Les sacrifices parodiques et les brigate siennoises du XVIe siècle
Résumés
L’étude vise à cerner le genre culturel du sacrifice parodique à la Renaissance à travers la pluralité de ses pratiques. L’enquête historique, située dans le micro-contexte siennois du xvie siècle (l’académie des Intronati, la congrégation des Rozzi, l’auteur Pietro Fortini), analyse la circulation des sacrifices parodiques entre différents groupes et niveaux de culture, entre performances rituelles et littéraires, pour dégager leurs différents enjeux sociaux et esthétiques.
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- 1 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 11, n. 1.
1La parodie est un de « ces mots si familiers, si faussement transparents, qu’on les emploie souvent, pour théoriser à longueur de volumes, de colloques, sans même songer à se demander de quoi l’on parle1 ». Formulée il y a plusieurs décennies, cette remarque critique de Gérard Genette nous sert toujours de mise en garde. Néanmoins, au lieu de préciser dès le départ la définition de la parodie dont nous nous servirons, nous nous proposons plutôt de commencer par l’interrogation sur l’usage d’une telle démarche.
Un tour de la question de la parodie
Parodie, notion insaisissable ?
- 2 D. Sangsue, La parodie, Paris, Hachette, 1994, p. 4.
- 3 Pour la question de savoir si les apports de l’étymologie et de la rhétorique pourraient se révéler (...)
- 4 L. Hutcheon, A Theory of Parody: The Teachings of Twentieth-century Art Forms, New York et Londres, (...)
- 5 M. Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissa (...)
- 6 S. Dentith, Parody, Londres et New York, 2000.
- 7 Genette trouve la parodie incompatible avec l’imitation. Voir Genette, Palimpsestes, p. 45. D’autre (...)
- 8 Genette, Palimpsestes, p. 41. L’approche de Hutcheon évacue également le comique de la notion de la (...)
- 9 Voir Sangsue, La parodie.
2Le vaste panorama théorique de la parodie nous démontre que l’intention de « redessiner les contours d’une notion devenue floue à force d’être utilisée à tort et à travers2 » n’a pas jusqu’à présent abouti à l’ébauche d’une définition partagée. Au contraire, tout en bousculant le sens commun de la parodie et remontant vers ses sources antiques3, la discussion actuelle est marquée par de nombreuses divergences et polémiques. Aucun des critères de la parodie, qu’il soit formel ou fonctionnel, n’est protégé contre une remise en question et une révision constante dans un kaléidoscope de perspectives. Ces perspectives se multiplient dans le contexte de la transdisciplinarité. La parodie serait-elle une notion littéraire par excellence ou une attitude culturelle identifiable dans un nombre très large de domaines d’activité humaine, comme les arts4, les pratiques rituelles5 et les comportements quotidiens6 ? Serait-elle une forme d’imitation, ou son contraire7 ? Serait-elle une modalité culturelle subversive, conservatrice, ou ambivalente ? Même le comique, le ludique, l’ironique et le satirique, ces piliers de la parodie dans ses définitions courantes, se retrouvent sapés par certaines conceptions théoriques qui vont jusqu’à admettre « une parodie sérieuse8 ». Aux définitions restreintes, on reproche d’appauvrir la notion de la parodie et aux définitions larges de perdre de vue leur objet9.
3Le tour de la question de savoir « de quoi on parle » dans la théorie de la parodie nous fait ainsi revenir vers cette notion floue que chacun, dans l’absence d’un consensus, continue aujourd’hui à interpréter à sa guise.
Le bon usage de l’indétermination et le sens pratique de la parodie
- 10 Voir P. Eichel-Lojkine, Excentricité et humanisme : parodie, dérision et détournement des codes à l (...)
- 11 À titre d’exemple, citons quelques critiques provenant des études sur la parodie : Jelle Koopmans é (...)
4Le scepticisme au sujet de la possibilité d’élaborer une définition de la parodie satisfaisante et la méfiance particulière à l’égard de sa théorie contemporaine se laissent aujourd’hui entendre surtout de la part des historiens littéraires et culturels du xve-xvie siècle. Comme l’avait encore relevé Octave Delepierre dans son Histoire de la parodie (1868), cette période historique serait particulièrement riche en productions parodiques en raison de sa configuration plurielle, instable et contradictoire en matière sociale, épistémologique et esthétique. D’une part, les spécialistes considèrent l’ensemble des définitions transhistoriques provenant des poéticiens et théoriciens culturels contemporains (Genette, Hutcheon et d’autres) comme « anachroniques et inadéquates » à la culture de cette époque de transition10. D’autre part, ils prennent également différentes distances par rapport à l’influent concept théorique de Bakhtine qui postule l’altérité foncière de la « conscience parodique » de l’époque11.
- 12 Voir Jean-Claude Mühlethaler, « Préface : À la recherche de la parodie médiévale », Formes de la cr (...)
5Tout en insistant sur l’ubiquité de la parodie, les médiévistes renoncent aujourd’hui consciemment à en proposer une définition théorique12.
- 13 Koopmans, « La parodie en situation », p. 87.
6L’absence du concept de la parodie au Moyen Âge en est une des raisons, mais pas la seule : « Et on est certes en droit de se poser la question de savoir si c’est bien une approche purement conceptuelle qui va bien nous aider à saisir exactement ce que la parodie médiévale a bien pu être13 ».
- 14 Bertrand, « Introduction : État des lieux », p. 13.
7La méconnaissance du terme ne peut être alléguée pour la Renaissance qui a redécouvert la Poétique d’Aristote et soumis à une intense réflexion critique les approches rhétoriques de la parodie dans l’Antiquité. Ce n’est pas l’absence du concept mais plutôt l’extrême variété des pratiques parodiques au sein de cette nouvelle culture qui fait renoncer les seiziémistes à une définition précise. D’où la proposition : « N’y a-t-il pas finalement beaucoup à gagner à maintenir la confusion “onéreuse” de l’usage commun de la notion de parodie, qui lui fait désigner tantôt la déformation ludique, tantôt la transposition burlesque d’un texte, tantôt l’imitation satirique d’un style14 » ?
- 15 Bertrand, « Introduction : État des lieux », p. 8.
- 16 Bertrand, « Introduction : État des lieux », p. 8.
8Derrière le rejet des médiévistes et des seiziémistes de l’abstraction théorique au profit d’« une approche empirique en matière de parodie15 », se profile une attitude méthodologique qu’on pourrait traduire en termes bourdieusiens comme « bon usage d’indétermination » et la recherche du « sens pratique ». Comme le formule Dominique Bertrand, la reconstruction de « la conscience parodique » de la Renaissance, qui représente aujourd’hui « un chantier ouvert », ne pourrait procéder autrement qu’à partir de l’« indétermination de ses marques » et « des pratiques parodiques plurielles, à l’image de la diversité et de l’instabilité de cette période16 ».
- 17 Koopmans, « La parodie en situation », p. 87-98.
9L’insistance des historiens culturels sur les pratiques sous‑entend non seulement la richesse et la variété des écritures parodiques, mais également l’ancrage profond de ces formes littéraires et dramatiques dans les pratiques sociales de divertissement, et leur inscription dans le cadre des festivités. Aujourd’hui, à la place de la vision bakhtinienne de la parodie carnavalesque, vient une approche socio-poétique beaucoup plus différenciée des pratiques parodiques festives. Derrière celles-ci, se laissent découvrir différents niveaux de culture, se profilent différents groupes et leurs différents enjeux respectifs, sociaux, politiques et esthétiques. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de l’inversion carnavalesque, déterminante pour la structure parodique, mais de prendre en considération la performance parodique. Jelle Koopmans plaide aujourd’hui pour « une approche situationnelle de la parodie qui saurait compenser l’insuffisance d’une approche trop “littéraire” ». L’accent de la recherche se déplace ainsi de la relation intertextuelle vers la situation qui prime sur « tout a priori anachronique », sur « la question générique » et sur « la présence d’indices textuels ». Le terme « parodie » se retrouve remplacé par celui du « fonctionnement parodique » qui signifie « fonctionnement social de la parodie ». Cette approche peut servir à démontrer qu’un texte de l’époque que nous identifions aujourd’hui comme parodie à la base de nos connaissances intertextuelles, ne l’était pas obligatoirement pour son auteur et son public. Le texte inscrit dans les pratiques festives peut acquérir ou perdre sa valeur parodique en fonction de son contexte social et de sa « situation performantielle17 ».
10Après ce rapide état des lieux, formulerons notre positionnement méthodologique par rapport à la question épineuse de la parodie qui nous guidera dans notre analyse. Pour pouvoir identifier la présence de la parodie dans nos sources ou constater son absence, nous avons besoins de critères. Tout en se prononçant contre la conceptualisation de la parodie dans la partie théorique de leurs études, les médiévistes et les seiziémistes évoqués se retrouvent contraints d’avoir recours à des définitions préexistantes dans leur analyse de cas. Dans notre propre enquête qui visera à cerner la pluralité de pratiques parodiques dans le micro-contexte siennois du xvie siècle, nous nous servirons des approches plurielles que la théorie met à notre disposition. Si les différentes définitions théoriques contemporaines sont inadaptées à l’ensemble de la production parodique de l’époque et ne permettent pas non plus de saisir toutes les implications d’une seule parodie, elles pourront néanmoins se révéler utiles à différents étapes et niveaux de l’analyse.
Enquête siennoise
Un nœud difficile à délier
- 18 Ici comme par la suite, en parlant des événements situés entre le 1er janvier et le 25 mars, nous s (...)
11Dans les années quatre-vingt du xxe siècle, donc à l’époque où Genette reprochait à la recherche littéraire de ne pas savoir de quoi elle parle en évoquant la parodie, un fait inexplicable a attiré l’attention des seiziémistes. En 1559, l’auteur siennois Pietro Fortini parodie sur les pages de son recueil Le piacevoli et amorose notti dei novizi un spectacle qui a eu lieu dans la même ville 27 ans plus tôt. Écrit en dialecte siennois, le fragment est désigné comme sacrepico. Il met en scène un rite sacrificiel exécuté par un groupe débridé de vilains. Derrièrre ce sacrepico dialectal, rustique, grossier et obscène des vilains, les spécialistes de la culture et littérature siennoise de l’époque parviennent à reconnaître Il Sacrificio, l’œuvre collective des membres de l’académie des Intronati, composée par ces gentilshommes dans un volgare illustre et représentée par eux-mêmes à Sienne au début de la saison carnavalesque de 1531/218.
12Dans son édition critique du recueil de Fortini, Adriana Mauriello va plus loin que tous les autres historiens littéraires dans sa vision caricaturale et grimaçante de cette parodie. Pourtant, elle avoue ne pas trouver le motif qui pourrait la justifier :
- 19 Pietro Fortini, Le piacevoli e amorose notti dei novizi, éd. A. Mauriello, Rome, Salerno, 1995, p. (...)
