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Conter des croisades du Moyen Âge à nos jours

L’empereur Héraclius vu par les chroniqueurs occidentaux du XIIe siècle

The Emperor Heraclius as seen by twelfth-century Western chronicles
Svetlana Luchitskaya
p. 75-96

Résumés

Le but de cet article est d’examiner les différentes images de l’empereur Héraclius dans la chronique de Guibert de Nogent ainsi que dans les narrations des autres chroniqueurs du xiie siècle. D’une part, l’empereur byzantin est représenté comme pécheur et apostat, d’autre part, il est considéré comme le souverain idéal qui a récupéré la vraie croix pour le monde chrétien. Ces deux aspects de son image sont importants pour la représentation d’Héraclius comme croisé exemplaire.

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Index de mots-clés :

histoire, croisades, chronique, latin, Héraclius

Index by keyword:

history, Crusades, chronicle, Latin, Heraclius
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Texte intégral

  • 1 Sur la dimension eschatologique des premières croisades, voir J. Flori, L’Islam et la fin du temps. (...)
  • 2 Voir Guibertus Novigentis, Gesta Dei per Francos, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1996. La (...)
  • 3 Voir Gesta Dei per Francos, p. 318-321. Les autres chroniqueurs rapportent aussi les prédictions de (...)

1Nous savons que chaque croisade suscitait chez les chrétiens médiévaux des attentes apocalyptiques et eschatologiques. Les croyances concernant la fin du monde et le triomphe final du christianisme étaient liées d’une manière ou d’une autre aux succès militaires et politiques des croisés1. C’est ainsi qu’au début du xiie siècle, les succès militaires de Baudouin Ier, roi de Jérusalem (1100-1118), qui s’empara d’Arsuf et de Cesarée, encourageaient les croisés à croire que les chrétiens remporteraient prochainement la victoire finale contre les Sarrasins. De nombreux passages issus des chroniques de la Première Croisade et en particulier un extrait de l’ouvrage de Guibert de Nogent intitulé Gesta Dei per Francos attestent que de tels sentiments régnaient dans l’armée des croisés2. D’après Guibert, non seulement les prophètes avaient prédit dans les saintes Écritures les réussites de Baudouin Ier, mais les astrologues musulmans confirmaient également ces prédictions. En observant le mouvement des planètes, ils avaient découvert des signes célestes qui annonçaient la défaite des Sarrasins et que Dieu était du côté des Francs. En relisant les oracles propres à leur foi, dispersés dans un grand nombre de volumes (gentilium volumina), ils les avaient trouvés en parfait accord avec ces signes célestes. Mais leurs interprétations astrologiques n’étaient pas suffisamment précises pour situer exactement le moment où ces présages devaient s’accomplir3. En se rendant compte que la foi chrétienne est incompatible avec la science « païenne » des astres, qui est, selon lui, constamment étudiée chez les Orientaux, Guibert de Nogent décide de supprimer cette contradiction en s’appuyant sur l’autorité de l’empereur Héraclius :

  • 4 Gesta Dei per Francos, p. 320-321.

S’il était par hasard quelqu’un qui regarde comme incompréhensible que l’on puisse être instruit des choses à venir par l’art de l’astrologie, nous lui ferions savoir, comme une preuve incontestable, que l’empereur Héraclius apprit par des procédés de ce genre qu’une race de circoncis s’élèverait contre l’empire romain, sans qu’il lui fût cependant possible de reconnaître par ce moyen que ce seraient non les Juifs, mais les Sarrasins qui se déclareraient contre lui4.

  • 5 La bibliographie consacrée à ce personnage historique est inépuisable. Voir quelques ouvrages récen (...)
  • 6 Voir A. Frolow, « La déviation de la 4e Croisade vers Constantinople. Note additionnelle : La Crois (...)

2Il est bien connu que, sous le règne d’Héraclius, l’un des plus célèbres empereurs byzantins, les guerres contre Byzance étaient menées principalement par les Perses ou par les Arabes. À partir de 622, Héraclius a réussi à remporter une belle série de victoires sur l’empire perse, à la suite desquelles il a reconquis la vraie croix enlevée par Chosroès ii, roi de Perse, en 614. Il faut croire qu’aux alentours de l’année 630, le basileus a commis un acte symbolique – il a transféré la croix dans l’église du Saint-Sépulcre. Mais Héraclius a subi ensuite une série de défaites au cours des guerres arabo-byzantines pendant les années 634-640, avec pour conséquence l’invasion de la Syrie et de la Palestine par les musulmans5. L’extrait de la chronique de Guibert de Nogent que nous avons cité ci-dessus est généralement interprété de manière univoque : on pense que le chroniqueur essayait de justifier le statut de l’astrologie en se référant à l’empereur Héraclius6. Mais une telle interprétation laisse le contenu de ce passage énigmatique inexpliqué.

3Dans ce qui suit, nous allons essayer d’éclaircir certains points : que voulait dire le chroniqueur, dans son récit, par le soulèvement de la « race des circoncis » ? Et pourquoi Héraclius apparaît-il dans la narration de Guibert de Nogent ? Quelles idées pouvaient se cacher derrière ce passage énigmatique de sa chronique ? Nous allons étudier les différentes images de l’empereur byzantin dans la chronique de Guibert de Nogent, ainsi que dans les narrations des autres chroniqueurs. Nous chercherons à répondre à la question suivante : comment des informations sur la vie et les actions de ce personnage historique ont-elles été réinterprétées par les écrivains médiévaux dans des contextes différents ?

Le mythe de la « race des circoncis »

4Il semble que Guibert de Nogent soit le seul chroniqueur des croisades à mentionner l’épisode de la lutte d’Héraclius contre la « race des circoncis ». En revanche, nous constatons que ce sujet est traité dans un certain nombre de textes historiques composés entre le viiie et le xiie siècle.

  • 7 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii Scholastici Libri IV, éd. B. Krusch, MGH, SS rer. Merow., (...)
  • 8 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii, p. 153, cap. 65-66. Sur l’importance de ce texte, voir F (...)

5C’est dans la Chronique de Frédégaire, datée du viie siècle, que le récit de la « race des circoncis » apparaît pour la première fois. Plus tard, le moine bénédictin Aimoine de Fleury (fin du xe siècle) reproduit le mythe dans son Histoire des Francs. Cette histoire est également racontée dans la Chronique de Wurtzbourg, qui fait partie de la Chronique universelle de Frutolf-Ekckehard (parue au tournant des xie-xiie siècles). L’épisode est aussi narré dans la Chronique ou Histoire de deux cités d’Otton de Freising (fin du xiie siècle), de même que dans la Chronique d’Echetrnach et, finalement, dans le Pantheon de Godefroi de Viterbe (fin du xiie siècle7). À quelques différences près, les écrivains médiévaux reproduisent le texte le plus ancien, celui de la Chronique de Frédégaire, en ajoutant un certain nombre de détails8.

6Voici le résumé de l’histoire : ayant appris, en étudiant l’astrologie, que l’Empire byzantin sera dévasté par les « peuples circoncis », les peuples juifs selon l’empereur Héraclius, celui-ci ordonne de baptiser de force tous les juifs de l’Empire et invite le roi des Francs, Dagobert, à faire la même chose dans son royaume. Mais le malheur vient du côté des Sarrasins. Le roi essuie deux défaites écrasantes contre les « peuples circoncis », qui continuent de ruiner les provinces byzantines, tout en se rapprochant de la ville sainte. Manifestant sa faiblesse, Héraclius refuse de participer à la bataille et se retire à Jérusalem. Peu de temps après, il meurt d’une maladie douloureuse envoyée par Dieu en punition des péchés qu’il avait commis en épousant sa nièce et en tombant dans l’hérésie monophysite d’Eutychès.

  • 9 Dans les chroniques, c’est Héraclius, lui-même, qui fait des prévisions astrologiques ; voir Ekkeha (...)
  • 10 Les chroniqueurs identifient souvent ces « nations barbares » avec les Alains ; voir Aimoin de Fleu (...)

