admissible de penser qu’ils vérifient (donc firent demander) si d’autres nouvelles que les leurs sont arrivées auparavant, préalablement à leur entrevue avec Hector, pour estimer le caractère sensationnel de ce qu’ils viennent annoncer, ou voir si leurs propres nouvelles ne seraient pas déjà périmées. Cette remarque de logique narrative le céderait devant une preuve philologique qui la contredirait : en l’occurrence, il n’y en a pas.
33Pour ces trois premiers cas, qui font partie de ce qu’E.A. présente comme des « fautes communes » à tous les mss sauf 5229 (p. 319), il y a donc « faute » seulement si l’on examine les leçons avec l’idée préconçue de l’antériorité des leçons de 5229. Sans ce postulat, il n’y a que des variantes, et même la seule faute probable est la leçon de 5229 présentée en 1.2.
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cas 1.6, p. 319 : très discutable est également ce point, qui se fonde sur l’identification de joiaus comme une « variante » de joie. La variation est purement graphique (au sens ici où pour un copiste qui en identifie le référent, c’est le même mot). On ne peut donner à une variante purement graphique la vertu stemmatique de ce qu’on nomme d’habitude une « variante », i. e. une variante substantielle : une variante graphique ne touche pas (en tout cas pas nécessairement) à la substance textuelle, et joies/joiaus pourraient bien être interchangeables selon la langue du modèle ou celle du copiste.
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cas 1.7, p. 320 : je ne vois pas ce qui pourrait étayer l’affirmation d’E.A. selon laquelle « les dernières lignes de l’épisode X », allusif passage de 25 lignes où Ségurant et son oncle affrontent des géants, sans que le récit y ait préparé le lecteur, « peuvent difficilement être considérées comme une addition tardive » et que « l’autre branche a abrégé le texte ». L’inverse pourrait être soutenu sans frais supplémentaires (les luttes des Bruns contre des géants sont topiques dans le cadre du Cycle de Guiron le Courtois).
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cas 1.4, p. 318-319 : plus probant est le saut du même au même décrit dans ce cas, porté par tous les mss autres que 5229. On en relativisera toutefois la portée par la banalité de l’omission, qui n’exclut pas la possibilité d’un remplissage ultérieur (ajout de la précision de Seguranz son filz, qui engage à recommencer une phrase par le banal Et quant il y [plutôt i ly] ot compté, etc.), et en signalant que N paraît porter ici dit et non conté.
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cas 1.5, p. 319 : la leçon portée par 5229 paraît ici la meilleure. Quoique le tri entre les formulations équivalentes portées par les divers témoins soit assez délicat, j’inclinerais à m’accorder ici avec le scénario d’E.A. selon lequel baillir serait devenu haïr dans des copies ultérieures.
- 4 Claudio Lagomarsini, « Perspectives anciennes et nouvelles sur les compilations de Rusticien de Pis (...)
34Cela fait en tout et pour tout une ou deux erreurs utilisables dans celles qu’E.A. a mobilisées. Cela suffit-il pour souscrire à la proposition de stemma d’E.A., selon laquelle 5229 représente à lui seul une branche du récit avec en outre un privilège d’antériorité/de fidélité ? Sur si peu d’éléments, si différemment interprétables, on devrait hésiter à admettre la précellence du texte de 5229, et on hésitera d’autant plus que l’édition omet sans doute des lieux variants qui paraissent au désavantage de 5229. Ainsi, p. 132 de l’édition (voir la p. 342 pour la varia lectio correspondante), il est question du chastel que garde Galehaut, alors que la leçon pont portée par N (contre 5229 mais aussi 355 340 B) s’accorde plus exactement avec le contenu narratif et le contexte (il est toujours question du pont que garde Galehaut, p. 128, 129, 131, 132, 138, 140 de l’édition, non du chastel). Dans la suite de la démonstration, p. 320-326, E.A. examine essentiellement des lieux que Cl. Lagomarsini avait déjà commentés dans son édition de Rusticien II, parue en 2014. Ce dernier, dont les conclusions avaient été attaquées par E.A., a fait pièce ensuite à la plupart des arguments de l’éditeur de Ségurant dans le « dialogue » publié dans Romania en 20184 (notamment sur le reproche qui lui avait été fait de faire varier la position de témoins d’une partie à l’autre de l’œuvre, alors qu’E.A. lui-même admet un changement de position de G, p. 335). Je note avec lui en particulier que les regroupements de manuscrits – le bas de leurs stemmas concurrents – sont rigoureusement les mêmes pour 358 G V F 355 340 B L T Gp, et qu’outre évidemment la place de 5229, la seule différence structurelle est la place du ms. N. Différence majeure, aux conséquences importantes, mais aussi différence sur laquelle on ne saurait être trop prudent : situé en hauteur dans le stemma, soit du côté de la branche b1 pour E.A., soit pour Cl. Lagomarsini à une position analogue mais du côté de ce qui est la branche b2 pour E.A. (N descend directement de β pour Cl. Lagomarsini alors que les autres mss issus de β connaissent deux ou trois étapes intermédiaires), le ms. N se rattache donc à deux groupes différents dans ces deux lectures de la tradition ; toutefois sa position plus élevée pourrait permettre plusieurs explications contradictoires du fait que N partage, ou inversement ne partage pas, certaines leçons avec les mss situés plus bas dans b1 ou plus bas dans b2. En l’absence de cas parfaitement indiscutables, cette ambiguïté ne me paraît pas pouvoir être résolue.