In tal caso rimarrebbe da spiegare perché mai Fortini, a ben ventisette anni di distanza dal Sacrificio degli Intronati, ne avrebbe composto una parodia, ormai decisamente inattuale e priva di mordente satirico. Ovviamente ci si trova qui dinanzi a un nodo difficile da sciogliere […]19.
« Dans un tel cas il resterait à expliquer pourquoi Fortini, à une distance historique de vingt-sept ans du Sacrifice des Intronati, en a composé une parodie, désormais absolument inactuelle et privée de son mordant satirique. Il est évident que nous nous retrouvons devant un nœud difficile à délier. »
- 20 F. Glénisson-Delannée, « La société ludique de Pietro Fortini », Bullettino senese di storia patria(...)
13Françoise Glénisson-Delannée, qui a également largement contribué à la redécouverte de Fortini, est également posé le « problème d’interprétation » de son texte. Elle trouve pourtant que « les termes de “parodie”, de “polémique”, de “satire”, de “caricature”, semblent, à la réflexion, excessifs pour caractériser la position de Fortini vis-à-vis de son modèle, et sans doute vaudrait-il mieux parler “d’imitation souriante”20 ».
- 21 Voir par exemple Hutcheon, Theory of parody, 2000, p. 78.
- 22 « When attempted for comic purposes, the imitation is known as parody ». Voir J. DellaNeva, « Imita (...)
14Ce « nœud difficile à délier » se présente donc tout d’abord comme enchevêtrement de termes autour de la question de la parodie dans les efforts interprétatifs de nos contemporains. Nous revenons ainsi à la question du départ de savoir « de quoi l’on parle » ici. Sans nous attarder à cet endroit sur le sujet terminologique qui risquerait de nous retenir trop longuement si on prenait en considération toutes les taxinomies, relevons juste les aspects qui seront importants pour pouvoir continuer à parler du texte de Fortini en termes de parodie. Les deux commentaires partent d’une vision très restreinte et anachronique de l’intention parodique, réduisant celle-ci au dénigrement du modèle. Dans le premier cas, cette vision détermine la teneur de la question adressée à la parodie de Fortini, qui risque d’être en partie faussement posée. Car un grand nombre de théoriciens et historiens de la parodie répliqueraient que cette pratique en général et surtout au xvie siècle, n’est pas obligée d’être dirigée contre son modèle mais, au contraire, pourrait lui servir d’hommage21. Dans le deuxième cas, la même vision négative conditionne le rejet du terme « parodie » au profit de celui d’« imitation souriante ». À cet endroit, on pourrait également alléguer les approches théoriques, évoquées ci-dessus, qui définissent la parodie à partir de la notion de l’imitation, tout comme l’opinion des historiens littéraires qui nous expliquent qu’à la Renaissance « la prolifération parodique découle plus largement encore du parti-pris de l’imitation » et se servent abondamment de l’expression « imitation parodique22 ».
15Cette considération élimine le problème de la légitimité du terme « parodie », mais maintient le problème d’interprétation de l’œuvre. La parodie de Fortini, dans le cadre littéraire du recueil et le contexte socioculturel de celui-ci, suscite certes de nombreuses questions. Mais à part ces questions on devrait également s’interroger si son modèle du Sacrificio n’était pas déjà une parodie en lui-même. Le cadre carnavalesque de la représentation, propice aux jeux parodiques, ainsi que le titre sous lequel le texte dramatique a été publié au xvie siècle, Comedia del Sacrificio de gli Intronati da Siena, nous incite à envisager cette possibilité. Dans un tel cas, il ne faudrait plus parler d’une parodie isolée mais se représenter une chaîne parodique. Ensuite, il conviendrait de s’interroger sur sa capacité de nous amener à un foisonnement de sacrifices parodiques donc vers une pratique d’envergure plus importante. Il serait nécessaire alors d’en découvrir les origines, les acteurs, les fonctionnements, les significations sociales et culturelles. C’est à partir de cette hypothèse et dans cette perspective que nous nous proposons d’explorer l’intertexte culturel siennois.
Les Intronati et leur Sacrificio
16Qui sont les Intronati qui se sont produits sur la scène carnavalesque siennoise en 1531/2 ? Afin de pouvoir dégager par la suite les différents aspects de leur représentation, il faudrait répondre à cette question d’identité collective d’une manière double et ambivalente.
- 23 « […] alcuni spiriti gentili in diverse qualità di dottrina eccelenti, i quali […] si disposero di (...)
17Dans leur première facette, les Intronati représentent la première académie italienne institutionnalisée qui s’est constituée en 1525 à Sienne. Ses membres, hommes lettrés, proviennent des plus nobles familles siennoises. Grâce à ce groupe porteur d’innovation, Sienne mérite le haut statut culturel du berceau du mouvement académique européen. Le nom symbolique de l’académie qui se traduit littéralement comme « assourdis par un fracas de tonnerre », signifie, selon les statuts de cette docte assemblée, l’attitude collective de détachement du monde au profit d’une vita contemplativa. Le programme des activités de l’académie des Intronati comprend les études grecques et latines et le développement de la langue littéraire toscane23.
- 24 Vocabolario degli Accademici della Crusca, Venise, Giovanni Alberti, 1612, p. 461. http://www.lessi (...)
- 25 Scipione Bargagli, Dell’ imprese [1578], Venise, Francesco de’ Franceschi, 1621, p. 220-221.
- 26 Pour un examen plus approfondi de la double identité collective des Intronati, voir mon article « L (...)
18Dans leur deuxième facette, les Intronati représentent une des nombreuses compagnies joyeuses qui pullulent dans le premier tiers du xvie siècle à Sienne à tous les niveaux sociaux et culturels. Se composant de jeunes hommes, cette compagnie qui se constitue le 1er mai s’inscrit dans la tradition coutumière des fêtes de jeunesse. Selon une deuxième interprétation donnée par les Intronati eux-mêmes, leur nom collectif a ses origines dans un sobriquet moqueur, attribué aux jeunes hommes par les jeunes femmes dans le cadre d’un divertissement collectif. Dans l’usage courant de l’époque, intronato est tout simplement un synonyme de « stupide » ou « balourd24 ». Dans le contexte festif et ludique d’une brigata hétérosociale, où les Intronati jouent le rôle d’amorosi giovani (jeunes amoureux), ce sobriquet acquiert une connotation érotique25 et pourrait être traduit comme « affolés par l’amour ». Le choix du nom collectif inscrit donc les Intronati dans la culture joyeuse des jeunes à marier de l’époque, dont les appellations évoquent la folie, la sottise ou l’amour. En tant que compagnie joyeuse, les Intronati sont loin de mépriser le monde et ses plaisirs. Leur mission sociale consiste à organiser le Carnaval26.
- 27 Pour la filiation des manuscrits et des éditions du Sacrificio à partir de 1537, voir F. Cerreta, « (...)
- 28 Il Sodo (Le Dur) est le nom de baptême académique de Marcantonio Piccolomini qui remplissait en 153 (...)
- 29 Il Sacrificio sera cité d’après l’édition qui est contemporaine à la parodie de ce texte créée par (...)
19La première manifestation collective mémorable de la jeune académie/ compagnie joyeuse des Intronati dans la ville de Sienne a pris la forme du Sacrificio, représentation offerte au public siennois pour l’ouverture de la saison carnavalesque de 1531/2. Ultérieurement, le texte dramatique pourvu de didascalies a été publié sous le titre Il Sacrificio de gli Intronati celebrato nei giuochi del Carnovale in Siena l’Anno MDXXXI Sotto il Sodo dignissimo Archintronato27. Cette édition, dont déjà le titre témoigne du rôle de l’Archintronato, prince de l’académie28, en tant que principal organisateur des jeux carnavalesques dans la ville, et nous donne aussi une chance de reconstruire le déroulement du spectacle29.
- 30 Pour ces détails, voir l’évocation du spectacle par Scipione Bargagli dans son Oratione in Lode del (...)
20Sur la scène carnavalesque installée en plein air, les Intronati érigent un autel dédié à Minerve30. Ayant allumé un grand feu en l’honneur de la déesse de la sagesse, ils apparaissent sur scène en nombre complet, guidés par Il Sodo Archintronato. Faisant intervenir un de leurs membres comme prêtre païen (sacerdote), les académiciens adressent une prière collective au panthéon des dieux olympiques. L’absence de l’invocation de Vénus est significative. Dans leur prière, les Intronati regrettent l’erreur de s’être consacré aux louanges des dames siennoises ingrates qu’ils déclarent dorénavant comme leur pires ennemies (« asprissime nimiche », p. 3). Choisissant Minerve comme leur protectrice, ils supplient la déesse de les libérer de « l’eterna infamia » (p. 7) du servage amoureux pour les diriger vers la sagesse, puisée dans les études des lettres. De la prière, les Intronati passent à l’acte du sacrifice. L’un après l’autre, ils jettent dans le feu sacré les gages d’amours personnels reçus de la part des femmes : qui un anneau, qui une mèche de cheveux, qui un mouchoir trempé de larmes. Ayant payé ce tribut à Minerve, les académiciens forment une procession qui fait trois fois le tour de l’autel. Ensuite chacun retire les cendres des reliques amoureuses du feu et les jette par‑dessus l’épaule. Sans se retourner en arrière, les adorateurs de Minerve quittent la scène. Les paroles du madrigal qui accompagne leur départ, font comprendre au public que les Intronati s’engagent sur le chemin ascendant de la connaissance, qui doit les amener vers la gloire sur terre et ensuite vers la béatitude des cieux (p. 24-25).
- 31 À l’époque, l’étiquette comedia est appliqué sans aucune rigueur à une variété si large de textes d (...)
21Le texte dramatique sera inclus par les Intronati dans un recueil de leurs pièces carnavalesques. Le titre figurant sur le frontispice du recueil, Comedia del Sacrificio de gli Intronati da Siena, semble indiquer l’intention comique du sacrifice, mais la provenance de ce titre et sa signification suscite trop de doutes dans la recherche pour qu’on puisse y insister31.
22Dans un des discours académiques, ce spectacle carnavalesque et sa publication sont rétrospectivement commentés comme suit :
- 32 Bargagli, Oratione in Lode dell’Accademia degli ‘ntronati, p. 485.
[gli Intronati] dilettaron niente meno con se medesimi, la loro amorevolissima, ed affettuosissima Cittadinanza ; raffigurando, a somiglianza delle superstitiose antiche genti, quel notabile Sacrificio d’Amore ; la cui propria forma si viene infino a’ presenti giorni, non senza a altrui molto diletto nelle pubbliche stampe a preservare32.
