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Conter des croisades du Moyen Âge à nos jours

L’écriture de la croisade dans la Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil

Writing the Crusades in the Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil
Jennifer Gabel de Aguirre
p. 119-141

Résumés

La Chanson de la Première Croisade se fonde sur la chronique latine de Baudri de Bourgueil. Elle relate les événements historiques de manière beaucoup plus fidèle que les chansons de geste traditionnelles. Avec celles-ci elle partage pourtant la manière de relater les batailles et les combats singuliers et la présentation des protagonistes. L’écriture de la croisade dans cette œuvre se caractérise encore par la forte présence du merveilleux chrétien et oriental.

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Index de mots-clés :

histoire, croisades, chronique, chanson de geste
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Texte intégral

  • 1 L’œuvre est aussi connue sous les titres de Siege d’Antioche ovesque le conquest de Jerusalem de Go (...)
  • 2 La Chanson d’Antioche, éd. J. A. Nelson, Tuscaloosa/London, University of Alabama Press, 2003. Voir (...)
  • 3 La Chanson de Jérusalem, éd. N. R. Thorp, Tuscaloosa/London, University of Alabama Press, 1992.
  • 4 La Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil, éd. J. Gabel de Aguirre, Heidelberg (...)
  • 5 P. Meyer, « Un récit en vers français de la première croisade fondé sur Baudri de Bourgueil », Roma (...)
  • 6 Petit, « Le camp chrétien ».
  • 7 Voir Baudri de Bourgueil, The Historia Ierosolimitana of Baldric of Bourgueil, éd. S. Biddlecombe, (...)

1La Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil1 fut écrite en ancien français vers le début du xiiie siècle. Cette œuvre raconte les principaux faits historiques de la Première Croisade de 1095 à 1099, en y incluant le Concile de Clermont et la croisade populaire, de même que la prise de Nicée, d’Antioche et de Jérusalem. Elle s’inscrit dans la tradition des chansons de croisade et donc des chansons de geste, même si l’appartenance de ces premières au genre épique n’est pas acceptée par tous les chercheurs. En tout cas, elle est moins connue que la Chanson d’Antioche2 ou que la Chanson de Jérusalem3, ce qui s’explique tout d’abord par le fait qu’il n’en existe pas d’édition complète. L’édition la plus récente de la Chanson de la Première Croisade4 contient environ un tiers (un peu plus de 5000 vers) de l’œuvre, les éditions partielles antérieures de P. Meyer5 et d’A. Petit6 respectivement 1140 et 491 vers. La source principale du texte est la chronique latine de Baudri de Bourgueil, qui date d’environ 11077. Pourtant, il s’agit plutôt d’une adaptation libre que d’une imitation. L’œuvre française nous est transmise dans deux manuscrits en scripta anglo-normande : Oxford, Bodleian Library, MS Hatton 77, daté du milieu du xiiie siècle, et Londres, British Library, MS Additional 34114, qui comprend une continuation fondée sur une autre chronique et fut écrit vers 1400. Outre ceux-ci, il existe encore deux fragments (Oxford, Bodleian Library, MS Hatton 77 annexe et Oxford, Bodleian Library, MS Brasenose Coll. D.56). La forme du texte est typique d’une chanson de geste du xiiie siècle : elle est organisée en laisses d’alexandrins monorimes.

2Dans le présent article, nous traiterons de l’écriture de la croisade dans cette œuvre. Nous nous pencherons d’abord sur la représentation de la Première Croisade en comparant les événements décrits à ceux contenus dans la chronique latine de Baudri de Bourgueil et à ce que l’historiographie moderne considère comme les principaux faits de la Première Croisade. Nous essaierons ensuite de discerner l’objectif de l’auteur et sa façon de représenter l’idée de croisade. Finalement, nous aborderons la manière dont les croisés et leur religion sont décrits pour continuer avec la représentation de l’Orient, de ses habitants, c’est-à-dire des chrétiens orientaux et des musulmans, et de la religion musulmane.

La représentation des événements historiques et de l’idée de croisade

  • 8 Pour plus de détails et les renvois aux historiographies modernes, voir l’introduction à la Chanson (...)
  • 9 Voir Ch. Tyerman, God’s war: a new history of the Crusades, Cambridge (Mass.), Harvard University P (...)
  • 10 Voir Tyerman, God’s war, p. 140.

3La Chanson de la Première Croisade est un récit assez fidèle des événements et ne diffère guère de ce que les historiens relatent en ce qui concerne les principaux faits, comme le concile de Clermont (laisse III et suivantes), la croisade populaire (l. VII-XIV), le départ des nobles et de leurs armées à la croisade (l. XV et suivantes), la traversée du Bosphore (l. XXXI), le siège et la prise des villes de Nicée (l. XLV-LV), d’Antioche (l. LXXXIV-CCXXIX) et de Jérusalem (l. CCCLV), ainsi que la bataille d’Ascalon (l. CCCLX8). Alors que l’auteur exagère généralement lorsqu’il donne des informations sur le nombre des soldats croisés, les dates sont souvent exactes, comme celle de l’arrivée de Godefroi à Constantinople deux jours avant Noël (l. XVI). Parfois, il ajoute même des informations qui manquent dans la chronique latine de Baudri de Bourgueil. Ainsi, l’épisode de Renaud Porchet (l. CLXIII et CLXXIX) ne figure pas dans le texte latin, de même que les noms de deux commandants musulmans, Holdequin de Damas dans la Chanson de la Première Croisade, v. 4694, qui correspond à Duqāq de Damas9, et Rodoez de Halape (l. CXXXIX-CLX) qui correspond à Ridwan d’Alep10. Tous les deux restent anonymes dans la chronique latine (Baudri, Historia Ierosolimitana, livre II, p. 41 et 46).

  • 11 Voir P. Damian-Grint, The New Historians of the Twelfth-Century Renaissance, Woodbridge, Boydell, 1 (...)
  • 12 D. Trotter, Medieval French literature and the Crusades (1100-1300), Genève, Droz, 1988, p. 114.
  • 13 K.-H. Bender, « De Godefroy à Saladin. Le premier cycle de la croisade : entre la chronique et le c (...)
  • 14 R. Cook, Chanson d’Antioche, chanson de geste : Le cycle de la croisade est-il épique ?, Amsterdam, (...)
  • 15 Voir F. Autrand, « Les dates, la mémoire et les juges », Le Métier d’historien au Moyen Âge. Études (...)

4En raison de son exactitude historique, plusieurs chercheurs, dont P. Damian-Grint11, pensent que la Chanson de la Première Croisade n’est pas une chanson de geste, mais plutôt une chronique en vers. Néanmoins, la Chanson d’Antioche, elle aussi, fut jugée par D. Trotter comme « a historically fairly accurate account12 » et son appartenance au genre épique a été mise en cause, par exemple, par K.-H. Bender, selon qui ce texte décrit les événements « avec une exactitude historique tout à fait étrangère aux chansons de geste traditionnelles13 ». Tandis que R. Cook constate à propos de la Chanson d’Antioche que son auteur « amplifie, […] supprime, […] remplace, pour donner à ces événements une allure familière aux spécialistes de la littérature14 », la Chanson de la Première Croisade se contente généralement d’ajouter et d’amplifier les informations de la chronique latine de Baudri de Bourgueil, ce que nous verrons plus en détail ci-dessous. Ce texte possède donc moins de divergences par rapport aux sources historiques que la Chanson d’Antioche. Toutefois, l’on peut constater qu’un degré de fiabilité historique élevé par rapport aux chansons de geste traditionnelles caractérise les deux textes. Quant aux indications temporelles délivrées par la Chanson de la Première Croisade, elles spécifient souvent le jour de la semaine ou de quelle fête religieuse il est question, mais non l’année15. De telles informations se trouvent aussi dans les autres chansons de croisade comme la Chanson de Jérusalem (v. 4058 : « Çou fu par.I. joisdi, que jors fu esclarcis, / Que no Crestïens ont tos lor engiens bastis ») et la Chanson d’Antioche (v. 8188 : « Un vendredi matin al point de l’ajornee »).

  • 16 Voir Baudri, Historia Ierosolimitana, livre I, p. 3 : « Quis enim tot principes, tot duces, tot mil (...)
  • 17 Voir Baudri, Historia Ierosolimitana, livre I, p. 26 : « Preterea ibi erat tanta rerum omniu commun (...)
  • 18 Voir C. Kostick, The Social Structure of the First Crusade, Leiden, Brill, 2008, ici p. 65: « Baldr (...)