35Par exemple, Cl. Lagomarsini et E.A. interprètent très différemment le cas 3.4 (Étude p. 323 et 332), dans lequel seule une poignée de témoins (358 G V Bo, soit le groupe α1 de Cl. Lagomarsini et les deux derniers sous-groupes de b1 pour E.A.) fait dire à Ségurant qu’il herberger[a] en la champaigne, avant que tous les mss ne fassent répondre à Galehaut qu’il seroit plus convenable chose hebergier dedens le chastel que en la champaigne. Pour E.A., la précision de Ségurant est un ajout propre au sous-groupe concerné, motivé pour coller a posteriori à la réponse que fait Galehaut ; pour Cl. Lagomarsini, l’original portait la mention de la champaigne dans la réplique de Ségurant et c’est ce qui motive le contenu exact de la réponse de Galehaut. Si sur ce point particulier je m’accorderais mieux à la lecture de Cl. Lagomarsini, et si je ne trouve pas qu’E.A. puisse écrire avoir « montré qu’il ne s’agit pas d’une lacune » (p. 332 ; le verbe « montrer » est ici excessivement optimiste au vu de l’explication développée p. 323-324), il faut convenir pourtant que l’analyse d’un tel exemple ne peut offrir que des présomptions, parce qu’aucune des deux solutions n’est suffisamment évidente pour ne pas être réversible et pour interdire l’argumentation opposée. De même, reconnaissons-le, pour baillir/haïr. De même pour la leçon pont contre chastel évoquée plus haut : celle-là paraît plus naturelle et bénéficie de bons arguments, pourtant celle-ci n’est pas dénuée de sens (Galehaut interdit de fait l’accès à un château situé derrière le pont) et la leçon pont pourrait être le fruit de l’intervention d’un copiste zélé qui aurait conformé cette unique occurrence aux autres. Cela paraît moins probable, mais non pas improbable. Or telle est la nature des exemples dont on doit se contenter, dans la documentation existante, pour décider de la position de N, et donc ensuite des majorités stemmatiques induites par le classement de la tradition manuscrite.
36Estimant donc que l’argumentation stemmatique ne permet pas d’évaluer la justesse de l’hypothèse d’E.A. sur le statut de la « version cardinale » (qu’au reste la priorité éventuelle du texte de 5229 sur celui de Rusticien II n’éclaircirait pas tout à fait), j’en viens aux aspects de son travail qui concernent les rapports avec les Prophéties de Merlin et la cohérence accrue que leur donne le Ségurant.
37III. B. En mettant en valeur la cohérence des Ur-Prophéties dont il soutient l’hypothèse, E.A. pointe quelques faits troublants. Il examine les seuils narratifs où l’on pourrait distinguer les « points de coupure et de soudure dans les versions dérivées des Ur Prophéties » (p. 360 sqq. de l’Étude) et montre, dans un tableau patiemment élaboré, qu’un certain nombre de seuils de la version longue des Prophéties (représentée notamment par le ms. Bodmer 116 et la transcription qu’en a donné A. Berthelot) peuvent se lire comme la banalisation de seuils analogues de 5229, ou bien l’introduction (ou au contraire le déguisement maladroit) d’une coupure narrative. Pour bien des éléments que l’on peut ainsi retirer de la comparaison, nous faisons face à une phraséologie si commune dans les seuils d’entrelacement qu’on s’abstiendra d’en conclure quoi que ce soit (et c’est parfois du côté de 5229 qu’on trouve un seuil formulaire plus vague). Pour d’autres éléments, en revanche, il est extrêmement tentant de voir dans la version conservée par 5229 un texte qui explique les défaillances apparentes des seuils d’un témoin comme le ms. Bodmer 116. C’est le cas en particulier du renvoi au tournoi de Salesbieres (p. 360 et cf. p. 42-43), de passages peu adroits de la version longue qui, rapportés au contenu de la version de l’Arsenal, paraissent avoir réuni deux chapitres distants et gommé leur séparation. Le lecteur des Prophéties sait que la version longue fait aussi allusion à des épisodes censés avoir été racontés avant, et que précisément on trouve seulement dans la « version cardinale » : ainsi de la pierre placée au sommet du pavillon de Ségurant au tournoi de Vincestre, ki si grant clarté doune, et dedens le paveillon, et dehors, com nous vous avons conté cha en arriere (ms. Bodmer 116, f. 57d, éd. Berthelot p. 142) ; ainsi de Golistan qui retrouve les .c. chevaliers ke Segurans osta de la piece de tere ki encantee estoit par la damoisele de Pamenglois, cele meismes ki tenoit Melyagant encantet, ensi com vous aves oï cha en arriere, et comment Segurans li Bruns l’osta d’illuec avoec les autres (ms. Bodmer 116, f. 67b, éd. Berthelot p. 159).