« [les Intronati]ont diverti pas moins qu’à leur propre dépens leurs concitoyens affectueux et pleins d’amour pour eux, en représentant, à la manière des Anciens superstitieux, ce notable Sacrifice d’Amour, dont la forme a été conservée jusqu’à nos jours par sa publication et procure toujours un grand plaisir [aux lecteurs contemporains]. »
- 33 « Parody is, in another formulation, repetition with critical distance, which marks difference rath (...)
- 34 Hutcheon, Theory of parody, 2000, p. 15.
- 35 Pour Margaret Rose, l’effet comique est un critère inaliénable de la parodie. « The creation of com (...)
- 36 Pour les images sanglantes du sacrifice chez Ovide (auteur particulièrement cher aux Intronati, che (...)
23Ce commentaire nous donne quelques éléments pour pouvoir considérer Il Sacrificio dans une lumière parodique. Premièrement, il nous fait comprendre que ce n’est pas un texte concret mais plutôt l’ensemble du bagage mythologique et littéraire antique qui constitue le modèle transformé dans le spectacle. La première opération parodique consiste en prise de « distance critique33 » par rapport aux Anciens, désignés comme « superstitiose antiche genti ». Continuant à se servir de la terminologie de Hutcheon, on peut désigner la deuxième opération parodique comme « transcontextualisation34 ». Les Intronati transposent le rite sacrificiel qu’ils exécutent à la manière des Anciens, dans les coordonnées carnavalesques de la Sienne du xvie siècle. La forme rituelle dont ils se servent se remplit d’un nouveau contenu qui est sans doute en relation avec leur propre identité collective. Un effet comique, critère de la parodie, non nécessaire selon Hutcheon, et nécessaire selon Rose35, serait envisageable à partir du contraste qui se crée entre l’image sanglante du sacrifice des Anciens, transmise dans les sources littéraires bien connues aux Intronati36, et l’image galante des objets sacrifiés par les Intronati. Le commentaire n’évoque pas explicitement le rire qui pourrait nous servir d’indice du comique. Pour caractériser l’intention et l’effet du Sacrificio, il choisit un terme plus vaste, il diletto (joie, plaisir ou divertissement), procuré d’abord par ce spectacle à tous les citoyens qui y avaient assisté et ensuite par le texte dramatique, publié plus tard, à ses lecteurs. Quel que puisse être sa signification précise dans notre contexte, l’insistance sur il diletto provoque une question incontournable : comment les dames siennoises, faisant partie du public et interpellées de nombreuses fois directement par les acteurs, pouvait-elles se divertir, éprouver le plaisir et manifester la joie en s’entendant traiter de « pires ennemies » ?
24Pour pouvoir examiner la performance du Sacrificio, adressons-nous tout d’abord à une étude récente qui s’interroge sur la possibilité d’appliquer les critères de la parodie, élaborés sur des exemples littéraires, à la parodie rituelle. Celle-ci contient une consideration importante pour notre sujet:
- 37 Döring, Performances of Mourning, p. 159-160.
Unlike the forms of textual borrowing and literary “transcontextualization”, on wich Hutcheon, Dentith, Rose, Genette and others focused on, we are concerned with ceremonial activities and therefore face the question of how exactly the parodistic version of a ritual differs from a genuine performance […] the parodistic performance of a ritual might still be thought to generate genuine effects. Ritual parody, therefore, moves on dangerous ground37.
- 38 Voir p. ex. Richard Andrews, « The Intronati and Sienese comedy », A history of Italian theatre, éd (...)
- 39 Voir Newbigin, « Introduzione », p. xvi. Pour l’interprétation philogine du Sacrificio, voir égalem (...)
25Aujourd’hui, le sacrifice parodique des Intronati est interprété de deux façons contraires. Certains historiens du spectacle qui privilégient une optique rituelle et donc le geste collectif d’incinération des gages d’amour dans le spectacle, y reconnaissent un authentique « rite misogyne38 ». D’autres reconnaissent la valeur principale du spectacle dans la récitation des sonnets pétrarquistes par chacun des Intronati au moment de jeter un gage d’amour dans le feu. Ces derniers sont d’opinion que la parole poétique abolit le geste rituel de rejet. À partir de cette optique littéraire, on parvient à attribuer à la cérémonie académique dans son ensemble une signification philogyne39. Cette dernière interprétation semble se confirmer dans l’épilogue et le prologue du spectacle qui font apparaitre un des Intronati qui chante les louanges des dames en s’accompagnant de la lyre.
26Il suffirait de suivre Bakhtine pour attribuer au message du spectacle, inscrit dans les coordonnées rituelles du Carnaval, une valeur ambivalente. Cette valeur est pourtant trop abstraite pour pouvoir inscrire cette manifestation de l’académie joyeuse dans son contexte socioculturel.
- 40 Paolo Toschi, partant d’une approche socio-anthropologique de l’histoire du théâtre italien pratiqu (...)
27Nous nous proposons donc plutôt de dégager les différents niveaux de signification de ce rite-spectacle40.
Signification rituelle
- 41 Voir V. Marchetti et G. Patrizi, « Castelvetro, Ludovico », Dizionario Biografico degli Italiani, v (...)
28Ludovico Castelvetro (1505-1572), largement connu à l’époque pour son esprit aiguisé de critique littéraire, avait séjourné à Sienne et fréquenté les Intronati dans les années vingt – début des années trente41. Il écrit dans sa lettre de 1536, adressée à son ami Filippo Valentini :
- 42 Lettere di Lodovico Castelvetro, Raccolta d’Opuscoli scientifici e filologici, éd. F. Beretta (ed.) (...)
Voi lodate il trovamento del Sacrificio Intronatesco, & se non m’inganno, credete loro essere stati gli autori. Ma sappiate che non essi, […], ma i passati Senesi o Toscani furono i primi ordinatori di simili solennità amorose, & allora che io dimorava in Siena, intesi che il popolo Sanese non vedeva Sacrificio potersi rendere ad Amore in altra guisa che gittare nel fuoco alcuna cosa ad honore o a vergogna d’Amore42.
« Vous louez l’invention du Sacrifice des Intronati, et, si je ne me trompe pas, croyez qu’ils en ont été les auteurs. Mais sachez que ce ne sont pas eux, mais des Siennois et des Toscans des générations passées qui sont à l’origine de telles solennités amoureuses, et lorsque je séjournais à Sienne, j’avais compris que le peuple siennois ne voyait pas une autre manière de faire un sacrifice d’Amour que de jeter dans le feu quelque chose en l’honneur ou déshonneur de l’Amour. »
- 43 Voir C. Manciocco et L. Manciocco, L’Incanto e l’arcano. Per una antropologia della Befana. Rome, A (...)
29Le moment exact de l’exécution du sacrifice parodique des Intronati permet de préciser ce témoignage important. Il Sacrificio a été mis en scène la veille de l’Épiphanie. Le soir du 5 Janvier est le moment de l’année où la jeunesse siennoise allume les grands feux pour célébrer la fête populaire qu’on connaît sous le nom de la Befana43. Le feu du sacrifice parodique nous conduit donc vers le feu rituel authentique de cette fête juvénile qui inaugure la saison carnavalesque.
- 44 Manciocco, L’Incanto e l’arcano, p. 81.
- 45 Manciocco, L’Incanto e l’arcano, p. 79-80, p. 130.
- 46 Toschi, Le origini del teatro italiano, p. 346-347.
30Interrogeons-nous plus précisément sur la signification rituelle des feux de la Befana. Castelvetro indique que ces feux sont allumés par le peuple siennois ad honore o a vergogna d’Amore. Selon les anthropologues et les ethnologues, le feu comme élément principal de cette fête de jeunesse crée un espace magique à la fois apotropaïque et propitiatoire44. Les objets que les jeunes hommes jettent dans le feu nocturne peuvent avoir la forme de figures féminines des sorcières dont il faut se protéger. Mais le jour de l’Épiphanie est traditionnellement le jour de déclaration des fiançailles. Les feux allumés dans la nuit qui précède, ont donc également un pouvoir magique d’augure matrimonial45. Comme le précise Paolo Toschi, les augures de la Befana proviennent directement du feu magique, allumé dans le cadre des rites-spectacles des associations de jeunesse. Les jeunes jettent dans le feu les objets qui symbolisent l’union, pour les retirer incandescents et les lancer après, en accompagnant ce geste par le nom des fiancés46.
31Au premier niveau de sa signification, Il Sacrificio des Intronati est donc un rite festif des feux de la Befana. Il a une valeur symbolique pour toute la jeunesse siennoise indépendamment de son niveau de culture. Le plaisir qu’il procure aux hommes comme aux femmes est assuré par la reconnaissance des formes coutumières de ce rite de passage derrière la performance parodique à la manière des Anciens.
Signification sociale
- 47 À la fin de la même saison carnavalesque, les Intronati ayant acquis une certaine visibilité social (...)
32Pour différencier clairement ce deuxième niveau du premier, précisons qu’il s’agit ici de la problématique spécifique de la micro-société académique. Rappelons que la représentation du Sacrificio offrait à la jeune académie la première occasion de se présenter publiquement aux habitants de la ville. L’objectif qu’on pourrait comprendre comme augmentation du capital social de la compagnie, pourrait fournir la raison pour laquelle les auteurs, les acteurs et les personnages coïncident dans les mêmes figures des Intronati47. L’académie déploie devant le public leur propre structure hiérarchique en montrant leur Archintronato, leur protecteur et membre honoraire Alfonso Piccolomini, Duc d’Amalfi (Il Desiato), comme une trentaine d’autres membres défilant l’un après l’autre, présentés dans le texte dramatique sous leurs noms de baptême académique.
- 48 Sur ce sujet, voir Girolamo Bargagli [Materiale Intronato], Dialogo de’ giuochi che nelle vegghie s (...)
- 49 J’emprunte cette approche métaphorique des figures féminines à Ricardo Bruscagli, en élargissant le (...)
33Mise à part cette fonction représentative du Sacrificio, la synthèse entre le feu de la Befana et le feu de Minerve, rendue possible par la parodie, permet aux Intronati de négocier dans l’espace liminal du Carnaval la problématique sociale de leur identité collective. Cette identité du groupe suscite à l’époque des polémiques et des reproches dans la société siennoise. L’académie est-elle « une auberge de doctrines » opposée au monde, ou « le pré délicieux d’études plaisantes » cultivées comme exercice mondain48 ? La contradiction entre ces deux identités collectives que nous repérons dans le domaine discursif des traités et des polémiques, est surmontée dans la performance du Sacrificio. La superposition des deux sources de lumière, le feu de Minerve et le feu de la Befana, permet aux Intronati d’éclairer à la fois les deux espaces de leur institution sans les opposer l’un à l’autre : d’un côté, l’espace intérieur de l’académie accueillant les hommes sérieux qui abandonnent le monde pour se consacrer aux études assidues des lettres ; de l’autre côté, cet espace extérieur de l’académie joyeuse, situé en plein air, où elle célèbre son alliance avec le monde dans un jeu carnavalesque de coquetterie galante avec les femmes. À ce niveau de signification du Sacrificio, la figure collective des femmes n’est qu’une métaphore du monde49.
