L’Ombre de Joseph Bédier. Théorie et pratique éditoriales au XXe siècle, éd. Craig Baker, Marcello Barbato, Mattia Cavagna et Yan Greub, 2018
L’Ombre de Joseph Bédier. Théorie et pratique éditoriales au XXe siècle, éd. Craig Baker, Marcello Barbato, Mattia Cavagna et Yan Greub, Strasbourg, ELiPhi (« Travaux de littérature romane »), 2018, 380 p.
ISBN 978-2-3727-6022-5
Texte intégral
1Voici un recueil du plus haut intérêt. Les dix-huit textes réunis ici – quinze contributions, la riche introduction (Craig Baker & Yan Greub), une discussion qui suit l’article de Giovanni Palumbo, la conclusion du volume due à Alberto Varvaro –, repris d’un important colloque international de 2013, étudient à la fois les enjeux historiques et théoriques des célébrissimes principes exposés par Bédier à propos du texte du Lai de l’ombre, et à la fois les multiples aspects de l’ombre portée du grand philologue sur la médiévistique européenne. On créditera ce titre lumineux (!) d’une troisième signification : l’ombre que demeure Joseph Bédier, ce mal-connu, dans l’esprit d’une partie importante des spécialistes, y compris de ceux qui se réclament de lui ou de ses préceptes dans leurs travaux. Le grand mérite de ce recueil est en effet d’éclairer d’une façon remarquable les nuances, stratégies, éventuellement les malentendus, qui ont pu présider à la formulation et à la réception ultérieure des principes bédiériens sur « l’art d’éditer les anciens textes ». Ces ambivalences, en effet, l’étiquette de « bédiériste » les a aplanies et occultées, caricaturant en réalité les apports et les propos de l’élève de Gaston Paris et maître de Gianfranco Contini.
2Dissipons tout d’abord certaines préventions que pourraient faire naître le sous-titre ou la liste des intervenants : l’objet de ce volume n’est pas de discuter de la légitimité des méthodes éditoriales, le recueil n’est pas un livre à charge contre Bédier ni un plaidoyer pour la méthode stemmatique, même si bien sûr certaines contributions passent nécessairement par la pesée critique des positions que Bédier a avancées. L’admirateur de l’œuvre et/ou de la figure du philologue français, celui qu’intéressent les motivations et les évolutions qui ont pu traverser un homme si influent dans sa discipline, le médiéviste novice qui souhaite comprendre le retentissement de Bédier ou les termes des discussions de méthode du xxe siècle, le philologue confirmé désireux de retrouver des informations sur le contexte scientifique exact qu’animaient Meyer, Paris, leurs grands homologues italiens ou allemands : tous trouveront dans ce volume de quoi saisir ce qu’on pourrait appeler le « moment Bédier », grâce en particulier à une documentation magistrale.
3L’introduction (p. 1-18) trace les grandes lignes du recueil : retour sur le contexte historique et méthodologique dans lequel se forme l’éditeur Bédier ; réception des textes et de la pratique de Bédier au cours des générations suivantes, et de façon différenciée à travers l’Europe et à travers les disciplines textuelles ; interrogation critique sur le terme de « bédiériste », dont l’imprécision référentielle fait écran aux travaux et aux pratiques réels de Joseph Bédier, et actualité théorique de ses positions.
4De ces traits développés par les articles successifs, on soulignera par anticipation les thèmes majeurs suivants : 1) le manifeste de Bédier de 1913 force le trait sur le paysage éditorial : la méthode dite lachmannienne est loin d’être la pratique éditoriale unanime avant Bédier et autour de lui, alors que d’autre part la tendance à éditer des textes à partir d’un unique manuscrit est déjà largement représentée ; 2) l’ambition de Bédier n’était pas tellement théorique, et paradoxalement c’est hors de son propre pays que ses propositions ont stimulé des avancées méthodologiques sur l’édition des textes (on sait à l’inverse qu’un Félix Lecoy ne voulait pas entendre parler de « méthode » mais se contentait d’une « pratique », et avec quel acharnement il entendait récuser tous les essais de rationalisation de l’établissement des textes) ; 3) parallèlement à l’assèchement, en France, de la réflexion sur les modalités de l’édition des textes anciens, l’adoption du conservatisme textuel auquel s’assimilait la position de Bédier a également réduit l’importance de la connaissance et de l’exploration des traditions manuscrites dans la médiévistique française, ce qui se situe aux antipodes des usages personnels de l’éditeur du Roland, des textes tristaniens, de Colin Muset et même du Lai de l’ombre.