38On sait qu’il faut se méfier de ce genre d’annonces : après tout, le chapitre consacré à Mador de la Porte, qu’E.A. considère comme un ajout tardif, est introduit avec le secours du même expédient – En ceste partie dist li contes que quant Mador de la Porte se fu partis de ses compaignons, ensi com vous avés oï cha en arriere (ms. Bodmer 116, éd. Berthelot, p. 103) – sans qu’aucun épisode précédent soit censé avoir existé. Mais dans le cas des allusions ségurantiennes, la précision des évocations et la cohérence suivie des évènements mentionnés est certes d’un tout autre niveau. Par ailleurs la cohérence du récit que décrit E.A. dans son Étude fait paraître plus économique au premier abord le scénario que postule l’éditeur, plutôt que celui d’une complémentation narrative a posteriori :
39Il faudrait supposer qu’un auteur du xve siècle ait conçu le projet d’écrire un immense [sic] récit rétrospectif de la « version complémentaire romanesque », tout en englobant les « épisodes intertextuels » et en réutilisant systématiquement tous les détails fournis par les « épisodes complémentaires » et la « version complémentaire prophétique » [rappelons cependant que cette dernière est intégrée à la version complémentaire romanesque dans la version longue des Prophéties]. (Étude, p. 57)
40C’est donc au nom de l’économie de l’hypothèse, ainsi que de la cohérence d’un récit dont E.A. loue la « cohésion » (p. 89), la « narration linéaire et cohérente » (p. 90, sur l’ordre de lecture des versions existantes), la « qualité littéraire » (ibid.), que la primauté de la « version cardinale » peut se défendre.
41Et pourtant, édition en main, le lecteur qui a été impressionné par la « mise en conformité » – pour ainsi dire – des annonces ou seuils des Prophéties et par ces protestations de cohésion narrative a de quoi s’interroger. Le tissu narratif de la « version cardinale » est mité, parsemé de trous et d’incohérences. Il y a ceux qui sont signalés par l’éditeur : le Pas de la Douloureuse Tour, par exemple, manquant, mais auquel il est fait allusion à plusieurs reprises. Mais il y en a d’autres, et beaucoup d’autres, sur lesquels aucune note ni aucun commentaire ne vient attirer l’attention (quoiqu’une partie des problèmes ait été mentionnée aux p. 26-27 de l’étude de 2016). Comme pour l’établissement du texte, le silence de l’éditeur masque un certain nombre de dysfonctionnements.
42D’abord, nombre de débuts de chapitres introduisent des personnages comme déjà connus, donc implicitement déjà suivis par le récit, alors que soit nous ignorons tout de leur présence auparavant, soit nous n’expliquons pas leur entrée par rapport à leur dernière apparition. Cette désinvolture, attendue dans des compilations, étonne dans un récit censé avoir été linéairement organisé et soigneusement scénarisé. La palme revient à Ségurant, protagoniste du récit, introduit au début du chap. V (p. 109) au seuil de l’âge adulte, dont les chapitres précédents, pourtant consacrés à sa famille, n’ont rien dit, et dont le lecteur ignorait même qu’il fût né. Cette seule occurrence pose déjà de nombreuses questions, on le verra, sur la genèse du récit présenté par 5229. Mais on note aussi les points suivants :
- 5 « Or dit li contes que tant chevaucha messire Galehot li Bruns li Jeunes qu’il fut venuz en Gales. (...)
43- p. 96 : début du chapitre II, entrée problématique de Galehot le Brun le Jeune5, laissé tout jeune enfant au chap. I et rapportant ici à maître Antoine une charte de Merlin, péripétie sur l’origine de laquelle on ne sait rien.
44- p. 100 : début du chapitre III (il est vrai lacunaire), entrée problématique de Galehaut (le Vieux) et Hector (le Vieux), dont on ne sait ce qu’ils font en Grande-Bretagne après qu’on les a quittés p. 95 reclus sur l’Île Non Sachant.
45- p. 109 : début du chapitre V, outre l’entrée problématique de Ségurant, on note la présence inexpliquée sur l’île de Galehaut le Brun (le Jeune) et Hector le Brun (le Jeune), laissés au chap. précédent en Galles ; et voir infra pour la présentation de l’Île Non Sachant, très différente de celle des chapitres précédents.