7Les chroniques issues des différentes époques recopient avec des modifications minimes le texte de « Frédégaire9 ». Selon la Chronique de Frédégaire, c’est au cours de la première bataille que cent cinquante mille soldats byzantins furent tués par les Sarrasins. Ceux-ci offrent ensuite à Héraclius l’occasion de récupérer leurs dépouilles. Lui qui souhaite une revanche sur les Sarrasins refuse cette proposition. Ayant rassemblé un grand nombre de soldats venus d’horizons différents, l’empereur ordonne d’ouvrir les portes d’airain (« Portas Cypias »). Le Macédonien Alexandre le Grand les avait fait construire et il avait ordonné de les fermer en raison du flot incessant des nations barbares qui vivaient au-delà des cimes du Caucase10. Héraclius fait franchir ces portes à cent cinquante mille combattants engagés pour l’aider à combattre l’ennemi. Les Sarrassins, qui avaient deux princes, étaient à peu près deux cent mille. Les événements sont relatés ainsi :

  • 11 Chronicarum quae dicuntur Fredegarii, cap. 66, p. 153-154. Nous citons ici la traduction Chronique (...)

Les deux armées avaient établi leur camp non loin l’une de l’autre, de façon à engager le combat dès le lendemain. La même nuit, l’armée d’Héraclius est frappée par le glaive de Dieu (eadem nocte gladio Dei Aeragliae exercitus percutitur) : dans son camp, cinquante-deux mille des soldats d’Héraclius trouvèrent la mort dans leur lit. Alors qu’ils devaient marcher au combat le lendemain, quand ils se rendirent compte qu’une très grande partie des soldats de leur armée avait été tuée par un jugement divin (devino iudicio), ils n’osèrent pas engager le combat contre les Sarrasins. Toute l’armée d’Héraclius retourna vers ses terres, tandis que les Sarrasins, comme ils en avaient l’habitude, continuaient à dévaster sans cesse les provinces de l’empereur Héraclius. Comme ils s’étaient déjà approchés de Jérusalem, Hércalius vit qu’il ne pourrait pas s’opposer à leur violence. Il en conçut une profonde amertume et beaucoup de chagrin et, pour son malheur, embrassa bientôt l’hérésie d’Eutychès. Il délaissa le culte du Christ et prit pour épouse la fille de sa sœur11.

  • 12 La « Chronique de Frédégaire » est le premier texte latin à mentionner l’invasion musulmane de la B (...)
  • 13 Sur ce sujet, voir E. Rotter, Abendland und Sarazenen : das Okzidentale Araberbild und seine Entste (...)
  • 14 Bien que le texte ne dise rien sur la conquête de Jérusalem en 638 (les Sarrasins ne font que s’app (...)
  • 15 Voir Drapeyron, L’Empereur Héraclius, p. 99 ; G. Ostrogorsky, Geschichte des byzantinischen Staates(...)
  • 16 « Saracini duos habentes principes » (Chronicarum quae dicuntir Fredegarii Scholastici Libri, p. 15 (...)

8Les descriptions de la bataille dans la Chronique de Frédégaire, ainsi que dans les écrits ultérieurs, nous suggèrent que ces textes parlent de la conquête musulmane de la Syrie et de la Palestine en 634-64012. Il s’agit probablement de la bataille d’Ajnadayn qui eut lieu le 30 juillet 634 et qui fut une bataille majeure entre les forces musulmanes conduites par le califat Rachidun et les armées de l’Empire romain d’Orient. Cette victoire ouvrit la voie de la Palestine aux musulmans13. Il est possible que, dans leurs récits de la première défaite d’Héraclius, Frédégaire et les autres chroniqueurs fassent allusion à cette campagne militaire. Le récit de la seconde défaite de l’empereur serait la description fantaisiste de la bataille de Yarmouk qui eut lieu le 20 août en 636 et dont le résultat fut la conquête musulmane de la Palestine et de Jérusalem14. En tout cas, il semble que certains détails de la bataille se reflètent indirectement dans la Chronique de Frédégaire et les autres textes. C’est un fait établi que l’armée musulmane fut dirigée à la bataille du Yarmouk par deux commandants (les chefs militaires Khalid ibn al-Walid et Abu Ubadya15). Cela est également mentionné chez Frédégaire et ses compilateurs. Nous savons aussi que l’empereur Héraclius n’a pas participé à la bataille, mais qu’il a envoyé ses représentants, ce qui est confirmé dans les sources examinées16.

  • 17 Voir, par exemple, W. Goffart, « The Fredegar Problem Reconsidered », Speculum, 38, 1963, p. 206-24 (...)
  • 18 L’auteur de la « Chronique de Frédégaire » (il y en avait peut-être plusieurs) avait accès aux sour (...)
  • 19 Rotter, Abendland und Sarazenen, p. 159.
  • 20 Otton de Freising, Chronica, p. 242 ; Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 196.
  • 21 Chronicon Epternacense, p. 45.

9Selon l’opinion répandue en historiographie, la Chronique de Frédégaire se compose de plusieurs parties datant de différentes époques17. Le texte a considérablement changé à cause de diverses interpolations18, pour finalement s’imprégner d’une légère ambiance apocalyptique. Derrière l’expression « le glaive de Dieu » (« gladius Dei »), qui frappa l’armée d’Héraclius dans son sommeil, se cache probablement le surnom du commandant musulman Khalid ibn Walid (son surnom Sayf Allāh en arabe veut dire « glaive d’Allah »). Le texte initial, qui a considérablement changé, supposait peut-être que « les cinquante-deux mille soldats avaient été tués par un homme dont le surnom fut “le glaive de Dieu19” ». Il est à noter que, dans les textes des compilateurs de la Chronique de Frédégaire, tels que Godefroi de Viterbe, Otto de Freising et les autres, ce n’est plus le « glaive de Dieu » qui frappe l’armée d’Héraclius, mais « l’ange du Seigneur » (« angelus Dei, angelus Domini20 »). De plus, la chronique d’Echternach indique tout simplement que tout s’est passé « sur l’ordre du Seigneur » (« nutu Dei21 »).

  • 22 Voir A. R. Anderson, Alexander’s Gate: Gog and Magog and the Inclosed Nations, Cambridge, Massachus (...)
  • 23 Voir Aimoin de Fleury, De Gestis Francorum, p. 129 ; Otton de Freising, Chronica, p. 242 ; Ekkehard (...)
  • 24 Le nom fantastique Cypias pourrait être le résultat de la traduction déformée du toponyme grec Συρί (...)

10Le récit sur Alexandre le Grand qui a fait construire les portes d’airain pour contenir les peuples barbares et les empêcher d’attaquer les peuples chrétiens est un exemple typique de la littérature apocalyptique22. Il témoigne, dès lors, de son influence. Selon la tradition médiévale, les portes d’airain, construites par Alexandre le Grand, se nommaient habituellement les « Portes Caspiennes23 ». Mais le nom Portas Cypias, utilisé dans le texte initial de Frédégaire, pouvait signifier aussi « les Pyles (Portes) Syriennes », c’est-à-dire la région de Belen (le col de Belen), le passage qui unit la Syrie et l’Anatolie. En fait, un tel toponyme correspond mieux aux faits qui y sont décrits24.

  • 25 Voir Die Apokalypse des Pseudo-Methodius. Du Ältesten griechische und lateinische Übersetzungen, éd (...)
  • 26 Selon la version grecque, dans « sept semaines d’années » ; voir Sybillinische Texte und Forschunge (...)
  • 27 Selon L’Apocalypse du Pseudo-Méthode, Alexandre le Grand a étendu ses conquêtes jusqu’aux montagnes (...)
  • 28 Voir Sybillinische Texte und Forschungen, p. 91.
  • 29 Sur la légende de « l’empereur des dernier jours », voir P. J. Alexander, « The Medieval Legend of (...)
  • 30 Il est difficile de savoir si l’empereur Héraclius s’est inspiré de la légende de « l’empereur des (...)
  • 31 Voir Sybillinische Texte und Forschungen, p. 93.

11La légende selon laquelle Alexandre le Grand aurait enfermé dans le Caucase les peuples apocalyptiques est aussi présente dans L’Apocalypse du Pseudo-Méthode, qui fut également une sorte de réponse à la conquête musulmane de la Syrie et de la Palestine. Cette œuvre a été d’abord écrite en syrien et ensuite traduite en grec, en latin et dans d’autres langues25. Elle stipulait que la domination musulmane ne durerait pas longtemps, qu’après « dix semaines d’années » (c’est-à-dire 70 années, un jour prophétique étant égal à un an), les « fils d’Ismaël » seraient vaincus par « le roi des Grecs » (l’empereur byzantin26). Celui-ci libérera les chrétiens, et la paix s’installera. Mais la paix ne durera pas longtemps, car c’est alors que commenceront réellement les temps de la fin. Alors s’ouvriront « les portes du Serpentrion27 », au-delà desquelles Alexandre le Grand a enfermé les peuples sauvages, y compris les tribus de Gog et Magog, mentionnés dans le Livre d’Ézéchiel. Ces peuples apocalyptiques se répandront dans le monde entier en dévastant la terre des chrétiens et leurs habitants28. Au terme de cette période calamiteuse, Dieu enverra un ange, qui se battra et anéantira les peuples démoniaques. « Le roi des Grecs » reviendra à Jérusalem pour y régner, mais, au bout de quelques années, le « fils de perdition », l’Antéchrist, aura fait son apparition, et « l’empereur des derniers jours » (le basileus de Byzance29) confiera son royaume à Dieu. Il montera sur le Mont Golgotha pour déposer la couronne sur la croix (c’est un acte qui rappelle l’Exaltation de la sainte croix par Héraclius30) et remettra tout le pouvoir entre les mains de Dieu. C’est alors que l’histoire proprement humaine s’achèvera et que la lutte ouverte entre le Christ et l’Antéchrist commencera31.