5Le premier texte d’Alberto Varvaro (p. 19-24) n’est qu’une mise en bouche, qui consiste plutôt en le compte rendu d’une thèse avancée par Michelle Warren : le « médiévisme créole » dont Bédier aurait été le représentant, thèse « absolument farfelue », selon le regretté médiéviste italien.
6On revient avec Gilles Roques à des perspectives historiques mieux admises, en effet. Dans « Joseph Bédier entre Gaston Paris et Paul Meyer » (p. 25-59), l’auteur nous plonge dans l’époque des disciples des deux grands romanistes français. Il se livre aussi à l’examen détaillé de certains aspects de l’œuvre éditoriale du jeune Bédier (en particulier sur le fabliau des Trois aveugles) et montre à quelles difficultés Joseph Bédier doit peut-être d’avoir formulé ses propositions, dont « l’apport positif, et qu’il ne faut pas minimiser, » est d’obliger à « serrer au plus près la compréhension d’un texte et [de] refuser la facilité du recours aux corrections » (p. 53).
7« Sous le signe de Lachmann, » avait-il été écrit : c’est sous ce même titre que Craig Baker et Yan Greub vérifient « la domination de la méthode critique d’édition entre 1872 et 1913 » (p. 61-89). Ils montrent, à l’aide du patient relevé de la totalité des titres sortis dans les plus grandes collections françaises, belges et allemandes, que la « majorité » des éditions stemmatiques de cette période est toute relative, même en comptant les seuls textes représentés par au moins trois manuscrits. Pour la restitution des formes, la tendance est certes à l’uniformisation mais les pratiques sont très diverses (et Bédier lui-même n’avait-il pas choisi son manuscrit, en 1913, pour ses « formes grammaticales très françaises », son « orthographe très simple et très régulière » ?). Enfin l’examen de l’œuvre de ces « grands maîtres du passé », dont Lecoy dira plus tard qu’ils pratiquaient la méthode critique avec « ingénuité » (!), laisse voir en fait une toute petit minorité d’éditions stemmatiques. Si la validité de la méthode est globalement admise (pour la reconstitution des leçons, non pour la critique des formes, plus âprement discutée), il était tout à fait « abusif » (p. 79) de la part de Bédier de laisser entendre que la pratique s’y conformait sans nuance, et certaines différences entre le texte de 1913 et celui de 1928 laissent penser que Bédier s’est attaché à présenter lui-même comme une révolution la promotion « d’une approche qu’on n’avait jamais cessé de pratiquer » (p. 81).
8La contribution de Giovanni Palumbo se situe dans la lignée des articles précédents, par son propos et par sa documentation : une bibliographie scrupuleuse et une connaissance de première main de multiples interventions et de la totalité des éditions de Bédier. L’article offre ainsi, à travers un ample récapitulatif critique des éditions produites par Bédier, une compréhension très fine de sa méthode de travail, avant et après 1913. Giovanni Palumbo y pointe des ambivalences du rapport de Bédier à la philologie (toutes les parties de ses éditions ne sont pas l’objet d’un soin égal) mais aussi des étapes importantes de son évolution. Il suggère par exemple que le traitement des formes linguistiques adopté pour l’édition de Thomas (se cantonner aux graphies d’un manuscrit et s’y tenir) pourrait avoir préludé au traitement des leçons préconisé ensuite en 1913 (cf. Baker/Greub, p. 82, sur l’évolution de la méthode pendant cette génération : « On est en droit même de se demander, par ailleurs, si l’abandon de la critique des formes à la Gaston Paris n’a pas, d’une certaine façon, ouvert la voie à l’attaque contre la critique des leçons »). À choisir entre les très nombreuses qualités de cette contribution, on soulignera la mise en valeur de la grande ambiguïté du Bédier de la maturité, qui est d’un côté l’homme du « bon manuscrit » quant au Lai de l’ombre, mais demeure de l’autre le glorieux stemmaticien ferraillant avec Foerster, dans son édition de la Chanson de Roland – « deux Bédier qui ne se parlent pas entre eux » (Leonardi, p. 130 ; cf. infra la contribution de Fiesoli). L’article est suivi d’une discussion en deux temps, l’une intégrée à l’article et une seconde formant un texte en soi dans le cours du recueil (p. 135-139), dans laquelle les participants au colloque ajoutent diverses considérations sur ce que les deux éditions de 1913 et 1928 du Lai de l’ombre disent du rapport avec Lachmann, avec Gaston Paris ou avec l’Allemagne.