46- p. 145 : début du chap. IX, entrée problématique de Galehot (des Lointaines Îles), qui pose du reste la question de l’appartenance de certains chapitres, dont celui-ci, à la trame générale.
47- p. 160 : début du chap. XI, entrée problématique de Dinadan, Chevalier aux Dix Gardes : ni l’établissement de son étrange cortège, ni la situation qui l’a mené chez cette vesve dame ne sont expliqués.
48- p. 212 : début du chap. XIX, retour problématique à Galehot (des Lointaines Îles), qui séjourne chez Armant sans qu’on sache pourquoi.
49- p. 242 : début du chap. XXV, entrée problématique de Méléagant, dans la mesure où la demoisele qui tenoit Meliagans enchanté ou bois ou il n’avoit volenté se de copper fust non et de porter sur son col, sot qu’il estoit eschappé, ainsi com vos avez oÿ ça en arriere, constitue une allusion et un renvoi indéchiffrables pour le lecteur.
50- p. 287 : début du chap. XXXIII, entrée problématique puisque le « vœu » de Tristan qu’il n’istroit de Tyntaiol jusqu’à troiz moiz, ainsi com je vous ay compté ça en arriere ne renvoie à rien. À moins qu’il ne s’agisse d’un renvoi à une autre forme du chap. XXII, différente de sa forme actuelle, détériorée.
51À ces entrées problématiques s’ajoutent des allusions obscures ou fautives, qui augmentent le doute sur la cohésion du tissu narratif.
52- p. 124 : allusion problématique à Berthelai, les méfaits dont il est question ne seront expliqués que bien plus tard.
53- p. 165 : allusion problématique à l’exploit de Bliobéris qui avoit occis la serpan, ainsi come li contes a devisé ça en arriere, épisode absent du texte.
54- p. 167 : renvoi à une partie du récit qui est allusivement représentée par les p. 158-159 de l’édition, passage commenté plus haut au cas 1.7 ; on pourrait considérer ce renvoi avec la même suspicion que le récit de ces p. 158-159.
55- p. 173 : quel est le pays de Galehaut le Brun (le Jeune) et pourquoi (Hector habitant, lui, sur l’Île Non Sachant) ? Le contexte ne le précise pas.
56- p. 178 : le contexte ne précise pas de quoi il est question lorsque le texte mentionne que la queste de Merlin est achevee, tout comme d’ailleurs à la p. 199.
57- p. 180 : le narrateur prétend avoir déjà raconté ou mentionné le tournoi de Camelot pendant lequel surviennent Bliobéris et Dinadan ; quand l’a-t-il fait, quand a-t-il évoqué ce tournoi ?
58- p. 181 : allusion pendante aux prouesses de Bliobéris, évoqué bizarrement comme telx chevalier com je vous ay compté ça en arriere par maintes foiz, bien qu’alors on l’ait très peu vu.
59- p. 200 : allusion pendante à la luxure de Morgain, qui a coutume d’efforcier les hommes ainsi com vos avez oÿ ça en arriere, ce qui en fait n’a pas été raconté.
60- p. 225 : malgré l’annonce présente dans cet épisode (certes mal conçu et manifestement détérioré), Tristan ne sera pas au tournoi de Vincestre.
61- p. 242 : voir supra, renvoi à un précédent enchantement de Méléagant que nous n’avons pas.
62- p. 271 : allusion à un géant sylvestre absent de l’épisode correspondant p. 223.
63J’y ajouterai l’incohérence de la présentation de l’Île Non Sachant, qui renferme au chap. V une cité, une église et un dignitaire religieux, et une population assez nombreuse pour qu’on y adoube d’un coup des centaines de bacheliers, ce qui n’a plus rien à voir avec le cadre de robinsonnade de la précédente apparition, vierge de constructions et peuplé de six personnes.
64Le problème posé par ces phénomènes n’est ni celui de leur existence (d’autres romans en prose présentent des incohérences comparables) ni même celui de leur particulière densité (ces problèmes se répartissent dans un court récit de 240 pages, qui n’est peut-être pas si « immense » que cela et n’avait peut-être pas « la même ambition que les premiers romans arthuriens en prose », Étude p. 197). Non, le vrai problème est que ce texte est censé régler le caractère incohérent des Prophéties de Merlin telles qu’on les connaît. Or il ne paraît pas illégitime de se demander si une hypothèse qui prétend donner plus de cohésion à un texte B en lui adjoignant un texte A qui présente lui-même ses propres problèmes de cohésion (peut-être plus encore !), une hypothèse qui explique les occurrences inexpliquées de B en recourant à un texte A qui de son côté multiplie les occurrences inexpliquées, si une telle hypothèse n’est pas contre-productive. Elle ne saurait en tout cas être considérée comme économique.