5Il existe en outre des différences entre la source latine et la Chanson de la Première Croisade, qui éloignent le texte français de l’historiographie et le rapprochent du genre épique. Il s’agit notamment de la manière de représenter les événements historiques et l’idée de la croisade. La chanson en ancien français omet, entre autres, des passages concernant les chrétiens orientaux qui traitent de l’histoire de Jérusalem et des souffrances de ces chrétiens (Baudri, Historia Ierosolimitana, livre I, p. 5 et 6), ainsi que des réflexions sur la situation exceptionnelle des croisés – ils n’ont pas de roi qui les guide, mais l’unanimité et la parité règnent parmi eux –, telles qu’elles apparaissent, par exemple, dans le prologue de Baudri, Historia Ierosolimitana16, ou dans la description du siège de Nicée17. C’est justement à cause de ces réflexions destinées à un public cultivé et clérical que la chronique latine compte parmi les sources théologiques importantes18. Leur omission dans la Chanson de la Première Croisade peut être interprétée comme un rapprochement avec les chansons de geste, pour lesquelles l’organisation sociale féodale est fondamentale.

  • 19 De telles séquences épiques traditionnelles se trouvent pourtant aussi en grand nombre dans les Rom (...)
  • 20 D’autres exemples se trouvent dans les v. 1068-1075, 1342-1346, 2521-2541, 2693-2695, 4514-4523 et (...)
  • 21 Voir J.-P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et Utilisation, Villeneuve-d’Asc (...)
  • 22 Ibid.

6Il existe une autre différence essentielle entre la Chanson de la Première Croisade et sa source, par laquelle le texte français s’inscrit dans la tradition épique19 : c’est l’ajout de nombreuses scènes de bataille. Il s’agit notamment des descriptions de combats singuliers20, qui contiennent généralement plus ou moins de clichés rhétoriques reliés au combat à lance dans les chansons de geste21. Les v. 2391-2402 donnent une description complète reproduisant tous les clichés correspondants – le chevalier éperonne son cheval, brandit sa lance, frappe, brise l’écu de son adversaire, rompt son haubert, lui « passe la lance au travers du corps22 » et l’abat mort à bas de son cheval :

Guilleaume de Ferrieres ad le giu comencié
Qui joinst o Malatré […].
Des esporuns a or ad le cheval brochié
Et esloigné la lance od le fer aguisié.
Vait ferir le paien que trova afichié
Que l’escu de son col li ad frait et perchié
Et l’auberc de son dos rompu et desmaillié,
Parmi le gros del cors lui ad conduit son espié.
Ou il volsist u non, jus l’ad mort trebuchié. […]

  • 23 Voir Martin, Les Motifs dans la chanson de geste, p. 186.

7Les clichés reposent généralement sur des expressions formulaires, répétées fréquemment. Ainsi, le cliché relevé par J.-P. Martin23 X frappe Y correspond généralement dans la Chanson de la Première Croisade à la formule aller + ferir et sert à marquer le début d’un combat singulier (par exemple, « Vait ferir un Franceis sor la targe flurie », v. 1343 ; « Vait ferir un paien sor le hialme sardri », v. 2694). Un emploi similaire se trouve dans la Chanson d’Antioche (« Et vait ferir.I. Turc de la lance aceree », v. 1763) et dans la Chanson de Jérusalem (« Et vait ferir un Turc, qu’il ne l’esparna mie », v. 481).

  • 24 Voir Martin, Les Motifs dans la chanson de geste, p. 194.

8Les expressions formulaires servent aussi à structurer les descriptions de batailles. Au début d’une laisse qui prolonge la description d’une bataille commencée auparavant, nous trouvons par exemple : « Mult fud grant l’estor al val el pré herbu, / Bien i fierent Franceis, Deu les tienge en vertu » (Chanson de la Première Croisade, v. 4794-4795). Cette expression correspond à la formule A. grans + noise + bataille relevée par J.-P. Martin pour les chansons de geste24. Elle est aussi employée dans le Cycle de la Croisade : « Desur le pont de Fer fu mout grans li bataille ; / Bien fierent li baron et li [serjant] sans faille » (Chanson d’Antioche, v. 3887-3888) ; « Molt fu grans li bataille, mervellose et estraigne » (Chanson de Jérusalem, v. 8859). Les ajouts de la Chanson de la Première Croisade par rapport à sa source ne sont pourtant pas limités à des combats singuliers : il existe de longues additions, entre autres, les laisses XXXII-XLIV, qui relatent deux batailles entières.

9Outre les scènes de combat, la Chanson de la Première Croisade ajoute des dialogues, par exemple, entre Garsion et Süart (v. 3593-6073), entre Garsion et ses hommes (v. 3622-3659) ou encore entre les chefs de la croisade (v. 4614-4652). L’on peut donc constater qu’il s’agit d’une dramatisation par rapport à la source latine. Si S. Biddlecombe remarque, dans son introduction à Baudri, Historia Ierosolimitana, p. lvii, que l’auteur aurait amplifié les événements et la description des caractères, on peut considérer que ce travail fut poursuivi par l’auteur de la Chanson de la Première Croisade.

  • 25 C. Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’orient chrétien. Cilicie, Syrie, Palestine et Égypte (xiie-(...)

10Quant à la présentation des raisons de s’engager dans la croisade, Baudri invoque surtout les souffrances des chrétiens orientaux, car, suivant C. Rouxpetel, ceux-ci « sont essentiellement envisagés comme les victimes des Sarrasins, libérés de leurs bourreaux par les croisés25 ». Mais comme nous l’avons vu, cette motivation est omise à plusieurs reprises dans le texte français, qui met plutôt l’accent sur la libération de Jérusalem :

Qui por m’amor voldra ses richeises laissier
Et sun pere et sa mere, ses enfanz et sa moillier,
Prenge vïaz la croiz, en rien n’ait il desirier
Et vienge ensenble od moi Jherusalem deraisner.
(v. 75-78)

  • 26 Ainsi en est-il, par exemple, de Raymond d’Aguilers, pour lequel J. Tolan constate que « la croisad (...)

11Un autre motif important est la vengeance contre les musulmans, qui joue un rôle prééminent dans les chroniques de croisade26 : « Et sumes ça venu por noz cors traveillier / Et por la passïon nostre seignur vengier » (v. 875-876).

  • 27 Voir C. Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgemeinscha (...)
  • 28 Voir Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, p. viii, qui constate que l’avidité (« die Aus (...)

12L’absolution de tous les péchés, relevée déjà par C. Erdmann27 comme l’une des raisons les plus importantes de partir en croisade, est également évoquée à plusieurs reprises, par exemple aux v. 187-188 (« Barons, ceste novele ne se vielt pas celer / Que de prendre la croiz pot hom s’alme salver ») et aux v. 869-873 (« Que tut cil qui por Deu se voldront croisier / […] Seroient toz asolz de Deu le jostisier »). Mais l’auteur ne passe pas sous silence que la cupidité jouait aussi un rôle important28. Ainsi, Tancrède et Baudouin se disputent la domination de Tarse (l. LXXX) et Raimond de Saint-Gilles et Bohémond celle d’Antioche (l. CCCXXIII-CCCXXXII).

  • 29 Une critique similaire se trouve dans la Chanson d’Antioche, v. 118-123 : « Cis siecles est mout fe (...)

13Quant à l’objectif de l’œuvre, nous pouvons constater trois fonctions principales : l’instruction, la propagande et le divertissement. La fonction didactique de donner un bon exemple au public est perceptible dès le prologue, qui commence par une critique des temps actuels29 :

Seignurs, bien est seü et n’est pas lungement,
Estoient cil proisié et servi largement
Qui chantoient les faiz de l’ancïene gent,
Et prendre l’on poet sen et esperiment.
Mais ore n’ont de ceo cure, tut le funt altrement :
A l’avoir se sunt pris trestuz communement,
Vencu ad coveitise qui tut le mund suzprent.
(Chanson de la Première Croisade, v. 1-7)

14La fonction de propagande se manifeste dès les vers 17-19, qui invitent le public directement à suivre l’exemple des croisés :

Pernez a cels essample qui ancïenement
Guerpirent lur terres et lur edifiement
Por servir Damedeu, le roi omnipotent.

  • 30 S. Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », Languages of Love and Hate, éd. (...)

15On peut assimiler cette attitude à celle des chansons du Cycle de la Croisade, pour lesquelles S. Edgington parle d’une fonction de recrutement (« recruitment function30 »). Encore une fois, la Chanson de la Première Croisade se rapproche donc des chansons de croisade en s’éloignant de la source latine, qui commence par des louanges à Dieu et met au premier plan des réflexions théologiques. La Chanson de la Première Croisade, à son tour, nous raconte des événements historiques en mettant en relief les grands exploits des croisés, par exemple, dans les présentations détaillées de combats singuliers. Celles-ci visent à instruire et divertir le public, au même titre que la présentation des personnages dans leur relation au « merveilleux chrétien » et que les longues descriptions des merveilles de l’Orient.