Signification littéraire
- 50 Voir Newbigin, « Introduzione », p. 5. L’examen approfondi des formes poétiques contenues dans le t (...)
- 51 Capitoli dell’ Accademia degli Intronati di Siena, Biblioteca Comunale di Siena Cod. Y.I.1.
- 52 Voir p. ex. G. Bargagli, Dialogo de’ giuochi, p. 134. La métaphore végétale de plantes, fruits et l (...)
34À ce niveau, le sacrifice parodique fonctionne comme démonstration de l’excellence littéraire de l’académie. Les historiens littéraires ayant examiné de près Il Sacrificio du point de vue de ses moyens d’expression poétiques, ont relevé la forme élaborée de cette composition50. Considéré sous cet angle, le sacrifice dramatique remplit la fonction du cadre pour une sorte de concours de sonnets pétrarquistes qui se développe sur scène. La récitation des sonnets occupe la majeure partie du temps du spectacle, comme on peut le déduire du texte publié. Mûris à l’intérieur de l’« auberge de doctrines » (suivant l’ensemble des procédures académiques de lectures et commentaires de Pétrarque, d’écriture individuelle par chacun des membres, de discussion critique, de censure rigoureuse et de sélection)51, ces meilleurs fruits de l’académie sont offerts aux dames pendant le Carnaval52 et au large public de lecteur dans le recueil publié par les Intronati.
Sacrificio, Sacrepico et sacrifitii : la parodie de Pietro Fortini dans son contexte littéraire et social
- 53 Nos connaissances au sujet de la vie de Pietro Fortini sont assez pauvres et en partie approximativ (...)
- 54 Cette comédie a inspiré de nombreux auteurs, jusqu’à Shakespeare dans sa Twelfth Night. Tout au lon (...)
35Né à la charnière des siècles à Sienne, l’auteur Pietro Fortini y a passé toute sa vie53. Nous ne possédons pourtant aucun témoignage de sa participation aux activités des nombreuses associations littéraires de sa ville natale. En raison de sa condition modeste, ce bourgeois siennois ne pouvait pas être membre d’une académie nobiliaire. Mais il semble qu’il n’appartienne pas non plus à des congrégations littéraires d’artisans siennois, dont son travail dans une entreprise de production de papier aurait pu le rapprocher. Contemporain de la première génération des Intronati, ce patriote siennois aurait pu faire une double expérience du Sacrificio dans sa jeunesse : celle du spectateur de cette représentation publique en 1531/2 et celle du lecteur à partir de 1537. Mais c’est seulement à la fin de sa vie qu’il nous offre son témoignage de la réception productive du Sacrificio des Intronati dans la parodie contenue dans son recueil. En se basant sur la date de représentation, la critique a trouvé la parodie inactuelle. Mais sur le fond des quinze éditions du Sacrificio qui ont toutes eu lieu au xvie siècle, ce fait nous paraît moins étonnant. La parodie de Fortini pourrait être un symptôme du succès littéraire et éditorial de l’académie. D’autre part, ce succès n’est pas dû au Sacrificio mais à la célèbre comédie Gl’Ingannati qui fait partie du même volume et qui explique ses nombreuses rééditions54. Pour comprendre l’intérêt exagéré porté par Fortini pour cette œuvre finalement mineure des Intronati, il faudrait donc chercher d’autres raisons, à l’intérieur et à l’extérieur de son recueil.
- 55 Par la suite, ce recueil sera cité d’après son unique édition critique : P. Fortini, Le piacevoli e (...)
- 56 Ce recueil sera également cité d’après l’édition critique : P. Fortini, Le Giornate delle Novelle d (...)
- 57 Pour l’analyse des deux recueils dans la double perspective de transformation du modèle du Decamero (...)
- 58 Ainsi est désignée cette pratique festive siennoise dans Il Dialogo de’Giuochi, p. 218.
36Le piacevoli et amorose notti dei novizi55 est le titre de la deuxième partie du diptyque sur lequel Fortini a travaillé entre 1555 et 1559, ayant intitulé sa première partie Le giornate delle Novelle de’Novizi56. À la différence des Giornate, recueil de nouvelles à cadre d’inspiration clairement décaméronienne, la composition des Notti est hautement hétérogène. Passant des Giornate vers les Notti, Fortini s’éloigne progressivement du modèle littéraire de Boccace en se rapprochant des pratiques festives des veillées (veglie) siennoises57. Le divertissement de son amorosa brigata, représentée dans le cadre, inclut non seulement il giuoco del novellare58, mais également de nombreuses autres formes de réjouissances carnavalesques des brigate de son époque et de sa la ville natale. Dans son écriture littéraire, il reflète toute la variété des pratiques festives comme jeux, danses, chants, banquets et spectacles comiques, et offre une large palette de genres littéraires. Parmi les nombreuses pièces dramatiques, inclues dans le cadre narratif des Notti, on trouve à côté des farces et comédies de composition originale de l’auteur la parodie du Sacrificio des Intronati. Cette parodie se réalise dans l’image d’un sacrifice d’amour a la villana.
- 59 Fortini, Notti, p. 497-530.
37Vers la fin de la Quatrième Nuit, à l’issue d’un magnifique banquet dans une belle demeure située dans la campagne, l’amorosa brigata se déplace dans le jardin pour assister à une représentation scénique59. Les jeunes hommes et les jeunes femmes s’installent devant une tribune sur laquelle est érigée une statue de Cupidon. Les acteurs viennent au même endroit de l’extérieur de l’enceinte de la belle demeure et appartiennent à une autre brigata, entièrement composée de jeunes hommes en habits de vilains. Leur tumultueuse entrée en scène est décrite comme suit :
[…] si sentì drento al primo cortile un gran rumore di brigate ; e per la verdeggiante pergola si vedeva un chiaro splendore, taché giorno pareva. […] eco che aparisce nel secondo cortile una gran torma di giovani tutti vestiti a villani, e ognuno di quelli aveva in mano una gran fiacola di pino accesa ; e arrivati sotto la tribuna a dove un Cupido stava a modo d’oracolo, tutti a quello intorno si fermoro. (p. 497)
« […] on entendit, venant de la première cour, un grand bruit de brigades ; et à travers une tonnelle verdoyante on voyait une lumière si splendide qu’il paraissait qu’il y faisait jour. […] voici qu’apparait dans la deuxième cour une grande bande de jeunes, tous habillés en vilains, et chacun d’eux tenait dans la main une grande torche de pin allumée ; et arrivés sous la tribune où un Cupidon était érigé à la manière d’un oracle, ils formèrent un cercle autour de lui. »
38Le spectacle de cette bande de jeunes mâles est désigné comme sacrificio par le narrateur auctorial (p. 530). Les personnages qu’ils incarnent annoncent le rite auquel ils participent comme sacrepico (p. 498), en déformant la prononciation du mot alla villana.
39Tout le déroulement du sacrepico est marqué à la fois par l’extrême fidélité aux Intronati et ce qui paraît tout d’abord être une extrême irrévérence à leur égard. Dans l’ensemble de ses quatre parties, cette représentation reproduit exactement la structure dramatique du Sacrificio : prologue chanté par un con la lira, la prière récitée par le sacerdote de la part de toute la compagnie ; le sacrifice de gages d’amour exécuté par la brigata masculine ; la réapparition d’un con la lira dans l’épilogue.
40L’ambivalence du message dramatique est également maintenue dans son oscillation entre le geste de séparation des gages d’amour et la parole des sonnets célébrant l’amour.
41Le modèle académique clairement reconnaissable se retrouve pourtant travesti à l’aide de plusieurs moyens : costumes, attributs et langage. Au lieu de nobles académiciens siennois, on retrouve sur la scène imaginaire de Fortini les personnages de rustres vilains (rozzi villani). Un con la lira apparait chez Fortini chevauchant un âne, monture infâme. Dans ses stanze chantées en introduction et adressées aux femmes, il s’exprime rusticamente, comme le souligne le narrateur (p. 497). Il sacerdote qui rassemble tous les participants pour une prière, parle également « con villanesche parole e rustici accenti » (p. 504). La grossièreté d’apparence et le registre dialectal du langage vont de pair avec vulgarité et obscénité d’expression.
42Quelques libertés à l’égard du modèle que se permet Fortini ne changent pourtant pas le sens du sacrifice. Nous nous rendons compte que l’auteur a remplacé Minerve, vénérée par les académiciens, par Cupidon, vilipendé par les brigate des vilains. Cette substitution permet à Fortini de se distancier de la culture académique, tout en suivant exactement la logique masculine du spectacle des Intronati dans l’acte du sacrifice de l’amour. En conséquence, la prière collective des Intronati prend la forme de vitupération. Travestissant le Banquet de Platon cher aux académiciens, le sacerdote des villani représente la nature ambiguë de l’amour dans une double image farcesque de larron et de cocu, autrement dit du trompeur et du trompé : « Vel voghian far mechí queste brigate / Un certo sacrepico o ver refiuto / A questo ladroncel beco cornuto » (p. 498) (Cette brigade veut vous représenter ici un sacrifice ou un vrai rejet de ce larron et de ce cocu).
- 60 Formes de la poesia giocosa anti-pétrarquiste, ils véhiculent un double sens érotique au niveau de (...)
43Rassemblés en grand nombre autour de la statue de Cupidon, les vilains rabaissent son image, en rebaptisant le fils de Vénus en « cazzo con le ale » (membre viril avec des ailes, p. 502). Sa mère est traitée de putain (p. 504). Quant aux gages d’amour, ils sont représentés chez Fortini par les choses rustiques, basses ou sales, comme une citrouille, un poireau ou un radis, un rôti de porc ou un mouchoir taché de sang féminin, qui constitue une référence parodique au mouchoir trempé de larmes, sacrifié par un Intronato. Tous ces objets symboliques sans exception véhiculent des images sexuelles métonymiques ou métaphoriques. Ces images sont développées dans les compositions poétiques des villani. Les soupirs pétrarquisants des Intronati dans leurs sonnets sont étouffés chez Fortini dans le ricanement des sonetti caudati bernesques, célébrant l’amour charnel60. La direction spirituelle du geste et de la parole poétique des académiciens s’inverse ainsi dans le sacrepico en prenant dans la performance obscène des vilains la direction vers le bas corporel.
- 61 Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais.
44Revenons brièvement vers la question terminologique. Bakhtine désignerait ce spectacle comme parodie carnavalesque, inspirée par la « culture populaire », ce qui devrait ranger son objet dans le domaine opposé qu’il désigne comme « culture officielle61 ». Notre exemple permet de se rendre compte d’une configuration plus complexe de la parodie carnavalesque qui peut avoir une autre parodie carnavalesque comme son objet, autrement dit, d’une mise en abîme de la parodie carnavalesque. Néanmoins, retenons cette idée bakhtinienne de l’« officiel », pour voir plus tard quel terme serait plus approprié pour désigner le statut social de la représentation des Intronati dans sa relation avec le texte de Fortini, comme avec d’autres textes qui rentreront plus tard dans le champ de notre considération.