65On peut estimer qu’il y a simplement des chapitres manquants, aidé en cela par la lacune du début du chapitre III (mais qui ne concerne qu’un feuillet) et l’épisode manquant du Pas de la Douloureuse Tour, indirectement attesté. Mais voudra-t-on résoudre tous les problèmes mentionnés ci-dessus en supposant des chapitres manquants, tout en arguant de la cohésion du texte et de l’économie de l’hypothèse qui se fonde sur lui ?
66Une autre lecture, beaucoup plus défavorable, est celle qui en revient à l’idée d’une pure et simple recomposition tardive. Je précise tout de suite que ce n’est pas celle à laquelle je m’arrêterai. Mais de fait, certaines fins de chapitres (chap. II, X), certains chapitres entiers (le chap. XXV, les chap. tristaniens – et rappelons que les Prophéties telles qu’on les connaît n’accordent pas de place autre qu’allusive à Tristan…) paraissent particulièrement artificiels dans le cours de l’histoire, de même que certaines liaisons défectueuses qui ont été mentionnées plus haut. Les phénomènes cités supra sur les p. 167, 225, 271 peuvent laisser penser que les segments correspondants ont été insérés tant bien que mal, conçus comme des ajouts destinés à donner du liant à l’ensemble. Quant aux phénomènes des p. 178, 180, 181,199, 200, 242, ils suggèrent un texte pris au piège de la récursivité : confronté à des données narratives répétitives ou à répéter, le prosateur ou continuateur ou compilateur, un peu perdu, abolit paresseusement la différence entre le passé et l’avenir de la diégèse : la luxure bien connue et attestée plus tard de Morgane, la stature de Bliobéris qui en fait s’illustrera mieux à d’autres moments, justifient les interventions à contretemps d’un narrateur qui ne donne pas l’impression de croire à l’ordre du récit.
67Cette lecture critique s’accorderait aussi à des considérations de poétique générale. Sauf quelques exemples tardifs, les cycles et sommes en prose qui nous sont parvenus se sont édifiés par accrétion, par morceaux, par parties, comme d’ailleurs dans le genre épique. L’idée de Ur-Prophéties plus vastes, plus unitaires et plus cohérentes, sorties toutes casquées de l’esprit de l’auteur pour être désintégrées ensuite dans la tradition manuscrite, contraste fort avec ce que l’on constate sur toutes les autres proses du xiiie siècle, de Robert de Boron au Cycle de Guiron. À la p. 79 de l’Étude, E.A. mobilise le mode de composition de l’Edda scandinave pour illustrer ce fait, commun, de la cohérence narrative construite après coup dans les textes cycliques médiévaux ; et plus loin, p. 96 : « chacun de ces poèmes [de l’Edda] présente un fragment de l’histoire du héros à laquelle les œuvres postérieures essaieront de donner une unité ». Ce principe, rappelé en l’occurrence pour désigner la constitution a posteriori d’une cohérence d’ensemble par l’« intrigue prophétique », pourrait tout autant s’appliquer à l’édification de l’histoire globale de Ségurant. Or, des indices dirigeraient effectivement vers une refonte tardive destinée à unifier une histoire qui n’existait que de façon déliée. L’un d’entre eux est le redoublement d’Hector et de Galehaut : les extensions de parentèle a posteriori, ce qui est rendu ici particulièrement flagrant par le croisement des noms, sont typiques des phases ultérieures de la tradition narrative (pensons ici au Guiron par rapport au Tristan et au Lancelot, à l’apparition ou au grossissement des cousins de Lancelot Bliobéris et Blanor, à Galaad, au rôle des « fils de » dans la fin du Tristan, à Ségurant lui-même par rapport aux Bruns évoqués dans le Guiron, aux parentèles épiques…). Cette duplication entre « Vieux » et « Jeunes », qui perd vite sa pertinence dans le récit, présente d’ailleurs une non-attestation qui mérite d’être notée : au début du chap. II, le ms. de Berne appelle le personnage Galehors li Bruns (f. 62b) et non Galehot le Brun le Jeune (variante absente de l’apparat, p. 339).