  • 32 La première version latine de l’Apocalypse a été composée vers l’an 700. Elle modifie peu son origi (...)
  • 33 Voir, par exemple, Aimoin de Fleury, De Gestis Francorum, p. 129.

12Le traité du Pseudo-Méthode, qui avait déjà été traduit en latin au viiie siècle32, peut être mis en parallèle avec le récit de la Chronique de Frédégaire et avec ceux qui ont été écrits par les autres chroniqueurs sur les peuples apocalyptiques. On voit que, si le texte du Pseudo-Méthode est optimiste – le « roi des Grecs » remporte la victoire sur les Sarrasins –, Frédégaire et ses compilateurs donnent une tout autre image : sans attendre un signe divin, l’empereur Héraclius ouvre, lui-même, les portes contenant les incursions des peuples sauvages Gog et Magog, qui participeront à la bataille contre les Sarrasins33. Mais le conflit armé n’a pas lieu, car l’armée d’Héraclius, comme on l’a déjà vu, a été frappée par le « glaive de Dieu » la nuit qui précédait la bataille. La plupart des soldats trouvèrent la mort dans leur lit, et les autres n’osèrent pas engager le combat contre les Sarrasins. C’est Dieu qui ainsi décida de l’issue du combat.

  • 34 Un tel regard sur Héraclius s’inscrit dans le contexte de l’historiographie byzantine. Selon Théoph (...)
  • 35 Voir Otton de Freising, Chronica, p. 242 ; Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 196.
  • 36 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 196 : « magis in auguris quam in divino auxilio confidebat »
  • 37 Voir Otton de Freising, Chronica, p. 242 : « in Euthicianam incidit heresim, et mathematicus factus (...)

13Dans les écrits de Frédégaire et des autres chroniqueurs, la défaite est décrite comme faisant partie du plan divin. Les Sarrasins sont ainsi vus comme un instrument du châtiment de Dieu. C’est pour cette raison que Frédégaire et ses compilateurs mettent en relief les caractéristiques morales et religieuses de l’empereur byzantin. Selon eux, la défaite d’Héraclius fut la conséquence directe de son apostasie et de ses péchés34, la punition de ses crimes35. À la différence de Guibert de Nogent, Godefroi de Viterbe considère comme un très grand péché son ambition de s’appuyer davantage sur la divination que sur la volonté de Dieu36. Et c’est encore Otto de Freising qui associe la passion d’Héraclius pour l’astrologie avec son hétérodoxie37.

14Ce passage sur la « race des circoncis », qui est sous-entendu dans la chronique de Guibert de Nogent et que l’on retrouve dans les textes de Frédégaire et des autres écrivains, raconte donc les défaites subies par l’empereur Héraclius face aux Sarrasins lors de la conquête musulmane de la Syrie et de la Palestine en 632-641. Mais ce n’est qu’une partie des actions réalisées par l’empereur légendaire qui a retenu l’attention des chroniqueurs. L’image d’Héraclius, créée par les écrivains médiévaux, présente d’autres facettes.

La récupération de la vraie croix

  • 38 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii Scholastici Libri IV, p. 152. C’est dans la Chronique de (...)

15Il est intéressant de remarquer que les auteurs qui véhiculent le mythe de la « race des circoncis » et qui nous racontent la perte des territoires byzantins par Héraclius font également l’éloge de l’empereur byzantin en narrant ses victoires sur l’empereur sassanide Chosroès. Le texte de la Chronique de Frédégaire qui sera utilisé par des chroniqueurs ultérieurs comprend un passage très court contant ces événements38. Le chroniqueur Godefroi de Viterbe relate de manière très détaillée les guerres de l’empereur byzantin menées contre les Perses. L’histoire de ces conflits entre les deux empires est résumée dans les deux chroniques universelles d’Ekhehard‑Frutolf et d’Otto de Freising ainsi que dans la Chronique d’Echternach.

  • 39 L’armée de l’empire sassanide assiégea Jérusalem en 614 et la captura ; voir Drapeyron, L’Empereur (...)
  • 40 Voir Godefroi de Viterbe, Panthéon, p. 197 : « Cum Cruce quesita putat illic vivere vita ».
  • 41 Voir Otto de Freising, Chronica, p. 240 : « ubi se ut Deum adorari fecit ». D’après la Légende doré (...)
  • 42 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197.
  • 43 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii, p. 152. Ce combat singulier est décrit dans le texte lit (...)
  • 44 Voir Otto de Freising, Chronicа, p. 240.
  • 45 Chronicon Epternacense, p. 45 : « cum ingenti triumphi gloria et gaudio ».
  • 46 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197, v. 25 : « Obviat Eraclius, reprimens virtute superbum »

16Dans toutes ces œuvres, Héraclius est considéré comme le souverain chrétien idéal qui a récupéré la vraie croix à la suite d’une lutte acharnée contre les Perses. Les chroniques nous racontent l’histoire suivante. Ayant dévasté les provinces byzantines, Chosroès conquit Jérusalem et rapporta la vraie croix en Perse39. D’après les chroniqueurs, le souverain perse avait construit dans sa capitale (Ctésiphon ?) une tour d’argent dont les murs étaient ornés de pierres précieuses symbolisant le soleil, la lune et les étoiles. Il avait installé à côté de son trône la vraie croix40, car il voulait être vénéré comme Dieu41. À l’aide de mécanismes spéciaux aménagés dans la tour d’argent, Chosroès simulait le tonnerre et la pluie en se faisant passer pour un dieu omnipotent maîtrisant les phénomènes naturels42. Il semblerait que le culte de Chosroès, qu’il a lui-même suscité, et ses tentatives d’auto-divinisation aient pu être interprétés par les médiévaux comme la prophétie de l’Antéchrist : « qui s’assiera dans le temple de Dieu, se proclamant lui-même Dieu » (2 Th 2-4). Héraclius mène contre Chosroès-Antéchrist de longues guerres, dont le point culminant est le combat singulier sur le pont du Danube. Il était convenu que celui qui remporterait la victoire s’emparerait du royaume de l’autre et de son peuple, qui resterait ainsi sain et sauf43. Ayant combattu et vaincu le fils de Chosroès, l’empereur Héraclius a ainsi converti le peuple perse au christianisme44. Mais les événements les plus importants aux yeux des chroniqueurs sont liés à la récupération de la vraie croix. Héraclius atteint son ennemi dans son palais luxueux. Il lui coupe la tête. Il prend la sainte croix et la rapporte – « en triomphe et dans une grande gloire » (« cum triumpho et gloria magna45 ») – d’abord à Constantinople, ensuite à Jérusalem. La victoire d’Héraclius sur l’empereur sassanide, qui se faisait passer pour Dieu, avait été remportée grâce à la puissance de la vraie croix, comme le souligne Godefroi de Viterbe. Ce fut donc la victoire de la vertu sur l’orgueil46. C’est ainsi que, dans ces textes, il est dépeint comme un nouveau Constantin qui a triomphé des infidèles et instauré le christianisme.

  • 47 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197, v. 40 : « porta fit ut paries ».
  • 48 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197, v. 42-45 : « Nolo, quod augustus gemmis procedat honust (...)
  • 49 Voir M. Menzel, « Gottfried von Bouillon und Kaiser Heraclius », Archiv für Kulturgeschichte, 74, 1 (...)
  • 50 Le savant suédois S. Borgenhammar a pu montrer dans sa recherche que ce texte avait été créé entre (...)