- 62 Genette, Palimpsestes, p. 45. Pour la considération critique de la terminologie de Genette, voir Sa (...)
45Selon la taxinomie de Genette, il sacrepico de Fortini ne serait pas une parodie mais un travestissement. Ce terme me paraît particulièrement approprié dans le cas de Fortini. Car le travestissement de jeunes acteurs masculins en paysans ainsi que la « transformation » du Sacrificio qui déplace ce « texte singulier » d’un registre noble au registre vulgaire, sans changement de sujet, permet d’utiliser le mot au sens littéral comme au sens figuré. D’autre part, selon Genette, le travestissement fait le contraire de la parodie qui change ce sujet tout en respectant la forme. Genette établit également une différence d’ordre fonctionnel entre la parodie qui joue avec l’hypotexte et le travestissement qui s’en moque62. Cette opposition formelle et fonctionnelle du travestissement à la parodie par le poéticien ne me permet pas d’appliquer ses définitions sans réserve.
46Car cela signifierait la fin de l’interrogation sur l’intention de Fortini. Nous préférons donc garder le terme de parodie pour examiner le cas de Fortini, tout y incluant la technique de travestissement.
- 63 À titre de comparaison, évoquons le recueil Piacevoli notti de Straparola (1550-1553). Le cadre de (...)
47Le cadre du recueil se révélera précieux pour évaluer l’intention de l’auteur dans sa parodie, mais pas dans l’immédiat. Le premier constat que nous pouvons faire en espérant entendre la réaction à ce spectacle de la part de l’amorosa brigata du cadre, est négatif. Cette absence de jugement est étonnante. Car selon les règles intradiégétiques de civilité, incarnées par les amorose brigate des recueils à cadre de l’époque, le double sens obscène et le registre bas de la performance dramatique des villani devrait troubler l’harmonie de l’amorosa notte de la brigata aspirant à la noblesse et provoquer l’indignation, au moins celle des femmes mises en scène dans le cadre63. Qu’est-ce qui protège la parodie de Fortini contre la réprobation sociale de l’obscénité à travers son amorosa brigata, qui a lieu dans les autres fragments du recueil ?
48Pour commencer à répondre à cette question, il faut s’interroger sur la provenance et la signification des personnages des villani, qui conditionnent ce passage du Sacrificio du registre haut au registre bas.
- 64 Laura Riccò, Giuoco e teatro nelle veglie di Siena, Rome, Bulzoni, 1993, p. 115.
- 65 Riccò, Giuoco e teatro, p. 15 : « Ancora, la cultura senese del Cinquecento […] accoglie anche pers (...)
- 66 Eichel-Lojkine, Excentricité et humanisme.
49Dans les moyens stylistiques qui servent à Fortini pour rabaisser Il Sacrificio des Intronati, Laura Riccò identifie le « langage technique » des pièces rustiques des artisans siennois, et en premier lieu celles de la célèbre Congrega dei Rozzi (Congrégation des Rustres)64. L’opposition de cette compagnie littéraire et dramatique cultivant il basso stile aux nobles Intronati avec leur programme d’études classiques et pratiques de l’alto stile de la poésie et prose toscane est un lieu commun de la recherche. Suivant cette optique, on attribue à Fortini une place excentrique par rapport à chacun de ces deux pôles culturels siennois. À Partir de cette attribution, la recherche caractérise sa réception des œuvres littéraires comme omnivore, c’est à dire intégrant tout ce qui pourrait contribuer au divertissement de ses lecteurs, et sa démarche d’auteur comme non organisée, non codifiée, variant et combinant à son gré les formes culturelles basses en provenance des Rozzi et les formes culturelles hautes en provenance des Intronati65. Cette vision correspond parfaitement à l’approche de la parodie développée par Patricia Eichel-Lojkine à partir de la notion de l’excentricité66. Nous y reviendrons.
- 67 Voir Riccò, Giuoco e teatro, p. 49-50.
- 68 Mazzi, La Congrega dei Rozzi, vol. 1, p. 170-175, p. 202-204.
50Approfondissant les liens entre le sacrifice alla villana de Fortini avec le théâtre des artisans, Riccò évoque les parodies des rites sacrificiels qui étaient répandus dans la dramaturgie comique des Rozzi à l’époque de Fortini67. Les recherches de l’historien de cette congrégation Curzio Mazzi complètent ces données. Tout au long du xvie siècle, non seulement chez les Rozzi qui se sont constitués en 1531, mais déjà chez leurs prédécesseurs qu’on désigne comme pre-Rozzi, on trouve plusieurs exemples de sacrifices des villani à Cupidon, Vénus ou Apollon, destinés à faire rire68. Voici, par exemple le titre d’une commedia villanesca du pre-Rozzo Giovanni Roncaglia, dont la première publication remonte à 1527 :
- 69 Mazzi, La Congrega dei Rozzi, vol. 1, p. 202 ; Valenti, p. 98.
Lo Scaniccio, Commedia della Speranza, molto elegante e sententiosa, nella quale si contiene come due Fratelli Pastori erano innamorati di due sorelle Ninphe, con sacrifitii e moresche, e molti solazzevoli gesti atti e giuochi, et massime quelli di Scaniccio villano, che leggendoli e vedendoli non potrete contenere le risa69.
« Scaniccio, Comédie d’Espoir, très élégant et sentencieuse, qui représente l’amour des deux bergers qui sont frères pour deux nymphes qui sont sœurs, avec sacrifices et moresques, et beaucoup de gestes, actions et jeux divertissants, et en premier lieu ceux du Scaniccio le vilain ; en les lisant ou en les voyant vous ne pourrez pas vous retenir de rire. »
51Toutes ces données précisent le témoignage de Castelvetro, en démontrant que le sacrifice parodique n’est pas qu’un rite festif de la Befana, mais aussi un micro-genre dramatique siennois. Développé par les artisans, ce genre se constitue en recours burlesque à l’Antiquité bien avant que la compagnie humaniste d’Intronati s’en prenne, pour élever le sacrifice parodique au niveau de l’écriture académique. Derrière une chaîne parodique, nous découvrons donc un foisonnement générique de sacrifices parodiques et leur circulation entre différents niveaux de culture.
- 70 Voir R. Trexler, Public life in Renaissance Florence, Ithaca and London, Cornell University Press, (...)
52À partir de cette perspective de l’opposition entre le théâtre des nobles et le théâtre des artisans, entre le haut style des premiers et le style bas des derniers, on pourrait désigner avec Richard Trexler la performance esthétique du groupe rituel des Intronati comme upgrading du Carnaval70. Vue sous cet angle, la parodie de Fortini devrait constituer d’une part un geste satirique à l’égard de la culture des élites et d’autre part un geste de défense de la culture populaire, faisant retourner le sacrifice usurpé par les Intronati dans son domaine esthétique d’origine.
- 71 Riccò, Giuoco e teatro, chapitre « Gli Intronati “alla villana” », p. 29-38.
- 72 Les sources manuscrites sont citées d’après Riccò, Giuoco e teatro, p. 29-30.
53Notre enquête siennoise se complique si nous prenons en considération le fait que les Intronati eux-mêmes ont cultivé la veine rustique dans leurs compositions festives, en se rabaissant jusqu’aux figures des villani71. Les fruits et légumes obscènes qui apparaissent comme gages d’amour dans le sacrepico littéraire de Fortini, se laissent identifier à la même époque chez les Intronati. Dans la correspondance entre les Intronati ainsi que dans un volume des Rime inédites, se trouvent les images d’une veillée aristocratique de l’année 1559. Au cours de cette fête carnavalesque, les académiciens sont intervenus déguisés en paysans, en chantant des vers farcis de double-sens (« stanzie rjdjcule et piacevolj ; et doppie per tuttj i versi »). Ainsi, arrivant avec des dons de fruits pour les dames, les académiciens-paysans invitent ces dernières à les aider à bien remplir le panier (« aiutarli a empir bene lo staio », récipient cylindrique utilisé à la campagne comme unité de mesure et image métaphorique répandue du sexe féminin). Ils les invitent ensuite à la chasse d’oiseau, image traduisant la même signification sexuelle (« poi al boschetto e al bruscello »). Et chacune de ces images représente une équivoque érotique (« et ogni cosa era con doppiezza »). Les académiciens eux-mêmes définissent ce genre de composition comme étant « di basso stile72 ».
54En analysant ces sources manuscrites, Laura Riccò arrive à la conclusion que cette veine rustique est une veine occultée dans la production des académiciens. Pour leurs spectacles carnavalesques publics, ils choisissent l’alto stile et se travestissent en bergers arcadiens. Les académiciens siennois ne pratiquent le basso stile ainsi que le déguisement en vilains que dans le cadre privé des veillées, derrière les portes fermées des maisons aristocratiques. Cette conclusion importante nous permet d’abandonner la dichotomie bakhtinienne de l’officiel et du carnavalesque au profit d’une vision plus différenciée et dynamique du carnavalesque privé et du carnavalesque public.
55Osons une hypothèse, spéculative, certes, mais plausible sur le fond des deux facettes de divertissements académiques de l’époque : si Il Sacrificio n’avait pas été conçu comme un spectacle public mais comme un divertissement privé, il aurait pu prendre chez les Intronati eux-mêmes la forme rustique, truffée d’équivoques obscènes et donc proche de celle que nous retrouvons chez Fortini.
- 73 Riccò, Giuoco e teatro, p. 30,50.
- 74 Voir Mazzi, La Congrega dei Rozzi, vol. 1. p. 209.
56Riccò désigne les performances rustiques des académiciens comme autoparodie qui procède par emprunts au du langage technique des artisans73. Car les Intronati et les Rozzi sont considérés comme deux pôles culturels contraires. À l’aide des données recueillies par Mazzi, on parvient pourtant à entrouvrir une perspective différente. Les œuvres dramatiques clandestines des nobles académiciens, versés dans les compositions rustiques, sont parfois écrites pour être jouées par les Rozzi, enrichissant le répertoire public de ces derniers74. Nous pouvons en déduire qu’en dépit de leurs programmes opposés, il existe une zone de coopération littéraire entre les compagnies des nobles et les compagnies des artisans. Cette zone de contact et interférences se construit à travers leur identification festive commune avec les figures des villani et les pratiques communes du basso stile.
57Pour comprendre, sur quelle base se développe la communauté des pratiques, il faudrait déchiffrer la signification de l’habit de villano, travestissement qui parvient à réunir les compagnies littéraires et dramatiques composées d’hommes provenant de milieux sociaux et culturels éloignés.