9Je résume ici l’article de Fabio Zinelli qui, quoique placé plus loin dans le recueil, paraît lié aux précédents par l’orientation généalogique qui l’anime. En effet, dans « La genèse de la méthode éditoriale de Bédier par la musique » (p. 227-253), le savant italien montre que la contribution de Pierre Aubry à l’édition par Bédier des Chansons de croisade (1909) pose, pour l’édition du texte musical, des principes qui annoncent le texte que Bédier publiera quelques années plus tard sur le Lai de l’ombre. La « quasi impossibilité » de discerner la mélodie authentique dans le cas de plusieurs chansons avait pour le musicologue ces conséquences bédiéristes avant l’heure : incompétence de la méthode des fautes communes, obligation de s’en tenir au texte du document, adoption de plusieurs modèles mélodiques pour la même pièce. Ce dernier point équivaut à ces originaux multiples dont Joseph Bédier pointera plus tard la possibilité pour les textes médiévaux, avec exemples modernes à l’appui, avant d’éditer le ms. E du lai comme une version remaniée par Jean Renart lui-même.
10Avec l’article d’Alain Corbellari (« Bédier au Cabaret Voltaire. La réception du bédiérisme par ses premiers critiques », p. 141-156), nous quittons le retour critique sur le parcours, les propos et la pratique de Bédier en tant que tels, pour suivre une série de contributions, non moins intéressantes que les premières, sur la réception critique et méthodologique de Bédier, d’abord plutôt en France (Corbellari, Duval, Ménard) ou dans un cadre plus général (Fiesoli), puis dans des traditions nationales (Lebsanft, Sànchez-Prieto, Tyssens, Barbato).
11Alain Corbellari souligne d’abord que l’édition du Lai de l’ombre, pour datée qu’elle soit de 1913, n’avait guère pu sortir avant 1914. La Grande Guerre explique alors d’autant mieux le faible retentissement de la « révolution » bédiérienne dans un premier temps, avec les notables exceptions de Wilmotte, Dom Quentin et Jean-Jacques Salverda de Grave. C’est l’article de 1928 surtout, suscité par l’apparition de la méthode éditoriale de Dom Quentin, qui bénéficiera d’une large réception – réception plutôt positive, au pire mesurée, chez les romanistes de tous pays (même l’Italie), et globalement hostile en revanche chez les antiquisants (sauf en France). Corbellari met sur le compte de la puissante position de Bédier, ou peut-être de Mario Roques, l’absence presque totale de contestation en France.
12Giovanni Fiesoli resitue les propositions de Bédier au sein de « la construction des paradigmes ecdotiques au début du xxe siècle » (p. 157-180). Ce grand connaisseur de la « méthode de Lachmann » (dont il a démontré ailleurs, rappelons-le, que Lachmann lui-même ne l’avait pas appliquée) confirme les malentendus qui sont attachés à ces deux noms propres. Leur opposition est raidie : les deux noms, dont les dérivés ne correspondent pas à leur pratique personnelle (Fiesoli rappelle par exemple le jugement de Cesare Segre, selon qui les propositions de Bédier s’entendaient « in un quadro lachmanniano », cit. p. 162), éclipsent par ailleurs d’autres réflexions consacrées activement, à cette même époque, aux problèmes posés par les pratiques existantes de l’édition des textes anciens (notamment celle d’Alfred Housman, dès avant Bédier, p. 168-170). Ajoutons ici que, comme il appert de diverses contributions, citations et interventions dispersées dans le volume, l’attribution à Lachmann de « sa » méthode n’est sans doute pas tant un trucage rhétorique de Bédier (qu’on a soupçonné de faire surgir ce nom pour dissimuler celui de Gaston Paris) que l’opinion commune telle qu’elle a été informée par certains manuels (Gröber, voir p. 172 et 175) et telle que la formulent les savants contemporains de Bédier (Walberg, p. 149).
