L’objet de nos recherches ou l’unité d’analyse
Résumés
Pour comprendre le contexte dans lequel les représentations dramatiques parodiques et leurs textes s’inscrivent, il faut se poser la vaste question de savoir ce qu’est le théâtre médiéval. Une proposition permettant d’en finir avec les clichés est de considérer non pas seulement la représentation en elle-même, mais l’ensemble du processus de préparation et de déroulement d’une performance, pour analyser le « scénario » ou le « programme » de la fête.
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- 1 J. Koopmans et D. Smith, « Un théâtre français du Moyen Âge », Médiévales, 59, 2, 2010, p. 5-16.
1L’histoire du théâtre pèse comme une malédiction curieuse sur l’histoire du théâtre elle-même. En effet, une bonne partie de cette histoire s’occupe d’une période, le « Moyen Âge », où la notion de théâtre ne s’était pas encore singularisée et pour laquelle, par conséquent, la notion elle-même fait problème comme catégorie historique. Les savants du xixe siècle, qui ont imposé une dynamique fortement téléologique aux recherches sur le théâtre français, ont aussi dessiné les contours de la nouvelle discipline qu’était alors l’histoire des arts de la scène1. Quelques principes lui donnaient sa logique : le théâtre français devait nécessairement s’affranchir du latin (genèse de la littérature vernaculaire, et donc de la littérature « française ») ; le théâtre profane devait s’affranchir du théâtre religieux (républicanisme laïc oblige) ; l’acte spectaculaire devait être « théâtre » au sens que le terme a pu prendre à l’époque moderne et dont on voulait alors chercher les origines dans la perspective d’une histoire évolutionniste. Or tous ces présupposés apparaissent désormais comme une fausse donne. C’est sur cette fausse donne, à la source de bien des malentendus suscités par le « théâtre médiéval », que le présent article entend revenir en guise de prolégomènes aux recherches menées dans ce dossier.
Le théâtre, une définition impossible ?
- 2 J. Koopmans, « Les mots et la chose ou les mots pour le dire », éd. X. Leroux, Vers une poétique du (...)
2De façon schématique, on peut dire que l’histoire du théâtre s’occupe des éléments qui, pour nous, peuvent être isolés comme des représentations théâtrales. La question est : à partir de quoi ont-ils été isolés ? Les attitudes des historiens face à cette question sont doubles. Il y a la voie facile : on ne considère comme théâtre que ce qui se présente comme « texte de théâtre », même si c’est là déjà une catégorie hautement problématique pour le Moyen Âge et le xvie siècle. D’autre part, il y a la voie plus étroite de l’histoire des représentations, qui se heurte aussitôt au problème de la terminologie2 et qui révèle vite l’inexistence d’un « théâtre médiéval » au Moyen Âge.
- 3 J. Koopmans, « Esthétique du monologue : l’art de Coquillart et compagnie », Les mondes théâtraux a (...)
3Pour définir le théâtre existent donc des définitions abstraites et des définitions pragmatiques. Pragmatique et hautement efficace pour les temps modernes est la définition qui se base sur ce qui se passe sur une scène de théâtre dans un bâtiment créé à cet effet. Mais pour cela, il faut bien qu’une telle scène existe, qu’un tel bâtiment existe. D’autres définitions partent du concept de rôle ou de l’impersonation, mais celle-ci est difficile à retrouver de manière univoque dans bien des textes du Moyen Âge. Une autre possibilité serait de partir d’une définition par le costume – les couvre-chefs sont souvent cités dans les productions dramatiques des xve et xvie siècles3 et l’on se rappelle le fameux premier vers du Jeu de la Feuillée :
- 4 P.-Y. Badel, Adam de La Halle, Œuvres complètes, Paris, Livre de poche, 1995, p. 285.
Segneur, savés pour quoi j’ai mon abit cangiet4.
4Ce n’est toutefois qu’un critère de faible valeur, étant donné qu’à côté de la comedia togata, redécouverte vers la fin du xve siècle, il existait aussi une tradition d’un théâtre non costumé, notamment pour les clercs qui n’avaient pas le droit de se déguiser. Le costume, donc, est un critère bien faible.