- 75 Voir par exemple R. Andrews, Scripts and scenarios. The Performance of Comedy in Renaissance Italy, (...)
58Dans le traitement des personnages des villani, les historiens du théâtre pratiquent majoritairement une approche sociologique d’inspiration marxiste. Dans les mises en scènes des rozzi villani, on reconnaît dans la plupart des cas la satire que la population urbaine adresse contre la population rurale75. C’est à partir de cette approche répandue que Glénisson-Delannée essaye de saisir la signification du sacrepico de Fortini :
- 76 Glénisson-Delannée, « La société ludique de Pietro Fortini », p. 214.
La satire des vilains pourrait être à la fois porteuse d’une inquiétude en rapport avec la réalité économique et d’une ambition appartenant au domaine du rêve ; en clair elle révèlerait la crainte de la moyenne bourgeoisie face à l’arrivée à la ville d’une importante main-d’œuvre concurrente de paysans, et d’autre part, associée à l’imitation du modèle des Intronati dans le Sacrifice, elle correspondrait à la tentative de cette même classe de se parer des valeurs d’aristocratie76.
- 77 Pour les performances académiques, voir les fragments manuscrits reproduits par Riccò, Giuoco e tea (...)
- 78 Pour quelques exemples, voir Canti carnascialeschi del Rinascimento, éd. Ch. S. Singleton, Bari, La (...)
- 79 J’emprunte cette image juvénile du « green world » à l’essai de Nothrop Frye, « The mythos of Sprin (...)
- 80 Ci-dessous, le dialogue sera cité d’après l’édition critique de Luca Serianni, les pages seront ind (...)
59Rien ne nous dit pourtant, comme on l’a déjà constaté, que les figures des villani chez Fortini sont négativement connotées. Rien ne nous indique non plus que ces figures joyeuses, hypersexualisées et vulgaires se rattachent à la réalité économique de l’époque. Et si nous considérons les fêtes privées des académiciens, comme certaines compositions des Rozzi, nous pouvons, au contraire, noter plutôt l’identification positive des membres de ces compagnies joyeuses avec les figures des villani. Il ne s’agit pas de vouloir complètement exclure de la scène théâtrale siennoise la présence d’une figure satirique de paysan, puisant ses sources dans la réalité sociale et économique. Nous proposons plutôt de différencier celle-ci de la figure symbolique du paysan qui apparaît dans les textes dramatiques dont il est question ici. Cette figure symbolique, comme le prouvent les sources manuscrites des Intronati ainsi que le texte de Fortini, est interchangeable avec d’autres figures symboliques : satyre, pèlerin ou romito (hermite et prédicateur vagabond)77. Dans un contexte plus large, le dénominateur commun de toutes ces figures est leur extériorité par rapport à un monde établi et réglé qui nous renvoie à la problématique de la classe d’âge de la jeunesse masculine. Chez Fortini comme dans d’autres sources de l’époque, en premier lieu dans les célèbres chants carnavalesques florentins qui font recours aux mêmes figures marginales, celles des contadini/villani, pellegrini et romiti78 , il s’agit à chaque fois des habits et déguisements portés par des brigate urbaines composés de jeunes hommes dans leurs bravades amoureuses hypersexualisées. Tous les attributs agricoles du villano, fruits et légumes sexuellement connotés, symbolisent le monde vert79 des rites juvéniles. En correspondance avec la valeur symbolique de l’habit et des attributs du villano, le basso stile des pièces alla villana ne serait pas à comprendre dans une relation directe avec un sociolecte rural, mais comme développement théâtral du jargon juvénile des groupes urbains de jeunesse masculine, développé en recours à ce sociolecte pour signifier leur position liminale dans la société. Ce langage des brigate masculines, hypersexualisé et vulgaire, servirait à exprimer leur non-appartenance au monde des adultes et canaliser les pulsions sexuelles. Nous trouvons un appui de cette conception du basso stile dans un fragment du dialogue siennois consacré à la questione della lingua et provenant directement du milieu des académiciens qui pratiquent les divertissements carnavalesques alla villana : Il Turamino ovvero del parlare e dello scriver Sanese (1602)80. Dans un fragment de ce traité dialogique semi-sérieux, semi-ludique, son auteur Scipione Bargagli définit le langage « bas et rustre », pratiqué par les artisans Rozzi comme par les nobles Intronati dans le cadre des divertissements alla villana, comme signe identitaire des brigate urbaines : « parlar basso e rozo, ma puro e proprio delle brigate della nostra città » (p. 180) (le parler bas et rustre, mais appartenant pleinement aux brigades de notre ville). En parlant à cet endroit des brigate, l’auteur est très loin dans sa pensée sociolinguistique de la gentile brigata mixte du cadre décaméronien et de ses nombreuses imitations. Le mot brigate se réfère aux compagnies joyeuses masculines.
60Reconsidérons brièvement le texte des Notti à partir de toutes ces données que nous avons rassemblées. La démarche de Fortini consiste à transposer Il Sacrificio public des Intronati dans l’espace privé de sa veillée carnavalesque fictionnelle. Comme nous savons que la deuxième génération des Intronati pratique des performances privées alla villana en 1559, nous pouvons dire que cette recontextualisation autorise le basso stile aux yeux des académiciens de l’époque de Fortini et lecteurs potentiels de son recueil. Ce déplacement sert ainsi à l’auteur pour établir une complicité avec les Intronati. Dans sa parodie, il leur rend hommage et s’élève lui-même dans sa fiction littéraire au niveau des divertissements privés des académiciens, osant proposer sa propre version du sacrifice académique alla villana. Choisissant pour son sacrifice une forme dialectale, le patriote siennois Fortini participe également au programme de défense et illustration de la langue siennoise qui sera plus tard formulé par les académiciens dans Il Turamino.
61Arrêtons-nous maintenant sur le fonctionnement du sacrepico dans le contexte du recueil de Fortini. Si on essayait d’expliquer l’acceptation par l’amorosa brigata de l’obscénité du sacrepico par l’inscription de ce dernier dans le cadre privé de la veillée, on pourrait rencontrer l’objection suivante : l’exemple du jeu de jardiniers galants, situé dans la nuit précédente, démontre que l’amorosa brigata des Notti, aspirant à la civilité et à l’aristocratie, ne tolère pas les choses basses. Un jeune homme qui choisit pour ce jeu galant un légume rustique et fétide, comme le chou, est immédiatement exclu de cette brigata (p. 413-416). Pourquoi cette-même brigata tolère-t-elle toute une récolte abondante de différents légumes rustiques et obscènes dans il sacrepico des vilains : une citrouille, un radis, un ognon, une tête d’ail, un poireau et deux pommes réunies en forme de fesses ?
62L’astuce de Fortini consiste à créer une discontinuité entre les deux brigate incompatibles, mixte et homosociale. Ces deux brigate ne se mélangent pas, car elles sont séparées par la rampe scénique. L’amorosa brigata constitue le public et la brigata masculine s’actualise à chaque fois dans le recueil au niveau des acteurs. L’amorosa brigata vit dans l’espace interactif ludique de la civil conversatione et la brigata masculine met en scène les rites-spectacles et les comédies obscènes.
- 81 L’orientation initiatique et éducative vers le jeune public est particulièrement relevée dans l’étu (...)
- 82 Fortini, « Al Lettore », Giornate, p. 7.
- 83 Voir F. Glénisson, « Un Siennois à la recherche d’un nouveau public : La préface des nouvelles de P (...)
- 84 « Oh che ingegno grosso che io ho » (p. 347) ; « […] avrò tanta ventura farvi sentire il mio basso (...)
63La découverte de cette structure dynamique et astucieuse du recueil ne permet donc pas d’accepter certaines opinions critiques, évoquées ci-dessus, qui relèvent le caractère désorganisé du recueil, accumulant le matériel hétérogène dans le seul but de distraction du lecteur. La subtile dynamique de cette structure a une fonction plus ambitieuse, permettant à l’auteur non seulement de divertir mais aussi de réaliser son programme initiatique et éducatif81. Malgré la forte empreinte décaméronienne de sa première partie, dans sa préface Al lettore l’auteur met au centre de son public les uomini et plus précisément les jeunes bacheliers (gioveni baccelloni)82. Toutes les analyses existantes du recueil considèrent ces bacelloni uniquement dans le cadre de l’amorosa brigata hétérosociale, en ignorant la présence de la deuxième brigata homosociale dans le texte. Cette optique réduit l’interprétation de la préface de Fortini qui formule son intention initiatique et pédagogique. La recherche y repère uniquement le mouvement vers les choses hautes que doit suivre, selon Fortini, chaque jeune homme dans les pratiques ludiques de la civil conversatione avec les femmes83. Une telle lecture univoque néglige le double sens du « basso ingegno » de l’auteur, exposé dans la partie de la préface qui est spécialement destinée au lecteur masculin. Derrière la formule d’humilité, se cache une métaphore phallique largement répandue dans le théâtre siennois, chez les Rozzi comme chez les Intronati. Cette métaphore est également exploitée par Fortini dans le discours sexuellement agressif des groupes de jeunes hommes qui jouent les farces obscènes dans son recueil84. Ce double sens renvoie à un autre volet d’initiation et d’apprentissage qui passe par les brigate homosociales. Comme le démontre le sacrepico, cette brigata masculine apparaît dans le recueil pour donner aux bacelloni une leçon joyeuse de virilité dans les célébrations phalliques du cazzo con le ale (membre viril ailé). Deux constructions interactives différentes de masculinité, hétérosociale et homosociale, participent ainsi au programme initiatique et pédagogique de Fortini.
Conclusion
64Notre enquête, suscitée par un seul cas de parodie qui restait inexplicable dans la recherche, a non seulement abouti à une réponse au sujet des ressorts parodiques de Fortini, mais nous a également amené à découvrir tout un foisonnement de sacrifices parodiques à Sienne. Ce constat permet d’identifier l’existence d’un microgenre dramatique, ancré dans les réjouissances carnavalesques et pratiqué par les Intronati, les Rozzi, comme peut-être par d’autres groupes qu’il resterait à identifier. À la différence d’autres genres de parodies festives de l’époque, qui puisent d’habitude leurs modèles dans le culte catholique, comme par exemple la predica d’amore (version italienne du sermon joyeux), il sacrificio se réfère à l’Antiquité païenne. Malgré cette différente provenance des modèles du culte, le principe du fonctionnement social de la parodie est le même. Car ce n’est pas la satire du culte religieux, mais la dramatisation de l’identité collective des acteurs masculins qui constitue l’enjeu de la parodie. L’examen du sacrifice parodique à travers ses performances dramatiques et littéraires permet de dégager sa fonction non seulement divertissante, mais également constructrice par rapport à l’identité masculine des acteurs. L’ambivalence rituelle du sacrifice parodique permet à ses jeunes participants de s’affirmer dans les yeux des hommes et de projeter les alliances avec les femmes. À un autre niveau de signification, cette ambivalence permet aux litterati de mériter le respect des puissants et de séduire leur public.