17Au xiie siècle, la tradition narrative ayant trait à Héraclius était bien développée et l’on en retrouve certains éléments dans la chronique de Godefroi de Viterbe. C’est ainsi que Godefroi raconte un épisode qui est peu présent dans les autres chroniques relatant le mythe de la « race des circoncis ». Voici l’épisode. Héraclius rapporte la sainte relique à Jérusalem. Il descend du Mont des Oliviers et arrive devant la porte par où était entré Jésus‑Christ, la veille de la Passion. Or, voici que les pierres de la porte se rejoignent de façon à former un mur47. Au‑dessus de la porte, l’on voit apparaître l’ange tenant en main le signe de croix. L’ange rappelle à l’empereur l’entrée de Jésus à Jérusalem : ce n’est pas avec un luxe princier, mais en pauvre, monté sur un petit âne, que le fils de Dieu est entré par cette porte, laissant un bel exemple d’humilité. Héraclius, tout en larmes, descend alors de son cheval, se déchausse, se dépouille de ses vêtements jusqu’à sa chemise et, prenant la croix du Seigneur, il en frappe humblement la porte qui, se soulevant, lui permet de passer avec toute sa suite48. Ce sujet est connu dans la littérature médiévale sous le nom de porta clausa. Il est traité dans de nombreux textes liturgiques et hagiographiques49. Godefroi de Viterbe et les autres auteurs médiévaux avaient probablement emprunté ce passage (de même que la description du combat singulier sur le Danube ou le récit sur le roi perse Chosroès, qui voulait s’assimiler à Dieu) à la source la plus ancienne. Il s’agit du texte liturgique intitulé Reversio Sanctae Crucis, que l’on a attribué très longtemps à l’écrivain du ixe siècle Raban Maur et qui circulait dans la société médiévale entre les viiie et xiiie siècles50.

18On remarque que dans le Pantheon et les autres textes médiévaux, Chosroès est représenté comme l’Antéchrist, tandis que l’empereur byzantin est assimilé au Christ : ainsi, comme le Christ a triomphé de la mort avec l’aide de la croix, Héraclius a remporté la victoire sur ses ennemis. Dans les écrits des chroniqueurs, Chosroès-Antéchrist manifeste de l’orgueil (superbia) en s’assimilant à Dieu, tandis qu’Héraclius qui transporte la vraie croix à travers la Porte Dorée fait preuve d’humilité (humilitas) en imitant Jésus-Christ. On voit que l’image d’Héraclius construite par Frédégaire et ses compilateurs est très ambiguë : d’une part, l’empereur byzantin est considéré comme un véritable pécheur, ses défaites représentant le châtiment divin de ses crimes ; d’autre part, il est représenté comme le souverain chrétien idéal qui a récupéré la sainte relique pour le monde chrétien.

L’empereur Héraclius et les croisés

19Il est évident que le rôle symbolique d’Héraclius a considérablement augmenté à l’époque des croisades. Il était, après tout, le premier croisé à avoir mené la Guerre sainte, libéré Jérusalem des infidèles et reconquis la vraie croix. En outre, Héraclius, en cherchant à récupérer la sainte croix, a refusé le rôle de l’empereur triomphant et a préféré devenir l’émule du Christ. Comme lui, les croisés imitaient Jésus‑Christ – en cousant la croix, symbolisant le vœu de croisade, sur leurs vêtements, ils répondaient à l’appel du Christ : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se charge de la croix et qu’il me suive » (Mt 16, 24).

  • 51 Sur ce sujet, voir B. Baert, A Heritage of Holy Wood. The Legend of the Cross in Text and Image, Le (...)
  • 52 Voir Albert d’Aix, Historia Herosolymitana, éd. S. B. Edgington, Oxford, Clarendon Press, 2007, p.  (...)
  • 53 Voir Menzel, « Gottfried von Bouillon und Kaiser Heraclius », p. 1-21.
  • 54 Voir Foucher de Chartres, Historia Hierosolymitana, éd. H. Hagenmeyer, Heidelberg, C. Winter, 1913, (...)

20Paradoxalement, ni dans la chronique de Guibert de Nogent ni dans les autres sources traitant des croisades, nous ne retrouvons de tels récits sur les exploits de l’empereur byzantin, que nous transmettent les compilateurs de Frédégaire et les autres textes narratifs et liturgiques. Peut-être est-ce dû au fait que la tradition d’Héraclius était devenue, pour les croisés, une sorte de lieu commun. Elle était associée non tant avec ce personnage qu’avec le cycle de la légende de la vraie croix51. On peut juger plutôt de la popularité de ce personnage historique par les références indirectes. L’image de l’empereur Héraclius occupait, sans doute, une très grande place dans l’esprit des chevaliers chrétiens et des chroniqueurs qui décrivaient les faits relatifs aux croisades. Voici un exemple. Il s’agit d’un épisode de la chronique d’Albert d’Aix. Après la prise de Jérusalem, le 15 juillet 1099, événement symbolique des croisades, Godefroy de Bouillon se dépouille de son armure chevaleresque, met sa haire, se déchausse et sort de la ville. Rempli de la plus profonde humilité, il fait, pieds nus, le tour des remparts de Jérusalem et rentre dans la ville par la Porte Dorée, située en face du Mont des Oliviers52. C’est ainsi qu’il avait probablement voulu imiter l’entrée d’Héraclius53. Un autre exemple : après avoir battu les Turcs d’Il-Ghazi à la bataille de Danith, près d’Antioche, le 14 août 1119 (la vraie croix était présente à la campagne militaire), le roi de Jérusalem Baudouin Ier reporta son retour à Jérusalem d’un mois pour pouvoir revenir dans sa capitale le 14 septembre, jour de l’Exaltation de la croix54.

  • 55 Voir Itinéraires à Jérusalem et descriptions de la Terre Sainte, rédigés en français aux xie, xiie (...)
  • 56 Voir Peregrinatores tres : Saewulf, Johannes Wirziburgensis, Theodericus, éd. R. B. C. Huygens, Tur (...)
  • 57 Voir Peregrinatores tres, p. 68 : « sed prius lapides cadentes clauserunt se invicem et facta est p (...)

21Les deux fêtes introduites par les croisés – la fête de l’Invention de la sainte croix, célébrée le 3 mai, et la fête de l’Exaltation de la vraie croix, célébrée le 14 septembre – témoignent de l’importance du nom d’Héraclius dans l’espace rituel de l’Orient latin. D’après les récits de pélerins, c’est pendant cette dernière fête que la Porte Dorée était ouverte55, tandis que, le reste du temps, non seulement elle était fermée, mais un tas de pierres bloquait son accès56, en rappelant ainsi peut-être la scène de la porta clausa qui est décrite par Saewulf, un des pélerins57.

  • 58 La structure de cette œuvre littéraire a peut-être subi l’influence de textes liturgiques comme la (...)
  • 59 C’est ainsi qu’il est appelé Dieudonné dans ce texte ; voir Gautier d’Arras, Eracles, éd. G. Raynau (...)
  • 60 Voir Eracles, v. 5120-5214.
  • 61 Eracles, v. 5216-5264
  • 62 Voir Eracles, v. 5324-5379.
  • 63 Voir Eracles, v. 5520-5840.
  • 64 Voir Eracles, v. 6184-6396.
  • 65 Voir Eracles, v. 6430 : « Li biaus, li preus, li aloés / fist molt grant feste, ce fu drois / a l’o (...)
  • 66 Voir Eracles, v. 6496-6516 ; v. 6504 : « vers Paienime tent se destre / et fait sanlant de manecier (...)
  • 67 Il est curieux de constater que, pendant la Quatrième Croisade, les chevaliers chrétiens, d’après l (...)

22On ne trouve donc que peu d’informations sur l’empereur byzantin dans les chroniques des croisades. En revanche, une œuvre littéraire consacrée à Héraclius reflète parfaitement la tradition narrative et liturgique associée à ce personnage historique. C’est le roman d’Eracles, composé par l’écrivain du xiie siècle Gautier d’Arras, à la veille de la Troisième Croisade, qui relate d’une manière laudative les exploits de l’empereur byzantin58. Héraclius y est représenté comme le croisé exemplaire dont les actes sont guidés par la volonté de Dieu59. En décrivant la vie et les exploits de l’empereur, Gautier d’Arras commence son récit avec la découverte de la vraie croix par l’impératrice Hélène, mère de Constantin60. Sont décrites ensuite les guerres entre Byzance et les Perses, dont l’issue fut la conquête de la relique de la sainte croix par l’empereur sassanide Chosroès. Celui-ci l’a transportée en Perse pour créer son propre culte : « le culte de lui-même61 ». L’ange envoyé par Dieu à Héraclius lui confie la mission de se battre contre le mauvais satrape62. Dans le combat singulier, le basileus bat le fils de Chosroès et convertit les infidèles au christianisme. Puis il se dirige vers la Perse, où, après la vaine tentative de convertir l’empereur sassanide, il le tue et s’empare de la vraie croix pour la rapporter à Jérusalem63. Ensuite, Gautier d’Arras reprend le sujet de la porta clausa, qui était, bien évidemment, très populaire chez les auteurs médiévaux et selon lequel l’empereur, s’assimilant au Christ et montrant son humilité, fait entrer la sainte croix par la Porte Dorée dans Jérusalem64. Héraclius retourne alors à Constantinople, où il est accueilli avec les plus grands honneurs. La fête de l’Exaltation de la vraie croix est établie afin de célébrer la restitution de la sainte relique65. À la fin de son poème, Gautier d’Arras raconte qu’après la mort de l’empereur, on fit élever la statue équestre d’Héraclius. Celle-ci est posée sur un piédestal, main droite étendue vers le monde païen, comme le menaçant66. Une fois encore, le récit sur les actes de l’empereur byzantin s’inscrit dans l’histoire du salut : Héraclius devient le symbole de la lutte contre les infidèles67.