Les croisés et le merveilleux chrétien

16Les principaux acteurs de la croisade, c’est-à-dire les chrétiens occidentaux qui participèrent à l’expédition sont dépeints en héros. Là aussi, l’on peut constater que la Chanson de la Première Croisade amplifie les informations de la source latine. Elle ajoute fréquemment des épithètes aux noms propres, par exemple, « dan Godefroi li ber » (v. 478), « Baudoïn le hardi » (v. 3881), « Guilleaume li pruz » (v. 5094), ce qui correspond à la tradition épique et existe aussi dans la Chanson d’Antioche (« Aimeri le vaillant », v. 1684) et la Chanson de Jérusalem (« Robert le menbré », v. 4326).

  • 31 Bender, « De Godefroy à Saladin », p. 82, et Damian-Grint, The New Historians of the Twelfth-Centur (...)
  • 32 Un épisode similaire se trouve d’ailleurs dans la Chanson d’Antioche vers la fin de la bataille d’A (...)

17En général, la Chanson de la Première Croisade décrit les chefs de la croisade de manière plus individuelle31 : ainsi, dans les laisses LXX-LXXIV, après la bataille de Dorylée, l’auteur ajoute un épisode portant sur les qualités guerrières de Godefroy de Bouillon, qui se bat tout seul contre un grand nombre de soldats ennemis. Voici un extrait qui montre la prouesse et la valeur de Godefroy dans le combat et qui raconte le miracle divin le sauvant finalement face à la multitude des ennemis, suivi par sa prière d’action de grâces, qui illustre sa piété32 :

Le premier qui li vint od la teste colpee
Et le secund enprés l’espaule desevree […]
Grant cops lui ont doné en la targe roee, […]
Mort l’eüst a estrus icele gent deffaee,
Mais Deus le succurut par ital destinee,
Que as Turs fud vïaire que devers la valee
Venoit de crestïens, de la gent redutee : […]
Poür ont de la gent que Deus lur ad mustree,
En un bois se ferirent por aveir recelee.
Il [ = Godefroy] vit la compaignie que Deus out amenee
Qui furent trestut blanc comme neif sur gelee […]
Damedeu aora et la vertu nomee :
« Sire, merciz te rend de m’alme qu’as salvee ! »
(Chanson de la Première Croisade, v. 2967-2989)

  • 33 Tolan constate que la mort de Renaud Porchet est représentée chez Tudebode « en des termes emprunté (...)

18Mais, outre les chefs de la croisade, il existe encore d’autres croisés qui figurent dans des épisodes absents de la source latine, dont Renaud Porchet, l. CLXIII et CLXXIX. Cet épisode rapproche la chanson de l’hagiographie, car il dépeint un martyre idéalisé33. La captivité et la mort de Renaud sont aussi traitées dans la Chanson d’Antioche (l. 187, 189 et 192-203) et dans la chronique de la Première Croisade de Tudebode, mais ne figurent pas dans le texte de Baudri de Bourgueil. Il est donc fort probable que l’auteur de la Chanson de la Première Croisade a utilisé d’autres sources qu’il serait intéressant d’identifier.

  • 34 Cet épisode est absent de la chronique latine de Baudri.

19Quant aux croisés pris dans leur totalité, ils sont caractérisés par leur prouesse (par exemple, v. 1107 : « Mais Franceis furent pruz, hardi et aduré »), qui est parfois excessive et empreinte d’orgueil. Ainsi en est-il dans la Chanson de la Première Croisade lorsque l’armée de Robert de Normandie se trouve dans une situation difficile lors d’un combat contre une multitude de musulmans : personne n’accepte de partir comme messager pour appeler à l’aide les autres armées croisées parce que cet acte pouvait être interprété comme pure lâcheté (l.  XXXIX-XLI34). Voici un extrait de la laisse XLI :

Il en apele Girard de Ruissillon […] :
« Si succuruz ne sumes, n’i ad plus mes morrom.
Car poigniez, biaus amis, cest destrier d’Aragon
Et alez dire as autres que nos nos combatom. »
« Dehé ait », dist G[i]rard, « qui movera le talun !
Ne fui unques messagier, nel ne comencerom,
Por chevalier me tienent cil de mon aviron. »
(Chanson de la Première Croisade, v. 1445-1452)

20Une attitude similaire peut être observée dans la Chanson d’Antioche (l. 322-328), où tous les chefs de la croisade refusent de porter la sainte lance, car cela empêcherait leur participation au combat.

  • 35 Sur la représentation de ce groupe dans le Cycle de la Croisade, voir M. Janet, L’Idéologie incarné (...)
  • 36 Voir Janet, L’Idéologie incarnée, p. 142.
  • 37 Voir aussi S. Duparc-Quioc, Le Cycle de la Croisade, Paris, Champion, 1955, p. 79, qui constate cet (...)
  • 38 Voir sur ce sujet Janet, L’Idéologie incarnée, p. 142-151, qui rapproche la représentation des Tafu (...)

21Même si l’on peut constater que les actes atroces des croisés sont relatés dans la Chanson de la Première Croisade (« Li home et les femmes qui i furent manant / Sunt trestut detrenchié et li petit enfant », v. 654-655), ce n’est qu’un groupe marginal de croisés, c’est-à-dire les Tafurs35, qui font excessivement preuve de brutalité. Ce groupe est aussi mentionné dans les textes épiques et dans la chronique de Guibert de Nogent, mais non dans la source latine ni dans les autres chroniques36. Dans la Chanson de la Première Croisade comme dans la Chanson d’Antioche, les Tafurs sont décrits de manière particulièrement effrayante37. Les différences physiques par rapport aux autres croisés sont mises en relief38 :

Si ad fait por le roi des Taffors envoier,
Et il i est venu, avoec lui cent pautonier
De la plus fiere gent que Deus ait a baillier
Que ont les chars plus noires que paluz
en vivier.
Pels et maçues portent por paens chastïer
Et merveillos coteals a bestes escorcier.
(Chanson de la Première Croisade, v. 4560-4565)

La fu li rois Tafurs, li ribaut o lui sont
Et jurent Dameldeu, ki forma tout le mont,
Que s’il truevent paiens as dens les mangeront.
Tafur crient et huent et mout grant noise font.
(Chanson d’Antioche, v. 3636-3639)

22Ils maltraitent les prisonniers musulmans (« Puis pernent les paens, si les font despolloier. / Batant les menerent od verges d’aiglentier », Chanson de la Première Croisade, v. 4568-4569), les tuent de manière cruelle et donnent leur chair aux chiens (« Puis lor ovrent lor [ventres] comme a porcs funt bochier. / La boele et la fresure funt a lur chiens mangier », v. 4586-4587).

  • 39 Voir E. Baumgartner, « L’exotisme à rebours dans la Chanson d’Antioche », L’Exotisme dans la poésie (...)
  • 40 Par exemple v. 6424 ; voir Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », p. 45.
  • 41 Cette partie de la Chanson de la Première Croisade n’est toujours pas éditée. Le vers cité est dire (...)
  • 42 Baumgartner, « L’exotisme à rebours dans la Chanson d’Antioche », p. 28 : « Mais ces effroyables Ta (...)

23Les musulmans supposent même qu’il s’agit de cannibales (« La hors ad une gent plus noire que charbon. / Nos Sarazins manguent comm autre veneison », v. 4602-4602). Dans la Chanson d’Antioche39 et la Chanson de Jérusalem40, les Tafurs mangent également de la chair humaine. Le cannibalisme est encore mentionné dans Baudri, Historia Ierosolimitana, livre III, p. 93, mais, à la différence de sa source, la Chanson de la Première Croisade limite cette pratique au groupe des Tafurs, absents de la source latine, et se contente d’allusions pour l’épisode de cannibalisme décrit en détail dans l’Historia Ierosolimitana (« Car la sunt li plusor por la faim renoié », Chanson de la Première Croisade, l. CCCXXXV41). Dans la Chanson de la Première Croisade, mais apparemment aussi dans la Chanson d’Antioche et la Chanson de Jérusalem, les Tafurs endossent la responsabilité des actes les plus cruels et les plus difficiles à accepter pour un public chrétien, épargnant ainsi, comme le démontre E. Baumgartner, l’image positive des croisés dans leur ensemble42.

  • 43 Comme J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’occident médiéval », L’Étrange et le merveilleux dans l’i (...)
  • 44 Voir Trotter, Medieval French literature and the Crusades, p. 113.
  • 45 Voir Bender, « De Godefroy à Saladin », p. 44.