65Le sacrifice parodique qui oscille entre l’alto stile et le basso stile est un genre qui circule entre les brigate masculines provenant de différentes couches de la société siennoise, à partir des artisans Rozzi et jusqu’aux académiciens Intronati. L’étude de la parodie permet ainsi de surmonter la vision répandue de l’opposition rigide entre ces deux célèbres compagnies joyeuses littéraires et dramatiques siennoises, encore fortement marquée par la tradition obsolète de polariser la culture des élites et la culture du peuple. Les différentes formes culturelles du sacrifice parodique démontrent que dans l’Italie du premier tiers du xvie siècle, l’Antiquité est présente non seulement dans l’esprit des humanistes, mais nourrit abondamment l’imaginaire collectif qui préfigure la culture de masses.
Notes
1 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 11, n. 1.
2 D. Sangsue, La parodie, Paris, Hachette, 1994, p. 4.
3 Pour la question de savoir si les apports de l’étymologie et de la rhétorique pourraient se révéler utiles pour échapper à l’aporie de l’indétermination dans nos tentatives de donner la définition de la parodie, voir D. Bertrand, « Introduction : État des lieux », Seizième Siècle, 2, 2006, p. 7-19, ici p. 11-12.
4 L. Hutcheon, A Theory of Parody: The Teachings of Twentieth-century Art Forms, New York et Londres, Methuen, 1985.
5 M. Bakhtine, L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970 ; Tobias Döring, Performances of Mourning in Shakespearean Theatre and Early Modern Culture, Basingstoke et New York, Palgrave Macmillan, 2006.
6 S. Dentith, Parody, Londres et New York, 2000.
7 Genette trouve la parodie incompatible avec l’imitation. Voir Genette, Palimpsestes, p. 45. D’autres approches, comme par exemple celle de Hutcheon, définissent la parodie comme « une forme d’imitation » : « Parody, therefore, is a form of imitation, but imitation characterized by ironic inversion, not always at the expense of the parodied text ». Hutcheon, Theory of parody [1985], University of Illinois Press, 2000, p. 6.
8 Genette, Palimpsestes, p. 41. L’approche de Hutcheon évacue également le comique de la notion de la parodie.
9 Voir Sangsue, La parodie.
10 Voir P. Eichel-Lojkine, Excentricité et humanisme : parodie, dérision et détournement des codes à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 140
11 À titre d’exemple, citons quelques critiques provenant des études sur la parodie : Jelle Koopmans évoque Bakhtine en termes d’« interprétations en somme quelque peu gratuites ». Voir J. Koopmans, « La parodie en situation », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 15, 2008, p. 87-98, ici p. 88. Dominique Bertrand se distancie de Bakhtine en raison de la prédilection de ce dernier théoricien pour la subversion dans sa conception de la parodie. Voir Bertrand, « Introduction : État des lieux », p. 15. Daniel Sangsue indique que ce que Bakhtine prend pour les traits spécifiques de la « parodie médiévale » se laissent identifier dans la littérature des périodes ultérieures. Voir Sangsue, La Parodie.
12 Voir Jean-Claude Mühlethaler, « Préface : À la recherche de la parodie médiévale », Formes de la critique : Parodie et satire dans la France et l’Italie médiévales, éd. J.-Cl. Mühlethaler, avec la collaboration d’A. Corbellari et de B. Wallen, Paris, Champion, 2003, p. 7-14, ici p. 7 ; É. Gaucher, « Avant-propos », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 15, 2008, p. 1-2, ici p. 2.
13 Koopmans, « La parodie en situation », p. 87.
14 Bertrand, « Introduction : État des lieux », p. 13.
15 Bertrand, « Introduction : État des lieux », p. 8.
16 Bertrand, « Introduction : État des lieux », p. 8.
17 Koopmans, « La parodie en situation », p. 87-98.
18 Ici comme par la suite, en parlant des événements situés entre le 1er janvier et le 25 mars, nous suivons la tradition de double numérotation utilisée dans la recherche pour signaler la différence entre le style siennois de l’époque et la datation moderne. « L’année, dans le diocèse de Sienne, comme dans celui de Florence, suivait le style de l’Incarnation et commençait le 25 mars ». Voir O. Redon, L’espace d’une cité. Sienne et le pays siennois (xiiie-xive siècles), Rome, École Française de Rome, 1994, p. 7.
19 Pietro Fortini, Le piacevoli e amorose notti dei novizi, éd. A. Mauriello, Rome, Salerno, 1995, p. 505, n. 4. Ici comme par la suite, toutes les traductions de l’italien sont de notre fait. Par la suite, le texte de Fortini sera cité d’après cette édition critique. Les numéros des pages seront indiqués entre parenthèses.
20 F. Glénisson-Delannée, « La société ludique de Pietro Fortini », Bullettino senese di storia patria, XCV, 1988, p. 130-225, ici p. 214.
21 Voir par exemple Hutcheon, Theory of parody, 2000, p. 78.
22 « When attempted for comic purposes, the imitation is known as parody ». Voir J. DellaNeva, « Imitation and Parody », The Rabelais Encyclopedia, éd. E. Chesney Zegura, Westport, Connecticut/Londres, Greenwood Press, 2004, p. 126. Voir également Bertrand, « Introduction : État des lieux ».
23 « […] alcuni spiriti gentili in diverse qualità di dottrina eccelenti, i quali […] si disposero di fondare una congregazione nella quale […] con ferma intenzione si dessi opera alli esercizi delle lettere così volgari come greche e latine, leggendo, disputando, componendo, interpretando, scrivendo, e, per dirlo in uno, facendo tutto che per imparare far si suole […] e da un fermo loro proponimento di fingere di non intendere e non curarsi di nissuna altra cosa del mondo, lo’ [loro] piacque di pigliar nome delli Intronati ». Capitoli dell’ Accademia degli Intronati di Siena, Biblioteca Comunale di Siena, Cod. Y.I.1. « […] quelques esprits gentils et excellents en différents domaines de la science […] décidèrent de fonder une congrégation avec la ferme intention […] de contribuer, en son sein, aux exercices des lettres vernaculaires, aussi bien que grecques et latines, en lisant, discutant, composant, interprétant, écrivant, bref, en faisant tout ce qu’on a l’habitude de faire pour apprendre […] ; ayant pris la ferme résolution de faire semblant de ne pas comprendre et de ne se soucier d’aucune autre chose au monde, ils souhaitèrent s’attribuer le nom d’Intronati ».
24 Vocabolario degli Accademici della Crusca, Venise, Giovanni Alberti, 1612, p. 461. http://www.lessicografia.it/ricerca_libera.jsp
25 Scipione Bargagli, Dell’ imprese [1578], Venise, Francesco de’ Franceschi, 1621, p. 220-221.
26 Pour un examen plus approfondi de la double identité collective des Intronati, voir mon article « Le monde ludique des académies italiennes : l’exemple des Intronati de Sienne », Savoirs ludiques. Pratiques de divertissement et institutions savantes, littéraires et politiques dans l’Europe moderne, éd. K. Gvozdeva et A. Stroev, Paris, Champion, 2014, p. 49-88.
27 Pour la filiation des manuscrits et des éditions du Sacrificio à partir de 1537, voir F. Cerreta, « Introduzione », La Commedia degli Ingannati, éd. F. Cerreta, Florence, Olschi, 1980, p. 59-61 ; N. Newbigin, « Introduzione », Gl’Ingannati, con Il sacrificio e la canzone nella morte d’una civetta, éd. N.Newbigin, Bologne, Arnaldo Forni, 1984, p. 12-13.
28 Il Sodo (Le Dur) est le nom de baptême académique de Marcantonio Piccolomini qui remplissait en 1531/2 la fonction de l’Archintronato.
29 Il Sacrificio sera cité d’après l’édition qui est contemporaine à la parodie de ce texte créée par Fortini : Comedia del Sacrificio de gli Intronati da Siena, Venise, Gabriele Giolito de’ Ferrari, 1559.
30 Pour ces détails, voir l’évocation du spectacle par Scipione Bargagli dans son Oratione in Lode dell’Accademia degli ‘ntronati dello Schieto Intronato (1603), publiée en annexe au recueil Delle commedie degl’Accademici Intronati, la seconda parte, Sienne, M. Florimi, 1611, p. 484-485.
31 À l’époque, l’étiquette comedia est appliqué sans aucune rigueur à une variété si large de textes dramatiques siennois, qu’il serait impossible d’en déduire clairement l’identité générique et l’intention comique du Sacrificio. Sur ce sujet, voir Curzio Mazzi, La Congrega dei Rozzi di Siena nel secolo XVI, Florence, Le Monnier, 1882, vol. I, p. 153-161. D’autre part, le mot comedia dans le titre pourrait constituer une interpolation, ne se référant pas au Sacrificio mais au deuxième élément du recueil, la comédie érudite Gl’Ingannati. Pour cette hypothèse, voir Newbigin, « Introduzione », Gl’Ingannati, p. v n. 1.
32 Bargagli, Oratione in Lode dell’Accademia degli ‘ntronati, p. 485.
33 « Parody is, in another formulation, repetition with critical distance, which marks difference rather than similarity », Hutcheon, Theory of parody, 2000, p. 6.
34 Hutcheon, Theory of parody, 2000, p. 15.
35 Pour Margaret Rose, l’effet comique est un critère inaliénable de la parodie. « The creation of comic inconguety or dicrepancy will be taken as a significant distinguishing factor in the definitions given of it in this bool […] ». Voir Margaret A. Rose, Parody: Ancient, Modern, and Post-Modern, Cambridge University Press, 1993, p. 31. Pour la comparaison des différentes définitions de Rose, et surtout celle qui définit la parodie comme « refonctionnement critique d’un matériau littéraire préformé avec effet comique » avec les définitions également plurielles de Hutcheon, voir Sangsue, La parodie, p. 71-79.
36 Pour les images sanglantes du sacrifice chez Ovide (auteur particulièrement cher aux Intronati, chez qui ils puisent le motto de leur emblème collectif), voir John Scheid, « L’animal mis à mort », Mort et mise à mort des animaux, éd. A.‑M. Brisebarre, Études rurales, no 147-148, 1998, p. 15-26.
37 Döring, Performances of Mourning, p. 159-160.
38 Voir p. ex. Richard Andrews, « The Intronati and Sienese comedy », A history of Italian theatre, éd. J. Farrell et P. Puppa, Cambridge University Press, 2006, p. 58-60, ici p. 58 ; Marzia Pieri « Introduzione », Gl’Ingannati, éd. M. Pieri, Pise, Teatrino dei Fondi/Titivillus Mostre Editoria, 2009, p. 17.