5Le thème de ce dossier consacré aux pratiques parodiques sur les scènes et dans les textes peut être considéré comme un véritable retour aux choses qui comptent, ou au moins comme un questionnement sérieux et bienvenu de l’essence de la discipline. C’est pourquoi cet article liminaire entend problématiser une question rarement posée en tant que telle, qui est celle de savoir où se situe exactement l’objet de l’analyse qui occupe les historiens du théâtre et quelle pourrait bien être l’unité de cette analyse. N’analyse-t-on, finalement, que le texte qui a été conservé, sans se soucier trop du contexte ? Analyse-t-on un ensemble d’événements au sein duquel une éventuelle représentation dite théâtrale a pu avoir lieu ? Un problème nouveau pointe alors : qu’est-ce qui permet de distinguer entre le texte et le contexte, entre le théâtral et le paradramatique ? Comment isoler un objet de recherche sans se laisser aussitôt guider par des démarches disciplinaires (histoire littéraire, histoire du théâtre, ou des spectacles si l’on veut, histoire matérielle ou sociale, histoire locale ou régionale) ? Si les historiens du théâtre se sont de plus en plus penchés sur le cadre de la représentation, le terme « cadre » lui-même n’est-il pas trompeur, au même titre que celui de « contexte », en suggérant une distinction essentielle entre un centre (le théâtre) et ce qu’il y a autour ? La représentation théâtrale, à son tour, a pu avoir lieu « autour » d’autre chose et servir de contexte, de cadre. Ne peut-on pas dire dans certains cas qu’au lieu d’être l’événement, elle fait partie d’un événement ?
6De telles questions devraient présider à toute enquête sur l’histoire du théâtre ; mais on peut constater qu’il n’en est pas ainsi. La tradition pèse ; les historiens font ce que font les historiens, les littéraires suivent des démarches littéraires, les théâtreux s’intéressent aux points déclarés importants par les théâtreux. Autant dire qu’il est nécessaire, quelle que soit la discipline dominante du chercheur qui souhaite s’aventurer dans le domaine des études théâtrales, de tirer au clair un certain nombre de présupposés.
L’acte théâtral médiéval : de l’unité d’analyse à la diversité des scénarii
- 5 J. Koopmans, « Contre-textes et contre-sociétés », Texte et contre-texte pour la période pré-modern (...)
7Que veut dire « faire du théâtre » aux xve et xvie siècles ? Il est temps d’illustrer la diversité des actions spectaculaires à laquelle les historiens sont souvent confrontés par quelques exemples. À Abbeville, à la fin du Moyen Âge, on avait coutume de se rendre à la Fosse aux Ballades, en grand cérémonial, une place de choix étant réservée pour le conseil de la ville. On y jouait à la choule, ensuite on écoutait une chanson de geste avant de se rendre à nouveau en ville pour un repas. La chanson de geste intéresse l’historien de la littérature, la choule l’historien des sports, mais les deux actes ont fait partie du même événement, dont le sens reste délicat à analyser. En 1598, pour célébrer la paix de Vervins, on joua à Lille un jeu de Pyramus et Thisbé ; or ce jeu entrait dans une séquence spectaculaire : il y avait des feux de joie, on jeta un soldat de paille du haut du beffroi – le tout régi par ce que j’ai appelé ailleurs un scénario ou un « programme de la fête5 ». L’articulation de ces gestes peut surprendre, même si elle n’est pas rare : les documents évoquent souvent l’organisation de « farces et allumées ». Mais rares sont les historiens de choses jetées du haut d’un beffroi, rares sont les historiens des feux de joie.
- 6 Dans certains cas, il y avait des combinatoires plus précises, voir E. Doudet, Moralités et jeux mo (...)
- 7 Un cas analogue est à trouver dans la culture dramatique du Nord de la France, où il y a eu apparem (...)
8On sait depuis longtemps que les spectacles dramatiques au Moyen Âge comprenaient souvent plusieurs pièces ou représentations apparentées, telles que « farces et moralités » ou « farces et morisques6 ». Quant aux représentations des grands mystères, elles présentaient elles aussi différents états ou séquence. Parfois il y avait une répétition générale payante, à l’intérieur d’une église par exemple ; il y avait également la fameuse « montre » où les acteurs défilaient en costume dans les rues avec les accessoires du jeu. Pour les mystères en plusieurs journées, il y avait parfois une séparation entre l’avant‑dînée et l’après-dînée – le dîner marquant donc un temps dans le spectacle et devant être étudié comme élément de celui-ci plutôt que comme une interruption insignifiante7 .