24Leur représentation généralement favorable tient à un trait valorisant commun à tous les croisés : la ferveur religieuse, qui est fréquemment mise en relief et qui suscite la présence du « merveilleux chrétien43 » présent aussi dans les chansons de geste traditionnelles. Quand les croisés implorent l’aide de Dieu pendant les batailles (« Se sunt trestoz ensenble “Deus aïe” escrïé », v. 2441), Jésus et des saints apparaissent à certains d’entre eux dans des visions (l. CCXLV-CCXLVII, l. CCLXI), ce qui mène à la découverte de la sainte lance. Le merveilleux est très prononcé dans les chansons de croisade44, comme le montre K.‑H. Bender45, qui souligne l’influence de l’hagiographie sur la Chanson d’Antioche. On peut ajouter aux visions les songes prémonitoires, comme dans la Chanson de la Première Croisade, l. CXXIX, où l’évêque prévoit l’arrivée du sarrasin converti Saraçon, et dans la Chanson d’Antioche, laisse 251 (Bohémond voit la prise d’Antioche dans un songe).

25L’épisode d’une armée de saints qui vient à l’aide des croisés pendant la bataille d’Antioche illustre bien la prégnance du merveilleux :

  • 46 Ces vers sont directement transcrits du manuscrit Hatton 77, fol. 159v. Voir aussi la Chanson d’Ant (...)

Quant Damedé meïsmes succurs lor envoia ;
De la guaste montaigne un conroi desbuscha,
Unques tant bel ne vit qui cel n’esgarda.
Conreé de bataille vers paens chevalcha.
Saint George et saint Domitre de devant le guia
Et saint Mercurïen qui l’enseigne porta.
Tut sunt blanc comme noif, ice descomforta
Le poeple deffaé et forment esmaia,
As crestïens comfort et hardement duna.
(Chanson de la Première Croisade, laisse CCXI46)

  • 47 A. Leclercq, Portraits croisés. L’image des Francs et des Musulmans dans les textes sur la Première (...)
  • 48 Ainsi, R. Deschaux, « Le merveilleux dans la Chanson d’Antioche », Au carrefour des routes d’Europe (...)

26Cette armée de saints est mentionnée également dans la chronique sur la croisade de Raymond d’Aguilers et dans les Gesta Francorum, de même que dans les chroniques qui l’ont utilisée en tant que source, comme l’Historia Ierosolimitana de Baudri. A. Leclercq parle d’un « motif bien répertorié, tout droit issu de la Bible47 ». C’est donc un motif commun aux chansons de croisade et aux chroniques latines48.

L’orient

  • 49 Voir C. Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au xii(...)
  • 50 Cette description est complétée par le sermon de l’évêque du Puy, v. 3355-3370, qui parle de l’hist (...)
  • 51 Cette partie de la Chanson de la Première Croisade n’est toujours pas éditée. Les vers cités de la (...)
  • 52 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 77 : « Dans les romans antiques, décrire la ville (...)
  • 53 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 111 : « La deuxième caractéristique de la ville e (...)
  • 54 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 113.
  • 55 Voir sur ce sujet Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 114-117.
  • 56 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 120, pour l’emploi des aimants dans les romans an (...)
  • 57 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 123 sur l’éclat des matières précieuses.
  • 58 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 125-126.
  • 59 Il s’agit de clou de girofle et de rhizoma galangae, une plante aromatique des Indes Orientales ; v (...)
  • 60 Il est question de la zédoaire, qui est similaire au gingembre ; Dictionnaire du Moyen Français (DM (...)
  • 61 Ce vers est directement transcrit du manuscrit Hatton 77, fol. 101r.
  • 62 Ce vers est directement transcrit du manuscrit Hatton 77, fol. 101v.

27L’élément merveilleux dans la Chanson de la Première Croisade n’est pas limité au domaine chrétien, mais constitue aussi l’un des traits dominants dans la description de l’Orient. Sa représentation relève du motif des richesses orientales et s’inscrit dans la tradition des romans d’antiquité, concernant notamment la description des villes49 et des tentes orientales. Ainsi, les villes orientales sont présentées comme pleines de richesses : beaucoup de détails sont ajoutés à la source latine, par exemple, dans la laisse LXXXV, v. 3427-3440, qui décrit la ville d’Antioche50, ou dans la description de la ville de Sarmacène, qui n’est pas nommée dans la chronique latine (Chanson de la Première Croisade, l. CLXXXV-CXCIII). Dans les deux cas, l’enfermement de la ville est décrit (« Close fud de fossez et de bon mur entur », v. 3429, et « Plus de dis grosses lieues dure le tenement / Clos de merveillos murs tut asis o ciment », l. CLXXXV51), puis sa topographie et ses bâtiments52. À plusieurs reprises, la beauté et la richesse des villes53 sont dépeintes par des expressions formulaires similaires à celles de la tradition des romans d’antiquité54 : « Mult fud bone la vile, onc home ne vit meillur, / Ne tant richement fait de l’ovre ancienur » (en parlant d’Antioche, v. 3427-3428) ; « trestutes les citiez qui sunt en occident / Ne valent cele sule par le mïen escient » (en parlant de Sarmacène, l. CLXXXV). Cette caractéristique est encore mise en relief par la représentation des matériaux précieux utilisés dans la construction55, tels que le marbre (« une tur […] toute de marbre de diverse colur », v. 3431-3434), l’or (v. 3438) et des pierres extraordinaires, dont les aimants (« De pieres d’aimant sunt tut li fundement », l. CLXXXV56), et des pierres resplendissantes d’origine orientale (« Trente portals […] / Tuit fait d’une pïere qui est en orïent […], / Et reluisent plus cler […] / Que piere de cristal ne que oil de serpent », l. CLXXXV57). À l’instar des romans d’antiquité, des verbes imprécis sont employés58, par exemple, faire (v. 3431) ou peinturer pour le travail du peintre (v. 3436 et l. CLXXXV : « sunt tuit painturé o bel enlacement / De bestes et de oiseals, de flurs et de serpent »). Sont dépeints enfin en prolongement les marchés de la ville de Sarmacène, où l’on vend des pierres précieuses et des épices exotiques (« giroffle et garingau59 […] Et la riche canele et bon citoau60 », l. CLXXXVI61). La topographie et la description des lieux font ainsi de l’Orient un espace onirique, un endroit hors du commun, semblant appartenir à un autre monde qui peut même être rapproché du paradis (« Seignors, en la citié ad un eaue mult grant / Qui surt de paraïs, ce trove l’en lisant », l. CLXXXVII62).

  • 63 Cet extrait a déjà été publié dans Petit, « Le camp chrétien », qui fournit la description de la st (...)
  • 64 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 177-180, qui constate, p. 180 : « Hérité du roman antique médi (...)
  • 65 Voir E. Armstrong et al., « Version of Alexandre de Paris, Text », The Medieval French Roman d’Alex (...)
  • 66 Voir E. Baumgartner, « Peinture et écriture : la description de la tente dans les romans antiques a (...)
  • 67 Les tentes merveilleuses font aussi partie de la tradition des romans antiques ; voir Baumgartner, (...)

28Cette magnificence est parachevée par la générosité des souverains orientaux offrant des tentes merveilleuses, telles celles qu’Alexis de Constantinople remet aux croisés qui lui jurent foi et hommage. Ces cadeaux qui ne sont pas mentionnés dans la chronique de Baudri sont décrits en détail aux laisses XC-CIX, v. 3671-4134, à l’occasion du siège d’Antioche63. Ce motif est typique du roman antique médiéval, auquel il pourrait être directement emprunté64 : le Roman d’Alexandre65 et le Roman de Thèbes donnent des descriptions détaillées de tentes et de palais orientaux, où se manifeste une intention didactique comparable à celle de la Chanson de la Première Croisade66. Ces tentes, comme les villes, exposent les richesses de l’Orient par leurs matériaux précieux et par leurs peintures. Quelques-unes possèdent même des qualités magiques, telles que celle de guérir des maladies (« Ja hom qui fust dedenz n’eüst sanc melleison, / Ne fievre ne chalt mal, ne gote ne curson / Ne morir ne peüst neis par une poison », Chanson de la Première Croisade, v. 3688-3690)67.

  • 68 Voir J. Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de la Première (...)
  • 69 Voir sur ce sujet aussi Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », p. 41.
  • 70 Thomas de Kent, The Anglo-Norman Alexander (Le Roman de toute Chevalerie), éd. B. Foster et I. Shor (...)
  • 71 Voir sur ce sujet Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de l (...)
  • 72 Voir Friede, Die Wahrnehmung des Wunderbaren, p. 284-287.