13Frédéric Duval (« À la recherche des bédiéristes et de leurs avatars », p. 181-206) se livre à un relevé, dans la critique du dernier siècle écoulé, des usages des mots « bédiérisme », « lachmannisme » et autres dérivations des deux noms propres. Outre qu’il constate à son tour qu’elles sont souvent... impropres, l’auteur démontre la diversité irréductible qui se manifeste en particulier pour « bédiériste » : le vocable sert principalement à s’opposer à la perspective reconstructionniste mais il est difficile, au-delà de cette posture d’opposition, de lui donner un contenu méthodologique positif. L’incomplétude des propositions de Bédier, en termes méthodologiques et théoriques, explique assez bien que leur application pratique ait emprunté des voies hétérogènes. Ainsi, la discussion souligne la grande différence de méthode impliquée par le choix d’un bon manuscrit ou du meilleur manuscrit. Dans la suite de la discussion, Lino Leonardi rappelle que le refus de la méthode stemmatique et le choix d’un manuscrit unique sont tout de même définitoires de ce qu’on appelle « bédiérisme » – à la réserve près, formulée par Frédéric Duval, que ces deux perspectives ecdotiques ont été l’objet de débats bien avant Bédier. De toute façon, les contributeurs au recueil s’accordent, on l’aura compris, à reconnaître dans « lachmannisme » et « bédiérisme » des prête-noms de positionnements beaucoup plus larges : Bédier et Lachmann sont des « idoles polémiques » (Leonardi, p. 202) en qui s’incarnent « des orientations [de l’édition] vers l’auteur ou vers le manuscrit » mais aussi « des questions herméneutiques » (très juste remarque de Duval, ibid., cf. la contribution d’Antonelli infra).
14Philippe Ménard revient sur les éditions de Chrétien de Troyes publiées aux CFMA par Mario Roques et par Félix Lecoy. Il joint son analyse à celles qui, par le passé, ont déjà souligné les impasses dans lesquelles le conservatisme de principe a plus d’une fois mené ces tenants du « bédiérisme » lorsqu’ont surgi des leçons problématiques. Outre les défauts textuels de ces éditions, leur refus de reconnaître autrement que du bout des lèvres que leur manuscrit de base commet des fautes introduit parfois des discordances entre le texte et les notes, ou entre deux commentaires textuels distincts. Philippe Ménard souligne que l’expression « seules ont été redressées les leçons manifestement erronées » (Lecoy) est vide de sens à partir du moment où des leçons inacceptables ont été maintenues. D’ailleurs, Frédéric Duval ou Lino Leonardi rappellent ailleurs dans le volume à quel point cette précision méthodologique est de pure forme et recouvre des traitements très variés de l’erreur d’un éditeur à l’autre : le choix de ce qui est « manifeste » n’est pas moins relatif et subjectif, en effet, que la détermination de ce qui est « erreur » dans la méthode des fautes communes. Enfin, et ce n’est pas le moins intéressant, Philippe Ménard montre sur un grand nombre d’exemples combien les textes (reconstruits) des éditions Foerster, Hilka, ou plus récemment Busby, s’avèrent plus évidemment fiables.