  • 68 « Les anciennes estoires dient […] », L’Estoire de Eracles empereur, Recueil des Historiens des Cro (...)
  • 69 Voir L’Estoire de Eracles, p. 10-11.
  • 70 Voir L’Estoire de Eracles, p. 13 : « Einssint avint que cele seinte cité de Iherusalem par les pech (...)

23Le roman d’Eracles peut être considéré comme le parallèle littéraire de l’Estoire de Eracles. C’est la version, en ancien français, de la chronique latine du xiie siècle écrite par Guillaume de Tyr, le meilleur historien des croisades au Moyen âge. Les premières lignes de la chronique en ancien français qui parlent d’Héraclius ont donné à l’ensemble du texte le nom de l’empereur68. Elles nous rappellent les guerres entre Byzance et les Perses, ainsi que la récupération de la vraie croix. Le récit est entrecoupé par l’histoire de la conquête musulmane de la Syrie et de la Palestine, dont les événements étaient décrits par Frédégaire et ses compilateurs. À la différence des textes de ces chroniques, le récit de l’échec d’Héraclius qui avait conduit l’empereur à la perte de la Palestine et de Jérusalem n’est pas imprégné d’accents apocalyptiques, mais revêt une forte connotation moralisatrice. Le chroniqueur parle de l’époque où « la doctrine empestée de Mahomet […] s’était répandue de tous côtés », où les Sarrasins s’emparaient « de nouveaux territoires » et employaient « le fer et la violence pour imposer aux peuples leurs erreurs ». Cette fois, Héraclius, qui était tenu de prêter assistance aux chrétiens, n’étant pas capable de réprimer « l’insolence des infidèles », prit le parti de se retirer en sûreté chez lui, pour ne pas se livrer aux aléas incertains de la guerre69. Il attendit l’issue de la bataille en Cilicie, en laissant ainsi l’armée d’Omar ibn al-Khattâb occuper d’abord Gaza et ensuite Damas. Sa défaite ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire de la Terre Sainte. La sainte ville de Jérusalem se trouve ainsi soumise à la domination des infidèles et subit pendant cent quatre-vingt-deux ans le joug d’une servitude injuste. En conclusion, Guillaume de Tyr présume que Dieu avait permis que les infidèles envahissent Jérusalem afin de punir le peuple chrétien, et non uniquement l’empereur Héraclius pour ses péchés70.

  • 71 Les premières suites de la chronique en ancien français ont été composées vers 1232, tandis que les (...)
  • 72 Voir par exemple les mss Paris, BnF, fr. 2628, fol. 1 ; Paris, BnF, fr. 2630, fol. 1 ; ou encore Pa (...)
  • 73 Il s’agit du manuscrit français (Paris, BnF, fr. 22495) qui s’intitule « Li rommans de Godefroy de (...)
  • 74 Voir ms. Paris, BnF, fr. 22495, fol. 30, 36, 50v, 173, etc.

24Comme il a déjà été dit, la chronique de Guillaume de Tyr a été traduite en ancien français, et cette version a été complétée dans certains manuscrits jusqu’à l’année 1271. La traduction en langue vulgaire allait de pair avec l’illustration de la chronique71, les images de l’empereur étant généralement placées au début des manuscrits. Les enlumineurs illustrent les actions d’Héraclius, en premier lieu la récupération de la vraie croix, y compris l’épisode de la porta clausa (fig. 1)72. Un manuscrit parisien richement enluminé s’ouvre ainsi sur un cycle de six miniatures, dont trois sont consacrées à Héraclius (fig. 2)73. Le cycle de miniatures se lit de haut en bas. Au niveau supérieur gauche, on voit l’empereur Héraclius assis sur le trône. Dans les miniatures du niveau suivant, les artistes figurent Héraclius qui d’abord rapporte la vraie croix à Jérusalem (à gauche) et restaure ensuite les églises chrétiennes détruites par Chosroès (à droite). Au niveau inférieur gauche, les artistes représentent l’épisode de la conquête de Damas par les Arabes. Les chrétiens assiégés par les musulmans dans la forteresse tirent à l’arc sur leurs adversaires. Cette image est l’illustration presque littérale des événements mentionnés par Guillaume de Tyr. En même temps, elle sert de modèle à de nombreuses miniatures de ce codex illustré, qui dépeint les scènes de la guerre de siège à l’époque des croisades. Dans toutes ces miniatures, les adversaires des croisés sont représentés de la même manière que les Arabes qui combattaient l’armée chrétienne d’Héraclius. La similitude des motifs iconographiques et l’identité du schéma de la composition sont évidentes74. À côté de la miniature consacrée au siège de Damas, l’on retrouve l’image représentant Pierre l’Hermite partant en croisade. L’iconographie semble effacer le temps. Les campagnes militaires de l’empereur Héraclius du viie siècle et les événements des croisades sont situés dans un cadre temporel similaire. Les miniatures illustrent la même idée que celle présentée dans la chronique des croisades. L’empereur Héraclius a d’abord remporté la victoire sur le roi perse Chosroès, a recupéré la vraie croix, mais, par la suite, il n’a pu garder la Terre Sainte. Néanmoins, ses échecs et ses défaites ouvrent une nouvelle étape dans l’histoire, celle des croisades.

  • 75 Voir Jacques de Vitry, Historia orientalis, éd. J. Donnadieu, Turnhout, Brepols, 2008, p. 104.
  • 76 Voir Jacques de Vitry, Historia orientalis, p. 129 : « per quadringenta nonaginta annos iugum durri (...)

25C’est presque de la même manière que Jacques de Vitry, qui a beaucoup puisé dans la chronique de Guillaume de Tyr, raconte les exploits de l’empereur Héraclius : tout d’abord, il a glorieusement (« cum triumpho et gloria magna ») récupéré la sainte croix, mais il a ensuite cédé la Terre Sainte au calife Omar, qui finit par conquérir la ville de Jérusalem75. Jacques de Vitry partage l’avis de Guillaume de Tyr, selon qui non seulement Héraclius, mais tous les chrétiens de Jérusalem étaient ainsi punis et devaient subir le joug des infidèles jusqu’à l’arrivée des croisés76. Dans ce contexte, la défaite d’Héraclius n’est pas considérée comme un événement aléatoire. Elle acquiert de l’importance, car elle anticipe une nouvelle ère, celle des croisades. Les croisés sont appelés à jouer le rôle qui leur est destiné par Dieu. À l’instar de l’empereur, ils devront lutter contre les infidèles pour la vraie croix et la restauration du christianisme.

  • 77 Voir Historia regum Hierusalem latinorum, Revue de l’Orient latin, 5, 1897, p. 242 : « 14 die septe (...)
  • 78 Il est curieux que le texte se réfère à l’année 636, c’est-à-dire à la date de la bataille de Yarmo (...)
  • 79 Voir Histoira regum Hierusalem latinorum, p. 229 : « […] usque ad tempora Godefridi de Bolon, videl (...)
  • 80 Voir Histoira regum Hierusalem latinorum, p. 229-230 et 240-241.