29Les créatures merveilleuses complètent le panorama oriental : elles sont évoquées dans les laisses CC-CCIX de la Chanson de la Première Croisade et correspondent aux merveilles de l’Inde de la tradition classique représentée, entre autres, par Isidore de Séville68. Absentes dans la chronique latine et dans la Chanson d’Antioche, elles appartiennent à l’armée du soudan de Perse et constituent un point commun avec la Chanson de Jérusalem, qui décrit des monstres similaires dans les laisses 227-230, 245 et 25069. Dans la Chanson de la Première Croisade, une influence directe des Romans d’Alexandre, notamment du Roman de toute chevalerie de Thomas de Kent70 est tout à fait envisageable71. S. Friede relève plusieurs types de monstres auxquels Alexandre est confronté avec son armée dans le Roman d’Alexandre72. Voici deux exemples de la Chanson de la Première Croisade et des passages analogues de la Chanson de Jérusalem et de Thomas de Kent, Roman de toute chevalerie :

  • 73 Édité dans Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de la Premi (...)
  • 74 Édité dans Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de la Premi (...)

Chanson de la Première Croisade,
laisse CXCVII73 :
Ja home de la contree de pain ne mangera,
Ne n’en beivra de vin, ne drap ne vestira.
D’erbe vivent tuz jorz, qui ja ne lur faudra
Et sunt plus verz de cive, qui verité en dira.
Ne ja nul de bataille pur arme ne suira,
Ne d’escu ne de riens son cors ne covra,
Car un vestement en font de glaiol qui creist ja
Que riens nel pot perchier tant et ne s’en penera



Chanson de la Première Croisade, laisse CCIII74 :
Enprés Emofradites vindrent Cenophali,
Une gent merveilluse, onques home tel ne vi.
A loi de chien resemble lor parole et lur cri
Et si ne sunt pas grant, mais forment sunt hardi.

Chanson de Jérusalem, v. 8281-8289 :

La tierce est des Majols, la quarte d’Alfaïn –
C’est une gens averse qui ne gostent de vin.
Les roces i sont hautes et li perron marbrin,
Tot mainent desos terre parfont en sousterin
Et mangüent le graine del poivre et del comin.
Plus trençoient lor dent que rasoir acerin
Et si corent plus tost que cevroel en gaudin.
Ainc ne vestirent drap de laine ne de lin,
Velu sont conme viautre, s’ont abai de mastin.
Thomas de Kent, Roman de toute chevalerie,
v. 4710-4711 :
Un autres i ad qe l’em cleime chenine :
Abaient e sunt chiens en amont la poitrine

  • 75 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 184 : « Alors que l’historiographie ramène surtout le lecteur (...)

30Comme dans les chansons du Cycle de la Croisade, la représentation de l’Orient de la Chanson de la Première Croisade s’inscrit explicitement dans une tradition littéraire et non pas historiographique75. L’œuvre satisfait ainsi le goût de son public pour l’exotisme en créant un espace merveilleux.

31Si la représentation de l’Orient est donc la plupart du temps positive, celle de ses habitants est beaucoup plus ambiguë, voire négative. Même les chrétiens byzantins et orientaux, qui partagent la religion des croisés, sont décrits comme lâches et efféminés (à propos des Byzantins : « Mais coarz sunt et revers et sanz defendement », Chanson de la Première Croisade, v. 839) et comme des traîtres ; les Byzantins attaquent à plusieurs reprises les croisés (l. XVI-XVIII et XXII-XXIII) et les chrétiens d’Antioche servent d’espions aux musulmans de la ville, par exemple, dans Chanson de la Première Croisade, v. 4429-4433 :

Bien ad esté conté Grasïon l’amirail, […]
Crestïen le lui distrent et sai bien dire qual :
Hermine baptizié del païs natural
Qui soient maleït de Deu l’espiritual.

32Quant à l’empereur byzantin, il est présenté de manière ambivalente. D’un côté, c’est lui qui donne l’ordre d’attaquer les croisés, de l’autre, il leur fait de riches cadeaux lorsqu’ils lui jurent foi et hommage (l. XXX) et on l’appelle « roi droiturier » (v. 864).

  • 76 Voir Biddlecombe dans l’introduction à Baudri, Historia Ierosolimitana, p. xlix: « only Baldric tak (...)
  • 77 Voir « Gesta Francorum et Aliorum Hiersolymitanorum », Recueil des Historiens des Croisades, Histor (...)

33L’auteur de la Chanson de la Première Croisade ne suit donc pas la chronique latine où Baudri défend l’idée que tous les chrétiens sont membres de la même famille, révélant une position originale face aux chrétiens orientaux76. Il omet, on l’a vu, des passages de sa source, notamment ceux qui parlent de la croisade comme d’une expédition servant à aider et à défendre les chrétiens orientaux. Il paraît, dans ce cas, suivre les Gesta Francorum77 qui, selon St. Biddlecombe représentent les chrétiens orientaux de manière ambiguë :

The Gesta author has the Armenian and Syrian Christians walk a fine line between the Turks and crusaders at Antioch: for exemple they are spying for the Turks, while at the same time bringing much-needed supplies to the crusader camp. (Baudri, Historia Ierosolimitana, éd. Biddlecombe, p. xlvii)

  • 78 Leclercq, Portraits croisés, p. 475, observe à ce sujet : « S’il est davantage présent dans les cha (...)
  • 79 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 473.

34Il existe toutefois un groupe situé entre les musulmans et les croisés et dont la représentation dans la Chanson de la Première Croisade est beaucoup plus positive : les convertis, notamment Saraçon et Pirrus d’Antioche. Le premier est un personnage qui n’existe pas dans l’historiographie, le second est mentionné dans les chroniques comme la personne qui a facilité l’accès des croisés à la ville d’Antioche ; en réalité, il s’agissait probablement d’un chrétien arménien et non pas d’un musulman converti. Par rapport à l’historiographie, ce personnage occupe une place beaucoup plus importante dans la Chanson de la Première Croisade. L’importance des deux personnages et leur ajout, voire leur rôle amplifié par rapport à la source latine, pourraient être encore une manière de rapprocher ce texte de la tradition épique, dans laquelle les convertis jouent un rôle plus important que dans des textes de genre différent78. Des convertis se trouvent aussi dans les chansons du Cycle de la Croisade. Tandis que Saraçon se convertit à la suite d’une illumination miraculeuse (l. CXXX), Garsiien d’Acre dans la Chanson de Jérusalem renonce à sa foi pour sauver sa vie79, mais, dans les deux cas, le baptême est décrit en détail :

Li evesques lui fait les fonz apparillier,
Et li autre baron le font tut despouillier.
Le cors ont lavé d’eaue au noble chevalerie
Et od un blanc chainsil l’ont fait bien essuier.
Puis l’est alé li evesques maintenant primseignier,
Deudoné le noma quant il le velt plungier.
(Chanson de la Première Croisade, v. 5086-5091)

Li vesques de Mautran a les fons aprestés,
Aprés se fu li rois de ses dras desnüés ;
Mais ses nons ne li fu cangiés ne remüés :
Puis fu en l’ost par lui mains bons consels donés.
(Chanson de Jérusalem, v. 2570-2257)

  • 80 Voir M. Ailes, « Tolerated Otherness: Saracens who do not convert in the chansons de geste », Langu (...)

35Pirrus, dont l’amitié étroite avec Bohémond est décrite amplement dans la Chanson de la Première Croisade, réagit de façon similaire dans Chanson de la Première Croisade (l. CCXXIV) et dans la Chanson d’Antioche (l. CCLX-CCLXI) face à sa femme, une fervente musulmane, qui veut l’empêcher de donner la ville aux croisés : il la tue. Ce conflit d’intérêts entre loyauté familiale et religieuse, relevé par M.  Ailes80, comme typique pour les convertis, est donc résolu de la même manière – la religion l’emporte sur l’amour de sa propre femme. La fiabilité des nouveaux chrétiens n’est donc aucunement mise en cause dans les chansons de croisade.

  • 81 Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du roi, p. 114, mentionne la cruauté co (...)
  • 82 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 420-421.
  • 83 Voir Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du roi, p. 326-333.

36Quant aux musulmans non convertis, ils correspondent aux stéréotypes des chansons de geste. D’un côté, ils sont couverts d’insultes par les croisés et par le narrateur (« li paen desfaé », v. 1059, « la gent Belzebu », v. 2318, « la pute gent haïe », v. 1549) et décrits comme cruels (ils maltraitent les prisonniers chrétiens, « Aler les funt a pié par la terre durcie / Et les mainent batant comm autre bergerie », v. 1550-1551 ; ils torturent Renaud Porchet, l. CLXXVII-CLXXIX81). De l’autre, ils sont aussi dépeints comme de vaillants guerriers (« Borgeau l’envoisié […] fud prouz et hardi et out le cors haitié », v. 2407-2409 ; « Soliman […] od la chiere hardie », v. 2928 ; « trente mile Turcs hardiz et corrajus », v. 1382). Ils peuvent même avoir des qualités chevaleresques et courtoises, ce qui est traditionnel dans les chansons de geste et dans le Cycle de la Croisade82. Il en est ainsi dans l’épisode du musulman Rubidan (v. 1332-1368), qui fait preuve de valeurs chevaleresques (« Riches amirailz ert, n’ot tant proz en Surie, / A Niques fud venu a grant chevalerie », v. 1333-1334) et éprouve un amour tout de courtoisie pour Florence, la nièce de son souverain (« La niece Soliman avoit mult encovie », v. 1335). Cet amour le conduit à sa perte lors du combat mortel qu’il engage contre le duc de Normandie à l’instigation de Beaufomet, « cui Florence iert amie » (v. 1357). Rubidan est donc l’exemple typique du chevalier parfait dont le seul défaut est celui d’être « païen », stéréotype des chansons de geste83.

