Vĕra Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière, 2021
Vĕra Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière, Paris, Champion (« NBMA » 129), 2021, 553 p.
ISBN 978-2-7453-5495-2
Texte intégral
1Cet ouvrage, thèse de doctorat soutenue en 2017 sous la direction conjointe des professeurs Martin Nejedlý et Jean-Marie Moeglin, est fort bienvenu dans le champ des études sur Froissart. Le travail s’ouvre sur une introduction éclairante qui propose une synthèse de la place de Froissart dans l’historiographie moderne, explicite les fondements théoriques et conceptuels utilisés, évoquant les travaux de Genette mais aussi la théorie des mondes fictifs ou bien encore la perspective de Roger Chartier.
2Le livre s’organise en quatre parties équilibrées aux titres sobres et efficaces : « Les facettes d’une identité et l’appréhension du monde » pour la première (p. 39-152), où il s’agit d’analyser Froissart comme « auteur unique et (...) évoluant dans un réseau culturel concret » (p. 28). À cet égard, Vĕra Soukupová (dorénavant VS) n’hésite pas à mettre en regard les Chroniques et l’œuvre poétique de Froissart, dimension à la fois légitime et nécessaire. La deuxième partie analyse les relations entre Froissart auteur et ses textes. Elle s’intitule : « L’auteur, le récit et la construction de l’autorité » (p. 153-250). La troisième partie porte sur l’examen des sources et leur présentation : « Les sources et la vérité référentielle » (p. 251-340). La dernière partie interroge la reconstitution de la réalité historique à travers la notion d’événement, la temporalité : « La réalité historique et le récit du chroniqueur » (p. 341-466).
3VS souligne bien ce qu’elle doit à ses prédécesseurs et sait mettre en perspective et faire dialoguer tous les travaux qui ont été menés sur les rédactions successives, les versions abrégées, questions éminemment complexes dans le cas des Chroniques de Froissart.
4La bibliographie très nourrie, dont on constate qu’elle est parfaitement maîtrisée, prend aussi en compte la dimension littéraire. On regrettera toutefois l’absence des travaux de Nathalie Bragantini-Maillard qui auraient éclairé certains aspects du travail. Même s’il s’agit pour l’essentiel de travaux portant sur Mélyador, ils auraient pu nourrir la réflexion sur la narration, le style de Froissart, le lexique notamment.
5Précisons que le livre est assorti de plusieurs index, des noms, des auteurs modernes et des lieux, et d’une dense bibliographie actualisée (p. 489-531).
6Nous ferons ici quelques remarques ponctuelles au fil de la lecture.
7Dans la première partie, VS analyse l’instabilité de l’auteur Froissart tant dans sa dimension identitaire que dans son existence sociale. Le chroniqueur hennuyer se situe comme elle le souligne fort justement « entre les nations » (p. 45). Elle réinterroge le concept difficile de « nation » en s’appuyant sur les travaux de Benedict Anderson sur ce qu’il nomme les « communautés imaginées » et relève que l’utilisation du mot « nation » au sens de « communauté » apparaît dans les années 1390 et n’est pas attestée dans les parties copiées sur la Chronique de Jean Le Bel. Ce chapitre consacré à l’analyse lexicologique du mot « nation » dans les Chroniques est riche et novateur. Le chapitre 2 qui explore les liens de Froissart avec ses mécènes était certes nécessaire mais déjà bien documenté par ailleurs.
8La deuxième partie sur la question de l’auctorialité témoigne d’une lecture minutieuse des différentes versions des Chroniques et tisse avec aisance les travaux de C. Marchello-Nizia à une perspective historiographique. Le chapitre consacré au témoignage oculaire est particulièrement intéressant. Peut-être VS aurait-elle pu citer les travaux de Renaut Dulong sur cette question du témoin historique.
9La troisième partie consacrée aux sources et à la vérité référentielle s’ouvre sur le récit de Jean Le Bel et s’inscrit dans le lignage des travaux de Nicole Chareyron et Louis Gemenne, notamment. On a particulièrement apprécié le chapitre sur les méthodes de travail avec le texte-source et celui dédié aux sources diplomatiques. VS dégage deux tendances principales :
10« D’une part, les documents copiés sur une autre source, puisqu’ils ne sont pas des témoignages immédiats d’une réalité, sont aux yeux de Froissart susceptibles de subir des modifications dans la mise en récit, contrairement aux documents que l’auteur devait consulter dans leur matérialité ou en tout cas en dehors du contexte narratif. Par conséquent, il respecte ces derniers comme des textes achevés, clos.
11D’autre part, lorsqu’il est amené à fabriquer des documents, dont il put connaître dans certains cas l’existence sur la foi de témoignage oraux, il passe d’un mode de certification de la vérité par un témoin oculaire (...) à une conception de l’autorité propre au document, et découlant de sa forme même », écrit-elle p. 308-309.
12Les conclusions sur les sources orales sont tout à fait convaincantes.
13La quatrième partie, très fouillée, n’analyse à mon sens que trop rapidement le concept clef chez Froissart de l’ordonnance qu’il aurait fallu appréhender en lien avec Mélyador, trop rapidement évoqué (p. 359). L’analyse conjointe de Mélyador et de ses spécificités soulignées par Michel Zink aurait pu être menée pour éclairer les questions de narration, de temporalité, d’ordonnancement de la matière, d’hybridité générique des Chroniques mais aussi le thème de la nostalgie dans son rapport à la mémoire qui irrigue les deux œuvres.
14Pour conclure, on ne peut que se réjouir de la venue de cet ouvrage sur les Chroniques de Froissart, qui témoigne d’une excellente connaissance des nombreux travaux d’historiens et de littéraires et qui apporte sa pierre à l’édifice monumental de l’historiographie froissartienne. Ce livre important sera fort utile aussi bien aux historiens qu’aux littéraires.
15VS s’empare avec hardiesse et brio d’une matière complexe et ce travail d’envergure est digne de figurer auprès des livres de ses prédécesseurs, qu’elle connaît fort bien. Dans une langue toujours agréable à lire, et dans un souci méthodique et pédagogique, elle pose progressivement les fondations d’une argumentation qui emporte l’adhésion.
- 1 M. Zink, « La fin des Chroniques de Froissart et le tragique de la cour », dans E. Mullally et J. T (...)
16Je citerai à mon tour, comme le fait VS à la fin de son introduction, le mot de Michel Zink – « La difficulté avec Froissart est qu’il est trop connu sans l’être assez »1 – pour conclure que grâce à son travail, l’autrice nous fait découvrir des facettes inexplorées de Froissart et de ses Chroniques.
17Enfin, je laisserai le dernier mot à Froissart lui-même : « On dist, et vray est, que tous edifices sont maçonnés et ouvrés l’une pierre aprés l’aultre et toutes grosses rivieres sont faictes et rassemblees de divers lieux et de pluseurs ruiseaulx et sourses, tout pareillement les sciences sont extraictes et compilees de pluseurs clers et ce que l’un ne scet, l’aultre scet. » (Chroniques de Froissart, d’après ms. Arsenal 5187, f. 1r).
Notes
1 M. Zink, « La fin des Chroniques de Froissart et le tragique de la cour », dans E. Mullally et J. Thompson (dir.), The Court and Cultural Diversity, Woodbridge, Brewer, 1997, p. 79-95 (p. 81 pour la citation).
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Référence électronique
Patricia Victorin, « Vĕra Soukupová, La construction de la réalité historique chez Jean Froissart. L’historien et sa matière, 2021 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 16 septembre 2022, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/18089 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.18089
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