26C’est comme héritiers et successeurs de l’empereur Héraclius que les croisés sont perçus dans l’Histoire anonyme des rois de Jérusalem, compilation composée vers la fin du xiie siècle et résumant les événements de la croisade. La reconquête de Jérusalem par les croisés est représentée ici comme une grande étape dans l’histoire de la récupération de la sainte relique : c’est d’abord Hélène, mère de Constantin, qui la découvre ; en commémoration de cet événement, on célèbre le 3 mai la fête de l’Invention de la vraie croix. Plus tard, la précieuse relique est enlevée par les Perses, mais l’empereur byzantin la récupère et la rapporte à Jérusalem. À la suite de ces événements, la fête de l’Exaltation de la croix est instaurée et célébrée le 14 septembre77. Selon l’Histoire anonyme des rois de Jérusalem, les chrétiens étaient maîtres de la ville sainte depuis l’époque d’Héraclius jusqu’à ce qu’Omar, « le disciple du séducteur Mahomet » (« discipulus seductoris Machumet »), ait conquis, en 63678, de manière illégitime la Terre Sainte (la responsabilité d’Héraclius dans la conquête musulmane n’est pas reconnue). Ainsi, la domination des infidèles a perduré sur une période de 463 ans, pendant laquelle les Sarrasins régnaient à Jérusalem79. Le point culminant de ces événements est l’exploit de Godefroy de Bouillon, qui, en tant que nouvel Héraclius, reprend la ville de Jérusalem et la sainte croix80.

  • 81 Notons que, sur les murs de la chapelle du Golgotha de l’église du Saint-Sépulcre, Héraclius avec l (...)

27La succession de l’héritage du pouvoir se dessine ainsi : d’abord, de Constantin à Héraclius81, puis d’Héraclius à Godefroy de Bouillon (le premier souverain du royaume de Jérusalem est perçu comme le nouvel Héraclius, tandis que l’empereur byzantin est présenté comme le prédécesseur de Godefroy de Bouillon), ensuite de ce dernier à tous les rois de Jérusalem. Les croisés qui ont fondé le royaume latin de Jérusalem s’avèrent donc les héritiers de Constantin et d’Héraclius. La figure charismatique de l’empereur byzantin est mise à profit par les écrivains médiévaux pour prouver la legitimité du pouvoir des croisés en Terre Sainte et leur droit à la possession de la sainte croix. Les rituels célébrés dans l’État latin d’Orient, comme la fête de l’Invention de la croix et la fête de l’Exaltation de la sainte croix, sont très importants pour l’idéologie des croisades. Ils servent à renforcer le pouvoir des souverains du royaume latin de Jérusalem.

Conclusion

  • 82 Ce n’est pas un hasard si les deux chroniques qui ont utilisé le texte de Frédégaire, le Pantheon d (...)
  • 83 Voir, par exemple, le récit de la défaite des croisés dans la bataille contre l’émir de Mossoul, Ma (...)
  • 84 Voir, par exemple, les raisonnements de Guibert de Nogent à ce sujet dans Dei Gesta per Francos, p. (...)

28Ce bref aperçu des récits historiques que nous avons présenté ici afin d’interpréter le passage énigmatique de la chronique de Guibert de Nogent nous a montré que la figure de l’empereur byzantin s’inscrit dans un contexte historique et symbolique de longue durée. La tradition liée au nom d’Héraclius était nécessaire pour créer et légitimer l’idéologie des croisés. L’image de l’empereur byzantin est toujours présente, de manière implicite, dans les chroniques, les croisades étant perçues comme la continuation des expéditions menées par celui-ci contre les Perses au viie siècle. Déjà, dans les premiers textes qui relatent la réaction de l’Europe latine face aux victoires militaires de l’Islam (par exemple, la Chronique de Frédégaire), les faits historiques sont déformés par la légende et s’imprègnent des motifs eschatologiques. En fin de compte, comme le montrent les chroniqueurs, les défaites qu’a subies Héraclius au cours de la conquête musulmane de la Syrie et de la Palestine avaient été prédestinées par Dieu. Ses victoires et la récupération de la vraie croix s’inscrivent également dans le plan divin. Le motif de la Reversio sanctae Crucis accentue la perspective eschatologique dans laquelle se situent les récits sur l’empereur Héraclius82. Les guerres du basileus contre le roi perse Chosroès étaient présentées comme la lutte contre l’Antéchrist. Dans ce sens, les victoires de l’empereur sur les infidèles et, par la suite, la récupération de la vraie croix ainsi que les défaites ultérieures infligées par la « race des circoncis » à Héraclius sont incluses dans un cadre temporel plus long et représentent les différentes étapes de l’histoire du salut. Les défaites du basileus sont finalement interprétées comme le châtiment de Dieu pour les péchés commis par Héraclius et par tous les chrétiens. Elles ouvrent cependant un nouveau chapitre de l’histoire chrétienne : « les croisades ». Si, à l’instar de l’empereur byzantin, les croisés subissent des échecs à cause de leurs péchés, par la suite, comme « le basileus », ils vaincront les adversaires infidèles83, car, Guibert de Nogent le rappelle dans sa chronique, la victoire finale du christianisme sur l’islam est inévitable et prédestinée par Dieu84.

Fig. 1 – « Histoire d’Outremer »

Ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, français 9082, fol. 25

Fig. 2 – « Li rommans de Godefroy de Buillon et de Salehadin et de tous lez autres roys qui ont esté outre mer jusques a saint Loys qui darrenierement y fu »

Ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, français 22495, fol. 1

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Notes

1 Sur la dimension eschatologique des premières croisades, voir J. Flori, L’Islam et la fin du temps. L’interprétation prophétique des invasions musulmanes dans la chrétienté médiévale, Paris, Seuil, 2007, p. 250-265.

2 Voir Guibertus Novigentis, Gesta Dei per Francos, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1996. La chronique a été écrite entre les années 1107 et 1108.

3 Voir Gesta Dei per Francos, p. 318-321. Les autres chroniqueurs rapportent aussi les prédictions des astrologues musulmans. Voir Robertus Monachus, Historia Hierosolymitana, Recueil des Historiens des Croisades, Paris, Imprimerie Nationale, 1866, t. 3, p. 812 ; Petrus Tudebodus, Historia de Hierosolymitano itinere, éd. J. H. Hill et L. Hill, Paris, Geuthner, 1977, p. 93.

4 Gesta Dei per Francos, p. 320-321.

5 La bibliographie consacrée à ce personnage historique est inépuisable. Voir quelques ouvrages récents : The Reign of Heraclius (610-641). Crisis and Confrontation, éd. G. J. Reinink et B. H. Stolte, Louvain, Peeters, 2002 ; W. E. Kaegi, Heraclius emperor of Byzantium, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; A. Sommerlechner, « Kaiser Herakleios und die Rückkehr des Heiligen Kreuzes nach Jerusalem. Überlegungen zu Stoff und Motivgechichte », Römische Historische Mitteilungen, 45, 2003, p. 319-360 ; S. Borgenhammar, « “Heraclius Learns Humility”: Two Early Latin Accounts. Composed for the Celebration of Exaltatio Crucis », Millennium: Jahrbuch zu Kultur und Geschichte des ersten Jahhunderts n. Chr., 6, 2009, p. 145-201. Sur l’iconographie de l’empereur Héraclius, voir G. Quieroz de Souza, « Heraclius, Emperor of Byzantium », Revista Digital de Iconografia Medieval, 7, 2001, p. 27-38 ; B. Baert, « Héraclius, l’Exaltation de la Croix et le Mont St Michel au xie siècle : une lecture attentive du ms. 641 de la Pierpont Morgan Library à New York », Cahiers de civilisation médiévale, 51, 2008, p. 3-20.

6 Voir A. Frolow, « La déviation de la 4e Croisade vers Constantinople. Note additionnelle : La Croisade et les guerres persances d’Héraclius », Revue de l’histoire des religions, 147/1, 1955, p. 50-61, ici p. 54.

7 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii Scholastici Libri IV, éd. B. Krusch, MGH, SS rer. Merow., Hanovre, Hahn, 1888, t. 2, p. 153-154 (traduction: The fourth Book of the Chronicle of Fredegar with Its Continuations, éd. et trad. J. M. Wallace-Hadrill, Londres, Nelson, 1960, p. 54-55) ; Aimoin de Fleury, De Gestis Francorum, Recueil des historiens des Gaules et de la France, éd. M. Bouquet, Paris, 1741, t. 3, p. 129 ; Ekkehard d’Aura (Uraugiensis), Chronica, éd. G. Waitz, MGH, SS, Hanovre, Hahn, 1844, t. 6, p. 25 et 152-153 ; Otton de Freising, Chronica sive Historia de duabus civitatibus, éd. A. Hofmeister, Hanovre, Hahn, 1912, p. 242 ; Chronicon Epternacense auctore Theoderico monacho, éd. L. Weiland, MGH, SS, Hanovre, Hahn, 1874, t. 23, p. 45 ; Godefroi de Viterbe, Pantheon, éd. G. Waitz, MGH, SS, Hanovre, Hahn, 1872, t. 22, cap. 28, p. 196.