  • 84 Voir Tolan, Les Sarrasins, p. 163.
  • 85 Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du roi, p. 355.
  • 86 Voir Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », p. 40.

37Dans la même veine, la représentation de l’islam comme religion païenne correspond, elle aussi, aux stéréotypes fréquemment utilisés dans les chansons de geste et dans les chroniques de la Première Croisade84. Dans la Chanson de la Première Croisade, trois noms de dieux musulmans sont mentionnés qui, selon P. Bancourt, forment une « espèce de Trinité85 » dans la tradition épique : Apolin, Tervagant et Mahomet. Ils se trouvent aussi dans la Chanson de Jerusalem86. Le premier, Apolin, n’est pourtant évoqué qu’une seule fois dans la Chanson de la Première Croisade (v. 2570). Tervagant est cité deux fois (v. 3529 et 4005). Mahom/Mahomet est le plus souvent évoqué comme dieu musulman : il est nommé 58 fois avec de légères variations (entre autres, Mahom v. 127, 1004, 1041 etc., Mahomet v. 1033, 1235, 1273 etc., Mahon v. 1676, 3752 et Malmet v. 1609).

38Pour compléter l’image du paganisme, la Chanson de la Première Croisade représente des sacrifices d’animaux (« Et ont sacrifïé a lur Deu un mouton / Et une vache o trestut son foon. / Por ce quident li fel qu’il aient pardon », v. 2273-2275) et parle d’idoles de Mahom :

Plus i furent unchore de trois cenz soudoier
Qui tuz jurent le Deu qui tut pot jostisier
Que ja ne retorneront por neis un encombrier, […]
Jesque en Antïoche se peussent herbergier,
Et [lez] paens occire et (lur) Mahom trebuchier,
Qui est en lur mustiers tresgeté d’or mier.
(Chanson de la Première Croisade, v. 3749-3753)

  • 87 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 202-204. Elle cite un passage de la Chanson d’Antioche dans le (...)

39A. Leclercq87 relève des passages de la Chanson de Jérusalem et de la Chanson d’Antioche décrivant l’idolâtrie des musulmans et la volonté des croisés de détruire ces idoles (voir la Chanson d’Antioche, v. 1752-1753 : « Ne lairons Soliman, si l’arons trait a fin / Et destruit Tervagan, Mahon et Apolin »).

40L’impuissance de Mahomet est démontrée par les réactions des musulmans devant leur échec dans les batailles menées. Ils supposent que leur dieu Mahomet est endormi (Chanson de la Première Croisade, v. 2898-2899 : « Ahi, saint Mahomet, comm ies hui dormiz, / Malveisement nos as tensez et garantiz ») et en insultent leur dieu :

Franceis nos encontrerent, nostre en fud le dehez,
Ça m’en sui afoï issi com vos veiez.
Jamés n’en iert par moi Mahomet ahorez,
Nu sera il par vos, si croire me volez,
Car nule rien ne valt la sue poüstez
(Chanson de la Première Croisade, v. 3597-3601)

  • 88 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 213. 
  • 89 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 215.

41Ces éléments sont absents de la source latine. Cependant, la Chanson d’Antioche introduit aussi le motif de Mahomet endormi (v. 2292 : « Or puis je mout bien dire, pour voir, que vous dormés88 »), de même que celui des musulmans insultant leurs dieux après une défaite, relevé par A. Leclercq89.

42Même si l’islam est représenté comme religion païenne et idolâtre, Pirrus, le musulman d’Antioche qui se convertit ultérieurement au christianisme, montre par sa formule de salutation qu’il croit que chrétiens et musulmans adorent le même créateur :

Si ge ne sai voz nons, car nes ai pas usé,
Mais d’icel creatur qui le mund ad formé,
Et mist el firmament soleil pur clarté
Soiez tuz asols, benoit et guaranté,
Mais que a nos pais aiez et soiez amé.
(Chanson de la Première Croisade, v. 4246-4248)

43Il évoque les différences entre les deux religions, tout en faisant ressortir leurs similarités :

Mais a salver noz almes sumes mielz avisé :
Nos creiom en Mahom et le tenom a dé
Et vos en Jhesu Crist, le roi de majesté.
Nos sumes circumcis, vos estes baptizié.
(Chanson de la Première Croisade, v. 4275-4278)

44Ce qui est intéressant, c’est que Mahomet et Jésus sont, tous les deux, nommés dieux alors qu’en réalité, il s’agit des fondateurs de l’islam et du christianisme. Pour chacune des deux religions, un rite qui s’effectue peu après la naissance d’un enfant est évoqué. Dans ce bref extrait se dessine une représentation de l’islam comme religion monothéiste et similaire à celle des chrétiens. En dehors de ce discours direct de Pirrus, la Chanson de la Première Croisade reste pourtant conforme à la représentation stéréotypée des musulmans et de l’islam comme religion « païenne » typique des chansons de geste.

Conclusion

45L’écriture de la croisade de la Chanson de la Première Croisade se caractérise surtout par l’inscription de ce texte dans la tradition épique et par l’ajout de scènes de combat et d’épisodes concernant les chefs de la croisade. L’auteur met l’accent sur l’héroïsme et la prouesse des croisés, qui sont représentés de manière identique aux héros des chansons de geste traditionnelles. Un autre élément qui distingue l’œuvre de la chronique latine est l’insertion de longues descriptions des richesses et merveilles de l’Orient, rapprochant la Chanson de la Première Croisade du roman antique médiéval. Cette double influence des chansons de geste et du roman s’observe aussi pour les chansons du Cycle de la Croisade, la Chanson d’Antioche et la Chanson de Jérusalem : la Chanson de la Première Croisade entretient du reste beaucoup de points communs avec ces dernières. Elle combine ainsi le récit des principaux événements de la croisade avec une représentation épique et l’augmentation des éléments merveilleux qui se trouvent déjà dans les chroniques latines.

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Notes

1 L’œuvre est aussi connue sous les titres de Siege d’Antioche ovesque le conquest de Jerusalem de Godefred de Boilion, contenu dans l’un des manuscrits, et de Récit en vers de la Première Croisade fondé sur Baudri de Bourgueil, utilisé dans A. Petit, « Le camp chrétien devant Antioche dans le RPCBB », Romania, 108, 1987, p. 503-519.

2 La Chanson d’Antioche, éd. J. A. Nelson, Tuscaloosa/London, University of Alabama Press, 2003. Voir aussi La Chanson d’Antioche, éd. et trad. B. Guidot, Paris, Champion, 2011.

3 La Chanson de Jérusalem, éd. N. R. Thorp, Tuscaloosa/London, University of Alabama Press, 1992.

4 La Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil, éd. J. Gabel de Aguirre, Heidelberg, Winter, 2015.

5 P. Meyer, « Un récit en vers français de la première croisade fondé sur Baudri de Bourgueil », Romania, 5, 1876, p. 1-63.

6 Petit, « Le camp chrétien ».

7 Voir Baudri de Bourgueil, The Historia Ierosolimitana of Baldric of Bourgueil, éd. S. Biddlecombe, Woodbridge, Boydell Press, 2014.

8 Pour plus de détails et les renvois aux historiographies modernes, voir l’introduction à la Chanson de la Première Croisade, p. 6-28.

9 Voir Ch. Tyerman, God’s war: a new history of the Crusades, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2006, p. 137.

10 Voir Tyerman, God’s war, p. 140.

11 Voir P. Damian-Grint, The New Historians of the Twelfth-Century Renaissance, Woodbridge, Boydell, 1999, p. 82.

12 D. Trotter, Medieval French literature and the Crusades (1100-1300), Genève, Droz, 1988, p. 114.

13 K.-H. Bender, « De Godefroy à Saladin. Le premier cycle de la croisade : entre la chronique et le conte de fées (1100-1300). Partie historique », GRLMA, III/1, Les Épopées romanes, éd. R. Lejeune, Heidelberg, Winter, 1987, t. 1, fasc. 5, p. 81-83, ici p. 43.