9Autant dire que ce que l’on étudie aujourd’hui comme le « théâtre » de la période n’est en fait qu’une découpe et que, peut-être, l’objet de nos analyses n’a pas toujours été le bon. Il faut y ajouter que cette découpe s’est produite dès le Moyen Âge et concerne aussi l’état des sources.
- 8 Pierre Gringore, La Sottie du Prince des Sotz et de Mère Sotte, éd. A. Hindley, Paris, Champion, 20 (...)
10La conservation du matériel textuel, surtout pour les « petites pièces » comme les farces, sotties et monologues, n’a pas toujours suivi la forme de leurs représentations, et cela se comprend. Dans leur fonctionnement sous forme manuscrite ou imprimée, ces pièces suivent une autre logique que celle d’un éventuel scénario où elles ont pu trouver place. La reconstitution d’un tel scénario amène de ce fait à prendre en compte trois types de sources : les sources décrivant le « programme » de la fête, souvent des sources administratives ou historiques ; les sources livrant un élément textuel de ce programme, la pièce ; et les bien rares sources où transparaît en quelque sorte une esquisse de l’ensemble. Dans cette dernière catégorie, on placera par exemple l’ensemble de pièces jouées par Pierre Gringore aux Halles de Paris en 15118.
- 9 J. Koopmans, Quatre sermons joyeux, Genève, Droz, 1984 ; J. Koopmans, Recueil de sermons joyeux, Ge (...)
- 10 J.-C. Aubailly, Le Monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de la (...)
11Parmi les sources ne donnant qu’un élément textuel, prenons un exemple précis : celui des sermons joyeux9. Ceux-ci seraient de parodies de sermons. Or, de quelque manière que l’on définisse la parodie (optons pour celle de Zumthor : « l’inversion du signifié dans une structure signifiante fixe »), aucun sermon joyeux ne peut être relié à une pratique de sermons sérieux. En revanche, ce sont des textes qui se construisent sur le format rhétorique défini par les artes praedicandi, et qui ont un rapport assez libre avec la prédication sérieuse. Ces formes de parodie sont-elles par ailleurs du « théâtre » ? Depuis la belle thèse de Jean-Claude Aubailly10, on a situé ce type de monologues « au seuil du dramatique » dans un modèle évolutionniste qui voyait la création d’un théâtre organisé comme le résultat d’un passage du narratif au dramatique, du monologue au monologue fractionné, du monologue fractionné au dialogue, du dialogue au « vrai » théâtre. De la sorte, le sermon joyeux, consacré comme « genre » du théâtre profane de la fin du Moyen Âge, est apparu comme un théâtre débutant, encore inaccompli. Ce ne serait pas encore pleinement du théâtre, mais s’en rapprocherait. Le sermon joyeux est ainsi une bonne illustration de la difficulté théorique qu’a longtemps posée la notion de paradramatique dans l’histoire du théâtre. Le paradramatique se définit naturellement à partir de l’idée que l’on se fait du dramatique ; et bien des médiévistes conservateurs n’ont pas vu, n’ont pas voulu prendre en compte les conséquences du théâtre expérimental moderne et de son questionnement de la notion de dramaticité pour faire évoluer leur propre discipline. Comme je l’ai signalé, quand il a fallu commencer à écrire l’histoire du théâtre du Moyen Âge au xixe siècle, on a simplement découpé de la réalité complexe de cette période tout ce que ressemblait, selon les normes du xixe siècle, à du théâtre. Revenons toutefois au postulat que le sermon joyeux est un genre dramatique du Moyen Âge. Il est tout d’abord assez difficile de considérer des performances d’une douzaine de minutes comme un genre fonctionnant dans l’absolu : ces textes font d’évidence partie d’un contexte spectaculaire, d’un programme de la fête, et devaient se comprendre au sein de celui-ci, même si les sources ne sont plus là pour le spécifier. Malgré les lacunes documentaires, on peut de fait saisir deux éléments des scénarii où se situaient les sermons joyeux. D’une part, le sermon joyeux ne fonctionne pas en réalité comme parodie du sermon sérieux ; il apparaît plutôt dans le contexte festif du monde inversé : là où dans ce monde, il y a la place pour un sermon, on le débite. Dans ce contexte, le sermon n’est nullement parodique, mais suit les lois du monde festif. D’autre part, la théâtralité d’un tel sermon ne peut être isolé d’une séquence spectaculaire : il y a mise en scène, il y a fiction, et c’est en leur sein que se produit une performance qualifiée plus tard de dramatique.