8 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii, p. 153, cap. 65-66. Sur l’importance de ce texte, voir Flori, L’Islam et la fin des temps, p. 175.

9 Dans les chroniques, c’est Héraclius, lui-même, qui fait des prévisions astrologiques ; voir Ekkehard d’Aura, Chronica, p. 153 ; Otton de Freising, Chronica, p. 242 ; Chronicon Epternacense, p. 45 ; Godefroi de Viterbe, Panthéon, p. 196.

10 Les chroniqueurs identifient souvent ces « nations barbares » avec les Alains ; voir Aimoin de Fleury, De Gestis Francorum, p. 129.

11 Chronicarum quae dicuntur Fredegarii, cap. 66, p. 153-154. Nous citons ici la traduction Chronique des temps mérovingiens. Frédégaire (Livre IV et Continuations), trad. O. Devillers et J. Meyers, Turnhout, Brepols, 2001, p. 185. Le passage cité est copié presque textuellement dans les autres chroniques.

12 La « Chronique de Frédégaire » est le premier texte latin à mentionner l’invasion musulmane de la Byzance ; voir J. Tolan, Saracens : Islam in the Medieval Europan Imagination, New York, Columbia UP, 2002, p. 77.

13 Sur ce sujet, voir E. Rotter, Abendland und Sarazenen : das Okzidentale Araberbild und seine Entstehung im Frühmittelalter, Berlin, De Gruyter, 1986, p. 153 ; L. Drapeyron, L’Empereur Héraclius et l’Empire Byzantin au viie siècle, Paris, 1869, p. 92-93.

14 Bien que le texte ne dise rien sur la conquête de Jérusalem en 638 (les Sarrasins ne font que s’approcher de la ville), il est fait allusion à cet événement ; voir Rotter, Abendland und Sarazenen, p. 157.

15 Voir Drapeyron, L’Empereur Héraclius, p. 99 ; G. Ostrogorsky, Geschichte des byzantinischen Staates, Munich, Beck, 1963, p. 92.

16 « Saracini duos habentes principes » (Chronicarum quae dicuntir Fredegarii Scholastici Libri, p. 153) ; « Sarracenorum duo duces erant » (Aimoin de Fleury, De Gestis Francorum, p. 129).

17 Voir, par exemple, W. Goffart, « The Fredegar Problem Reconsidered », Speculum, 38, 1963, p. 206-241.

18 L’auteur de la « Chronique de Frédégaire » (il y en avait peut-être plusieurs) avait accès aux sources orientales ; voir Rotter, Abendland und Sarazenen, p. 145.

19 Rotter, Abendland und Sarazenen, p. 159.

20 Otton de Freising, Chronica, p. 242 ; Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 196.

21 Chronicon Epternacense, p. 45.

22 Voir A. R. Anderson, Alexander’s Gate: Gog and Magog and the Inclosed Nations, Cambridge, Massachusetts, The Medieval Academy of America, 1932

23 Voir Aimoin de Fleury, De Gestis Francorum, p. 129 ; Otton de Freising, Chronica, p. 242 ; Ekkehard d’Aura, Chronica, p. 153.

24 Le nom fantastique Cypias pourrait être le résultat de la traduction déformée du toponyme grec Συρία Πύλαι. Sur ce sujet, voir Rotter, Abendland und Sarazenen, p. 162-163.

25 Voir Die Apokalypse des Pseudo-Methodius. Du Ältesten griechische und lateinische Übersetzungen, éd. W. J. Aerts et G. A. Kortekaas, Louvain, Peeters, 1998 ; Flori, L’Islam et la fin des temps, p. 133-141.

26 Selon la version grecque, dans « sept semaines d’années » ; voir Sybillinische Texte und Forschungen, éd. E. Sackur, Halle, Niemeyer, 1898, p. 89-90.

27 Selon L’Apocalypse du Pseudo-Méthode, Alexandre le Grand a étendu ses conquêtes jusqu’aux montagnes qui s’appellent les « Portes du Septentrion » ; voir A. B. Schmidt, « Die “Bürsten des Nordens” und Alexanders Mauer gegen Gog und Magog », Endzeiten. Eschatologie in den monotheistishcen Weltreligionen, éd. W. Brandes et F. Schmieder, Berlin, De Gruyter, 2008, p. 89-100.

28 Voir Sybillinische Texte und Forschungen, p. 91.

29 Sur la légende de « l’empereur des dernier jours », voir P. J. Alexander, « The Medieval Legend of the Last Roman Emperor and its Messianic Origin », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 41, 1978, p. 1-15.

30 Il est difficile de savoir si l’empereur Héraclius s’est inspiré de la légende de « l’empereur des derniers jours » ou si c’est lui-même qui l’a inspirée ; voir C. Bonura, « The Man and the Myth. Did Heraclius know the legend of the Last Emperor? », Studia patristica, 62, 2013, p. 505-514.

31 Voir Sybillinische Texte und Forschungen, p. 93.

32 La première version latine de l’Apocalypse a été composée vers l’an 700. Elle modifie peu son original oriental, si ce n’est que la victoire sur les musulmans est repoussée à une époque indéterminée. En général, les prophéties du Pseudo-Méthode étaient souvent adaptées aux situations politiques nouvelles de l’Occident médiéval ; voir Flori, L’Islam et la fin des temps, p. 182-187 et 206-214.

33 Voir, par exemple, Aimoin de Fleury, De Gestis Francorum, p. 129.

34 Un tel regard sur Héraclius s’inscrit dans le contexte de l’historiographie byzantine. Selon Théophane le Confesseur, écrivain byzantin du ixe siècle, la conquête de la Syrie par les Arabes n’est que le châtiment de Dieu pour les péchés de l’empereur Héraclius ; voir Théophane le Confesseur, Chronographia, éd. C. de Boor, Leipzig, Teubner, 1883, vol. 1, col. 506, 522. Les autres écrivains byzantins, comme Georges le Moine et Georges Cédrène, considèrent sa vie et ses actes comme « παρανομία » (« illégalité ») (PG, 110, col. 829 ; PG, 121, col. 805). Sur les sources byzantines de la légende d’Héraclius, voir Sommerlechner, « Kaiser Herakleios und die Rückkehr des Heiligen Kreuzes nach Jerusalem », p. 319-329.

35 Voir Otton de Freising, Chronica, p. 242 ; Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 196.

36 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 196 : « magis in auguris quam in divino auxilio confidebat ».

37 Voir Otton de Freising, Chronica, p. 242 : « in Euthicianam incidit heresim, et mathematicus factus et astrologus ».

38 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii Scholastici Libri IV, p. 152. C’est dans la Chronique de Frédégaire que les écrivains médiévaux puisaient des informations sur l’empereur byzantin ; voir Brandes, « Heraclius Between Restoration and Reform », The Reign of Heraclius, p. 3-36.

39 L’armée de l’empire sassanide assiégea Jérusalem en 614 et la captura ; voir Drapeyron, L’Empereur Héraclius, p. 101 ssq.

40 Voir Godefroi de Viterbe, Panthéon, p. 197 : « Cum Cruce quesita putat illic vivere vita ».

41 Voir Otto de Freising, Chronica, p. 240 : « ubi se ut Deum adorari fecit ». D’après la Légende dorée, le roi Chosroès, qui cherche à se proclamer Dieu, met à droite de son trône le bois de la vraie croix, qui devait symboliser le Dieu-Fils, et, à gauche, il place le coq d’or, qui désigne le Saint Esprit : le satrape demande ainsi à ses citoyens de le vénérer comme Dieu. Voir Iacopo da Varazze, Legenda aurea, éd. G. P. Maggioni, Sismel, Florence, 2017, cap. 133 ; Honoré d’Autun, « Speculum ecclesie », PL, 172, col. 1104-1106.

42 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197.

43 Voir Chronicarum quae dicuntur Fredegarii, p. 152. Ce combat singulier est décrit dans le texte liturgique consacré à Héraclius et datant du viie siècle. Sur ce sujet, voir Borgenhammar, « Heraclius Learns Humility », p. 161-163.

44 Voir Otto de Freising, Chronicа, p. 240.

45 Chronicon Epternacense, p. 45 : « cum ingenti triumphi gloria et gaudio ».

46 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197, v. 25 : « Obviat Eraclius, reprimens virtute superbum ».

47 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197, v. 40 : « porta fit ut paries ».