68III. C. S’arrêter à une telle lecture simplifierait par trop, pourtant, les découvertes d’E.A., les propositions qu’il formule, les rapprochements qu’il a opérés. Et parmi les éléments de son argumentation, un point est indiscutable : la somme des allusions, hors du 5229, au canevas de l’histoire de Ségurant que porte précisément 5229 est à la fois imposante et d’une remarquable cohérence. Il paraît déraisonnable de mettre sur le compte d’un récit fantôme, d’un récit purement implicite et jamais formulé, une telle convergence d’allusions issues non seulement des Prophéties mais aussi de l’épisode complémentaire du ms. BnF fr. 12599 et éventuellement des Aventures des Bruns. Le BnF fr. 12599, en particulier, renvoie trop densément et trop précisément à la « version cardinale » pour que l’on nie l’existence d’une partie significative du récit à une date précoce ; et « l’épisode intertextuel » tel qu’il figure dans Les Aventures des Bruns ne peut expliquer à lui seul la mention du dragon ou les allusions entendues à des péripéties qui concernent le tournoi de Vincestre. La connivence avec le lecteur sur ces points paraît évidente. En outre ces allusions devraient être plus contradictoires entre elles si elles n’avaient pas le support d’un récit partagé.
69Nous voici donc face à une aporie. Nous n’avons rien retiré de décisif de l’argumentation stemmatique ; les incohérences internes du texte font douter sérieusement de l’existence du récit à date ancienne et pencher vers une composition tardive ; inversement, la cohérence des attestations externes rend plus probable l’hypothèse d’E.A. Sommes-nous revenus au point de départ ? Est-on condamné à ne pas trancher ? Y a-t-il moyen de concilier ces deux derniers points, qui semblent s’exclure l’un l’autre ?
- 6 Il ciclo di Guiron le Courtois. Romanzi in prosa del secolo XIII, dir. Lino Leonardi e Richard Trac (...)
70Une solution peut être entrevue, qui repose sur la distinction entre texte et récit. On peut admettre que tout ou partie du récit sur Ségurant a existé à date ancienne, avant même les Prophéties, mais non pas nécessairement unifiée, et en outre sous une forme textuelle qui n’est pas nécessairement celle que 5229 a conservée. Invoquons ici des exemples connus de cette situation. Dans la récente édition du Cycle de Guiron le Courtois6, les éditeurs en charge du Guiron ont montré que, sur une longue divergence narrative, les deux versions globalement analogues qui sont en concurrence ne sont ni l’une ni l’autre la version d’origine mais ont été toutes deux recomposées pour combler une lacune de l’archétype. Nous avons sans doute un récit proche de ce qu’il avait pu être du point de vue des données narratives, mais qui n’est dans aucun des deux cas repris à un texte conservé. Dans le Tristan en prose, le texte original de l’emprisonnement de Tristan par Marc et de sa libération n’a été conservé par aucune des versions du texte : réduit à un résumé famélique dans V.II, il donne lieu en revanche dans V.I à un texte largement fantaisiste qui multiplie les écarts avec le reste du roman aussi bien dans la représentation des personnages que dans le substrat intertextuel ou dans le traitement du merveilleux. Il est clair pourtant que le canevas d’ensemble de cette partie de l’histoire de Tristan est admis par les deux versions, et il n’y a pas de raison de penser qu’une forme textuelle plus authentique n’aurait pas préalablement existé. Dans le récit de V.I surnagent certainement, d’ailleurs, des éléments narratifs originels voire des éléments textuels repris tels quels au récit initial. Mais on ne saurait identifier ce texte de V.I tel qu’il se présente à nous, chargé de traces de réécritures, au texte qu’aurait porté le Tristan avant la séparation des deux versions. Un goulot d’étranglement dans la transmission des textes suffit à produire de telles situations.
71L’analogie avec la « version cardinale » de Ségurant lève une partie de la contradiction à laquelle nous faisons face. La « version cardinale » repose sur des éléments de scénario qui ont existé, y compris sans doute sous la forme d’un texte constitué, dès le xiiie siècle, et dès avant les Prophéties. Cependant on ne peut inférer de cela que le texte de 5229 soit de part en part le reflet fidèle d’un texte qui aurait circulé à ce moment-là. Cela n’exclut pas qu’il puisse l’être en partie : la version de 5229 a pu mettre ensemble – d’une manière dont on a vu qu’elle n’est pas toujours excellente – et retoucher à cette fin des épisodes ou groupes d’épisodes déjà constitués, et peut-être parfois en reprendre le texte.
72Pour hypothétique que puisse paraître cette vision des choses, elle n’est pas tout à fait gratuite. Des contradictions importantes du texte de 5229 trouveraient là une explication logique, tout en ménageant la possibilité qu’à des épisodes ou des éléments cardinaux de cette « version cardinale » soit reconnue leur ancienneté. Afin de ne pas laisser ce propos passer pour pure abstraction, il faut hasarder à présent quelques suggestions.