À la recherche de l’objet de nos recherches
12Dès lors, où peut-on donc situer avec précision l’objet de nos recherches ? Qu’est-ce qui constitue en fait l’unité que l’on compte analyser ? Quand on s’occupe du théâtre médiéval – qui est d’ailleurs largement et peut-être surtout, un théâtre du xvie siècle –, il faut reconnaître que des formes pour nous inhabituelles de dramaticité, des performances non strictement théâtrales peuvent avoir un rapport avec notre objet, voire peuvent constituer des objets de recherche. De quel droit, toutefois, se permet-on d’isoler des faits historiques et jusqu’où doit-on aussi les voir dans leur contexte ? De nombreuses productions qualifiées aujourd’hui par la critique de représentations théâtrales ont été en effet de simples éléments dans une suite d’événements spectaculaires. Quelles sont les conséquences de cette redéfinition pour nos pratiques de chercheurs ?
13Question loin d’être simple, et qui n’est pas le seul apanage de l’histoire des spectacles. Je propose donc de réfléchir brièvement à plusieurs parallèles possibles entre les nouveaux questionnements que doivent aborder les historiens des spectacles anciens et ceux qui ont été soulevés dans d’autres champs d’étude. Grâce à l’évolution des études philologiques, nous avons fini par comprendre qu’au lieu d’isoler des textes individuels des manuscrits où ils figurent, il est important de les considérer dans le contexte de leur conservation – qui, hélas, n’est pas toujours celui de leur création. La logique de la mise en recueil, de la mise en situation est devenue un objet important pour la recherche philologique.
14La musicologie est aux prises avec un problème similaire. Doit-on analyser une symphonie, un mouvement, voire – ce qui va dans le sens où je compte aller ici – le programme d’un concert ? Nicolaus comte de La Fontaine et d’Harnoncourt-Unverzagt considérait les symphonies 39, 40 et 41 de Mozart comme un ensemble, un « oratoire instrumental » selon ses propres dires. Prenons une perspective inverse : tous les mélomanes connaissent l’air « Mon cœur s’ouvre à ta voix » tiré de Samson et Dalila de Saint‑Saens. Air classique s’il en est, chanté par toutes les grandes cantatrices. Toutefois, lorsque l’Opéra National des Pays‑Bas a produit l’opéra il y a quelques années, tous les critiques tombèrent d’accord que c’était à juste titre que l’on n’en connaissait que cet air. Où est dès lors l’objet exact qui doit retenir l’attention des chercheurs, l’œuvre complète ou sa réception fragmentée ?
15Revenons maintenant à l’histoire du théâtre et à la redéfinition de l’objet de ses recherches. Tout le monde connaît l’expression « à la fin, vous aurez la farce ». Elle relève d’une pratique durable où, après une tragédie, le rire libérateur d’une pièce divertissante était attendu. De là à remettre en cause les analyses qui n’ont longtemps pris en compte que la seule tragédie comme objet d’étude, il n’y a qu’un pas. Qu’à l’Hôtel de Bourgogne, au début du xviie siècle, il y eût encore un prologue de Bruscambille avant la tragédie nous incite, ou devrait nous inciter, à considérer l’ensemble « prologue – tragédie – farce » comme un ensemble à analyser comme tel, et non de manière fractionnée. Prenons un autre exemple éclairant et ignoré de beaucoup d’analystes de la littérature : Ubu roi, la pièce qui fait exploser le genre de la farce dans la modernité, fut conçu comme l’acte terrestre d’un mystère intitulé César Antéchrist. Quelle devrait dès lors être l’unité d’analyse de cette œuvre célèbre ?
16Ces brèves comparaisons incitent aujourd’hui à reprendre la réflexion sur la définition de l’objet qui occupe les historiens des arts du spectacle. Le cœur des recherches est-il résumé par les textes dramatiques ? Est-ce leurs cadres d’intelligibilité qu’il faut reconstituer ? Est-ce encore les scénarii spectaculaires, au sein desquels l’acte que nous appelons théâtral a pris sens, qu’il faut tenter de penser ?