48 Voir Godefroi de Viterbe, Pantheon, p. 197, v. 42-45 : « Nolo, quod augustus gemmis procedat honustus, / Intrantis Christi sit memor ipse sibi, / Auferat ornatus, humilis pede progrediatur, / Eraclii manibus iam crux benedicta feratur ».

49 Voir M. Menzel, « Gottfried von Bouillon und Kaiser Heraclius », Archiv für Kulturgeschichte, 74, 1992, p. 1-21, ici p. 4-10.

50 Le savant suédois S. Borgenhammar a pu montrer dans sa recherche que ce texte avait été créé entre la fin du viie et le milieu du viiie siècle par un auteur italien anonyme qui s’appuyait sur les sources byzantines et orientales ; voir Borgehammar, « Heraclius Learns Humility », p. 145-202.

51 Sur ce sujet, voir B. Baert, A Heritage of Holy Wood. The Legend of the Cross in Text and Image, Leiden, Brill, 2004.

52 Voir Albert d’Aix, Historia Herosolymitana, éd. S. B. Edgington, Oxford, Clarendon Press, 2007, p. 436.

53 Voir Menzel, « Gottfried von Bouillon und Kaiser Heraclius », p. 1-21.

54 Voir Foucher de Chartres, Historia Hierosolymitana, éd. H. Hagenmeyer, Heidelberg, C. Winter, 1913, p. 632-633.

55 Voir Itinéraires à Jérusalem et descriptions de la Terre Sainte, rédigés en français aux xie, xiie et xiiie siècles, éd. H. Michelant, Genève, Fick, 1882, p. 151-152 : « si n’i passoit nus forz seulement.II. foiz l’an […] le jour de Pasque […] et le jour de feste Sainte Croiz en septembre […] ».

56 Voir Peregrinatores tres : Saewulf, Johannes Wirziburgensis, Theodericus, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1995, p. 96 : « Haec […] porta intus clausa, foris lapidibus obstructa, in nullo tempore patet alicui […] nisi in Exaltatione sanctae crucis ».

57 Voir Peregrinatores tres, p. 68 : « sed prius lapides cadentes clauserunt se invicem et facta est porta ut maceries integra […] ».

58 La structure de cette œuvre littéraire a peut-être subi l’influence de textes liturgiques comme la Reversio Sanctae Crucis.

59 C’est ainsi qu’il est appelé Dieudonné dans ce texte ; voir Gautier d’Arras, Eracles, éd. G. Raynaud de Lage, Paris, Champion, 1976, v. 225. Voir aussi D. A. Trotter, Medieval French Literature and the Crusades (1100-1300), Genève, Droz, 1988, p. 130-131.

60 Voir Eracles, v. 5120-5214.

61 Eracles, v. 5216-5264

62 Voir Eracles, v. 5324-5379.

63 Voir Eracles, v. 5520-5840.

64 Voir Eracles, v. 6184-6396.

65 Voir Eracles, v. 6430 : « Li biaus, li preus, li aloés / fist molt grant feste, ce fu drois / a l’onor de la Vraie Crois / fu la feste adont trovee / qui en septembre est celebree ».

66 Voir Eracles, v. 6496-6516 ; v. 6504 : « vers Paienime tent se destre / et fait sanlant de manecier / et de l’onor Dieu porcacier ».

67 Il est curieux de constater que, pendant la Quatrième Croisade, les chevaliers chrétiens, d’après le chroniqueur Robert de Clari, avaient pris la statue équestre de bronze de l’empereur Justinien, installée sur la colonne antique, pour l’image de l’empereur byzantin Héraclius. Ainsi, comme dans le Roman d’Eracles, la main droite de l’empereur était tendue vers l’Orient comme s’il menaçait les païens. Voir Robert de Clari, Conquête de Constantinople, éd. et trad. J. Dufournet, Paris, Champion, 2004, chap. 86 : « si avoit un empereur geté de coivre, seur i. grant cheval de coivre, qui tendoit se main vers païenisme ».

68 « Les anciennes estoires dient […] », L’Estoire de Eracles empereur, Recueil des Historiens des Croisades, Historiens Occidentaux, Paris, Imprimerie royale, 1844, t. 1, p. 9.

69 Voir L’Estoire de Eracles, p. 10-11.

70 Voir L’Estoire de Eracles, p. 13 : « Einssint avint que cele seinte cité de Iherusalem par les pechiez del pueple fu en servage et el dangier de la gent mescreant à mout longuement, c’est à dire iiii cenz et iiii vinz et x anz ».

71 Les premières suites de la chronique en ancien français ont été composées vers 1232, tandis que les illustrations sont réalisées après 1244. Sur la chronique en ancien français, voir P. Handyside, The Old French William of Tyre, Leiden, Brill, 2015. Sur les illustrations, voir J. Folda, The Illustrations in Manuscripts of the History of Outremer by William of Tyre, Ph. D. diss., Johns Hopkins University, 1968, vol. 1-3 ; F. Caroff, L’Ost des Sarrasins : les musulmans dans l’iconographie mediévale (France-Flandre. xiiie-xve siècles), Paris, Le Léopard d’Or, 2016, p. 91-96, 103-105, 287-310.

72 Voir par exemple les mss Paris, BnF, fr. 2628, fol. 1 ; Paris, BnF, fr. 2630, fol. 1 ; ou encore Paris, BnF, fr. 9082, fol. 25 (fig. 1).

73 Il s’agit du manuscrit français (Paris, BnF, fr. 22495) qui s’intitule « Li rommans de Godefroy de Buillon et de Salehadin et de tous lez autres roys qui ont esté outre mer jusques a saint Loys qui darrenierement y fu ».

74 Voir ms. Paris, BnF, fr. 22495, fol. 30, 36, 50v, 173, etc.

75 Voir Jacques de Vitry, Historia orientalis, éd. J. Donnadieu, Turnhout, Brepols, 2008, p. 104.

76 Voir Jacques de Vitry, Historia orientalis, p. 129 : « per quadringenta nonaginta annos iugum durrissimum infidelium, et crudelium perpessi sunt dominorum ».

77 Voir Historia regum Hierusalem latinorum, Revue de l’Orient latin, 5, 1897, p. 242 : « 14 die septembris per imperatorem Heraclium Jerusalem fuit restituta […] ».

78 Il est curieux que le texte se réfère à l’année 636, c’est-à-dire à la date de la bataille de Yarmouk.

79 Voir Histoira regum Hierusalem latinorum, p. 229 : « […] usque ad tempora Godefridi de Bolon, videlicet usque ad annum Domini millesimum LXXXXIX, hoc est per quadraginta LX et III annos fuit a Christi fidelibus violenter alienata et domino Saracenoru, totaliter subjugata ».

80 Voir Histoira regum Hierusalem latinorum, p. 229-230 et 240-241.

81 Notons que, sur les murs de la chapelle du Golgotha de l’église du Saint-Sépulcre, Héraclius avec la croix est représenté à côté de sainte Hélène, c’est-à-dire à la place ordinairement destinée à saint Constantin ; voir G. Kühnel, « Heracles and the Crusaders : Tracing the Path of a Royal Motif », France and the Holy Land. Frankish Culture at the End of the Crusades, éd. D. Weiss et L. Mahoney, Baltimore, John Hopkins UP, 2004, p. 64-75.

82 Ce n’est pas un hasard si les deux chroniques qui ont utilisé le texte de Frédégaire, le Pantheon de Godefroi de Viterbe et l’Histoire des deux cités d’Otton de Freising, ont été écrites dans le genre de l’historia salutaris.

83 Voir, par exemple, le récit de la défaite des croisés dans la bataille contre l’émir de Mossoul, Maudoud, en juin 1113 (Foucher de Chartres, Historia Herosolymitana, p. 569). En ce sens, l’empereur Héraclius est un exemple de croisé typique.

84 Voir, par exemple, les raisonnements de Guibert de Nogent à ce sujet dans Dei Gesta per Francos, p. 320.

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Table des illustrations

Crédits Ms. Paris, Bibliothèque nationale de France, français 9082, fol. 25
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Pour citer cet article

Référence papier

Svetlana Luchitskaya, « L’empereur Héraclius vu par les chroniqueurs occidentaux du XIIe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 37 | 2019, 75-96.

Référence électronique

Svetlana Luchitskaya, « L’empereur Héraclius vu par les chroniqueurs occidentaux du XIIe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 37 | 2019, mis en ligne le 01 août 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/17212 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.17212

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Auteur

Svetlana Luchitskaya

Institut d’histoire universelle Moscou

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Droits d’auteur

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