15Les quatre contributions réservées à l’accueil et au devenir des propositions de Bédier en dehors de France mettent en valeur des réceptions contrastées. Le détail des articles nous apprend beaucoup de choses, même si le fond est bien connu. Franz Lebsanft (« Le Lai de l’Ombre de 1913 et les Allemands », p. 255-271) estime que, sans mentionner Bédier outre mesure, la tradition ecdotique allemande d’après-guerre prend manifestement en compte ses arguments contre la reconstruction de l’original. Pedro Sánchez-Prieto Borja met en valeur différentes étapes de la prise en compte des propositions de Bédier, dans le paysage particulier de la philologie romane espagnole (nombre d’œuvres fondatrices au manuscrit unique, figure tutélaire de Ramón Menéndez Pidal), qui aboutit à un néolachmannisme implicite. Madeleine Tyssens rend compte de « la pratique liégeoise », portée par les figures de Wilmotte et Delbouille, acceptant une partie des remarques de Bédier mais demeurant attachée à retrouver le texte de l’auteur. Marcello Barbato recense les réactions aux propositions de Bédier, au sein d’une philologie italienne acquise plus récemment (1892, Reali di Francia, éd. Vandelli) à la méthode stemmatique. Comme on le sait, les réflexions du philologue français ont, de l’autre côté des Alpes, joué le rôle d’une ferment méthodologique majeur auprès de Rajna, Contini, Barbi, et permis de fonder un « néolachmannisme » (avec un « néobédiérisme » ?). Il reste que la diversité des adaptations aux objections bédiériennes ont été et demeurent réelles et que l’Italie connaît également, aujourd’hui, des éditions bien plus conservatrices que par le passé.
16Les deux dernières contributions tirent la considération du « bédiérisme » vers des réflexions qui touchent ni plus ni moins qu’à la philosophie du texte et montrent, ce qui n’a sans doute pas été assez souligné par le passé, que les propositions philologiques de Bédier engagent en réalité à penser la place de l’auteur, du lecteur, le rôle et le domaine de l’interprétation, la question de la réception et de l’usage de textes historiquement éloignés – des questions qui pourraient aussi bien se poser sur Flaubert ou sur Proust, et dont les réponses possibles ne concernent pas seulement des filiations philologiques mais encore des écoles critiques récentes (ou à tout le moins qui ont agité certaines des dernières décennies).
17L’article de Lino Leonardi (« Philologie, science historique ? Une question d’anachronisme qui se pose depuis Bédier (à propos du texte du Lai de l’Ombre) », p. 333-357) prône, comme son auteur a pu le faire ailleurs, une philologie déliée du mécanisme obtus de la « méthode de Lachmann » mais attentive aux différentes formes de variation du texte en diachronie, ce qui concilie histoire des textes et reconstruction de ses états perdus. Elle suppose de s’affranchir de l’idée que le document est en soi une réalité historique – affranchissement que les historiens ont, pour leur part, accompli depuis longtemps. Or les différentes formes du conservatisme ecdotique supposent, chacune à leur manière, de se rendre à la réalité supposée du document et empêchent de prendre le risque de l’anachronisme, risque qu’il faut bien accepter si l’on veut observer les objets du passé (Lino Leonardi renvoie ici à L’Apologie pour l’histoire de Marc Bloch). On reconnaît là l’idée selon laquelle l’établissement d’un texte revient à formuler une hypothèse. Mais Leonardi désamorce la critique attendue, souvent portée par le passé, sur le caractère hypothétique du texte reconstitué : reprenant les cent premiers vers du Lai de l’ombre (c’était bien le lieu de le faire), il démontre que la comparaison des manuscrits permet d’aboutir à une reconstitution parfaitement sûre pour 85 % du volume textuel. « Les procédures stemmatiques “tempérées” à la lumière de la fonction Bédier » (p. 339) ne parviennent donc pas à un texte intégralement sûr, « mais si l’on admet l’impossibilité de ce [dernier] résultat – ce qui est depuis longtemps la position unanime de toutes les écoles philologiques – pourquoi devrait-on renoncer à reconnaître que presque 85 % de notre poème est parfaitement reconstructible ? » Seul ce degré de certitude textuelle, inaccessible aux éditions fondées sur un examen partiel de la tradition ou sur un unique manuscrit, autorise à apprécier la mobilité réelle du texte, le rôle et les initiatives réels des copistes, et donc à « interpréter la tradition dans son ensemble. » Leonardi oppose ainsi la fidélité, presque toujours illusoire, à un manuscrit, à « la fidélité à l’histoire du texte à travers ses témoignages manuscrits », « qui entraîne la responsabilité d’offrir une édition qui ne trahisse pas la réelle nature de la textualité médiévale, à savoir sa variation dans le temps » (p. 354).