14 R. Cook, Chanson d’Antioche, chanson de geste : Le cycle de la croisade est-il épique ?, Amsterdam, Benjamins, 1980, p. 71.

15 Voir F. Autrand, « Les dates, la mémoire et les juges », Le Métier d’historien au Moyen Âge. Études sur l’historiographie médiévale, éd. B. Guenée, Paris, Publications de la Sorbonne, 1977, p. 171.

16 Voir Baudri, Historia Ierosolimitana, livre I, p. 3 : « Quis enim tot principes, tot duces, tot milites, tot pedites sine rege, sine imperatore dimicantes eatenus audiuit ? Neque siquidem, in isto exercitu, alter alteri prefuit, alius alii imperauit : nemo quod sibi peculiare uidebatur disposuit, nisi quod sapientium commune consultum decreuit, nisi quod plebis scitum collaudauit. » (Nous traduisons : « Car qui avait entendu parler jusque-là d’autant de princes, de ducs, de soldats et de fantassins qui combattaient sans roi, sans empereur ? D’ailleurs, dans cette armée, aucun n’était supérieur à l’autre, ni ne commandait à l’autre : il semblait que personne ne disposait de ses propriétés, si ce n’était que la communauté le décrétait de manière plus sage par une délibération ou qu’une décision de sa part le loua »).

17 Voir Baudri, Historia Ierosolimitana, livre I, p. 26 : « Preterea ibi erat tanta rerum omniu communitas ut uix aliquis aliquid sibi diceret propriu ; sed, sicut in primitiua ecclesia, ferme illis erant omnia communia » (Nous traduisons : « Plus tard, la communauté de tous les biens était telle que presque personne ne déclara rien comme sa propriété, mais presque toutes les choses étaient communes à ceux-ci, comme dans l’Église originelle »).

18 Voir C. Kostick, The Social Structure of the First Crusade, Leiden, Brill, 2008, ici p. 65: « Baldric’s history, however, merits analysis in its own right for the theological and classical perspectives that Baldric offers ».

19 De telles séquences épiques traditionnelles se trouvent pourtant aussi en grand nombre dans les Romans d’Alexandre ; voir C. Gaullier-Bougassas, Les Romans d’Alexandre. Aux frontières de l’épique et du romanesque, Paris, Champion, 1998, p. 101-102.

20 D’autres exemples se trouvent dans les v. 1068-1075, 1342-1346, 2521-2541, 2693-2695, 4514-4523 et 4816-4819.

21 Voir J.-P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et Utilisation, Villeneuve-d’Ascq, Centre d’Études Médiévales et Dialectales, 1987, p. 184-185.

22 Ibid.

23 Voir Martin, Les Motifs dans la chanson de geste, p. 186.

24 Voir Martin, Les Motifs dans la chanson de geste, p. 194.

25 C. Rouxpetel, L’Occident au miroir de l’orient chrétien. Cilicie, Syrie, Palestine et Égypte (xiie-xive siècle), Rome, École française de Rome, 2015, p. 296.

26 Ainsi en est-il, par exemple, de Raymond d’Aguilers, pour lequel J. Tolan constate que « la croisade – avec son bain de sang – se justifie d’abord et avant tout comme vengeance » (J. Tolan, Les Sarrasins, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Flammarion, 2003, p. 173).

27 Voir C. Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgemeinschaft, 1935, p. viii.

28 Voir Erdmann, Die Entstehung des Kreuzzugsgedankens, p. viii, qui constate que l’avidité (« die Aussicht auf Sold, Beute und Landgewinn ») était une des raisons de partir à la croisade.

29 Une critique similaire se trouve dans la Chanson d’Antioche, v. 118-123 : « Cis siecles est mout fel, si nos viut enganer : / N’i a point de justice, n’i puet on veïr cler, / Hom n’i est ki foit ait encontre avoir douner. / Mout i couvi[e]nt grans gardes pour nos vies sauver ; / Diables nos est prés, qui nos viut enganer / Bien nos devriiens mais de ses engiens garder»

30 S. Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », Languages of Love and Hate, éd. S. Lambert et H. Nicholson, Turnhout, Brepols, 2012, p. 37-47, ici p. 38. Néanmoins, Hardman et Ailes considèrent qu’il serait simpliste de considérer les chansons de geste qui traitent des croisades essentiellement comme propagande de la croisade : « Simplistic readings of chansons de geste and romances with crusading themes as essentially crusade propaganda have long been abandoned » (Ph. Hardman et M. Ailes, « Crusading, Chivalry and the Saracen World in Insular Romance », Christianity and Romance in Medieval England, éd. R. Field, Ph. Hardman et M. Sweeney, Cambridge, Brewer, 2010, p. 45-65, ici p. 64-65). Ils citent Daniel: « The songs are not Crusade propaganda, as I once believed, but they are good propaganda for a life of daring and adventure » (N. Daniel, Heroes and Saracens. An Interpretation of the Chansons de Geste, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1984, p. 267). Ils observent pourtant la présence de « complex attitudes to chivalric values and Christian salvation that surrounded the practice of crusading » (Hardman et Ailes, « Crusading, Chivalry and the Saracen World in Insular Romance », p. 65) pour les textes en moyen anglais.

31 Bender, « De Godefroy à Saladin », p. 82, et Damian-Grint, The New Historians of the Twelfth-Century Renaissance, p. 83, ont mis en cause l’appartenance de ce texte au genre épique en argumentant que les héros ne seraient pas pris en compte individuellement. Ce jugement s’explique probablement par leur connaissance fragmentaire de l’œuvre, puisque, à l’époque, seulement une petite partie en avait été éditée.

32 Un épisode similaire se trouve d’ailleurs dans la Chanson d’Antioche vers la fin de la bataille d’Antioche (l. CCCLXXVII-CCCLXXIX).

33 Tolan constate que la mort de Renaud Porchet est représentée chez Tudebode « en des termes empruntés à l’hagiographie » (Tolan, Les Sarrasins, p. 168).

34 Cet épisode est absent de la chronique latine de Baudri.

35 Sur la représentation de ce groupe dans le Cycle de la Croisade, voir M. Janet, L’Idéologie incarnée. Représentations du corps dans le premier cycle de la croisade (Chanson d’Antioche, Chanson de Jérusalem, Chétifs), Paris, Champion, 2003, p. 142-155 (sur les Tafurs en général et sur leur apparence physique), p. 171-184 (sur l’extravagance vestimentaire des Tafurs) et p. 345-368 (sur le cannibalisme des Tafurs).

36 Voir Janet, L’Idéologie incarnée, p. 142.

37 Voir aussi S. Duparc-Quioc, Le Cycle de la Croisade, Paris, Champion, 1955, p. 79, qui constate cette similitude entre les deux œuvres.

38 Voir sur ce sujet Janet, L’Idéologie incarnée, p. 142-151, qui rapproche la représentation des Tafurs dans la Chanson d’Antioche de celle d’un homme sauvage, d’un animal ou d’un monstre.

39 Voir E. Baumgartner, « L’exotisme à rebours dans la Chanson d’Antioche », L’Exotisme dans la poésie épique française, éd. A. Kalmar, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 13-28, ici p. 26-27 ; Janet, L’Idéologie incarnée, p. 345-368.

40 Par exemple v. 6424 ; voir Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », p. 45.

41 Cette partie de la Chanson de la Première Croisade n’est toujours pas éditée. Le vers cité est directement transcrit du manuscrit, fol. 171r.

42 Baumgartner, « L’exotisme à rebours dans la Chanson d’Antioche », p. 28 : « Mais ces effroyables Tafurs, si présents dans la Chanson d’Antioche, apparaissent à bien des égards comme l’image agrandie de l’horreur qui guette les croisés, comme des sortes de boucs émissaires […] ».

43 Comme J. Le Goff, « Le merveilleux dans l’occident médiéval », L’Étrange et le merveilleux dans l’islam médiéval, éd. M. Arkoun, Paris, Éditions J. A., 1978, p. 61-79, ici surtout p. 73 et 75, nous comprenons par « merveilleux chrétien » toute catégorie de surnaturel qui se rapproche du miracle et dont l’auteur est le dieu chrétien.

44 Voir Trotter, Medieval French literature and the Crusades, p. 113.

45 Voir Bender, « De Godefroy à Saladin », p. 44.

46 Ces vers sont directement transcrits du manuscrit Hatton 77, fol. 159v. Voir aussi la Chanson d’Antioche, l. CCCLXXIII.

47 A. Leclercq, Portraits croisés. L’image des Francs et des Musulmans dans les textes sur la Première Croisade. Chroniques latines et arabes, chansons de geste françaises des xiie et xiiie siècles, Paris, Champion, 2010, p. 381.