17L’une des compétences attendues des historiens du théâtre est la philologie, une approche qui est et se doit d’être un savoir textuel. Plus généralement, l’histoire est, par nature, un savoir basé sur des documents écrits. La nouvelle importance de ce que l’on appelle l’histoire orale n’est en fait que fort relative, au sens où cette histoire orale ne peut entrer en jeu qu’au moment d’un enregistrement quelconque – et sous l’Ancien Régime, c’est un enregistrement textuel. De là, l’aporie de la fameuse tradition orale, car s’il est d’une part indéniable qu’une telle chose a dû exister, il est d’autre part impossible d’en dire autre chose que ce que nous rapporte l’écrit. Toutefois, la retombée textuelle de ce que nous n’arriverons sans doute jamais à saisir est bien plus riche que l’on ne le croit, et permet d’étudier des dimensions qui n’ont jusqu’ici pas été envisagées. En outre, la pratique du jeu dramatique ne demande généralement pas à être inscrite dans des documents : on ne dit pas ce qui va de soi.
- 11 J. Koopmans, « Arras, where Burghers and Jongleurs meet and Develop Forms – afterwards seen as Thea (...)
18Confrontons maintenant ce raisonnement général au cas précis du Jeu de la Feuillée d’Adam de La Halle, écrit au xiiie siècle. Signalons tout d’abord que cette pièce a été jouée à l’occasion de la Grande Beuvée, un temps festif qui était sans doute accompagné d’un rituel qui lui était propre mais que nulle archive ne documente. Le Jeu de la Feuillée, lu jusqu’ici comme une pièce de théâtre, est en fait une suite de sketches articulée sur ce rituel traditionnel11. Or une fois ce rituel festif pris en compte, non seulement on comprend mieux certaines scènes du jeu, l’arrivée des fées, le repas nocturne, mais également le rapport complexe établi entre le temps représenté et le temps de la représentation. La durée particulière de la fiction dramatique, de la soirée au lendemain, avec un endormissement général des personnages, devient intelligible : là où le texte reste muet, le rituel doit sans doute reprendre ses droits jusqu’au moment où le texte recommence. Certes, ce rituel de la Grande Beuvée ne nous est pas connu : un rituel se soustrait à la codification par écrit. On ne peut donc arriver à une véritable reconstruction de ce qu’a pu être la « pièce » d’Adam de la Halle. Mais, méthodologiquement du moins, sont désormais posées les conditions d’une meilleure compréhension de cette « pièce ».
19De ce repositionnement de l’objet-texte découle une nécessaire réflexion sur les cadres d’intelligibilité des jeux dramatiques. Les représentations n’ont naturellement pas lieu dans un vide total. Elles sont conditionnées par de nombreux paramètres qui appellent l’attention. Ainsi par exemple de la compréhension culturelle de ce qui paraît « sérieux » ou « comique » à une époque donnée. Souvent cette simple distinction est problématique pour le chercheur. Pour prendre un exemple aux marges de l’acte théâtral mais qui relève dans une certaine mesure de la culture de la performance médiévale, on songe par exemple aux enseignes de pèlerins avec des vulves avec béquilles. Les savants modernes les ont dites parodiques, burlesques, obscènes. Or ne s’agit-il pas d’objets situés, qui prennent sens notamment dans les pèlerinages de fertilité à Saint Faustin – devenu, par une étymologie populaire, Saint Foutin ? Les enseignes témoigneraient donc d’une sensibilité religieuse qui n’avait rien de parodique. Leur difficulté d’analyse tient pour une bonne part au fait que la culture qu’elles révèlent ne correspond guère à l’idée que les savants se sont longtemps fait de la religiosité médiévale et de son lien supposé au carnavalesque.
- 12 J.-M. Moeglin, Les Bourgeois de Calais. Essai sur un mythe historique, Paris, Albin Michel, 2002.
- 13 J. A. C. Buchon, Chroniques et mémoires sur l’histoire de France, Paris, Bureau du Panthéon littéra (...)