18Roberto Antonelli (« Le vrai et le relatif : Bédier ou le texte comme problème », p. 359-366) indique quant à lui les résonances qu’ont les propositions de Bédier avec une ambiance cognitive – à la fois philosophique et scientifique – propre à son époque et avec des théories du texte qui germeront dans la génération qui l’a suivi : « la vérité relative du copiste » se substituant à l’auctoritas, le texte devient dès lors l’objet du lecteur et non de l’auteur, inversant peut-être pour la première fois « le triangle hiérarchique au sommet duquel, depuis Dante, il était convenu de placer l’Auteur-Créateur » (p. 359 et p. 360). La remise en cause opérée par Bédier coïncide, historiquement, avec la multiplication de textes dont le processus complexe de composition rend problématique, voire inopérant, le concept de « dernière volonté de l’auteur ». Roberto Antonelli rappelle en outre que c’est Contini, élève de Bédier, qui a fondé la critique génétique en Italie.
19Dans la brève « discussion finale » servant de conclusion au volume, on lira en réalité l’exposé par Alberto Varvaro de situations dans lesquelles les données de traditions manuscrites l’ont parfois obligé à adopter une autre perspective éditoriale que celle qu’il aurait souhaitée. Car a un certo punto, uno che deve fare ? selon les derniers mots du recueil.
20On ne niera pas que nombre de faits présentés dans les lignes qui précèdent sont connus des spécialistes et ont parfois fait l’objet de publications antérieures de la part des auteurs eux-mêmes. Mais il paraît difficile de trouver, rassemblés en un même volume, une présentation aussi instructive, aussi claire et aussi complète des enjeux cristallisés par les prises de position de Bédier, offerte de surcroît par des spécialistes chevronnés de ces questions ; une bibliographie aussi soigneuse en même temps qu’aussi considérable sur les sujets abordés via Bédier ; une sélection de documents d’époque (extraits de correspondances, de discours, de comptes rendus, de notes de cours…) aussi éclairante ; la reprise critique de questions ecdotiques aussi précises. Ajoutons que le tout se lit avec un grand plaisir, non seulement du seul fait de l’intérêt des problèmes présentés, mais aussi de par la clarté des exposés. L’index des auteurs et œuvres mentionnés facilitera enfin la consultation, pour le chercheur désireux de retrouver la documentation ou l’argumentation relatives à un texte précis, ce qui réserve à cet ouvrage la possibilité d’être, dans un second temps, consulté comme un substantiel « manuel Bédier ».
21Qu’ajouter ou que reprendre à l’ensemble remarquablement dense formé par ces contributions ? Les auteurs eux-mêmes nourrissant des avis légèrement divergents sur certains des phénomènes abordés au fil de ces pages, on aurait mauvaise grâce à revendiquer soi-même une lecture différente des évènements ici relatés. Par scrupule critique, j’indiquerai deux points qui ne trouvent peut-être pas toute leur place dans le recueil.
22Le premier, c’est un rapport sur les discussions ayant tout de même eu lieu après Bédier, en France même, sur la possibilité de maintenir la méthode stemmatique. Le nom de Jean Fourquet est tout à fait absent du volume ; un bref échange entre lui et Mario Roques, par Romania interposée, est assez éclairant sur la position du créateur des CFMA mais aussi sur une tentative de critique des constats établis par Bédier, dans une revue cardinale : voir Romania, 69, 1946, p. 117-118 et l’article écrit par Fourquet en réponse à Mario Roques, « Fautes communes ou innovations communes », Romania, 70, 1948, p. 85-95, où Fourquet, malgré des conclusions d’une prudence qui semble forcée, prend tout de même la peine de refonder le caractère opératoire des stemmas bifides et donc de neutraliser le « paradoxe de Bédier ».