48 Ainsi, R. Deschaux, « Le merveilleux dans la Chanson d’Antioche », Au carrefour des routes d’Europe : La chanson de geste. xe congrès international de la Société Rencesvals, éd. F. Suard, Aix-en-Provence, Publications du CUERMA, 1987, t. 1, p. 431-443, ici p. 440, constate à propos de la Chanson d’Antioche que « [l]a comparaison avec des œuvres du temps à prétention plus nettement historiographique montre que sur ce point il n’y a pas grand écart ».

49 Voir C. Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au xiie siècle, Paris, Champion, 1994, p. 39 : « La ville se révèle ainsi réceptacle de toutes les richesses aussi bien matérielles que culturelles, religieuses ou politiques […] ».

50 Cette description est complétée par le sermon de l’évêque du Puy, v. 3355-3370, qui parle de l’histoire de la ville, par la laisse LXXXIV, v. 3380-3427, qui explique l’origine de son nom, donne des informations supplémentaires sur son histoire et vante sa propreté et sa richesse, et par la laisse LXXXVI, v. 3458-3485, où les rois et les émirs de la ville sont énumérés. Dans Baudri, Historia Ierosolimitana, livre II, p. 38, la description se limite à quelques lignes : « Post hec ingressi sunt uallem illam inclitam, uallem spaciosam et uberem, in qua regia et famosa ciuitas Antiochia sita est, que tocius Sirie metropolis et princeps est, en qua primicerius apostolorum, Petrus, catedram decorauit pontificalem. ». Une partie des informations sur Antioche contenues dans la Chanson de la Première Croisade se trouve ailleurs, dans Baudri, Historia Ierosolimitana, livre III, p. 90 ; il s’agit néanmoins d’une description beaucoup plus neutre et moins détaillée.

51 Cette partie de la Chanson de la Première Croisade n’est toujours pas éditée. Les vers cités de la laisse CLXXV sont directement transcrits du manuscrit Hatton 77, fol. 100v-101r.

52 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 77 : « Dans les romans antiques, décrire la ville, c’est évoquer l’aspect d’enfermement puis la topographie interne avec l’ensemble des maisons, palais, tours et donjons principaux ». Il existe « une gradation d’un espace ouvert vers un espace clos » (Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 86).

53 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 111 : « La deuxième caractéristique de la ville est la prééminence de la richesse, associée à la largesse et à l’abondance, mais également à la beauté. »

54 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 113.

55 Voir sur ce sujet Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 114-117.

56 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 120, pour l’emploi des aimants dans les romans antiques.

57 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 123 sur l’éclat des matières précieuses.

58 Voir Croizy-Naquet, Thèbes, Troie et Carthage, p. 125-126.

59 Il s’agit de clou de girofle et de rhizoma galangae, une plante aromatique des Indes Orientales ; voir Dictionnaire Étymologique de l’Ancien Français (DEAF), G 92, 34, s. v. galingal, consultable sur le site www.deaf-page.de.

60 Il est question de la zédoaire, qui est similaire au gingembre ; Dictionnaire du Moyen Français (DMF), s. v. citoual, consultable sur le site de l’ATILF.

61 Ce vers est directement transcrit du manuscrit Hatton 77, fol. 101r.

62 Ce vers est directement transcrit du manuscrit Hatton 77, fol. 101v.

63 Cet extrait a déjà été publié dans Petit, « Le camp chrétien », qui fournit la description de la structure de toute la séquence à la p. 504 et le schéma des laisses qui sont toutes structurées de la même manière à la p. 505.

64 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 177-180, qui constate, p. 180 : « Hérité du roman antique médiéval, ce motif n’a pas grand-chose à voir avec les tentes réelles des campements musulmans ; il illustre en revanche l’interpénétration de la chanson de geste et du roman ».

65 Voir E. Armstrong et al., « Version of Alexandre de Paris, Text », The Medieval French Roman d’Alexandre, éd. M. S. La Du, Princeton, Princeton University Press, vol. 2, 1937 ; Gaullier-Bougassas, Les Romans d’Alexandre, p. 138-139 ; S. Friede, Die Wahrnehmung des Wunderbaren. Der Roman d’Alexandre im Kontext der französischen Literatur des 12. Jahrhunderts, Tübingen, Niemeyer, 2003, p. 107-114

66 Voir E. Baumgartner, « Peinture et écriture : la description de la tente dans les romans antiques au xiie siècle », Sammlung – Deutung – Wertung : Ergebnisse, Probleme, Tendenzen und Perspektiven philologischer Arbeit, éd. D. Buschinger, Amiens, Université de Picardie, 1988, p. 3-11, ici p. 3-4. Les deux œuvres incluent dans leur description des tentes de riches informations encyclopédiques sur la conception de l’univers, puisqu’il existe des tentes peintes avec une mappemonde, les astres, etc. (l. XCV dans la Chanson de la Première Croisade).

67 Les tentes merveilleuses font aussi partie de la tradition des romans antiques ; voir Baumgartner, « Peinture et écriture », p. 11. Pour une description similaire de tentes, voir la Chanson d’Antioche, l. CXL-CLII.

68 Voir J. Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de la Première Croisade nach Baudri de Bourgueil und ihre Quellen », Ki bien voldreit raisun entendre. Mélanges en l’honneur du 70e anniversaire de Frankwalt Möhren, éd. S. Dörr, Th. Städtler, Strasbourg, Éditions de linguistique et de philologie, 2012, p. 95-116, ici p. 95.

69 Voir sur ce sujet aussi Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », p. 41.

70 Thomas de Kent, The Anglo-Norman Alexander (Le Roman de toute Chevalerie), éd. B. Foster et I. Short, London, Anglo-Norman Text Society, 1976-1977. Voir aussi Thomas de Kent, Le Roman d’Alexandre ou Le Roman de toute Chevalerie, éd. B. Foster et I. Short, trad. C. Gaullier-Bougassas et L. Harf-Lancner, Paris, Champion, 2003.

71 Voir sur ce sujet Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de la Première Croisade ».

72 Voir Friede, Die Wahrnehmung des Wunderbaren, p. 284-287.

73 Édité dans Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de la Première Croisade », p. 97-98.

74 Édité dans Gabel de Aguirre, « Die merveilles de l’Inde in der altfranzösischen Chanson de la Première Croisade », p. 100.

75 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 184 : « Alors que l’historiographie ramène surtout le lecteur à la réalité de l’expédition historique, la chanson de geste lui fait aussi traverser un espace en partie onirique. Malgré son ancrage historique, le premier Cycle de la croisade préfère à bien des égards développer une vision merveilleuse de l’Orient et promouvoir un songe littéraire. »

76 Voir Biddlecombe dans l’introduction à Baudri, Historia Ierosolimitana, p. xlix: « only Baldric takes the unique position of wholeheartedly embracing the Eastern Christians as members of the same Christian family, celebrating the Eastern Church as the source of the Christian inheritance and describing it as the mother of the Christian faith ».

77 Voir « Gesta Francorum et Aliorum Hiersolymitanorum », Recueil des Historiens des Croisades, Historiens occidentaux, t. 3, Paris, Imprimerie Royale, 1866, p. 121-163.

78 Leclercq, Portraits croisés, p. 475, observe à ce sujet : « S’il est davantage présent dans les chansons de geste, le motif de la conversion n’est pourtant pas purement épique ». Voir aussi P. Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du roi, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1982, t. 1, p. 549-557, qui décrit plusieurs personnages convertis des chansons de geste.

79 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 473.

80 Voir M. Ailes, « Tolerated Otherness: Saracens who do not convert in the chansons de geste », Languages of Love and Hate, éd. Lambert et Nicholson, p. 3-19, ici p. 10.

81 Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du roi, p. 114, mentionne la cruauté comme l’un des principaux traits caractéristiques des Sarrasins épiques qui « se manifeste surtout par leurs actes ».

82 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 420-421.

83 Voir Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du roi, p. 326-333.

84 Voir Tolan, Les Sarrasins, p. 163.

85 Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du Cycle du roi, p. 355.

86 Voir Edgington, « “Pagans“and “Others“in the Chanson de Jerusalem », p. 40.

87 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 202-204. Elle cite un passage de la Chanson d’Antioche dans lequel Sansadoine, fils du gouverneur d’Antioche, insulte Mahomet de manière similaire, en employant une valeur minimale.

88 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 213. 

89 Voir Leclercq, Portraits croisés, p. 215.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jennifer Gabel de Aguirre, « L’écriture de la croisade dans la Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 37 | 2019, 119-141.

Référence électronique

Jennifer Gabel de Aguirre, « L’écriture de la croisade dans la Chanson de la Première Croisade d’après Baudri de Bourgueil »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 37 | 2019, mis en ligne le 01 août 2022, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/17256 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.17256

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Auteur

Jennifer Gabel de Aguirre

Université de Klagenfurt

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Droits d’auteur

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