20Pour approcher ces cadres d’intelligibilité, de nouvelles notions doivent être forgées. Depuis une décennie, j’ai essayé de tirer au clair une chose que je croyais importante, sans y réussir totalement : resituer des phénomènes dits théâtraux au sein de la suite d’événements ou d’actions qui leur servaient de cadres. J’avais premièrement opté pour l’idée de scénario. Les historiens, depuis quelque temps, accordent de plus en plus leur attention à ce qu’ils appellent des scripted events, des événements qui se déroulent selon un certain scénario conventionnel, fixe, formel. Cela vaut pour des rituels de pénitence, pour des fêtes, pour des événements politiques. Pour Les Bourgeois de Calais, l’étude séminale de Jean-Marie Moeglin a bien montré par exemple que cette scène touchante, immortalisée par Froissart et sans doute plus encore par Rodin, relève en fait d’une simple convention12 : il existe un scénario préétabli pour un tel cas de demande publique de grâce, et en cette occasion, tout le monde a fait de son mieux pour suivre ce scénario. Les faits en deviennent-ils pour autant « moins réels » ? Non certes. Leur caractère scénarisé nous aide toutefois à mieux comprendre le sens de ce rituel. A y regarder de près, ce type de performance ritualisée est fréquente pendant la période étudiée dans ce dossier : en 1514, les Tournaisiens, farceurs invétérés selon Maximilien d’Autriche, se seraient moqués dans leurs farces de la bataille de Venlo. Ils durent implorer le pardon impérial, mais Maximilien refusa d’abord de leur pardonner13. Non par cruauté, mais parce que le rôle du prince était de refuser le pardon dans un premier temps ; par ce refus, les Tournaisiens étaient prévenus que le pardon était non garanti et ne s’accordait qu’à la troisième requête.
- 14 A. E. Knight, Les Mystères de la procession de Lille, Genève, Droz, 2001-2011.
21Ayant pu constater que de nombreux événements qui relèveraient de ce qu’on appelle habituellement les spectacles publics au Moyen Âge font partie de telles suites conventionnelles, j’ai à plusieurs reprises essayé de défendre l’importance du scénario ; mais, réflexion faite, on peut se demander si le terme « programme de la fête » ne serait pas plus adéquat. Il a l’avantage d’éclairer le statut de certains textes, tels que les mystères de la procession de Lille ainsi intitulés par leur éditeur Alan Knight14. En fait, à bien scruter les documents, ces pièces n’ont pas été jouées pendant la procession de Lille, mais après la procession de Lille. Ceci est significatif si l’on raisonne en termes de programme de la fête. Le scénario de la fête lilloise aurait été celui-ci : non pas une procession ponctuée de pièces de théâtre, mais une procession émaillée de tableaux vivants et/ou de sketches, puis un repas, ensuite et enfin les jeux par personnages, présentés devant les dignitaires de la ville dans une salle. Les interprétations appelées par les pièces en sont passablement changées.
- 15 F. Massip, « Le drame de l’Assomption en France et en Belgique », Mainte belle œuvre faite, Études (...)
22Prendre en compte le programme de la fête, c’est aussi ouvrir la possibilité de repenser le fonctionnement même du texte dramatique. La moralité de l’Assomption a longtemps été lue comme une pièce théâtrale inachevée, dans la mesure où la fin semble manquer, laissant l’action suspendue. Or le manuscrit, comme l’a remarqué Francesc Massip, indique bien le terme « fin ». Comment comprendre cette difficulté ? La reconstitution du programme de la fête offre des éléments de réponse. Le 14 août était d’abord jouée une moralité dramatique. Le lendemain, jour de l’Assomption, tout le monde venait admirer l’automate dans l’église qui « représentait » le mystère de l’Assomption15. La pièce était donc « achevée » par un autre spectacle, situé hors du texte actuellement conservé mais qui faisait corps avec lui.
23Il reste sans doute maintenant aux chercheurs à affiner la notion de scénario ou de programme de la fête. Il apparaît par exemple important de distinguer entre les relations de subordination et les relations de coordination qui permettent aux différents composants d’un programme de s’articuler. Quand il y a, au sein d’un spectacle dramatique, prologue, tragédie et farce, il y a coordination. Dans le cas du rituel de la Grande Beuvée et du Jeu de la Feuillée, il y a en revanche subordination. Quand il y a une fête locale, une élection du conseil municipal, une promenade vers la Fossée aux Ballades, un jeu de choule et une chanson de geste, il y a à la fois coordination et subordination. Quand existe un cadre festif avec un monde inversé où l’on énonce un sermon, il y a subordination. Enfin, quand il y a une fête, et qu’à l’intérieur du calendrier festif, le conseil municipal mange sur un échafaud devant un public qui regarde le conseil qui mange, mais qui regarde en même temps une représentation que le conseil qui mange regarde aussi, il y a un intéressant jeu de miroirs où la coordination et la subordination jouent.