39 Voir Newbigin, « Introduzione », p. xvi. Pour l’interprétation philogine du Sacrificio, voir également A. Baldi, Tradizione e parodia in Alessandro Piccolomini, Lucques, Maria Pacini Fazzi, 2001, p. 17.
40 Paolo Toschi, partant d’une approche socio-anthropologique de l’histoire du théâtre italien pratiquant, introduit ce terme pour désigner les performances festives des compagnies masculines qui ne se laissent pas ranger dans les schémas génériques. Voir P. Toschi, Le origini del teatro italiano, Turin, Einaudi, 1955, vol. 1, chapitre iii : « L’esecuzione del rito-spettacolo come prerogativa di particolari associazioni », p. 88-103.
41 Voir V. Marchetti et G. Patrizi, « Castelvetro, Ludovico », Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 22, 1979, en ligne.
42 Lettere di Lodovico Castelvetro, Raccolta d’Opuscoli scientifici e filologici, éd. F. Beretta (ed.), Venise, Simone Occhi, 1752, vol. 47, p. 429. Cette lettre est évoquée par Baldi, Tradizione e parodia, p. 16.
43 Voir C. Manciocco et L. Manciocco, L’Incanto e l’arcano. Per una antropologia della Befana. Rome, Armando, 2006, chapitre 3.4 : « Fuochi dell’Epifania ». Les auteurs s’appuient sur un grand nombre de données folkloriques récentes et anciennes recueillis en Toscane, dont une partie provient du recueil Befanate del contado toscano, éd. É. K. Farsetti, Florence, 1900.
44 Manciocco, L’Incanto e l’arcano, p. 81.
45 Manciocco, L’Incanto e l’arcano, p. 79-80, p. 130.
46 Toschi, Le origini del teatro italiano, p. 346-347.
47 À la fin de la même saison carnavalesque, les Intronati ayant acquis une certaine visibilité sociale, réapparaîtront sur scène dissimulés derrière les personnages de leur comédie Gl’Ingannati.
48 Sur ce sujet, voir Girolamo Bargagli [Materiale Intronato], Dialogo de’ giuochi che nelle vegghie sanesi si usano di fare (1572), éd. Patrizia d’Incalci Ermini, introduction de Ricardo Bruscagli, Sienne, 1982, p. 134.
49 J’emprunte cette approche métaphorique des figures féminines à Ricardo Bruscagli, en élargissant le champ de son application à partir des pratiques ludiques de dissémination du savoir par les Intronati, vers leurs pratiques théatrales. Voir Ricardo Bruscagli, « Les Intronati ‘a veglia’ : l’académie en jeu », éd. Ph. Ariès et J.-Cl. Margolin, Les jeux à la Renaissance, Paris, 1982, p. 208-209 : « la femme comme métaphore, pour ainsi dire, d’un public sans lettres, d’un public mondain et peut-être quelque peu cultivé, mais tout à fait éloigné d’une culture régulière, d’une formation humaniste ».
50 Voir Newbigin, « Introduzione », p. 5. L’examen approfondi des formes poétiques contenues dans le texte du Sacrificio dépasse le cadre de ma considération.
51 Capitoli dell’ Accademia degli Intronati di Siena, Biblioteca Comunale di Siena Cod. Y.I.1.
52 Voir p. ex. G. Bargagli, Dialogo de’ giuochi, p. 134. La métaphore végétale de plantes, fruits et légumes est abondamment cultivée dans l’espace discursif et performatif de cette académie qui choisit pour son emblème une courge (frutto della zucca). Voir S. Bargagli, Oratione in Lode dell’Accademia degli ‘ntronati, p. 463-464. Nous reviendrons vers les significations métaphoriques des fruits et légumes ci-dessous, dans le cadre de la considération de la parodie de Fortini.
53 Nos connaissances au sujet de la vie de Pietro Fortini sont assez pauvres et en partie approximatives. Né à Sienne tout à la fin du quinzième ou dans les premières années du seizième siècle, il est mort dans la même ville en 1562. Ici comme par la suite, de me réfère aux données biographiques recueillies par Angela Asor Rosa, « Fortini, Pietro », Dizionario Biografico degli Italiani, vol. 49 (1997), en ligne.
54 Cette comédie a inspiré de nombreux auteurs, jusqu’à Shakespeare dans sa Twelfth Night. Tout au long du xvie siècle, Il Sacrificio et les Ingannati sont restés inséparables dans les rééditions du volume, qui respectaient la logique carnavalesque des deux représentations provenant de la même saison festive. Au xviie siècle, les meilleures comédies des Intronati sont regroupées dans un nouveau recueil, composé d’après les critères génériques. Cette nouvelle stratégie éditoriale a fait oublier Il Sacrificio.
55 Par la suite, ce recueil sera cité d’après son unique édition critique : P. Fortini, Le piacevoli e amorose notti dei novizi, éd. A. Mauriello, Rome, Salerno, 1995, en 2 volumes. Les pages seront indiquées entre parenthèses dans le texte.
56 Ce recueil sera également cité d’après l’édition critique : P. Fortini, Le Giornate delle Novelle de’Novizi, éd. A. Mauriello, Rom, Salerno, 1988.
57 Pour l’analyse des deux recueils dans la double perspective de transformation du modèle du Decameron et transposition littéraire des pratiques carnavalesques des veglie siennoises, voir C. Binazzi, « Le veglie prima delle “vegghie” : le Giornate et le Notti di Pietro Fortini », Bolletino Senese di Storia Patria, 1998, p. 63-108.
58 Ainsi est désignée cette pratique festive siennoise dans Il Dialogo de’Giuochi, p. 218.
59 Fortini, Notti, p. 497-530.
60 Formes de la poesia giocosa anti-pétrarquiste, ils véhiculent un double sens érotique au niveau de leur contenu comme au niveau de leur structure, étant pourvus de ‘queue’. Pour les similitudes apparentes entre ces sonnets de Fortini avec les sonnets de représentants éminents de ce genre, Burchiello, Berni et Lasca, voir les commentaires d’Adreiana Mauriello dans les notes au texte de Fortini.
61 Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais.
62 Genette, Palimpsestes, p. 45. Pour la considération critique de la terminologie de Genette, voir Sangsue, La parodie, p. 93-95.
63 À titre de comparaison, évoquons le recueil Piacevoli notti de Straparola (1550-1553). Le cadre de ce recueil représente une société ludique d’extraction aristocratique, qui s’adonne au jeu d’énigmes équivoques, tout en réprouvant et en s’efforçant d’évacuer leurs significations obscènes. Dans l’amorosa brigata de Fortini, la recherche voit une société de bourgeois aspirant à la noblesse. Sans être aristocratique, cette société ludique suit les préceptes du Cortegiano en chassant toutes formes de bassesse et de rudesse de son cadre. Voir Glénisson-Delannée, « La société ludique de Pietro Fortini ».
64 Laura Riccò, Giuoco e teatro nelle veglie di Siena, Rome, Bulzoni, 1993, p. 115.
65 Riccò, Giuoco e teatro, p. 15 : « Ancora, la cultura senese del Cinquecento […] accoglie anche personalità e circoli né Rozzi, né Intronati (e basti l’esempio del Fortini), aperti ad esperienze eccentriche rispetto a quei due poli progressivamente costituitisi nel corso del secolo, essendo infatti i Rozzi non meno selettivi ed “esclusivi” degli Intronati. » Pour le développement de cette argumentation, voir p. 52-56.
66 Eichel-Lojkine, Excentricité et humanisme.
67 Voir Riccò, Giuoco e teatro, p. 49-50.
68 Mazzi, La Congrega dei Rozzi, vol. 1, p. 170-175, p. 202-204.
69 Mazzi, La Congrega dei Rozzi, vol. 1, p. 202 ; Valenti, p. 98.
70 Voir R. Trexler, Public life in Renaissance Florence, Ithaca and London, Cornell University Press, 1980, chapitre 11 : « The new ritual groups », p. 414.
71 Riccò, Giuoco e teatro, chapitre « Gli Intronati “alla villana” », p. 29-38.
72 Les sources manuscrites sont citées d’après Riccò, Giuoco e teatro, p. 29-30.
73 Riccò, Giuoco e teatro, p. 30,50.
74 Voir Mazzi, La Congrega dei Rozzi, vol. 1. p. 209.
75 Voir par exemple R. Andrews, Scripts and scenarios. The Performance of Comedy in Renaissance Italy, p. 89 ; G. Ulysse, Théâtre et Société au Cinquecento (Les rapports sociaux dans la comédie italienne de la fin du xve siècle au 1er tiers du xvie), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1984 ; G. Padoan, L’avventura della commedia rinascimentale, Padoue, Francesco Vallardi, 1996, p. 71.
76 Glénisson-Delannée, « La société ludique de Pietro Fortini », p. 214.
77 Pour les performances académiques, voir les fragments manuscrits reproduits par Riccò, Giuoco e teatro, p. 29 ; Fortini, Notti, vol. I, p. 491, p. 494.
78 Pour quelques exemples, voir Canti carnascialeschi del Rinascimento, éd. Ch. S. Singleton, Bari, Laterza, 1936, p. 34-36, 174-175, 413-414.
79 J’emprunte cette image juvénile du « green world » à l’essai de Nothrop Frye, « The mythos of Spring: Comedy », N. Frye, Anatomy of Criticism: for Essays, Princeton UP, New Jersey, 1957.
80 Ci-dessous, le dialogue sera cité d’après l’édition critique de Luca Serianni, les pages seront indiquées entre parenthèses dans le texte : S. Bargagli, Il Turamino, ovvero del parlare e dello scriver Sanese, éd. L. Serianni, Rome, Salerno, 1976.
81 L’orientation initiatique et éducative vers le jeune public est particulièrement relevée dans l’étude de Binazzi, « Le veglie prima delle “vegghie” », p. 76.
82 Fortini, « Al Lettore », Giornate, p. 7.
83 Voir F. Glénisson, « Un Siennois à la recherche d’un nouveau public : La préface des nouvelles de Pietro Fortini », L’écrivain face à son public en France et en Italie à la Renaissance, éd. A. Ch. Fiorato et J.- C. Margolin, Actes du Colloque International de Tours, Paris, Vrin, 1989, p. 283-301.
84 « Oh che ingegno grosso che io ho » (p. 347) ; « […] avrò tanta ventura farvi sentire il mio basso e grosso ingegno, mettendovelo drento la fantasia »(p. 548).
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Référence papier
Katja Gvozdeva, « Les sacrifices parodiques et les brigate siennoises du XVIe siècle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 37 | 2019, 357-385.
Référence électronique
Katja Gvozdeva, « Les sacrifices parodiques et les brigate siennoises du XVIe siècle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 37 | 2019, mis en ligne le 01 août 2022, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/17508 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.17508
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