23Le second point est en fait double. Même si elle est évoquée de loin en loin dans le volume, il me paraît que l’opposition soulignée par Bédier entre l’« art » d’éditer et la « science » qu’était censée être devenue l’édition a une dimension très profonde et très générale, dont l’étendue n’est pas vraiment prise en compte dans les motivations possibles du philologue français. Brandir le « goût » et l’« art », dès 1913 (a fortiori en 1928, devant la méthode purement statistique de Dom Quentin), n’est pas que rhétorique, si l’on replace une telle opposition dans le contexte du début du xxe siècle français, et notamment de l’avant-guerre. À la suite de réformes de l’enseignement secondaire et supérieur mises en place à partir de 1902, la question se pose de savoir si la littérature est affaire de science ou d’art, d’objectivité ou d’esthétique. La grande nouveauté qu’a représentée l’édition savante, par Lanson, des Lettres philosophiques de Voltaire, a attiré les sarcasmes des tenants des « belles-lettres ». Le pseudonyme Agathon accuse de telles entreprises, et plus généralement L’Esprit de la nouvelle Sorbonne (titre d’un pamphlet paru chez Plon en 1911), de détruire les humanités en imposant une desséchante science du texte. Or cette science du texte est perçue comme un import dénaturant la pratique française des lettres ainsi que le goût national. Import germanique, évidemment : il y a donc superposition entre la défense du sentiment esthétique contre la science et la défense du goût français contre l’Allemagne, superposition qui ne trouve pas son poids véritable dans le volume (cf. cependant la n. 11, p. 66, dans l’article de Baker et Greub, sur l’assimilation de la stemmatique à l’influence allemande). Il suffit de citer des lignes comme celles-ci pour s’en convaincre : « Cet esprit que la nouvelle Sorbonne a emprunté aux universités germaniques, à savoir le souci immodéré de l’histoire, ennemie de la philosophie et des lettres, est [...] incompatible avec la culture française. » (Agathon, L’Esprit de la nouvelle Sorbonne, Plon, 1911, p. 57). Même si la contribution de Franz Lebsanft rappelle les engagements patriotiques et antiallemands de Bédier au début de la Grande Guerre, l’importance de la question nationale pour la saisie de ce « moment Bédier » me semble quelque peu sous-estimée à travers le recueil. Si l’on rappelle en outre à quel point Gaston Paris était germanophile, se félicitant dans sa correspondance, au cours de la guerre de 1870, de n’« avoir [pas] à tirer sur un Allemand », on voit que cette superposition est peut-être triple : Lachmann / Allemagne / Gaston Paris. Joseph Bédier, du reste, était trop « homme de lettres », lui dont la doctrine sera formulée en songeant à Balzac ou Chateaubriand, pour avoir ignoré cette question posée au monde littéraire et universitaire sur le sens du « cuisinage » critique (mot de Bédier, écrit à Mario Roques, qui est rappelé plusieurs fois dans le volume).
24Cette précision, qui reprend à son compte « l’air du temps » invoqué sur d’autres aspects par plusieurs contributions de ce recueil pour situer Bédier (Fiesoli, Antonelli…), n’est avancée que comme un complément éventuel, hypothèse qui au demeurant ne prétend pas tout expliquer. Elle n’enlève rien à la sagacité des éléments génétiques présentés par Greub et Baker, Palumbo ou Zinelli concernant les propositions de Bédier, ni à l’intérêt des perspectives historiques présentées par Roques, Fiesoli ou Lebsanft. Il faut redire, au moment d’achever ce compte rendu, à quel excellent ouvrage nous avons affaire – probablement une référence, désormais, sur le sujet pourtant rebattu de la « méthode » de Bédier et de son devenir.
Pour citer cet article
Référence électronique
Damien de Carné, « L’Ombre de Joseph Bédier. Théorie et pratique éditoriales au XXe siècle, éd. Craig Baker, Marcello Barbato, Mattia Cavagna et Yan Greub, 2018 », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 16 juillet 2021, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/16705 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.16705
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