24Ces propositions de distinction, à poursuivre, pourront mettre en perspective, je l’espère, les pratiques qui ont entouré les textes parodiques et les productions des sociétés joyeuses. Ces textes et productions ont souvent été jugés curieux ou négligeables parce qu’ils n’ont que rarement été resitués dans la cohérence de leurs programmes festifs et dans la richesse de leurs cadres d’intelligibilité. Retrouver cette cohérence est justement l’un des enjeux de ce dossier, dont les auteurs s’attachent tous, à leur manière, à tester les suggestions méthodologiques que j’ai ici rapidement esquissées. La voie est ainsi ouverte à un renouvellement en profondeur de l’histoire des cultures spectaculaires européennes. Restent, in fine, des questions nécessairement ouvertes et qui doivent le rester pour stimuler l’évolution de nos pratiques de chercheurs : qu’est-ce qui fait l’unité de nos analyses ? Où donc se situe l’objet de nos enquêtes ?
Notes
1 J. Koopmans et D. Smith, « Un théâtre français du Moyen Âge », Médiévales, 59, 2, 2010, p. 5-16.
2 J. Koopmans, « Les mots et la chose ou les mots pour le dire », éd. X. Leroux, Vers une poétique du discours dramatique au Moyen Âge, éd. X. Leroux, Paris, Champion, 2011, p. 289-323.
3 J. Koopmans, « Esthétique du monologue : l’art de Coquillart et compagnie », Les mondes théâtraux autour de Guillaume Coquillart (xve siècle), éd. J.-F. Chevalier, Langres, D. Guéniot, 2005, p. 27-44.
4 P.-Y. Badel, Adam de La Halle, Œuvres complètes, Paris, Livre de poche, 1995, p. 285.
5 J. Koopmans, « Contre-textes et contre-sociétés », Texte et contre-texte pour la période pré-moderne, éd. N. Labère, Bordeaux, Ausonius, 2012, p. 53-61.
6 Dans certains cas, il y avait des combinatoires plus précises, voir E. Doudet, Moralités et jeux moraux, le théâtre allégorique en français, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 120-125.
7 Un cas analogue est à trouver dans la culture dramatique du Nord de la France, où il y a eu apparemment une tradition de présentation avant le repas (un jeu muet, une tapisserie historiée, des jeux sur des chars) avec ensuite, après le repas, une version « par personnages » ; voir K. Lavéant, Un théâtre des frontières. La culture dramatique dans les provinces du Nord aux xve et xvie siècles, Orléans, Paradigme, 2011, p. 93, 154 et 184.
8 Pierre Gringore, La Sottie du Prince des Sotz et de Mère Sotte, éd. A. Hindley, Paris, Champion, 2000.
9 J. Koopmans, Quatre sermons joyeux, Genève, Droz, 1984 ; J. Koopmans, Recueil de sermons joyeux, Genève, Droz, 1988.
10 J.-C. Aubailly, Le Monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de la fin du Moyen Âge et du début du xvie siècle, Paris, Champion, 1978.
11 J. Koopmans, « Arras, where Burghers and Jongleurs meet and Develop Forms – afterwards seen as Theatre », The Routledge Research Companion to Early Drama and Performance, éd. P. King, Londres, Routledge, 2016, p. 30-41.
12 J.-M. Moeglin, Les Bourgeois de Calais. Essai sur un mythe historique, Paris, Albin Michel, 2002.
13 J. A. C. Buchon, Chroniques et mémoires sur l’histoire de France, Paris, Bureau du Panthéon littéraire, 1836, t. 2, p. 22, 40, 45.
14 A. E. Knight, Les Mystères de la procession de Lille, Genève, Droz, 2001-2011.
15 F. Massip, « Le drame de l’Assomption en France et en Belgique », Mainte belle œuvre faite, Études sur le théâtre médiéval offertes à Graham A. Runnalls, éd. D. Hüe, M. Longtin et L. Muir, Orléans, Paradigme, 2005, p. 357-374.
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Référence papier
Jelle Koopmans, « L’objet de nos recherches ou l’unité d’analyse », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 37 | 2019, 285-296.
Référence électronique
Jelle Koopmans, « L’objet de nos recherches ou l’unité d’analyse », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 37 | 2019, mis en ligne le 01 août 2022, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/17399 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.17399
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