73Le traitement de certains thèmes du récit paraît trahir deux ou plusieurs couches d’écriture, ou bien la captation de deux ou plusieurs hypotextes distincts relatifs à Ségurant. Sur les derniers hauts faits du héros promis par la « version complémentaire prophétique », l’articulation entre la visite finale au tombeau de Merlin d’un côté, de l’autre le règne en Orient achevé par une mort précoce, ne paraît pas très claire dans le scénario supposé par Merlin ; le texte reprend-il ici deux traditions distinctes ? Tous les éléments de la « version prophétique » n’ont d’ailleurs pas d’écho dans les épisodes qui nous sont demeurés, complémentaires ou non (nous ne voyons pas par exemple qu’Hector rapporte de l’Île des Griffons des pierres précieuses sur l’Île Non Sachant, cf. Ségurant, t. 2, p. 75 et 157-158). Mais c’est sur la « version cardinale » qu’une nouvelle fois il convient de se concentrer.
74Une première contradiction importante a déjà été relevée : elle concerne la présentation de l’Île Non Sachant. Le désert introuvable du premier chapitre est devenu au chap. V une ville qui n’a pas rencontré de problèmes pour se bien peupler. On dira que le temps a passé ; certes, mais on aurait attendu une mention au moins des raisons qui auraient abouti à ce changement et à cette immigration, aussi peu normales que possible puisque l’Île est censée être inconnue du genre humain (p. 94-95). Et tel n’est pas l’usage, dans les proses, de présenter un jeune homme en âge d’être adoubé sans avoir évoqué en aucune mesure ses enfances. L’introduction abrupte de Ségurant, pas autrement présenté, suggère que l’on s’adresse à un public qui le connaît déjà, d’autant que les pièges tendus aux lions sont évoqués de manière très allusive. On peut donc douter que ce soit là sa première apparition. Du point de vue de la genèse du texte, la contradiction entre les deux aspects de l’Île Non Sachant recouvre aussi une fracture temporelle, on l’a vu, mais encore une configuration familiale différente : Galehaut le Brun (le Jeune) n’habite pas sur l’île, Hector le Brun (le Vieux) a totalement disparu du récit (il est encore mentionné, il est vrai, au début du chap. VI, comme père de Galehaut, mais sans apparaître). On peut donc se demander si ce chap. V et ses suites faisaient partie dès l’origine du même ensemble narratif que les chapitres précédents, ou s’il ne s’agirait pas au contraire, dans un sens ou dans l’autre, d’un collage opportuniste destinée à étoffer la biographie de Ségurant en cours de rassemblement.
75Une seconde contradiction concerne la présentation de Ségurant lui-même et les traits de caractère comme les traits de poétique qui lui sont attachés. E.A. affirme avec raison dans son Étude que Ségurant n’est pas dénué d’orgueil – ce dont son pavillon à Vincestre est l’emblème trop éclatant – et que par ailleurs, comme en témoignent son appétit et son double compagnonnage avec Dinadan et Golistan, il véhicule un comique assez nouveau pour le roman arthurien. Sur ce point, la fracture entre le tournoi de Vincestre et tout ce qui précède est remarquable. Ces traits s’appliquent mal aux premiers chapitres. Pour ne pas allonger encore le propos, je soulignerai simplement que l’appétit de Ségurant, qui paraît un de ses traits définitoires, apparaît de but en blanc au tournoi de Vincestre. Premier support de la dimension comique attachée au héros (grâce aux plaisanteries gastronomiques de Dinadan), cet insatiable et boulimique appétit de Ségurant, dont d’ailleurs il se fait à plusieurs reprises une gloire, est totalement absent du récit qui précède. Le repas de fête lors de l’adoubement ne le mentionne pas, malgré l’opulence du service (p. 112-113), non plus que le repas pris à l’issue de l’assaut du Pas Berthelais (p. 122), ni la fête chez le roi de Carmélide (p. 128) ou le repas qui suit (p. 130), ni le soir chez Oderiz (p. 135 et 137) ; chez le même Oderiz, au matin, alors que l’hôte a fait apporter paon, vin et pâtisserie, et que Ségurant prétend suivre le conseil de son hôte de se restaurer (ibid.), il mange un petit ! Enfin, le repas pris avec son oncle Galehaut est tout aussi normal (p. 143). Modestie des appétits. On s’étonnerait moins de ces deux modèles du même chevalier si l’on concevait qu’ils procèdent de moments d’écriture différents, ou d’imports textuels distincts. Notons enfin que le motif redouble celui de l’appétit de Galehaut tel qu’il se manifeste dans les Prophéties, au cours du tournoi de Sorelois.
76Les témoignages rassemblés par E.A. plaident pour l’existence ancienne de l’épisode du tournoi de Vincestre, sous une forme peut-être très proche de celle qu’il a éditée. On croit volontiers que dans ce canevas originel Golistan devait jouer quelque rôle, tout comme Dinadan, et qu’il devait être question de l’Île Non Sachant – et bien sûr d’un dragon. Tous ces éléments sont attestés par des documents ou des textes indépendants les uns des autres. Y avait-il un tournoi de Camelot qui met en scène Bliobéris et Dinadan, les insolences de ce dernier envers Arthur paraissant calquées sur celles du tournoi de Sorelois envers Galehaut, dans la version longue des Prophéties (dans son Étude, p. 277, n. 32, E.A. propose le rapport inverse) ? Les brèves aventures du Chevalier aux Dix Gardes ? Les épisodes tristaniens ? Les déboires de Palamède et la lutte de Lancelot contre un géant ? L’apparition de Galehaut ? Pour ce qui concerne les Bruns eux-mêmes, les premiers pas de Ségurant à l’Île Non Sachant y figuraient-ils ? Les premiers chapitres, que les autres occurrences du chap. II attestent à date ancienne, étaient-ils rien d’autre qu’une extension de l’histoire des Bruns déjà connue par le Guiron ? Y avait-il déjà deux Galehaut, deux Hector, et servaient-ils à introduire Ségurant ? Tous ces points paraissent indécidables. La seule chose qui permette de trancher, c’est la confiance qu’on accorde ou non à un document de la fin du xive siècle.
77IV. Cette position de réserve ne signifie pas qu’E.A. ait tort. Il est bien possible qu’en définitive son hypothèse soit conforme à la réalité. En l’état actuel des choses, le contraire paraît probable également. À l’issue de cette revue des arguments en présence – une partie seulement, du reste, tant est suggestive et riche d’autres questions encore la proposition d’E.A. – et des aspects problématiques du récit publié, on peut s’accorder sans doute à l’idée d’un canevas assez ancien, un récit primordial datant du troisième quart du xiiie siècle, mais on en restreindra toutefois le périmètre en ajoutant, par précaution, que sa forme textuelle pourrait avoir été fort différente de celle qu’a conservée 5229, et qu’autour d’un noyau narratif contenant quelques épisodes transmis peut-être assez fidèlement, une large partie des péripéties représentées pourrait bien être postérieure aux Prophéties comme au xiiie siècle.
78En tout cas les qualités d’E.A., tant sa brillante érudition que le souci du détail avec lequel il aborde textes et documents, auront fait ressurgir, comme il en avait le projet, un massif de textes qui méritait d’être ainsi rassemblé, et son édition rendra bien des services à ceux qui voudront s’occuper non seulement de Ségurant mais aussi des Prophéties de Merlin. Le Ségurant est en outre un cas extraordinaire de questionnement réflexif sur les pratiques qui sont les nôtres, à nous médiévistes, en illustrant d’un côté le rapport entre la productivité d’une hypothèse et son coût, de l’autre côté l’intrication entre les problèmes de poétique et de littérature et les problèmes proprement philologiques et d’histoire textuelle.
Notes
1 Les Aventures des Bruns. Compilazione guironiana del secolo XIII attribuibile a Rustichello da Pisa, éd. Claudio Lagomarsini, Firenze, Edizioni del Galluzzo per la Fondazione Ezio Franceschini, 2014.
2 Les Prophesies de Merlin (Cod. Bodmer 116), éd. Anne Berthelot, Cologny-Genève, Fondation Martin Bodmer, 1992, et Nathalie Koble, Les Prophéties de Merlin en prose. Le roman arthurien en éclats, Paris, Champion, 2009.
3 Emanuele Arioli, « Nouvelles perspectives sur la Compilation de Rusticien de Pise », Romania, 136, 2018, p. 75-103.
4 Claudio Lagomarsini, « Perspectives anciennes et nouvelles sur les compilations de Rusticien de Pise et le Roman de Segurant », Romania, 136, 2018, p. 383-403.
5 « Or dit li contes que tant chevaucha messire Galehot li Bruns li Jeunes qu’il fut venuz en Gales. » Galehaut le Brun le Jeune est le fils d’Hector le Brun et l’oncle de Ségurant, lui-même fils d’Hector le Brun le Jeune.
6 Il ciclo di Guiron le Courtois. Romanzi in prosa del secolo XIII, dir. Lino Leonardi e Richard Trachsler, Firenze, Edizioni del Galluzzo per la Fondazione Ezio Franceschini, 2020-… Les volumes parus sont à l’heure actuelle ceux du Meliadus, du Guiron et de la Continuation de Guiron (vol. I-II et IV-VI). Voir D. de Carné, compte rendu du Cycle de ‘Guiron le Courtois’. Prolégomènes à l’édition intégrale du corpus (Paris, Classiques Garnier, 2018) et des vol. IV-VI de cette édition dans Romania, 139, 2021, p. 455-472.
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Référence électronique
Damien de Carné, « Ségurant ou le Chevalier au Dragon, éd. critique par Emanuele Arioli, t. 1. Version cardinale, t. 2, Versions complémentaires et alternatives, 2019
Emanuele Arioli, Ségurant ou le Chevalier au Dragon (xiiie -xve siècles), 2019 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 24 octobre 2022, consulté le 30 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18118 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.18118
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